LE CHEVALIER D'ÉON

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Lutte acharnée du chevalier d'Éon contre le comte de Guerchy ; guerre de libelles ; publications à Londres des Lettres, Mémoires et Négociations. — Louis XV envoie à d'Éon des émissaires ; arrestation d'Hugonnet à Calais ; le secret exposé à être découvert. — Procès intenté par d'Éon au comte de Guerchy ; condamnation de l'ambassadeur de France par le jury anglais. — Le roi accorde une pension au chevalier d'Éon, qui se décide à rester en Angleterre.

 

L'orage dont d'Éon semblait faire si peu de cas était loin cependant de se calmer et le petit Jupiter qui en détenait les foudres, furieux de son insuccès, n'avait pas encore désarmé. Il s'était d'abord attaqué aux partisans de son adversaire et venait d'obtenir du ministre un ordre qui rappelait en France M. d'Éon de Mouloize, en le privant arbitrairement de son titre de lieutenant de cavalerie. Puis, ayant épuisé toutes les ressources de la pression officielle, il avait essayé d'une tactique plus détournée : il s'était lancé avec ardeur dans une guerre de libelles à laquelle l'incident qui s'était passé chez lord Halifax avait donné naissance. Les feuilles anglaises avaient en effet, dès le lendemain de cette soirée, donné un discret commentaire de la querelle. Elles n'étaient pas favorables à l'ambassadeur, qui avait pu se rendre compte qu'il n'avait pas les rieurs de son côté. Il avait voulu publier son récit de l'incident et en avait confié la rédaction à un écrivain nommé Goudard, étrangement maladroit dans un métier qui le faisait vivre. En échange de quelques guinées, le sieur Goudard remit à M. de Guerchy un petit libelle d'une forme assez innocente, mais où les faits étaient relatés sous un jour si favorable à l'ambassadeur que d'Éon se trouvait naturellement convié à répliquer[1]. Guerchy savait par expérience combien d'Éon avait la répartie facile ; il espérait que son adversaire ne saurait pas résister à un tel plaisir et par là s'exposerait de lui-même aux rigueurs de la loi anglaise, si stricte en matière de libelles.

Cependant, soit qu'il ne se jugeât pas offensé, soit qu'il se doutât du piège, d'Éon se tint coi et l'attente de l'ambassadeur fut encore une fois déçue. A ce moment, le sieur de Vergy vint proposer à Guerchy de mettre à son service, moyennant une légère rémunération, une plume moins bénigne. Il pouvait, lui aussi, se considérer comme offensé par le libelle, et ce prétexte était suffisant pour envenimer les choses. Il publia donc une petite brochure qui prenait directement à partie le chevalier[2]. D'Éon se crut cette fois obligé de répondre, mais il le fit en termes assez modérés pour terminer le débat. Ce n'était pas le compte de l'ambassadeur, que le sentiment de sa dignité ne retenait nullement et qui voulait avoir le dernier mot. Il s'obstina, n'épargnant aucune maladresse, et lança une contre-note, véritable pathos, lourd et sot réquisitoire contre d'Éon[3]. Cette publication eut l'effet singulier d'exciter la verve de personnes étrangères à la querelle. Des libelles anonymes rédigés en anglais se répandirent dans le public ; on fit circuler des opuscules manuscrits, les uns prenant fait et cause pour d'Éon, d'autres faisant l'apologie de l'ambassadeur. Vergy ; le sieur Lescalier, ancien scribe de l'ambassade ; le chevalier Fielding, juge de paix de Londres, se jetèrent dans la mêlée. Une femme même, nommée Bac de Saint-Amand, signa quelques feuillets qui furent jugés si comiques que l'on s'en arracha une seconde édition[4].

D'Éon, pendant les trois mois qui virent éclore plus de vingt productions différentes, s'était à peu près contenu ; mais sa patience en même temps que ses ressources s'épuisaient de jour en jour. Abandonné par le roi et sans argent, il avait écrit au duc de Choiseul pour lui demander, puisque, disait-il, il ne pouvait obtenir justice des procédés de M. de Guerchy, la permission de passer avec deux de ses cousins au service de l'Angleterre. En même temps, et en termes plus humbles et plus affectueux, mais où les allusions comminatoires étaient plus clairement exposées, il sollicitait une dernière fois l'appui du duc de Nivernais[5].

Ces lettres restèrent sans réponse aussi bien que celles qu'il faisait parvenir en même temps au duc de Broglie et à M. Tercier. Poussé autant par le besoin que par le désir de vengeance, d'Éon se décida alors à user contre M. de Guerchy de ses dernières armes. Il publia le 22 mars 1764 un volume fort gros et fort impertinent pour son ambassadeur et aussi pour les ministres. C'était, sur le ton d'une raillerie parfois assez fine, mais toujours agressive, un violent exposé de tous ses démêlés avec M. de Guerchy. D'Éon reproduisait, en outre, les lettres qu'il avait osé écrire à son ambassadeur et celles qu'il avait reçues de lui, lettres intimes où, dans un style lourd et confus, s'étalaient toute la mesquine parcimonie de M. de Guerchy et son embarras à ses débuts dans la diplomatie. Enfin, dans une troisième partie, d'Éon donnait des extraits de la correspondance échangée entre le duc de Praslin et le duc de Nivernais, correspondance que ce dernier lui avait communiquée et où les deux amis s'exprimaient en toute confiance et liberté sur le peu de capacité de M. de Guerchy[6]. Ces révélations si humiliantes et si pénibles pour M. de Guerchy produisirent une vive émotion à Londres. Quinze cents exemplaires de l'ouvrage furent enlevés en quelques jours. Mais tout ce beau scandale n'eut aucunement le résultat espéré. D'Éon perdit seulement beaucoup des sympathies que sa bonne humeur et son esprit lui avaient attirées autrefois et que toutes ses incartades n'avaient pas encore lassées. Walpole écrivant alors au comte Hertford, ambassadeur d'Angleterre à Paris, traduit fidèlement l'opinion anglaise, qui blâmait d'Éon, sévèrement mais non sans regrets :

