1814

LIVRE CINQUIÈME

II. — LA PREMIÈRE JOURNÉE DE LA BATAILLE D'ARCIS-SUR-AUBE.

 

 

Le prince de Schwarzenberg n'était point avare d'ordres et de contre-ordres. Il donnait parfois trois dispositions différentes dans la même journée, et encore changeait-il la troisième le lendemain, croyant toujours que le meilleur parti à prendre était celui qu'il n'avait point pris. C'eût donc été miracle que ce maréchal se tînt vingt-quatre heures à ses instructions de la soirée du 18 mars, en vertu desquelles les Austro-Russes devaient se replier sur Troyes puis sur Trannes et Bar-sur-Aube. Informé le 19 au matin que l'arrière-garde du comte de Wrède avait repassé l'Aube à Arcis sans être inquiétée par les Français, qui cependant marchaient la veille dans cette direction, il conclut de cela que Napoléon se portait sur Brienne et il pensa à l'arrêter devant la petite rivière de la Voire. Les troupes reçurent l'ordre de se concentrer entre Lesmont et Braux, le front vers Dommartin et Donnemont[1]. Mais dans l'après-midi arriva au quartier général un rapport de Kaizarow sur le combat de Plancy. Loin de se porter sur Brienne, comme se l'imaginait Schwarzenberg, Napoléon avait passé l'Aube en aval d'Arcis, vraisemblablement pour marcher sur Troyes. Délivré de ses inquiétudes pour son flanc, et jugeant périlleuse la position de l'empereur, qui avait à dos une rivière et un marais, Schwarzenberg fut pris soudain d'un accès d'énergie. Non seulement il arrêterait sa retraite, non seulement il n'éviterait pas le combat ; il le provoquerait. À neuf heures du soir, il envoya aux commandants de corps d'armée l'ordre de masser leurs troupes entre Troyes et Chaudrey et de marcher de concert, le lendemain à onze heures du matin, sur Plancy et Méry, à la rencontre de Napoléon[2].

Cette disposition qui n'avait rien d'audacieux, puisque, en réalité, il s'agissait d'attaquer avec cent mille hommes vingt mille soldats adossés à une rivière, marquait néanmoins une certaine résolution. Or ou était si peu accoutumé chez les Alliés au moindre acte d'énergie de la part du général en chef, que cet ordre inattendu frappa toute l'armée d'étonnement. On alla même jusqu'à assurer que Schwarzenberg ne pouvait en avoir eu l'idée lui-même, qu'il avait obéi aux conseils ou à la volonté d'autrui ; et l'on nommait le czar, le général Radetzky, le général Toll, le comte de Wrède, le prince de Wurtemberg[3]. La vérité, c'est que l'empereur Alexandre n'apprit la disposition que dans la nuit ou dans la matinée du lendemain, et qu'il fut fort mécontent et fort effrayé quand il la connut ; c'est que ni Toll, ni Wurtemberg, ni Radetzky, ni aucun autre n'influencèrent Schwarzenberg. Schwarzenberg prit cette résolution de lui seul ; à lui seul on en doit rapporter l'honneur. Comme le constatent la plupart des historiens allemands et russes, le prince de Schwarzenberg rendit ce jour, à un éclatant service aux Alliés. La retraite sur Trannes eût gravement compromis la grande armée, si peut-être elle ne l'eût conduite à tous les désastres d'une déroute jusqu'au Rhin[4].

D'après des instructions complémentaires dit prince de Schwarzenberg, toutes les troupes devaient être arrivées à hauteur, à, sept heures du matin. Vers onze heures, trois coups de canon et un grand feu allumé sur les hauteurs de pénil, où se tiendrait l'état-major général, donneraient le signal de la marche en avant. Mais les premiers ordres de concentration étant parvenus à une heure avancée de la nuit, les différents corps d'armée ne se mirent en mouvement qu'assez tard dans la platinée. À peine si à neuf Fleures débouchèrent de Troyes les colonnes de Wurtemberg, de Gyulai et de Rajewsky. Seul, le comte de Wrède occupait de bon matin Chaudrey, position qui lui était assignée à l'extrême droite de la ligne, et il avait poussé à Arcis et jusqu'au bord de la Barbuisse quelques escadrons de Frimont[5].

