1814

LIVRE TROISIÈME

III. — LE HURRAH D'ATHIES.

 

 

Blücher était resté tout le jour sur la défensive dans la crainte de voir surgir vers Bruyères un centre à l'armée française. Quand au milieu de l'après-midi, les troupes de Marmont s'étaient avancées en canonnant contre les positions prussiennes, le feld-maréchal, afin d'être complètement renseigné sur la force et les mouvements de ce corps d'armée, avait envoyé Müffling dans la plaine. Arrivé près de la butte du Chauffour au moment de l'incendie d'Athies, Müffling vit tout de suite le petit nombre des assaillants et il jugea, d'après l'heure avancée, que la venue d'une troisième colonne française n'était plus à redouter. Il retourna à Laon pour rapporter au feld-maréchal qu'on pouvait sans risque s'engager à fond contre le corps de Marmont et le prendre au filet[1].

Le quartier-maître général de l'armée de Silésie n'était pas seul à penser ainsi. Comme il quittait le champ de bataille, le général York envoyait demander à Ziéthen, commandant la cavalerie, s'il croyait pouvoir mener à bien une attaque sur la droite des Français. — J'y tâcherai, répondit Ziéthen. Kleist consulté à son tour se montra également disposé à prendre l'offensive. Un des aides de camp d'York, le comte de Brandeburg, fut aussitôt envoyé à Blücher afin d'obtenir l'autorisation de marcher en avant[2]. York ni Müffling ne devaient avoir l'honneur de cette idée. Du sommet de la montagne, Blücher avait jugé la situation aussi bien que Puaient fait sen lieutenant et son sous-chef d'état-major. En même temps qu'il expédiait l'ordre à Sacken et à Langeron de se porter en soutiens d'York et de Kleist, il dépêchait un aide de camp, le comte de Goltz, au général York, lui enjoignant d'attaquer dans l'instant. Goltz croisa sur la route Müffling, puis Brandeburg[3].

Au reçu de l'ordre, York réunit les généraux de division et leur donna ses instructions. Il fallut quelque temps pour former les colonnes d'attaque. Au reste, on ne se pressa pas. Il était préférable d'attendre la nuit. Grâce à l'obscurité le combat deviendrait hurrah.

Les meilleurs soldats de Marmont, ceux que n avaient pas abattus huit heures de marche et quatre heures de bataille, étaient dispersés, cherchant des vivres dans les fermes environnantes. Les autres, et c'était le plus grand nombre, vaincus par la fatigue, engourdis par le froid, affaiblis par la faim, dormaient, serrés comme des moutons au parc, autour des feux de bivouac. À sept heures, les Prussiens formés en quatre colonnes se glissent lentement dans la plaine, gardant le plus grand ordre et observant le plus profond silence. La division du prince Guillaume pénètre dans Athies baïonnettes croisées, sans tirer un coup de fusil. Surpris dans leur premier sommeil, lents à sauter sur leurs armes, incapables de se rallier rapidement, les jeunes soldats du duc de Padoue font à peine résistance. Les uns sont éventrés ou se rendent, les autres, suivis de près par les Prussiens, détalent à toute vitesse dans la direction de la butte des Vignes qu'occupe le gros des troupes. Mais avant qu'ils aient eu le temps de donner l'alarme à leurs camarades de la réserve de Paris et aux vétérans du 6' corps, la colonne de Kleist qui a marché et marché très vite à travers champs, entre Athies et la route de Reims, assaille la butte des Vignes, criant : Hurrah ! hurrah ! et la colonne de Horn, qui a suivi la grand'route, arrive devant le parc d'artillerie établi en face du Chauffour. — Ordonnez-vous de prendre les canons ? demande Horn. — Avec l'aide de Dieu, répond York. Les Prussiens se jettent en masse sur les batteries ; les canonniers se défendent comme ils peuvent, frappant de la crosse et du sabre, lâchant à bout portant leurs coups de carabine ; d'autres tentent de mettre quelques canons en batterie, mais de si près et dans l'obscurité le tir reste presque sans résultat. Les artilleurs sont tués sur leurs pièces, les Prussiens s'emparent de canons encore chargés. Des conducteurs n'ayant point le temps de ramener les pièces sur leurs avant-trains, les traînent à la prolonge ; dès les premiers pas, les canons culbutent dans les terres et versent dans les fossés[4].