D'Éon vient de publier le plus scandaleux in-quarto, accusant outrageusement M. de Guerchy et très offensant pour MM. de Praslin et de Nivernais. En vérité je crois qu'il aura trouvé le moyen de les rendre tous les trois irréconciliables... Le duc de Praslin doit être enragé de l'étourderie du duc de Nivernais et de sa partialité pour d'Éon et en viendra sûrement à haïr Guerchy. D'Éon, d'après l'idée qu'il donne de lui-même, est aussi coupable que possible, fou d'orgueil, insolent, injurieux, malhonnête ; enfin un vrai composé d'abominations, cependant trop bien traité d'abord, ensuite trop mal par sa Cour ; il est plein de malice et de talent pour mettre sa malice en jeu... Le conseil se réunit aujourd'hui pour délibérer sur ce qu'on peut faire à ce sujet. Bien des gens pensent qu'il n'est possible de rien faire. Lord Mansfied croit qu'on peut faire quelque chose ; mais il a un peu de promptitude à prendre en pareil cas l'opinion la plus sévère. Je serais bien aise pourtant que la loi permît la sévérité dans le cas présent[7].

Le conseil du roi approuva les intentions de lord Mansfield. Si l'ouvrage n'était pas à proprement parler un véritable libelle, il contenait des insinuations injurieuses qui permettaient l'application du bill. D'ailleurs le corps diplomatique entier s'était joint à M. de Guerchy pour demander qu'on ouvrît une information, et l'attorney général intenta au nom du roi, contre d'Éon un procès en libelle qui fut plaidé quelques mois plus tard.

L'impression avait été très grande à Londres ; elle fut encore bien plus vive à Paris, et l'auteur du scandale y fut encore plus sévèrement jugé, ainsi que le relate, à la date du 14 avril, un contemporain qui notait au jour le jour les nouvelles politiques ou littéraires :

Le livre de M. d'Éon de Beaumont fait une sensation très vive ici : on y voit des lettres attribuées à MM. de Praslin, de Nivernais, de Guerchy, avec des notes de l'infidèle rédacteur. Elles ne donnent pas une idée avantageuse du génie, de l'esprit et de la politique de ceux qui les ont écrites. Cet écrit est précédé d'une préface dans laquelle M. d'Éon expose les motifs qui le forcent à publier ces lettres. L'indignité de son procédé, les disparates de sa conduite et de son style dans ses récits dénotent un méchant homme et un fou[8].

Il ajoute le 26 avril : ... Le procès a été commencé contre M. d'Éon, dont il est tant question aujourd'hui comme auteur du libelle le plus scandaleux et des calomnies les plus atroces[9].

Le recueil que l'opinion publique taxait aussi sévèrement et justement devait soulever à Versailles non pas seulement de l'indignation, mais aussi des craintes très vives. En effet, l'on pouvait tout redouter d'un homme dont l'esprit était égaré à ce point. D'Éon s'était contenté pour cette fois de ne parler que de ses propres affaires ; mais rien n'assurait qu'il se montrerait aussi réservé dans l'avenir et qu'il ne révélerait pas les secrètes et délicates négociations auxquelles il avait été mêlé, lors de la conclusion des derniers traités.

Le duc de Praslin décida que le livre serait mis au pilon ; mais pendant qu'il donnait cet ordre il s'occupait de négocier avec l'auteur. Le roi l'y encourageait, car il partageait personnellement les craintes de son ministre. Il venait, en effet, de prendre connaissance de deux lettres adressées par d'Éon à M. Tercier, qui n'avait pas voulu répondre. Les termes n'en étaient d'ailleurs que trop clairs :

Je n'abandonnerai jamais le Roi, disait d'Éon dans l'une d'elles[10], ni ma patrie le premier ; mais si, par malheur, le Roi et ma patrie jugent à propos de me sacrifier en m'abandonnant, je me disculperai aux yeux de tonte l'Europe, et rien ne sera plus facile, comme vous devez bien le sentir. Je ne vous dissimulerai pas, monsieur, que les ennemis de la France, croyant pouvoir profiter du cruel de ma position, m'ont fait faire des offres pour passer à leur service. Les avantages qu'ils peuvent m'offrir ne me touchent pas et l'honneur seul me déterminera en cette occasion. J'ai répondu comme je le devais... Les chefs de l'opposition m'ont offert tout l'argent que je voudrais, pourvu que je dépose chez eux mes papiers et mes dépêches bien fermés et cachetés, avec promesse de me les rendre dans le même état en rapportant l'argent. Je vous ouvre mon cœur et vous sentez combien un pareil expédient répugne à mon caractère... Mais si je suis abandonné totalement et si d'ici au 22 avril, jour de Pâques, je ne reçois pas la promesse signée du Roi ou de M. le comte de Broglie que tout le mal que m'a fait M. de Guerchy va être réparé... alors, monsieur, je vous le déclare bien formellement et bien authentiquement, toute espérance est perdue pour moi, et en me forçant de me laver totalement dans l'esprit du roi d'Angleterre, de son ministère et de la chambre des pairs et des communes, il faut vous déterminer à une guerre des plus prochaines dont je ne serai certainement que l'auteur innocent, et cette guerre sera inévitable. Le Roi d'Angleterre y sera contraint par la force et la nature des circonstances, par le cri de la nation et du parti de l'opposition.