Le général Sébastiani, dont les deux mille six cents chevaux (divisions Colbert et Exelmans) formaient l'avant-garde de l'armée impériale, leva ses bivouacs de Bessy entre neuf et dix heures du matin. Les lanciers de Colbert débusquèrent sans peine de la rive droite de la Barbuisse les Cosaques de Kaizarow et les Bavarois de Frimont, qui se retirèrent au galop, les premiers sur la route de Troyes, les seconds dans la direction d'Arcis. Sébastiani continua sa marche vers cette ville, évacuée à son approche par la cavalerie bavaroise ; il y entra à onze heures. Peu d'instants après, le maréchal Ney arriva à Arcis par la rive gauche de l'Aube, avec les divisions Janssens et Rousseau, tandis que les gardes d'honneur de Defrance et les cuirassiers de Mouriez (1re brigade des escadrons réunis) y arrivaient par la rive droite[6]. Les mouvements de la cavalerie de Friment, qui bien plutôt indiquaient une retraite de la grande armée que des préparatifs d'attaque, ne pouvaient inquiéter les généraux français. Ils prirent position à Arcis et en firent réparer le pont. La cavalerie de la garde poussa deux reconnaissances sur las routes de Troyes et de Brienne, les gardes d'honneur et les cuirassiers éclairèrent les routes de Châlons et de Vitry et la rive droite de l'Aube.

Vers une heure, Napoléon devançant la vieille garde, arriva à Arcis, par la rive gauche de la rivière, avec un seul escadron de service. Déjà le prince de la Moskowa et le général Sébastiani étaient sur le qui-vive. Les reconnaissances n'avaient rien signalé de menaçant, mais d'après, des rapports de paysans, des masses ennemies approchaient. À toute éventualité, Ney et Sébastiani prirent des dispositions pour tenir la rive gauche de l'Aube, jusqu'à la venue de l'empereur. Sébastiani déploya sa cavalerie en avant d'Arcis. Ney établit ses troupes à deux kilomètres à l'est de cette ville, à Torcy-le-Grand, où une attaque de flanc était à redouter. La division Janssens se plaça en première ligne, en avant du village ; la brigade Rousseau en réserve, entre Torcy et Arcis.

Napoléon persistant à croire à la retraite de l'ennemi commença par traiter de chimères les rapports des paysans. Néanmoins il envoya en reconnaissance sur la route de Troyes un de ses officiers d'ordonnance avec un escadron. S'il était vrai que Schwarzenberg se disposât à attaquer, la cavalerie de Sébastiani et l'infanterie de Ney auraient le temps de repasser l'Aube, et le pont détruit, on défierait derrière cette rivière tous les efforts de l'ennemi, d'autant qu'on attendait sous peu d'heures la vieille garde, la réserve d'artillerie, le corps de Lefebvre-Desnoëttes et les 2e et 3e corps de cavalerie en marche vers Arcis par la rive droite. Malheureusement le jeune capitaine chargé de la reconnaissance n'alla pas assez loin sur le petit plateau qui s'élève en pente douce devant Arcis et dont le terrain, très ondulé, peut dérober à la vue des divisions entières. Il revint bientôt rendre compte à l'empereur que quelques partis de Cosaques étaient seuls en présence. Ce rapport concordait trop bien avec l'idée de Napoléon pour qu'il n'y ajoutât pas foi ; il donna l'ordre à Sébastiani de ne point bouger et il se porta de sa personne à Torcy pour inspecter les positions du maréchal Ney[7].