Tandis que les Français sont si vigoureusement attaqués de front et sur la gauche, à la droite la cavalerie entière d'York et de Kleist : plus de sept mille chevaux, cuirassiers de Brandebourg et de Silésie, hussards de Poméranie, hulans de Posen et de la Prusse orientale, dragons de Hohenzollern, de Lithuanie, de la Nouvelle-Marche, landwers de Berg, de la Marche-Électorale, de Mecklembourg-Strélitz, — toutes les provinces de la Prusse se ruant à la curée, — franchit le ruisseau de Chambry et aborde le bivouac des deux mille cavaliers de Bordessoulle. Ceux-ci, chargés au moment où ils sautent en selle, sont rompus avant d'être formés. Ils s'enfuient au grand galop, mêlés aux Prussiens et sabrant avec eux, dans la direction de la route de Reims. Quelques bataillons du 6e corps qui commencent à se rallier accueillent cette nuée de cavaliers, amis et ennemis, par un feu effroyable. Éperdus, les cuirassiers et les lanciers de Bordessoulle refluent dans les escadrons prussiens, et les deux cavaleries ne formant plus qu'une seule masse tournoient sur elles-mêmes en combattant. C'est partout la confusion. On bat la charge sur place sans avancer. Dans les ténèbres, les Prussiens tirent sur les Prussiens, les Français tirent sur les Français. On cherche mutuellement à se tromper, les soldats d'York criant : Vive l'empereur ! les soldats de Marmont poussant des hurrahs ! On ne se reconnaît qu'à l'éclair fugitif des coups de feu[5].

Le duc de Raguse accourt du château d'Eppes, évitant d'être pris dans les remous de la mêlée de cavalerie et se frayant passage à travers les bandes de fuyards. Arrivé au milieu de ses troupes, il est impuissant à les reformer. Il ne sait plus où sont les emplacements des régiments, à qui donner des ordres, comment les faire transmettre. Par bonheur, à ce terrible moment arrive un secours inespéré. Le colonel Fabvier, qui vers six heures du soir a été détaché avec un millier de fantassins et deux pièces de canon rom rétablir les communications avec l'armée impériale, entend le bruit du hurrah. Aussitôt il revient sur ses pas, voit le désordre, comprend la situation, et quoiqu'il ne soit pas en forces, il attaque résolument la droite du général Kleist qui déborde la route de Reims Les Prussiens surpris reculent et dégagent la route. Fabvier s'y établit, s'y défend, s'y maintient, avec tout ce qu'il peut rallier de fuyards. Marmont profite de cette diversion pour remettre un peu d'ordre parmi ses troupes et les faire filer vers Festieux en deux colonnes : la cavalerie parallèlement à la route, l'infanterie sur la chaussée[6].

Grâce à la contre-attaque du colonel Fabvier, la déroute se changea en retraite. Mais quelle retraite ! Pendant trois heures, les têtes de colonnes, durent se frayer passage, à coups de baïonnette et à coups de fusil à brûle-poitrail, à travers les flots de cavalerie qui barraient la route et harcelaient les deux flancs, tandis que l'infanterie prussienne qui suivait de près l'arrière-garde tirait des salves à intervalles réguliers. Je n'oublierai jamais, dit Marmont[7], la musique qui accompagnait notre marche. Des cornets d'infanterie légère se faisaient entendre ; l'ennemi s'arrêtait et un feu de quelques minutes était dirigé sur nous. Un silence succédait jusqu'à ce qu'une nouvelle musique, annonçant un nouveau feu, se fît entendre.