 

Louis XV, qui n'allait pas jusqu'à croire que d'Éon tint dans son portefeuille la paix ou la guerre avec l'Angleterre, ne s'émut pas plus que de raison du péril dont on le menaçait ; mais il fut plus sensible au danger que courait son secret. M. de Praslin ne lui avait pas caché qu'il avait le plus grand désir de voir arriver d'Éon en France et qu'il y fût bien enfermé. Le ministre avait même envoyé en Angleterre des exempts qui devaient s'emparer du chevalier ; mais il leur avait défendu de l'avoir autrement que vif. Louis XV toutefois ne pouvait croire que son agent fût un traitre[11]. Il le jugeait plus froidement et plus justement que ses ministres secrets. Malgré ses défauts, son orgueil et sa folie, d'Éon était incapable d'une déloyauté. S'il avait été amené à écrire des lettres aussi compromettantes, il ne l'avait fait que contraint par le besoin et poussé à bout par les procédés d'une rigueur ou d'une faiblesse également excessives employés à son égard, et aussi par le silence obstiné que gardaient à son égard le comte de Broglie et Tercier. Il avait cru récemment, en apprenant la mort de Mme de Pompadour, que les ministres secrets allaient enfin jouir officiellement du crédit qu'ils avaient auprès du monarque. Son espoir avait été déçu : Louis XV avait continué son double jeu, et le comte de Broglie ne s'était pas senti assez fort pour profiter de l'occasion et s'imposer au roi. Il n'avait pas même osé solliciter en faveur de d'Éon.

Abandonné de tous côtés, celui-ci avait été singulièrement flatté des offres du parti libéral, qui assimilait son sort à celui de Wilkes, idole du peuple et victime d'un procès en libelle. Sa popularité à Londres s'était rapidement accrue ; on acclamait son nom à la suite de celui du tribun populaire, mais on le flattait surtout dans l'espérance qu'il pourrait révéler quelques détails scandaleux sur la conclusion de la dernière paix. Ce parti attendait de lui des armes redoutables contre lord Bute, les anciens ministres et leurs successeurs, que l'on disait payés par la France. D'Éon n'avait pas voulu répondre à ces avances, mais il ne les avait pas repoussées ; il s'en était vanté auprès des ministres secrets, espérant obtenir par l'intimidation les secours refusés à ses prières. Il n'avait pas tout à fait manqué son but, puisqu'il était parvenu à inspirer au roi des craintes sérieuses, sinon pour la paix européenne, du moins pour le secret. Louis XV, sur la proposition du comte de Broglie, envoya en Angleterre M. de Nort, avec la mission de calmer la colère de M. de Guerchy, mais aussi avec l'instruction formelle de ramener d'Éon par des conseils et des promesses, et de savoir tout au moins quelles étaient ses exigences. D'Éon, qui avait vu maintes fois M. de Nort chez le comte de Broglie, le reçut avec enthousiasme. Croyant cette fois que l'heure de la réhabilitation allait sonner pour lui, il se montra d'une modération inattendue.

A peine eut-il pris connaissance de la lettre du comte de Broglie apportée par M. de Nort, qu'enivré par les promesses et les flatteries qui s'y trouvaient en guise d'appât, il écrivit au roi dans son premier mouvement :

Sire,

Je suis innocent et j'ai été condamné par vos ministres ; mais dès que Votre Majesté le souhaite, je mets à ses pieds ma vie et le souvenir de tous les outrages que M. de Guerchy m'a faits. Soyez persuadé, Sire, que je mourrai votre fidèle sujet et que je puis mieux que jamais servir Votre Majesté pour son grand projet secret, qu'il ne faut jamais perdre de vue, Sire, si vous voulez que votre règne soit l'époque de la grandeur de la France, de l'abaissement et peut-être de la destruction totale de l'Angleterre, qui est la seule puissance véritablement toujours ennemie et toujours redoutable à votre royaume.

Je suis, Sire, de Votre Majesté, le fidèle sujet à la vie et à la mort.

D'ÉON[12].

 

En écrivant ce billet, d'Éon n'avait écouté que sa première inspiration ; il reconnut de suite qu'il s'était trop hâté. Il n'avait voulu voir dans la lettre du comte de Broglie qu'une amorce pour des négociations plus étendues. Son erreur avait été complète, car si M. de Nort était disposé à laisser venir d'Éon, il devait s'en tenir aux termes de la lettre, qui promettait au chevalier une somme d'argent à déterminer et l'assurance que le roi s'occuperait de son avenir. On ne parlait point de lui rendre son grade, ni de lui donner aucune satisfaction contre M. de Guerchy.

Il y avait quelque maladresse à infliger à d'Éon cette nouvelle et plus cruelle déception. C'était l'irriter inutilement et en même temps augmenter par de vains pourparlers son arrogance et son infatuation. Le chevalier s'aperçut dès le lendemain de l'arrivée de M. de Nort qu'il s'était fait de grandes illusions ; aussi, dans un accès de colère, il renvoya au messager la lettre du comte de Broglie en ajoutant que puisque l'on n'agissait pas de bonne foi avec lui, il préférait rester comme le bouc de la Fable au fond du puits où les ordres du roi ainsi que ceux de M. de Broglie et les haines particulières des guerchiens l'avaient jeté[13]. M. de Nort ne se découragea pas et fit tous ses efforts pour lui faire entendre raison ; mais d'Éon se montra intraitable et les lettres pressantes de M. Teicier n'eurent pas un meilleur effet. Sentant seulement qu'il avait été trop loin en ne se ménageant aucune porte de sortie pour l'avenir, d'Éon déclara à M. de Nort que l'on ne pouvait raisonnablement exiger de lui qu'il livrât les seules armes qu'il pouvait opposer aux poursuites judiciaires de M. de Guerchy. Que l'ambassadeur se désistât de son instance, et les négociations en seraient aussitôt simplifiées. Devant cette fin de non-recevoir passablement ironique, M. de Nort jugea qu'il n'avait plus rien à faire à Londres. Il n'avait pas mieux réussi d'ailleurs auprès de M. de Guerchy.

