1814

LIVRE CINQUIÈME

III. — LA DEUXIÈME JOURNÉE DE LA BATAILLE D'ARCIS-SUR-AUBE.

 

 

Dans la journée du 20 mars, le prince de Schwarzenberg ayant donné une trop grande extension à son front de bataille n'avait pu, par suite, engager que le tiers de ses forces. Il avait ainsi laissé échapper la victoire, mais cette faute trompa Napoléon. L'empereur crut qu'il n'avait eu affaire qu'à un corps détaché sur les derrières de la grande armée, et il se persuada que ces troupes ayant échoué dans leur attaque se disposaient à battre en retraite ; le lendemain, on en aurait bon marché[1]. Au lieu donc de profiter de la nuit pour faire repasser l'Aube à ses troupes, opération qui l'eût mis à même d'attendre à couvert tous ses renforts et de marcher ensuite soit sur Vitry pour gagner les places fortes[2], soit sur Brienne pour tourner la droite ennemie[3], l'empereur résolut de livrer bataille le 21 à ceux des Austro-Russes qu'une retraite trop lente aurait laissés à portée de ses coups. La garde et la division du maréchal Ney demeurèrent dans leurs positions sur la rive gauche de l'Aube, et des ordres hâtèrent l'arrivée de l'infanterie de Lefebvre-Desnoëttes qui était à Plancy, de la cavalerie de Letort et de Curély qui était à Méry, enfin der corps d'Oudinot, de Gérard et de Macdonald qui se trouvaient échelonnés entre Boulages et Anglure[4].

Si l'attaque vigoureusement exécutée mais mal combinée d'Arcis avait abusé Napoléon, la défense opiniâtre de cette position et l'offensive prise par la cavalerie de la garde à dix heures du soir trompa son adversaire. Le prince de Schwarzenberg évalua au double de ce qu'elles étaient réellement les forces de l'armée française, et, averti par ses grand'gardes qu'on apercevait de nombreux feux de bivouacs sur la rive droite de l'Aube au delà de Plancy, il jugea plus prudent de se laisser attaquer le lendemain que d'attaquer lui-même. De cette façon, si les choses tournaient bien, si les Français s'épuisaient en vain contre des positions formidablement défendues, il lancerait ses masses sur leurs bataillons décimés et les écraserait dans Arcis. Si, au contraire, la situation devenait menaçante, toutes ses troupes étant bien concentrées dans sa main, il aurait toujours la ressource de battre en retraite sans s'être compromis par aucun mouvement intempestif[5]. Résolu à garder la défensive, du moins pendant la première partie de la journée, le général en chef donna des ordres en conséquence. Les IIIe, IVe et VIe corps durent repasser la Barbuisse et se déployer entre ce ruisseau à gauche et les pentes orientales de Ménil à droite. Le Ve corps (de Wrède) formant l'aile droite s'appuya à l'Aube, le front vers Torcy. Les gardes et réserve s'établirent en seconde ligne, sur les hauteurs de Ménil. À sept heures du matin, les troupes occupaient ces nouveaux emplacements[6].

A peu près à la même heure arrivaient une partie des renforts attendus par Napoléon : les trois mille soldats des dépôts de la garde composant la brigade Henrion, les cinq mille chevaux des 2e et 5° corps de cavalerie, enfin les six mille hommes de la division Leval. Les huit cents cuirassiers de Mouriez avaient rejoint dans la nuit. Défalcation faite des pertes subies la veille, les forces de Napoléon se trouvaient portées à dix-huit mille cinq cents baïonnettes et à neuf mille cinq cents sabres[7].

Comme pour confirmer les hasardeuses prévisions de l'empereur, l'ennemi ne se montrait point. Les grand'gardes ne signalaient sur les premières sommités du plateau qu'une ligne de vedettes cosaques. L'empereur poussa lui-même une reconnaissance avec un escadron sur la route de Lesmont ; il aperçut seulement quelques piquets de cavalerie qui se replièrent à son approché. De plus en plus convaincu que le corps ennemi qui l'avait assailli la veille commençait sa retraite, il résolut de le surprendre en plein mouvement par une attaque soudaine et puissante. Gardant comme réserve la division Leval et la vieille garde, il ordonna à Sébastiani et à Ney de s'avancer sur le plateau, avec toute la cavalerie de l'armée et l'infanterie de Lefol, de Rousseau et de Henrion[8]. À dix heures, la cavalerie s'ébranla. En voyant cette magnifique marche en bataille de neuf mille cinq cents chevaux, l'empereur pouvait croire la victoire assurée. Mais quel spectacle plus imposant et plus formidable encore allait frapper les yeux des Français quand ils auraient atteint les crêtes ! Toute l'armée alliée, près de cent mille combattants, s'étendait en demi-cercle, face à Arcis, depuis l'Aube à l'est jusque par delà le ruisseau de la Barbuisse à l'ouest. Devant le front des troupes, trois cent soixante-dix bouches à feu, dont soixante-dix pièces de position, étaient en batterie. L'infanterie formait trois lignes de colonnes de bataillon ; la cavalerie, disposée en trois échelons, flanquait les ailes et remplissait les intervalles entre les corps d'armée[9]. Aussi loin que portait la vue brillaient les sabres et les baïonnettes.