Pendant cette marche lente et meurtrière, un parti de cavalerie ennemie avait été détaché en avant, avec du canon, afin de couper la retraite aux troupes françaises en prenant position à la tête du défilé de Festieux. Si ce mouvement avait réussi, il eût vraisemblablement amené la destruction totale du corps de Marmont. Le péril fut conjuré par la présence d'esprit et la résolution d'une poignée de soldats. Un détachement de cent vingt-cinq chasseurs à pied de la vieille garde, qui arrivait de Paris avec un convoi d'habillements, cantonnait à Festieux dans cette nuit du 9 au 10 mars. Informés de la retraite du maréchal, sans Joute par les premiers fuyards échappés du champ de bataille, ces vieux soldats eurent un pressentiment de l'immense danger que courait l'armée. Ils prirent spontanément les armes et, s'embusquant à l'entrée du défilé, ils en défendirent l'approche contre les escadrons prussiens jusqu'au moment où s'y engagea la colonne du duc de Raguse[8].

A Festieux on était sauvé. Une arrière-garde fut laissée là pour contenir l'ennemi et les troupes bivouaquèrent entre Corbény et Berry-au-Bac. Quant aux Prussiens, leur cavalerie et un fort détachement d'infanterie s'établirent à quelque distance de Festieux, et le gros de l'armée prit position entre Eppes et Athies[9]. Le lendemain, le corps de Marmont se concentra à Berry-au-Bac. Plus de trois mille hommes sur neuf mille manquaient à l'appel : sept cents tués ou blessés et deux mille cinq cents prisonniers[10]. Presque toute l'artillerie, quarante-cinq bouches à feu et cent vingt caissons et voitures, était tombée aux mains de l'ennemi. Je viens d'acquérir la triste conviction, écrivit de Corbény Marmont à l'empereur, qu'il ne me reste que huit pièces. Ainsi presque tout a été pris[11].

Cependant, Blücher après avoir donné ses ordres d'attaque s'était retiré chez lui, aussi assuré du succès, dit Müffling, que chef d'armée pût jamais l'être. Vers neuf heures du soir, comme le feld-maréchal achevait de souper, un premier aide de camp, Brandeburg, lui annonça que la surprise avait réussi et que les troupes de Marmont étaient repoussées dans le plus grand désordre jusqu'à la butte des Vignes. À dix heures, il se mettait au lit lorsqu'un second aide de camp, Röder, vint lui rapporter que l'ennemi n'ayant pu se reformer le succès était certain. Blücher transporté de joie s'écria : — Ah ! ce vieux York ! quel brave homme ! Si l'on ne pouvait plus compter sur lui, le ciel s'écroulerait. Enfin à onze heures, arrive un troisième aide de camp, Lützow. L'ennemi, dit-il, est mis en pleine déroute et poursuivi énergiquement sur la chaussée de Festieux[12]. Blücher exulte ; il mande auprès de lui Gneisenau et Müffling, afin de concerter pour le lendemain des dispositions destinées à achever ce qui a été si bien commencé[13].

Des officiers dépêchés dans la nuit aux commandants de corps d'armée leur apportent les ordres pour la journée du 10 mars : York et Kleist poursuivront Marmont à Berry-au-Bac ; Winzingerode et Bülow repousseront l'armée impériale dans la direction de Soissons ; Langeron et Sacken, marchant parallèlement à l'empereur par Bruyères, Chamouille et le plateau de Craonne, manœuvreront de façon à venir lui couper la retraite à l'Ange-Gardien[14].

 

 

 



[1] Müffling, Aus meinem Leben, 138. Cf. 135-137.

[2] Droysen, York's Leben, III, 349.

[3] Droysen, York's Leben, III, 319 ; Müffling, Aus meinem Leben, 133 ; Journal de Langeron. Arch. de Saint-Pétersbourg, 29 103.