Le moment était mal choisi en effet pour parler de modération à l'ambassadeur. Celui-ci ne s'était jamais vu aussi près du but, aussi sûr de tenir sous peu le chevalier à merci. L'humiliation retentissante qu'il venait de subir avait d'ailleurs grandement augmenté son irritation. Il attendait l'issue du procès en libelle, comptant sur la loi anglaise pour condamner enfin son ennemi et tenant prêts déjà pour se saisir de celui-ci quelques sbires soigneusement choisis, que lui avait envoyés, sur sa demande, le duc de Praslin. Un voilier monté de vingt-un hommes armés se trouvait mouillé à Sgravesend, et l'on avait détaché un petit bateau de six rameurs qui stationnait entre le pont de Westminster et celui de Londres et qui devait recevoir le chevalier aussitôt qu'on se serait emparé de sa personne. Les admirateurs que d'Éon avait trouvés dans les bas-fonds de Londres, parmi les ouvriers du port, appelés les snobs, étaient venus lui faire incontinent ce rapport, ce qui permit encore une fois à l'insaisissable chevalier de se soustraire aux poursuites de son ambassadeur, prématurément triomphant. D'Éon écrivit au lord chief justice, comte Mansfield, à milord Bute et à M. Pitt des lettres qu'il fit imprimer et que les journaux publièrent ; il y racontait les complots qui se tramaient autour de lui[14], en appelait à l'opinion anglaise et demandait aux ministres responsables de pourvoir à sa sécurité.

M. Pitt seul lui répondit en quelques lignes[15] : Vu l'extrême délicatesse des circonstances, vous pourrez trouver bon que je me borne à plaindre une situation sur laquelle il ne m'est pas possible d'offrir des avis que vous me témoignez désirer d'une manière très flatteuse.

L'agitation entretenue par d'Éon autour de sa personne, dans un pays où la liberté individuelle était si fortement sauvegardée, suffit à le mettre à l'abri des tentatives de M. de Guerchy. L'été approchait ; il partit pour Staunton Harold, propriété de son ami le comte Ferrers, tandis que l'ambassadeur prenait un congé et regagnait la France.

L'automne ramena M. de Guerchy à Londres, où allait se dérouler le procès en libelle intenté contre d'Éon.' Le cabinet anglais avait presque donné à l'ambassadeur l'assurance qu'il obtiendrait un verdict affirmatif et pourrait mettre la main sur d'Éon et ses papiers. Cependant d'Éon, dont on pouvait tout attendre, sauf une reculade, ne parut pas à l'audience. Son avocat demanda un sursis, alléguant qu'il n'avait pas été accordé à la défense un temps suffisant pour réunir les témoignages qu'elle comptait fournir ; les juges, refusant tout délai, passèrent outre. La sentence fut telle qu'on l'espérait : d'Éon était condamné ; mais lorsqu'on se présenta chez lui pour lui notifier le jugement, on trouva l'appartement vide ; notre chevalier avait pris les devants. Ne pouvant douter que l'issue du procès lui fût défavorable, il avait gagné la Cité et s'était retiré dans un garni en compagnie de son cousin de Mouloize. Il se croyait si bien en sûreté et se cachait si peu qu'il faillit être arrêté de suite par deux messagers d'État qui vinrent avec un warrant et nombre de soldats armés en la maison de Mme Eldoves, où l'on supposait que le sieur d'Éon s'était réfugié. — Les agents, raconte d'Éon lui-même[16], cassèrent les portes, armoires, valises, armoires, pour me chercher et ne trouvèrent que mon cousin d'Éon de Mouloize, qui était tranquillement à se chauffer auprès du feu avec Mme Eldoves et une autre dame. Cette autre dame était celle qu'on appelle communément le chevalier d'Éon.

Les ministres anglais, talonnés par Guerchy et furieux de la maladresse des agents de la police autant que de la mollesse de leur chef, s'impatientaient ; lord Halifax, violemment fâché que d'Éon fût encore en liberté, s'étonnait que le solicitor général fût absent à ce moment critique ; il l'invitait à revenir en hâte, afin que cette affaire n'essuyât plus aucun retard et que l'on s'emparât du coupable, par tous les moyens légaux, pour l'amener à subir la sentence (le la cour[17]. Toutes ces mesures furent vaines ; d'Éon, rendu plus prudent par l'alerte qu'il venait de subir, s'était définitivement terré. Il avait mis ses espions en campagne, ne sortant qu'avec les sûretés qu'un capitaine de dragons doit prendre en temps de guerre[18], et dans sa réclusion travaillait à une ample et magnifique défense contre la cabale de la Cour. C'était le couronnement de toutes ses folies qu'il préparait, le bouquet du feu d'artifice dont il avait étourdi son ambassadeur. Sa magnifique défense allait causer à Londres et à Paris un scandale inouï, unique dans les annales de la diplomatie. Ayant dédaigné de répondre à une assignation devant un simple tribunal du ban royal, il allait assigner l'ambassadeur de France, pour tentative d'empoisonnement et d'assassinat, devant le grand jury d'Old Bailey.

D'Éon reprenait, en effet, toutes ses anciennes accusations. Il avait découvert un précieux témoin et recueilli de nouvelles preuves. A son instigation, le sieur Treyssac de Vergy rentrait en scène. Emprisonné pour dettes et abandonné par l'ambassadeur qu'il avait servi de sa plume, mais dont il n'avait pu obtenir aucun secours, Vergy s'était retourné tout repentant vers d'Éon ; il lui avait promis d'appuyer de son témoignage les plus graves révélations. Il certifia de nouveau qu'il était venu en Angleterre sur les ordres des ministres, qui lui avaient donné à entendre qu'ils désiraient déshonorer d'Éon, mais qu'il fallait une main étrangère et habile[19]. A peine arrivé à Londres, M. de Guerchy avait suscité les événements qui, grâce à d'Éon, avaient eu une si grande publicité. Verge se disait prêt à signer ses déclarations, et, pour plus de sûreté, à les résumer dans son testament ; il les renouvela d'ailleurs au moment de sa mort, en 1774, comme le prouvent les papiers du chevalier[20].