Moins rassuré que l'empereur par cette reconnaissance, trop rapidement opérée à son gré, le général Sébastiani voulut voir de ses yeux ce qui en était. Il s'élança au galop sur la route de Troyes, suivi de deux escadrons et bien résolu à percer, s'il le fallait, le rideau des Cosaques. Mais à peine eut-il atteint les premières sommités du plateau qu'il aperçut à portée de canon de grandes masses de cavalerie. C'étaient tout le corps des Cosaques de Kaizarow et les cinquante-six escadrons de Frimont qui, après avoir attendu trois heures le signal de l'attaque, commençaient à s'ébranler[8].

L'occupation d'Arcis par les Français était la cause de ce long retard. Ce mouvement, qui obligeait le comte de Wrède à reculer sa droite et toute l'armée à étendre son front, avait déconcerté Schwarzenberg. Retombé dans son irrésolution coutumière, il hésitait à livrer bataille. Au reste, l'air soucieux et réprobateur du czar ne semblait point fait pour l'y encourager. Alexandre était à la fois fort étonné et fort mécontent qu'au lieu de battre en retraite selon le plan arrêté dans la soirée du 18 mars, le général en chef eût marché contre Napoléon. En arrivant avec le roi de Prusse sur le plateau de Ménil, le czar affecta de ne point s'approcher du prince de Schwarzenberg. II le salua de loin, puis mettant pied à terre il dit d'un ton irrité aux généraux Toll et Barclay de Tolly : — Je voudrais bien savoir pourquoi le maréchal a changé encore une fois toutes les dispositions ? Comment l'armée n'a-t-elle point continué la retraite sur Trannes ? Toll répondit : — Si Napoléon avait débordé notre droite, hier matin, par Arcis, au lieu de se porter sur Plancy, l'armée aurait continué sa retraite vers Trannes. Mais comme il a perdu au moins vingt-quatre heures par sa marche sur Plancy, il nous a donné le temps de concentrer nos troupes entre Troyes et Pougy et la possibilité de frapper un grand coup. Nous avons l'avantage du terrain, car nous pouvons manœuvrer à notre guise au lieu que l'ennemi est acculé à une rivière bordée de terrains marécageux. Peu convaincu par ces arguments, Alexandre répliqua : — Napoléon va nous amuser ici au moyen de feintes démonstrations tandis qu'il nous tournera par Brienne avec le gros de son armée ! Puis jugeant que le seul corps de Wrède ne suffirait pas à tenir la droite, il ordonna à Barclay de Tolly de hâter la marche des réserves russes[9].

La journée s'avançait. Non moins inquiet peut-être que le czar, mais ne voulant point laisser voir ses craintes, et estimant d'ailleurs qu'il était trop tard pour reculer, Schwarzenberg se décida vers deux heures à donner l'ordre d'attaque. C'est au moment où les Austro-Russes se mettaient en mouvement que.. la reconnaissance de Sébastiani atteignit le plateau. Le général revint bride abattue à Arcis, rassembla ses deux divisions, et sachant bien que surtout pour la cavalerie la meilleure défense est l'attaque, il les lança à la rencontre de l'ennemi. La division Colbert, qui marchait en première ligne, fut accueillie par la mitraille des batteries légères placées sur le front des escadrons de Frimont. En même temps les Cosaques de Kaizarow, soutenus par un régiment de hussards autrichiens, poussèrent une charge à fond sur le flanc droit des chevau-légers de la garde. L'odieux cri de : Sauve qui peut ! éclate dans les rangs. Saisis de panique, les cavaliers de Colbert prennent la fuite et viennent donner dans la division Exelmans placée en seconde ligne. Les lanciers et les dragons plient sous le choc, puis rompus et désunis, ils tournent bride à leur tour et s'enfuient ventre à terre vers Arcis, poursuivis par les Cosaques[10].