Sans se laisser troubler par l'aspect de ces masses, les canonniers à cheval ouvrirent le feu auquel répondit bientôt l'écrasante artillerie des Austro-Russes, et les escadrons de droite chargèrent résolument la cavalerie du comte Pahlen qui était sortie de son créneau et qui y fut rejetée[10]. Pendant cet engagement, Ney et Sébastiani conférèrent sur la situation. Jugeant que l'ennemi était en forces pour les contenir sur son front et pour les déborder par leur gauche, ils résolurent de ne point s'engager à fond jusqu'à un nouvel ordre de l'empereur. Informé que toute la grande armée était eu présence, Napoléon ne s'obstina point à livrer une bataille qui ne pouvait aboutir qu'à un désastre. Malgré qu'il en eût, il se résigna à battre en retraite. Le mouvement commença aussitôt. L'artillerie de réserve et la vieille garde défilèrent par le pont d'Arcis tandis que le général Léry faisait au plus vite jeter un pont volant en aval de la ville. À une heure et demie, les pontonniers ayant achevé leur travail et le pont d'Arcis étant devenu libre, l'empereur envoya au prince de la Moskova et aux généraux Saint-Germain et Milhaud l'ordre de rétrograder vers l'Aube et de passer sur la rive droite. Il fut prescrit à Sébastiani de se maintenir sur le plateau, avec la cavalerie de la garde, jusqu'à la nuit close afin de cacher à l'ennemi les mouvements de retraite de l'armée française[11].

Si Sébastiani ne conserva pas sa position jusqu'à la nuit close, il réussit néanmoins, par les feintes démonstrations d'attaque de ses escadrons, qu'il faisait sans cesse évoluer hors de portée de l'artillerie, à imposer aux Alliés plus longtemps qu'on ne pouvait raisonnablement l'espérer. Bien que l'arrêt subit de la marche des Français dût éclairer Schwarzenberg et l'engager à porter ses troupes en avant, les Austro-Russes restaient sur la défensive. Comme toujours, l'indécision régnait à l'état-major allié et une excessive prudence présidait à ses conseils. Des rapports signalaient l'approche d'une colonne française vers Sainte-Thuise et l'occupation de Méry par le corps entier de Macdonald. De l'avis général, il était périlleux d'engager la bataille dans de pareilles conditions, la grande armée risquant d'être débordée sur ses deux ailes. Selon un écrivain militaire russe, le manque d'initiative était tel chez les Coalisés, que Napoléon aurait pu se maintenir dans ses positions jusqu'à la fin du jour, sans essuyer aucune attaque. Sa retraite se serait opérée de nuit, en toute sécurité[12].

Ce fut seulement quand on aperçut des hauteurs de Ménil les têtes de colonnes de la garde débouchant sur la rive droite de l'Aube, dans la direction de Vitry, que l'on commença à croire à la retraite des Français[13]. Il ne fallait que marcher en masse sur Arcis pour v écraser l'armée impériale en flagrant délit de passage de rivière. Mais au lieu de donner sans retard l'ordre d'attaquer, Schwarzenberg manda à Ménil les commandants de corps d'armée, afin d'avoir avec eux une courte conversation sur les dispositions à prendre. Cette courte conversation, kurze Besprechung, dura si longtemps que quand les Austro-Russes s'ébranlèrent, déjà les deux tiers de l'armée française avaient atteint la rive droite de l'Aube[14]. À l'approche des nuées de cavaliers qui précédaient les IIIe, IVe et VIe corps, Sébastiani, resté sur le plateau avec les divisions Colbert, Exelmans et Lefebvre-Desnoëttes se mit en retraite en échiquier, retardant par des charges partielles et le feu de son artillerie légère la marche de l'ennemi. Grâce à sa belle contenance, la cavalerie de la garde réussit à regagner Arcis sans subir de grandes pertes ; une seule brigade fut entamée et laissa quelques prisonniers entre les mains des hussards Olviopol[15].