En dépit de tout ce qu'il avait de suspect, un pareil témoignage était fort compromettant aux yeux des jurés anglais. Guerchy ne voulait pas s'en convaincre et se refusait à croire qu'on pût ajouter foi à tous ces racontars qui i4 faisaient frémir d'horreur e . Plus stupéfait qu'ému, il trouvait seulement que d'Éon avait mis le comble à sa scélératesse[21]. Celui-ci exultait bruyamment ; toutefois, pour ne pas rompre avec le ministère secret, il s'efforçait d'intéresser le comte de Broglie à son sort et de rendre leurs intérêts communs ; en lui communiquant une longue déposition de Treyssac de Vergy, il écrivait[22] :

Enfin, monsieur, voilà donc le complot horrible découvert ; je puis à présent dire à M. de Guerchy ce que le prince de Conti disait au maréchal de Luxembourg avant la bataille de Steinkerque : Sangarède, ce jour-là est un grand jour pour vous, mon cousin. Si vous vous tirez de là, je vous tiens habile homme... Le roi ne peut à présent s'empêcher de voir la vérité ; elle est mise au grand jour... J'ai instruit le duc d'York et ses frères de la vérité et des noirceurs du complot contre vous, le maréchal de Broglie et moi. Ceux-ci instruisent le roi, la reine et la princesse de Galles. Déjà M. de Guerchy, qui a été revu de très mauvais œil à son retour, est dans la dernière confusion malgré son audace, et je sais que le roi d'Angleterre est disposé à rendre justice à M. le maréchal et à moi. Agissez de votre côté, monsieur le comte, et ne m'abandonnez pas ainsi que vous paraissez le faire. Je me défendrai jusqu'à la dernière goutte de mon sang et par mou courage je servirai votre maison malgré vous, car vous m'abandonnez, vous ne m'envoyez point d'argent, tandis que je me bats pour vous. Ne m'abandonnez point, monsieur le comte, et ne me réduisez pas au désespoir. J'ai dépensé plus de douze cents livres sterling pour ma guerre, et vous ne m'envoyez rien : cela est abominable ; je ne l'aurais jamais cru, monsieur le comte, permettez-moi de vous le dire.

 

Le comte de Broglie, désirant naturellement ne s'associer en rien à une telle campagne, se garda bien d'envoyer les secours que d'Éon sollicitait avec tant d'impudence. Depuis plusieurs mois déjà, il avait renoncé à faire passer sous les yeux du roi les réclamations de son agent secret ; mais cette fois, comprenant l'imminence du scandale que d'Éon allait faire naître, il demanda à Louis XV la permission de se rendre lui-même à Londres. Le roi trouva que d'Éon méritait d'être pilé comme le muphti[23] ; il adhéra toutefois à la proposition du comte de Broglie et chercha un prétexte pour faire approuver cette mission par M. de Praslin ; mais un incident qui mettait son secret en péril. vint absorber son attention et le détourner de ce projet.

Un nommé Hugonnet, ancien courrier du marquis de L'Hospital, puis du duc de Nivernais, que d'Éon avait conservé à son service, venait d'être arrêté à Calais porteur de dépêches de Drouet, le secrétaire du comte de Broglie. Soupçonné depuis longtemps d'être l'intermédiaire de la correspondance secrète dont les ministres avaient eu vent, il avait déjoué jusqu'alors les espions mis à ses trousses. Moins heureux cette fois, il avait été appréhendé au moment même où il se présentait au bureau de la marine pour y obtenir son passeport. Sur l'énoncé de son nom, rapporte d'Éon[24], le commissaire de la marine lui porta aussitôt la pointe de son épée sur la poitrine en lui disant qu'il le faisait prisonnier d'État. Deux grenadiers le conduisirent chez M. de la Bouillie, commandant de la ville de Calais, qui s'empara du paquet de papiers et fit conduire le dit sieur Hugonnet au secret de la prison ; on le fit déshabiller, on y décousit ses vêtements jusqu'au talon de ses bottes. Sept jours après il arriva un exempt de la police de Paris qui fit mettre les fers aux pieds et aux mains d'Hugonnet et une chaîne au milieu du corps. Attaché au siège d'une chaise de poste, il fut conduit à la Bastille.

L'arrestation d'Hugonnet amena celle de Drouet. Le duc de Praslin crut enfin tenir la preuve de la correspondance du comte de Broglie avec le criminel d'État qu'était d'Éon. Il se hâta d'avertir le roi de cette découverte et de ses soupçons. Louis XV, voyant son secret de nouveau en péril, ne songea pas à arrêter l'enquête par une simple manifestation de sa volonté : il préféra les tristes expédients que lui avait déjà suggérés sa faiblesse ; l'attrait pervers de cette politique souterraine lui fit imaginer une comédie dont les agents subalternes de ses ministres devaient être à la fois les confidents et les acteurs. Il fit appeler le lieutenant de police, M. de Sartine, et lui recommanda de mettre à l'écart tous les papiers qui pourraient être saisis dans cette affaire concernant le comte de Broglie, Durand et Tercier. Et satisfait de cette manœuvre habile, mais encore plus étrange, il écrivait à Tercier cet aveu d'une humilité inattendue de la part d'un monarque absolu : Je me suis ouvert et confié au lieutenant de police et il parait que cela lui a plu, mais il faut attendre de sa sagesse et de cette marque de confiance qu'il fera bien ; si le contraire arrive, nous verrons ce qu'il y a à faire[25].