De Torcy, Napoléon entend la canonnade. Il met son cheval au galop et suivi seulement par quelques officiers et un peloton d'escorte, il court à Arcis. Au moment d'y arriver, l'empereur est submergé par les flots des cavaleries française et ennemie presque confondues. Il met l'épée à la main, se dégage et se réfugie dans le carré du bataillon de la Vistule. Les solides baïonnettes des Polonais arrêtent hussards et cosaques ; leurs feus de trois rangs les font reculer. À peine le terrain est libre que l'empereur abandonne le carré. Il s'élance, il vole dans Arcis où déjà ses cavaliers éperdus encombrent les rues qui aboutissent à l'Aube. Napoléon passe au milieu d'eux comme un boulet, les devance à la tète du pont et là, se retournant soudain et leur faisant face, il crie d'une voix tonnante : — Qui de vous le passera avant moi ! À ce mot, l'avalanche des fuyards s'arrête. L'empereur les rallie, les reforme et les ramène contre les escadrons ennemis, qui reculent nais qui reviennent aussitôt à la charge[11]. Napoléon n'a que deux mille six cents sabres pour résister à plus de six mille, et les cavaliers de Frimont et de Kaizarow sont appuyés par une artillerie formidable et ils ont derrière eux une armée entière. L'empereur risque d'être refoulé dans Arcis, pris ou jeté à la rivière.

L'infanterie de Ney ne peut lui venir en aide, car elle-même est aux prises à Torcy-le-Grand, avec tout le corps du comte de Wrède. Soixante-douze canons écrasent les Français sur leur front, tandis qu'à leur gauche les colonnes d'attaque se succèdent à l'assaut. Les Austro-Bavarois ont débusqué de Torcy la division Janssens. Le maréchal Ney ne se laisse pas ainsi enlever une position. Il entraîne la brigade Rousseau, aborde le village à la baïonnette, culbute les Autrichiens dans les rues et les rejette par une poursuite à outrance jusqu'en arrière de Torcy-le-Petit. Mais les forces de l'ennemi croissent de quart d'heure en quart d'heure, et son artillerie fait dans les rangs français des vides que l'on ne peut combler[12]. Le péril est extrême. La vieille garde dont on signale au loin la tête de colonne arrivera-t-elle à temps ?

Les bonnets à poil apparaissent enfin de l'autre côté de l'Aube. Chasseurs, grenadiers et gendarmes d'Espagne franchissent le pont au pas de charge et débouchent par la grande rue d'Arcis. Napoléon envoie comme renforts au prince de la Moskowa deux bataillons de gendarmes et un de grenadiers, puis guidant lui-même la garde sur le terrain labouré de boulets, il la range en bataille face à la route de Troyes. Pendant qu'il indique les emplacements, un obus tombe juste devant le front d'une compagnie ; quelques soldats font un mouvement en arrière, aussitôt réprimé. Alors Napoléon, moins sans doute pour chercher la mort, comme on l'a dit, que pour donner une leçon à ses grognards, pousse son cheval droit sur l'obus et le maintient immobile à un pas du projectile fumant. L'obus éclate, le cheval éventré s'abat en entraînant son cavalier, l'empereur disparaît dans la poussière et la fumée. Il se relève sans une blessure et montant sur un nouveau cheval, il va marquer leurs positions aux autres bataillons[13].

Pendant que la lutte continuait, ardente et meurtrière, devant Torcy où les assauts des Austro-Bavarois se succédaient sans relâche, et devant Arcis où tourbillonnaient les escadrons de Frimont et de Kaizarow, tantôt refoulés par les lanciers de Colbert et les dragons d'Exelmans, tantôt ramenant les cavaliers français et venant se briser sur les carrés de la vieille garde, comme les vagues sur des digues de granit, les IIIe, IVe et VIe corps alliés s'acheminaient vers Méry et Plancy. Prescrit la veille par Schwarzenberg dans l'hypothèse d'une concentration de l'armée impériale[14] entre l'Aube et la Seine, ce mouvement n'avait plus d'objet puisque Napoléon s'était porté à Arcis. Si au lieu de marcher vers Méry, les corps de Gyulai, de Rajewsky et de Wurtemberg s'étaient rabattus sur Arcis par les deux rives de la Barbuisse, les treize mille soldats de Napoléon, engagés déjà contre le corps de Wrède que soutenaient les puissantes réserves de Barclay de Tolly, eussent été écrasés dans Arcis. Mais bien qu'il fût manifeste pour Schwarzenberg qu'il devait faire converger toutes ses forces sur la position occupée par l'empereur, il n'eut pas la décision de rappeler à lui les troupes en mouvement au delà de la Barbuisse, et bien que le prince royal de Wurtemberg, chargé ce jour-là du commandement supérieur des trois corps d'armée, entendit à sa droite le bruit du combat, il n'eut pas l'idée de marcher au canon.