Pendant que les escadrons de Sébastiani repassent la rivière, sous la protection de la division Leval, seule infanterie laissée sur la rive gauche pour couvrir la retraite, l'armée ennemie s'avance. De tous les points, ses profondes colonnes convergent sur Arcis : par Torcy le corps de Wrède, par la route de Troyes les corps de Gyulai et de Wurtemberg, par la route de Méry le corps de Rajewsky. Le pont de chevalets menacé, est détruit par les sapeurs du génie ; les cavaliers de Sébastiani refluent vers le pont d'Arcis, le seul débouché qui leur reste. Bientôt obus et boulets éclatent et ricochent dans les rues, puis Russes, Autrichiens, Bavarois, Wurtembergeois se ruent à l'assaut. Mais toutes les maisons sont crénelées, toutes les issues sont barricadées et armées de canons, et derrière ces murailles et ces barricades, il y a six mille vieux soldats d'Espagne. Les plus furieuses attaques échouent. Des deux côtés on combat avec un égal acharnement. Sans cesse repoussées, sans cesse les colonnes ennemies reviennent à la charge. L'ardeur des assaillants augmente à proportion de l'accroissement de leur nombre. Ils fourmillent autour d'Arcis ; ils sont cinquante mille ! Leval, voyant presque toute son artillerie hors de service, ses fantassins sans cartouche, le sixième de son monde couché par terre[16], donne l'ordre de la retraite. Profitant du mouvement rétrograde des Français, trois colonnes russes, autrichiennes et wurtembergeoises forcent les barricades sur trois points différents ; elles débouchent sur la place du marché, acculent au pont, encombré par l'artillerie de Leval et l'arrière-garde de Sébastiani, une partie de l'infanterie française et coupent au reste sa ligne de retraite. C'est une terrible confusion, on se bat corps à corps. Leval est blessé ; le général Marmont a son cheval tué sous lui. Cernés et fusillés de tous côtés, voyant l'ennemi partout, les soldats s'affolent et courent dans les rues sans ordre et sans but. Alors le général Chassé prend la caisse d'un tambour tué et bat la charge. Il rallie une centaine de vieux soldats du 28e de ligne et du 6e léger, qui fondent à. la baïonnette sur les masses ennemies, les traversent et nettoient les abords du pont. Les Français se reforment, contiennent les assaillants, puis les repoussent. Le passage de la rivière s'opère en bon ordre. Vers sept heures du soir, les sapeurs commencèrent à détruire le grand pont d'Arcis, protégés par les tirailleurs de la deuxième division d'Oudinot (général Rothembourg) qui venait de prendre position sur la rive droite de l'Aube[17].

Trente mille hommes étaient restés une journée entière en contact avec cent mille, et ils avaient imposé à l'ennemi au point que seule leur retraite avait déterminé son attaque. Le 20 mars, le prince de Schwarzenberg n'avait pas su écraser l'armée française ; le 21, il l'avait laissée franchir la rivière devant ses soldats immobiles et à portée de ses canons muets. Deux fois en trente heures, par ses plans vicieux et son irrésolution, le général en chef avait manqué à remporter une victoire décisive. Avec un tel adversaire, si grandes que fussent ses forces, la partie serait-elle jamais perdue sans espoir pour Napoléon ?

 

 

 



[1] Cf. Bogdanowitsch, II, 43 ; Koch, II, 73 ; Vandoncourt, II, 225-226. — Selon Thiers (XVII, 532), l'empereur ne croyait pas à une retraite des Austro-Russes, mais étonné lui-même de la valeur de ses soldats dans cette journée, il les considérait comme invincibles et pensait qu'avec cette poignée de héros il pourrait battre l'armée entière de Schwarzenberg. C'est taxer Napoléon de folie. La preuve qu'il croyait, dans la unit du 20 au 21, à la retraite de l'ennemi, c'est que le 21 mars dans la journée, quand il vit de ses yeux toute l'armée de Bohème en position devant Arcis, il ne balança pas à repasser l'Aube.

[2] Une marche sur Vitry était, comme on l'a vu, arrêtée dans l'esprit de l'empereur le 20 jusqu'à midi. La bataille d'Arcis-sur-Aube, comme on l'a vu aussi, avait été toute fortuite.

[3] Ce mouvement a été préconisé après coup par Vaudoncourt (II, 241-242) et par Bogdanowitsch (II, 51). En effet, des craintes exprimées par le czar le 20 mars (Bernhardi, IV, 2e part., 280), de l'indécision de Schwarzenberg dans l'après-midi du 21 (Bogdanowitsch, II, 37) et de son appréhension d'être débordé par sa droite (Plotho, III, 332), il semble que l'on puisse conclure que si Napoléon eût incontinent marché sur Brienne, Schwarzenberg se fût aussitôt mis en retraite vers Bar-sur-Aube.