Sartine s'était, au premier moment, montré flatté de la confidence inattendue qui lui avait été faite ; mais il n'avait accepté qu'en tremblant un rôle hasardeux qui répugnait à son caractère autant qu'à sa qualité de magistrat et l'exposait en outre au ressentiment du duc de Praslin. Le comte de Broglie l'avait même trouvé si hésitant que, pour le convaincre, il avait dû à deux reprises le chapitrer et le persuader qu'il ne pouvait se soustraire à la besogne que le roi attendait de lui. Les papiers de Drouet furent donc soigneusement triés et on ne laissa, pour l'instruction de l'affaire, que quelques lettres sans importance. Les pièces ainsi mises en sûreté, on pouvait encore craindre que les inculpés ne commissent quelque imprudence de langage. Louis XV dut s'adresser, directement et sous le sceau du secret, au gouverneur de la Bastille, M. de Jumilhac, afin qu'il permît à M. Tercier d'entrer clans la prison et de communiquer aux inculpés les dépositions que le comte de Broglie avait mis plus de quinze heures à préparer (2)[26]. Les rôles furent si bien appris et tous les détails si minutieusement prévus que la comédie eut plein succès. Aucun indice certain de correspondance compromettante ne put être relevé, et M. de Praslin, qui assistait à l'audience, dut s'incliner devant un jugement dont il n'était point dupe. Il sortit furieux de la salle et dit à M. de Sartine : Je sens bien que ces gens se moquent de moi... Mais, devinant qu'il se heurtait à une volonté supérieure, il résolut d'attendre de nouveaux incidents pour reprendre cette affaire.

Drouet fut relâché au bout de quelques jours ; mais, afin de ne pas éveiller les soupçons par une trop grande indulgence, on laissa Hugonnet à la Bastille. Il y resta plus de trente mois, pendant lesquels il perdit toutes les économies du petit commerce qui le faisait vivre. Il se trouvait réduit à la misère en 1778 et ne dut quelques dédommagements qu'aux démarches pressantes que d'Éon fit alors en sa faveur auprès de M. de Sartine[27].

Cet incident, qui avait provoqué des impressions si diverses à Versailles, avait à Londres ravivé l'espoir de vengeance que M. de Guerchy nourrissait contre son antagoniste et le parti de Broglie. Aussi l'annonce de ce nouvel échec fut-elle une cruelle déception qui ranima l'irritation de l'ambassadeur.

Des propos bizarres commençaient d'ailleurs à courir sur le compte de d'Éon, et trouvaient à l'ambassade l'appui d'une malignité toujours en éveil. Les mœurs réservées du chevalier et l'absence de toute intrigue féminine dans sa vie avaient depuis longtemps attiré sur lui une ironique curiosité. Les langues les moins perfides raillaient la faiblesse de sa constitution, d'autres le soupçonnaient d'être une femme ; mais un grand nombre, épris de singularité, attribuaient au pauvre chevalier les deux sexes à la fois. Si étrange et si grossière que puisse paraître l'allégation, il est certain qu'elle fut émise et rencontra, alors comme plus tard, une surprenante crédulité. D'autres insinuations, moins ridicules mais plus redoutables, et inspirées par les mêmes ennemis, lui attribuaient la paternité d'un libelle injurieux, paru sous la forme d'une lettre anonyme adressée au lord chief-justice. D'Éon avait dû protester et faire paraître une réponse assez hautaine pour détruire de pareilles accusations ; mais l'attention publique qu'il avait si souvent éveillée s'attachait maintenant à lui au point de mettre à son compte plusieurs des ouvrages satiriques dont la mode commençait à sévir. On le regardait comme l'auteur d'un dialogue entre M. Frugalité et M. Vérité et l'on n'avait pas eu de peine à discerner sous ces pseudonymes l'ambassadeur et l'ex-ministre plénipotentiaire de France. A Paris on croyait reconnaître son style acerbe dans un ouvrage en six volumes intitulé : L'espion chinois ou l'envoyé secret de la cour de Pékin pour examiner l'état présent de l'Europe[28]. C'était attribuer à d'Éon beaucoup plus d'ouvrages qu'il n'en pouvait produire. Tout occupé du procès qu'il avait intenté à son ambassadeur, aidé de son secrétaire et de ses avocats, il avait recueilli et souvent inspiré les affidavit ou dépositions écrites de ses témoins. Ce fut le 1er mars 1765 que se réunit le grand jury de la cour d'Old Bailey, avec des attributions voisines de celles d'une chambre des mises en accusation de nos jours. A l'unanimité, les jurés déclarèrent la poursuite fondée et rendirent leur sentence sous la forme de ce curieux indictment :

Les jurés pour notre souverain maître le roi, sous serment, représentent que Claude-Louis-François Regnier comte de Guerchy, dernièrement à Londres, étant une personne d'esprit et de disposition cruels et n'ayant pas la crainte de Dieu devant ses. yeux, mais étant poussé et séduit par les instigations du diable et ayant conçu la pire malice envers Charles-Geneviève-Louis-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon de Beaumont, et sans égard aux lois de ce royaume, le 31e jour d'octobre dans la 4e année du règne de notre souverain Seigneur George III, par la grâce de Dieu roi de Grande-Bretagne, France et Irlande, défenseur de la foi... dans le susdit Londres, dans la paroisse de Sainte-Marie, a méchamment, déloyalement et malicieusement sollicité et encouragé Pierre-Henry Treyssac de Vergy à tuer et assassiner le dit Charles-Geneviève-Louis-Auguste Timothée d'Éon de Beaumont, au grand dommage dudit Charles-Geneviève-Louis-Auguste-Andrée Timothée d'Ion de Beaumont, au mépris de notre souverain Maitre et de ses lois[29]...