Son avant-garde arrivait à la hauteur de Premier-Fait, lorsque les éclaireurs aperçurent une colonne de cavalerie française qui défilait au pas sur la grande route. C'était la troisième division de la garde à cheval (chasseurs et grenadiers). Cette troupe qui occupait Méry depuis la veille, avec la brigade Curély, ne s'était mise en chemin que fort avant dans la journée pour rejoindre le gros de l'armée à Arcis. Les généraux Nostitz. Pahlen et Bismarck, qui commandaient la cavalerie alliée, lancèrent leurs nombreux escadrons contre les Français. Trois régiments russes (hussards et Cosaques réguliers) les chargèrent en tète tandis qu'une division de cuirassiers autrichiens et, deux régiments de dragons wurtembergeois, appuyés par deux batteries légères, les débordèrent sur leurs flancs. Les chasseurs et les grenadiers de la garde étaient seize cents contre près de quatre mille[15], et, pour comble, ils menaient avec eux l'équipage de ponts pris la veille. Mais ces braves ne s'arrêtaient pas à compter le nombre des ennemis. Ils opposèrent les charges aux charges, et donnèrent le temps à Curély d'accourir de Méry à leur secours, avec sa brigade de cavalerie légère et sa batterie à cheval. Malgré 0.e renfort, la partie n'était point égale, d'aillant que des masses d'infanterie s'avançaient à trois portées de canon. La garde rétrograda vers Méry, où elle passa la Seine ; Curély couvrit à retraite. Quelques escadrons russes le suivirent jusqu'à Méry et tentèrent même de l'y inquiéter, mais ils se laissèrent imposer par cinquante chasseurs descendus de cheval et postés en tirailleurs derrière des fossés. L'ennemi crut Méry occupé par de l'infanterie et se replia vers Premier-Fait[16].

Cependant, au bord de l'Aube, la nuit n'arrêtait pas le combat. À Arcis, la cavalerie de Frimont et de Kaizarow, contenue par les batteries de réserve qui étaient arrivées peu de temps après la division Friant et que l'empereur avait établies face aux positions ennemies, laissait quelque relâche à la garde à cheval et à la vieille garde, et la mêlée tournait au duel d'artilleries[17]. Mais à Torcy-le-Grand, les Austro-Bavarois redoublaient leurs attaques ; deux fois encore ils s'emparaient des premières maisons et deux fois aussi ils en étaient délogés. Trois mille tués ou blessés formaient autour du village en flammes une ceinture sanglante. Le général bavarois Habermann était au nombre des morts ; le divisionnaire de Ney, le général Janssens, très grièvement blessé, avait été porté aux ambulances[18]. À huit heures du soir, Schwarzenberg voulant par un dernier effort s'assurer la possession de Torcy, fit avancer une partie des réserves russes. La première division de grenadiers (4.400 hommes), la 6e brigade de cuirassiers (500 hommes) et deux batteries de position entrèrent en ligne et joignirent leurs baïonnettes, leurs sabres et leurs boulets à ceux des Allemands. Décimés et épuisés par six heures de lutte acharnée, mais toujours serrant les rangs sous la mitraille, les intrépides soldats de Ney repoussèrent ces nouveaux assauts. Ils se maintinrent inébranlablement dans Torcy, où jusque passé minuit on se fusilla et l'on s'égorgea à la lueur de l'incendie allumé par les obus[19].