[4] Rapport d'York, 12 mars, cité par Bogdanowitsch, I, 347-510 ; Droysen, York's Leben, III, 350 ; Rapport de Marmont, Corbény, 11 mars. Arch. nat., AF., IV, 1670. Mémoires de Marmont, VI, 213.

[5] Rapport d'York, 10 mars. Fabvier. Journal des opérations du 6e corps, 50-51. Cf. Rapport de Marmont, Corbény. 10 mars.

[6] Rapport de Marmont, Corbény, 9 mars ; Fabvier, Journal du 6e corps. Cf. Rapport d'York et Mémoires de Marmont, VI, 212-213. — Marmont, cela va de soi, ne dit pas un mot ni dans son rapport ni dans ses Mémoires, de l'heureuse diversion de Fabvier.

[7] Mémoires de Marmont, VI, 212-213. Cf. Droysen, III, 354.

[8] Cf. Journal de Fabvier, 51. Rapport du commandant de Berry-au-Bac, 10 mars. Arch. de la guerre.

[9] Rapport de Marmont, Corbény, 10 mars, 2 heures du matin. Arch. nat., AF. IV, 1670. Rapport du commandant de Berry-au-Bac. Arch. de la Guerre. Rapport d'York, 10 mats, cité par Bogdanowitsch, Geschichte des Krieges von 1814, I, 347 ; Droysen, York's Leben, III, 355.

[10] Marmont, dans ses Mémoires, VI, 213, n'avoue que 7 à 800 hommes pris ou tués ; les historiens allemands et russes : Plotho, Schulz, Müffling, Bogdanowitsch, Bernhardi, parlent de 4.000 et même de 5.000 hommes. D'après la comparaison des situations du 6e corps des 8 et 10 mars, on trouve le chiffre de 3.200 hommes environ.

[11] Rapport de Marmont à Napoléon, Corbény, 10 mars, 2 heures du matin. Arch. nat., AF., IV, 1670. — Dans ses Mémoires, Marmont dit 21 pièces, et au commencement de son rapport à l'empereur, il ne dit même que 12 ou 14. C'est dans le post-scriptum qu'il écrit la phrase que nous citons. Müffling (Aus meinem Leben, 139), Schulz, Wagner, Bogdanowitsch et autres historiens étrangers semblent donc bien fondés à parler de 40 ou 50 canons.

[12] Droysen, York's Leben, III, 355, 356 ; Bogdanowitsch, Geschich. des Krieges 1814, I, 348. Cf. Müffling, Aus meinem Leben, 140.

[13] Lettre de Blücher à York, quartier général de Laon, 9 mars, minuit, citée par Droysen, III, 355. ... Votre Excellence a de nouveau donné la preuve de ce que peuvent faire la prudence et la résolution. Je vous félicite de votre brillant succès et je vous envoie la disposition suivante, destinée à achever ce que vous avez si bien commencé.

Müffling prétend que, couché et craignant un refroidissement, il ne se rendit pas à l'appel du feld-maréchal, mais qu'après s'être fait renseigner sur les opérations d'York, il envoya à Gneisenau un aide de camp, Gerlach, avec un projet de disposition. Le plan de Müffling reçut l'agrément du chef d'état-major et fut adopté par Blücher. Bien que Müffling donne des détails des plus précis, il est permis de croire que ce plan vint tout naturellement à la pensée de Blücher.

[14] Ordre de Blücher, Laon, 10 mars, minuit, cité par Plotho, III, 298. — Ce plan dont les généraux alliés attendaient les plus beaux résultats était sans doute bien combiné. Toutefois, pour devancer l'empereur à l'Ange-Gardien, il fallait que les corps de Sacken et de Langeron fissent vingt kilomètres en terrain accidenté pendant le temps que l'armée française en ferait quinze sur une bonne route.