L'émotion que causa cc verdict fut inouïe : M. de Guerchy s'attendait à toute heure à être appréhendé ; son maître d'hôtel Chazal, qui était accusé d'avoir versé le poison, venait de s'enfuir en même temps qu'un des secrétaires qui avait rédigé quelques-uns des libelles. Les cabinets de Londres et de Paris étaient exaspérés ; Louis XV et le comte de Broglie ne pouvaient comprendre une législation qui livrait un ambassadeur à des tribunaux étrangers. La situation de M. de Guerchy était d'autant plus grave que le droit anglais reposait sur une foule de textes assez peu connus et complexes ; le cas visé avait été prévu par une loi fort ancienne que la jurisprudence, dans une matière si rare, n'avait pas eu l'occasion de modifier. Un seul fait pouvait être invoqué à titre de précédent : il s'était passé sous Cromwell, et avait eu pour épilogue l'exécution capitale d'un ambassadeur de Portugal.

M. de Guerchy ne pouvait croire qu'un sort semblable l'attendit ; mais l'esprit anglais lui avait réservé déjà de telles surprises que l'incertitude augmentait son abattement et le poussait aux démarches les plus inconsidérées. Il était profondément humilié et son attitude remplissait de joie d'Éon qui, tout glorieux, arrogant et plein de menaces, donnait libre cours à son persiflage malicieux : Dans la position où sont les choses, écrivait-il au comte de Broglie, il faut absolument que l'arrangement que vous m'avez fait proposer soit fini incessamment et que vous arriviez au premier jour sans perdre de temps, au 20 de ce mois... Ceci est la dernière lettre que j'ai l'honneur de vous écrire au sujet de l'empoisonneur et du scélérat Guerchy, qui serait rompu vif en France s'il y avait de la justice. Mais, grâce à Dieu, il ne sera que pendu en Angleterre... Je vous donne ma parole que sous peu le Guerchy sera arrêté au sortir de la Cour et conduit dans la prison des criminels à la Cité de Londres ; son ami Praslin viendra l'en tirer s'il le peut ; vraisemblablement l'ami qui l'en tirera sera le bourreau[30].

Ces prédictions ironiques ne se réalisèrent pas. Un verdict aussi singulier ne pouvait autoriser l'application d'une loi surannée. Le cabinet anglais en eût redouté les conséquences, s'il n'en avait déjà compris l'injustice et même le ridicule. Il chercha aussitôt un moyen qui lui permît de parer aux dangers de son inflexible législation et le trouva dans les arcanes même de son droit. Par un writ d'assertiorari le procès fut évoqué en appel au banc du roi. Ce nouveau tribunal déclara le jugement en suspens, et, sans trancher la question pour le fond, délivra, en faveur de l'ambassadeur, une ordonnance de noli prosequi.

L'affaire était définitivement enterrée. Le comte de Guerchy dut se trouver satisfait de ce piètre expédient qu'il avait sollicité instamment, et qui ne le lavait point aux yeux du public de la honte de ce scandaleux débat. L'estime des ministres et des gens clairvoyants lui restait, et il dut s'en contenter, car l'opinion anglaise lui était en général opposée. On critiqua fort l'intervention du roi dans une matière purement judiciaire ; lord Chesterfield, écrivant à son fils Philippe Stanhope, en contestait lui-même la légalité[31]. Ce fut dans le peuple une explosion de mécontentement qui faillit mettre en danger la personne même de l'ambassadeur. La populace ne ménagea point ses huées à Guerchy. Un jour même on arrêta son carrosse ; il dut cacher sa croix du Saint-Esprit et déclarer qu'il n'était pas l'ambassadeur, mais son secrétaire seulement. La foule menaçante ne l'en poursuivit pas moins jusqu'à son hôtel ; les valets de l'ambassade fermèrent précipitamment la grille, ce qui donna le temps à la force publique d'arriver et de mettre fin à un incident qui eût pu avoir les plus graves conséquences.

La situation devenait intolérable à Londres pour M. de Guerchy. Il prit un congé et passa de longs mois en France ; puis il fit de nouveau, en 1766, un court séjour en Angleterre, où il ne devait plus revenir. M. Durand fut nommé ministre de France par intérim. C'était un des plus fidèles agents du secret, qui avait déjà représenté le roi en Pologne.

D'Éon n'avait pas attendu l'arrivée à Londres de ce nouvel envoyé, qu'il connaissait de longue date, pour tenter de renouer, par des prières et des menaces, ses négociations avec M. de Broglie. Celui-ci, se montrant toujours indulgent et jugeant le moment opportun, consentit à reprendre les pourparlers. Le chevalier ne fit plus de difficulté pour remettre au nouveau ministre plénipotentiaire les brevets royaux de sa mission — mais ceux-là seulement — ; il les présenta, dit le procès-verbal qui fut dressé alors, en bon état, couverts d'un double parchemin à l'adresse de Sa Majesté, renfermés et mastiqués dans une brique cousue à cet effet, prise dans les fondements des murailles de la cave.

En échange de ces papiers, Louis XV, vivement supplié par M. de Broglie et Tercier, redoutant surtout les indiscrétions et les incartades de d'Éon, lui accorda une grâce qu'il daigna lui annoncer de sa main même :

En récompense des services que le sieur d'Éon m'a rendus tant en Russie que dans mes armées et d'autres commissions que je lui ai données, je veux bien lui assurer un traitement annuel de 12,000 livres, que je lui ferai payer exactement tous les trois mois en quelque pays qu'il soit, sauf en temps de guerre chez mes ennemis et ce jusqu'à ce que je juge à propos de lui donner quelque poste dont les appointements seraient plus considérables que le présent traitement.

LOUIS[32].

 

Un témoignage aussi flatteur, qui marquait le pardon, sinon l'oubli, de tant de menées scandaleuses, aurait dû ramener le calme dans un esprit moins exaspéré. Mis à l'abri, par une pension de ministre plénipotentiaire, du dénuement complet au milieu duquel il s'était débattu pendant trois longues années, tout autre que d'Éon eût saisi l'occasion qui se présentait une seconde fois à lui de se faire oublier, pour reprendre dans la suite une carrière en vérité très compromise, mais à laquelle ses talents reconnus pouvaient encore ouvrir quelques perspectives. Il n'en fut rien ; sa destinée l'avait poussé aux aventures et dès lors les aventures l'attiraient.