Devant Arcis, qui brûlait de même, le combat se termina comme il avait commencé, par un furieux engagement de cavalerie. Entre sept et huit heures, le général Lefebvre-Desnoëttes, laissant en arrière son infanterie fatiguée, était arrivé avec ses escadrons de marche. On laissa souffler les chevaux, puis vers dix heures Sébastiani, irrité de son échec du matin et jaloux de le venger, réunit à ses deux divisions les quinze cents sabres de Lefebvre-Desnoëttes et s'élança à leur tête contre la cavalerie ennemie qui s'était postée entre Barbuisse et la route de Troyes, formant l'aile gauche des corps de Wrède et de Barclay de Tolly. Les Français culbutèrent les Cosaques et les hussards placés à l'extrême gauche, et se rabattirent par un quart de conversion sur le gros des régiments de Frimont. Pris de flanc, ceux-ci plièrent sous le choc et s'enfuirent en désordre. La situation devenait des plus périlleuses pour l'infanterie alliée dont la gauche était découverte, lorsque les feux bien dirigés d'un régiment de grenadiers russes et la mitraille d'une batterie bavaroise arrêtèrent un instant les cavaliers de Sébastiani. Les cuirassiers russes, la garde à cheval prussienne, bientôt suivie par toute la cavalerie austro-bavaroise, rapidement ralliée, chargèrent alors les Français qui se replièrent derrière Nozay. Les deux cavaleries passèrent la nuit à portée de carabine, séparées par ce village. De crainte d'une nouvelle alerte, les hommes sommeillaient debout, le bras passé dans la bride[20].

A l'étonnement et à l'admiration de l'histoire, cette journée qui devait voir la destruction totale de la petite armée impériale, suprême espoir et dernière ressource de Napoléon, s'était terminée grâce à la sublime ténacité de l'infanterie française sans aucun avantage pour les Alliés. Ils avaient tué ou blessé dix-huit cents hommes, mais ils avaient perdu plus de deux mille cinq cents des leurs[21]. Huit heures durant, les Français avaient combattu sous le feu d'une artillerie formidable, dans une position dominée et ayant un fleuve à dos : d'abord 7 500 contre 14.000, ensuite 13.000 contre 20.000, enfin 16.000 contre 25.500[22] ; et ils n'avaient pas cédé un pouce de terrain. Ce furent, au contraire, les Alliés qui prirent leurs positions de nuit en arrière du champ de bataille[23].

 

 

 



[1] Ordre général de Schwarzenberg pour le 20 mars. Pougy, 19 mars, 9 heures du matin, cité par Plotho, Der Krieg in Frankreich 1814, III, 320.

[2] Ordre général de Schwarzenberg pour le 20, Pougy, 19 mars, 9 heures du soir, cité par Schels, Die Operazionen der verbündeten Herre gegen Paris, I, 332-333. Cf. Clausewitz, Der Feldzug von 1814, 446.

[3] Cf. Richter, Geschichte des deutzchen Freiheitskrieges, III, 267 ; Bogdanowitsch, Geschichte des Krieges 1814, II, 30.

[4] Cf. Clausewitz, 446-447 ; Danilewsky, II, 65 ; Damitz, III, 1re part., 359. Thielen, 295 ; Schütz, XIII, 1re part., 31-34 ; Bernhardi, IV, 2e part., 279. Relation de Diebitsch. Arch. de la guerre, à la date du 24 mars. — Les plus dignes de foi parmi les auteurs de Mémoires et les plus sérieux parmi les historiens s'accordent, on le voit, pour attribuer la disposition à Schwarzenberg seul, et pour constater l'opportunité de cette résolution.

[5] Ordre général de Schwarzenberg pour le 20 mars, Pougy, 20 mars, 9 heures du matin, cité par Schels, I, 345-516. Cf. Plotho, III, 325-326.

[6] Sébastiani à Berthier, Arcis, 20 mars, 11 heures du matin. Ordre de Ney, Arcis, 20 mars (11 h. et demie du matin). Cf. Correspondance de Napoléon, 21 523, et Registre de Berthier (à Mouriez et à Defrance, 20 mars, 9 heures du matin). Arch. de la guerre.