[4] Registre de Berthier (ordres et lettres, Arcis, 20 mars, 9 heures et demie du soir, et 21 mars, 4 heures du matin). Ordres et lettres de Macdonald, 20 mars, Anglure, 7 heures du soir, et ordres d'Oudinot, Boulages, minuit. Arch. de la guerre.

[5] Bogdanowitsch, Geschichte des Krieges 1814, II, 43. Cf. 46 et Clausewitz, Der Feldzug von 1814, 437.

[6] Ordre général de Schwarzenberg, Pougy, 21 mars, 1 heure du matin, cité par Schels, I, 370, 371. Cf. Plotho, III, 331-332.

[7] Registre de Berthier (ordre et lettres, Arcis, 20 mars, 9 h. et demie du soir et 21 mars, 1 b. trois quarts après-midi). Journal de la division Leval. Macdonald à Berthier, Anglure, 20 mars, 11 heures du soir. Ordres d'Oudinot, Soulages, 21 mars, 3 heures du matin. Situations des 10, 12, 16 et 20 mars. Arch. de la guerre et Arch. nat., AF., IV, 1670.

Les gardes d'honneur de Defrance restèrent en observation sur la rive droite de l'Aube. La 3e division de cavalerie de la garde, la brigade Curély, le 6e corps de cavalerie (Trelliard), la division Rothembourg (corps d'Oudinot) et les corps de Gérard et de Macdonald n'arrisèrent à hauteur d'Arcis que vers la fin de l'après-midi du 21, et dans la nuit et la matinée du 22. Ces troupes ne traversèrent pas l'Aube. Registre de Berthier (ordres du 21 mars). Macdonald à Berthier, Ormes, 22 mars, 9 heures du matin. Arch. de la guerre. Mémoires de Curély, 401-402.

[8] Cf. Journal de la division Leval, Arch. de la guerre. Registre de Berthier (ordres du 21 mars). Koch, II, 74-75 ; Vaudoucourt, II, 223 ; Schels, I, 378-378.

[9] Cf. l'ordre précité de Schwarzenberg, Pougy, 21 mars ; et Plotho, 331-332 ; Schels, I, 377 ; Bogdanowitsch, II, 45.

[10] Schels, I, 378 ; Bogdanowitsch, II, 45.

[11] Registre de Berthier (ordres à Drouot, Ney, Sébastiani, Saint-Germain, Milhaud, Arcis, 21 mars, 1 heure trois quarts de l'après-midi). Cf. Journal de la division Leval. Arch. de la guerre.

[12] Bogdanowitsch, II, 46. Cf. Plotho, III, 332. Schels, I, 378.

[13] Relation de Diebitsch, Arch. de la guerre, à la date du 24 mars.

[14] Schels, Operaz. der verbünd. Heere gegen Paris, I, 378. Cf. la première version dans la Œster. milit. Zeitschrift, V, 173 ; et le Journal de la division Leval, Arch. de la guerre.

[15] Cf. l'ordre de Schwarzenberg, Ménil, 21 mars, cité par Plotho, III, 333, et Schels, I, 385.

[16] Les trois brigades de Leval et la 1re brigade de Rothembourg, laquelle fut à peine engagée, perdirent 1.276 hommes. Etat des pertes du 7e corps, le 21 mars. Arch. de la guerre. Il faut ajoutera ce chiffre 300 hommes environ, tués, blessés ou prisonniers pour la cavalerie de Sébastiani ; total : 1.576 hommes. — Selon les historiens étrangers (Plotho, III, 335 ; Sporschill, II, 85 ; Schels, II, 390, etc.), qui portent les pertes des Français à 2.500 et même à 3.000 hommes, celles des Alliés ne se seraient élevées qu'à 500 ou 600 hommes. Si l'on réfléchit qu'à la vérité les Alliés avaient la supériorité de l'artillerie, mais que d'autre part ils donnèrent l'assaut à une ville barricadée et bien défendue, il semble certain qu'ils durent laisser sur le carreau au moins autant de combattants qu'en perdirent les Français.

[17] Journal de la division Leval, Arch. de la guerre. Cf. Registre de Berthier (ordres du 21 mars, Arcis, 1 heure trois quarts après midi). Roch, II, 79-80 ; Schels, I, 388-389 ; Danilewsky, II, 74-75 ; Bernhardi, IV, 2e part., 283-284.