M. de Guerchy rentré en France venait de mourir (1768). Sa santé, ébranlée, disait-on, par les tracas de son ambassade, n'avait pu se remettre de l'affront qui l'avait terminée ; du ridicule, sinon du déshonneur, que lui avait infligé sa condamnation et il n'avait pas tardé à succomber. La haine de d'Éon contre ce nom qui lui avait été si fatal ne fut point désarmée cependant par la mort d'un adversaire que sa plume ne cessa de poursuivre. Il comprit en tout cas l'indignation que cet événement — dont on ne manquerait pas de le rendre responsable — allait de nouveau raviver contre lui, et devina l'hostilité qu'il rencontrerait à la Cour s'il se hasardait à rentrer en France.

Le ressentiment des ministres qu'il avait si librement raillés et bravés ; la colère de la famille de Guerchy, alors toute puissante, lui parurent de suffisants motifs pour renoncer à tout projet de retour. L'Angleterre, où le jugement qui l'avait mis hors la loi venait d'être paralysé par le procès qu'il avait gagné contre son ambassadeur, lui offrait un asile plein de sécurité et lui assurait une liberté qu'il ne pouvait espérer nulle part aussi grande. Il se résigna donc à y demeurer, bien décidé à améliorer, par tous les moyens possibles, une situation qu'il estimait bien injustement diminuée, et à entretenir autour de lui un bruit auquel il s'était accoutumé et qui lui était devenu indispensable.

 

 

 



[1] Lettre d'un Français à M. le duc de Nivernais, à Paris. — Imprimée à Londres le 29 octobre 1763.

[2] Contre-note ou Lettre à M. le marquis L., à Paris. — Londres, 1763. Brochure in-4°.

[3] Contre-note ou Lettre à M. le marquis L., à Paris. — Imprimée à Londres le 15 décembre 1763.

[4] Lettre de Mlle Bac de Saint-Amand à M. de la M.., écuyer de la Société Royale d'Agriculture, au sujet du sieur de Vergy. — Imprimée à Londres le 30 décembre 1763.

[5] Le chevalier d'Éon au duc de Choiseul et au duc de Nivernais, 15 février 1764. (Cité par GAILLARDET, p. 143.)

[6] Lettres, mémoires et négociations particulières du chevalier d'Éon, ministre plénipotentiaire de France auprès du roi de la Grande-Bretagne. Imprimé chez l'auteur aux dépens du Corps diplomatique, à Londres, 1764. Deux éditions, in-4°. — D'Éon avait mis comme devise, au-dessous du titre, ces trois vers de Voltaire :

Pardonnez, un soldat est mauvais courtisan.

Nourri dans la Scythie aux plaines d'Arbazan,

J'ai pu servir la Cour et non pas la connaître.

Puis, plus bas :

Vita sine litteris mors est.

[7] M. Walpole au comte Hertford, 27 mars 1764. (Cité par le duc DE BROGLIE, Le Secret du Roi, t. II, p. 78.)

[8] Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des lettres en France, ou Journal d'un observateur, par BACHAUMONT, t. II, p. 45.

[9] Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des lettres en France, ou Journal d'un observateur, par BACHAUMONT, t. II, p. 48.

[10] D'Éon à Terrier, 23 mars 176)1. (BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, p. 313.)

[11] Louis XV à Tercier, 25 mars, 10 avril, 11 avril 1764. (BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, p. 317-320.)

[12] D'Éon au Roi, 20 avril 1764, (BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, p. 321.)

[13] Mémoires de la chevalière d'Éon, cités par le duc DE BROGLIE, Le Secret du roi, t. II. p. 85.

[14] Le chevalier d'Éon à lord Mansfield, à lord Bute, à Pitt, ff. imprimés. — Londres, 21 juin 1764. (Papiers inédits de d'Éon.)

[15] William Pitt au chevalier d'Éon, 23 juin 1764. — Cité par GAILLARDET.

[16] Note particulière du chevalier d'Éon pour le comte de Vergennes, 31 décembre 1774. (Papiers inédits de d'Éon.)

[17] Lettre de lord Halifax, ministre et secrétaire d'État, à Philipp Carteret Webb, solicitor général de la Trésorerie d'Angleterre, 16 décembre (Papiers inédits de d'Éon.)

[18] D'Éon au capitaine de Pommard, 5 juin 1764. (Papiers inédits de d'Éon.)

[19] Lettre à M. le duc de Choiseul, par Treyssac de Vergy. Libelle publié à Liège, 1764.

[20] Papiers inédits de d'Éon.

[21] Le comte de Guerchy au duc de Praslin, 15 novembre 1764. (Archives des Affaires étrangères.)

[22] D'Éon au comte de Broglie, 2 novembre 1764, (BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, p. 332.)

[23] Le Roi à Tercier, 9 janvier 1765 (BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, p. 334).

[24] Papiers inédits de d'Éon.

[25] Louis XV à Tercier, Marly, 16 janvier 1765. (BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, p. 336.)

[26] Le comte de Broglie à Louis XV, 25 janvier 1765. (Le duc DE BROGLIE, Le Secret du roi, t. II, p. 100.)

[27] Papiers inédits de d'Éon.

[28] BACHAUMONT, Mémoires secrets, à la date du 28 novembre 1764, t. II, p. 126.

[29] Papiers inédits de d'Éon.

[30] D'Éon au comte de Broglie, 1er avril 1765. (Le duc DE BROGLIE, Le Secret du roi, t. II, p. 106.)

[31] Lettre citée par le duc DE BROGLIE. (Le Secret du roi, p. 108.)

[32] BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, p. 349.