Presque tous les historiens prétendent que dés leur arrivée à Arcis, Sébastiani et Ney pressentirent une attaque imminente et qu'ils en prévinrent Napoléon à Plancy. Or la lettre précitée de Sébastiani à Berthier ne trahit aucune inquiétude : Trois à quatre mille chevaux ennemis, écrit-il, sont devant moi, et se retirent par la route de Brienne, Tous les Cosaques vus hier se sont retirés sur la route de Troyes. Je vais faire suivre l'ennemi dans ces deux directions. L'ordre de Ney témoigne plus encore de la sécurité où se croyaient les deux généraux : Aussitôt que la tête de colonne sera arrivée, on fera passer sur la rive droite de l'Aube. L'artillerie parquera près de la ferme des Vasseurs (direction de Mailly). Le 2e léger restera de garde devant le château de l'empereur. Dès que le bataillon de service sera arrivé, le 2e léger passera sur la rive droite de l'Aube. Il est bien évident que, si Ney eût appréhendé quelque attaque, il n'eût pas fait passer ses troupes sur la rive droite, ni fait parquer son artillerie. Ce fut seulement peu après l'arrivée de sa tète de colonne, probablement vers midi, que, inquiété par les rapports des paysans, il révoqua ses ordres et disposa ses troupes en bataille, entre Arcis et Torcy. Ce qui prouve encore que Napoléon ne fut point prévenu à Plancy d'un retour offensif de l'ennemi, c'est que, passé midi, il prit par la rive gauche pour se rendre â Arcis. S'il n'eût pas continué à croire à la retraite des Austro-Russes, il fut certainement passé par la rive droite, afin de ne point risquer de se faire enlever par les Cosaques.

Les historiens commettent une erreur plus grave encore en disant que Ney arriva par la rive droite et passa ensuite sur la rive gauche, car ce mouvement eût indiqué alors le dessein de Napoléon de poursuivre les Austro-Russes. Mais la Correspondance, le Registre de Berthier et l'ordre de Ney marquent expressément, an contraire, que le prince de la Moskowa arriva par la rive gauche pour passer sur la rive droite. Ainsi tombe l'accusation de présomption et de folle témérité portée contre Napoléon par la plupart des écrivains militaires.

[7] Cf. Plotho, III, 326 ; Koch, II, 63-66 ; Bogdanowitsch, II, 35.

[8] Cf. Bogdanowitsch, II, 36-37 ; Schels, I, 290 ; Koch, II, 66.

[9] Bernhardi, IV, 2e part., 279-280. Cf. Bogdanowitsch, II, 37.

[10] Journal des opérations de Barclay de Tolly. Arch. topographiques de Saint-Pétersbourg, n° 29188. Schels, I, 351-352.

[11] Cf. Fain, 191. Lettre du mameluck Roustan, Gazette de France du 29 avril 1814. Pougiat, le Département de l'Aube en 1814, 401-402 ; Koch, II, 68 ; Bogdanowitsch, II, 37-38.

[12] Schels, I, 353-365 ; Bogdanowitsch, II, 37-38.

[13] Fain, 191 ; Mémoires de Constant, VI, 21 ; Mémoires de Vitrolles, I, 159 ; Schels, 1, 355. — Les ordres de Napoléon, dans la nuit du 20 au 21 mars, et ses dispositions dans la matinée du 21 témoignent que, le 20 mars, au plus fun de la bataille, il croyait à une attaque d'un seul corps ennemi, destine à le tromper sur la retraite du gros de l'armée alliée. Ainsi l'empereur ne jugeait pas alors sa situation désespérée et n'avait point à chercher la mort. Le 20 mars, il semble que Napoléon avait encore foi dans son étoile.

[14] Ordre général de Schwarzenberg pour le 20 mars, Pougy, 19 mars, heures du soir, cité par Schels, I, 332-333.

[15] Hussards Olviopol et Grodno (9 escadrons) ; 1.005 hommes ; uhlans Tschugujew (8 escadrons), 1.072 ; 2e division des cuirassiers de Nostitz (16 escadrons, en moyenne à 100 hommes), 1.600 hommes : dragons et chasseurs wurtembergeois (8 escadrons) : 800 hommes ; total 4.477 hommes. Composition de la grande armée alliée, en 1814. Arch. top. de Saint-Pétersbourg, n° 22 854. — Il n'y a à défalquer de ce total qu'un sixième pour les pertes de ses corps, dont la plupart n'avaient pas même été engagés : soit, en chiffres ronds, 3.780 hommes.

[16] Schels, I, 357-359. Bogdanowitsch, II, 40 ; Mémoires de Curély, 397-399. Cf. Ordre de Berthier à Letort et Berckheim, Plancy, 21 mars, midi ; et lettre du général Letort à Berthier, 21 mars. Arch. de la guerre — D'après les historiens allemands les pertes se seraient élevées à 300 hommes et à 3 pontons pour les Français. Les rapports français disent 120 hommes.

[17] Schels, I, 362. Cf. 364. Bogdanowitsch, II, 41.

[18] Le général Janssens fut aussitôt remplacé par le général de division Lefol, qui suivait sans emploi l'état-major impérial. — Les historiens portent le général Janssens comte tué. Mais un rapport de police du 24 mars mentionne son arrivée à Paris à cette date. Arch. nat., F. 7, 3737.

[19] Journal des opérations de Barclay de Tolly. Arch. top. de Saint-Pétersbourg, n. 29 188. Danilewsky, II, 70-71. Schels, I, 362-364. Plotho, III, 328. Pougiat, le Département de l'Aube en 1814, 402.

[20] Schels, I, 364 ; Bogdanowitsch, II, 41, 42. Plotho, III, 329. Cf. Mémoires de Vitrolles, I, 160.

[21] L'état des pertes de la division Lefol (ancienne division Janssen, comprenant, outra les troupes amenées par Janssens, la brigade Rousseau et le régiment de la Vistule) porte à 1.086 hommes le nombre des tués et blessés pour la journée du 20 mars. Arch. de la guerre (situations). Ne sont naturellement pas comprises là les pertes de la cavalerie de la garde, de la vieille garde qui défendit Arcis et des trois bataillons qui furent détachés à Torcy. On les peut évaluer à environ 700 on 800 hommes.

Les Austro-Bavarois perdirent 2224 hommes, d'après Plotho, III, 329, et l'on ne connait point, dit Bogdanowitsch (II, 42) les pertes des Russes qui durent dépasser 500 hommes.

[22] Français en ligne pendant la première période de l'action : corps Ney (Janssens, Rousseau, régiment de la Vistule) : 5.150 hommes, 1re et 2e divisions de cavalerie de la garde, 2600 hommes. Total, 7750  hommes. Renforts arrivés successivement : division Friant et réserve d'artillerie à 6.800 hommes cavalerie de Lefebvre-Desnoëttes : 1.500 hommes. Total général : 16.050 hommes. La brigade Defrance et la brigade Mouriez, occupées sur la rive droite de l'Aube à surveiller lei abords d'Arcis et à escarmoucher avec les escadrons de cavalerie de la garde russe ayant passé la rivière à Ramerupt ne prirent pas part à la bataille proprement dite.

Alliés en ligne pendant la première période de Faction : cavalerie de Kazarow et de Frimont : 6.000 hommes ; infanterie de Wrède (divisions Hardegg et Spleng) ; 8.000 hommes. Total : 14.000. Renforts successifs : brigades Charles de Bavière et Habermann : 5.600 hommes ; grenadiers russes : 4.400 hommes ; 6e 5e brigade de cuirassiers russes : 1.000 hommes ; 4 escadrons de la garde à cheval prussienne : 500 hommes. Total général : 25.400 hommes.

[23] L'infanterie de Wrède se retira à Chaudrey avec ses avant-postes entre Petit-Torcy et Vaupoisson ; les gardes et réserves bivouaquèrent sur les hauteurs de Ménil, la cavalerie derrière Nozay et vers Étienne-sous-Barbuisse, Schels, I, 367 ; Bogdanowitsch, II, 44.