LE CHEVALIER D'ÉON

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

D'Éon va rejoindre en Russie le marquis de L'Hospital. — Ambassade du baron de Breteuil. — D'Éon revient en France, porteur de l'accession de la Russie au traité de 1758. — Il quitte la diplomatie pour l'armée et est nommé aide de camp du maréchal de Broglie. — Sa belle conduite pendant la guerre de sept ans. — Il rentre dans la diplomatie pour accompagner à Londres le duc de Nivernais.

 

L'esprit ardent de d'Éon, sous l'aiguillon du succès et de l'espérance, s'accommodait mal en effet de cette inaction momentanée ; les témoignages flatteurs qu'il recueillit à Compiègne — où il était allé les chercher — du roi et de la Cour ne parvinrent pas à calmer son impatience. Il se présenta à l'hôtel du Temple pour rendre compte au prince de Conti du médiocre résultat de sa mission secrète et savoir, en vue de son départ, quelle suite il devrait y donner. Il n'était plus question du duché de Courlande et du commandement général des troupes russes. Louis XV avait déjà semblé se désintéresser de ce projet et s'il permit à d'Éon de voir son ancien ministre secret, il différa de lui donner des instructions à cet égard ; puis bientôt, craignant de compliquer une situation déjà délicate à Pétersbourg, il abandonna définitivement les intérêts d'un cousin qui avait osé déplaire à Mme de Pompadour.

Cependant le départ de d'Éon venait d'être fixé au 21  septembre. Ses sollicitations avaient été entendues par le ministre ; Tercier désirait également le voir rejoindre son poste, et M. de L'Hospital, à qui il avait pu révéler, en une courte entrevue, sa finesse et la connaissance qu'il avait du pays et des gens, le pressait de revenir :

Mon cher petit, lui écrivait-il, j'ai appris avec peine votre accident et avec grand plaisir vos entrevues avec le vieux et le nouveau testament. Venez pratiquer l'évangile avec nous et comptez sur mon amitié et mon estime[1].

 

Le pauvre ambassadeur se trouvait en effet, à peine arrivé, dans la plus fausse, la plus ennuyeuse situation. Il était en Russie pour achever le rapprochement des deux Cours, et un incident, léger en apparence, venait entraver sa mission, menaçait de compromettre une alliance si laborieusement acquise et de ruiner cette politique nouvelle qui devait porter remède aux erreurs passées.

Élisabeth, qui à aucun moment ne s'était découragée de faire à la France des avances souvent flatteuses, quelquefois pécuniairement intéressées, mais toujours poliment éludées, venait de trouver une occasion de marquer avec éclat les sentiments qu'elle avait voués à la personne du roi, en même temps que sa sympathie pour ses nouveaux alliés. Marraine de l'enfant qui allait naître de la grande-duchesse, elle voulait que Louis XV le tînt avec elle sur les fonts baptismaux. Elle avait mis à son désir toute l'intensité et la ténacité d'un caprice féminin et lorsque, dans le Conseil, on lui avait suggéré un autre choix, elle avait répondu : Non, non, je ne veux que Louis XV et moi...[2] Woronzow pressentit M. de L'Hospital qui fit part au ministre de l'offre impériale.

Avec une opiniâtreté qui serait inexplicable s'il n'avait donné maint exemple de semblables scrupules, le roi ne voulut point accepter des engagements qui obligent à veiller autant qu'on le peut à ce que l'enfant soit élevé dans la religion catholique[3]. Élisabeth fut fort dépitée de voir repousser ainsi ses avances, et les motifs étaient faits pour la surprendre de la part d'un monarque qu'elle avait des raisons de croire plus sceptique encore qu'elle-même. Elle ne choisit point d'autre parrain et l'enfant reçut dans ses bras le baptême. Le marquis de L'Hospital, craignant que la blessure faite à un amour-propre royal et féminin ne fût habilement envenimée par le parti' hostile à la France que menait Bestuchef, attendait impatiemment le retour de d'Éon dont il connaissait la faveur auprès de l'impératrice. L'adroit secrétaire ne trompa point la confiance de son chef ; il était instruit à merveille des intrigues d'un palais où lui-même manœuvrait depuis deux ans ; aussi fit-il si bien que le parti du vice-chancelier Woronzow reprit le dessus et se trouva vite assez fort pour s'attaquer à celui du tout puissant chancelier.

D'Éon, lors de son passage au milieu des troupes russes, avait acquis la certitude qu'Apraxin entretenait avec le chancelier une correspondance secrète. L'inaction du maréchal après la victoire qu'il avait remportée à Gross-Joegendorf sur les Russes, la défaite qu'il s'était si vite fait infliger à Narva ne laissaient aucun doute sur les ordres qui lui étaient transmis en sous main et contre la volonté de la souveraine. Averti par d'Éon qui était parvenu à savoir l'endroit où Bestuchef tenait cachés ses documents secrets, Woronzow n'hésita pas à dénoncer à la tsarine la trahison qui menaçait de faire échouer complètement une campagne si heureusement entreprise ; Élisabeth passa définitivement au parti favorable à la France et la perte de Bestuchef fut résolue quelques jours après[4].

Au cours d'une audience accordée par l'impératrice au marquis de L'Hospital, à peine remis d'une longue maladie, et comme celui-ci se plaignait des procédés du chancelier à son égard, si peu conformes aux bontés de la souveraine, le comte Bestuchef, qui était suivant l'usage derrière la droite de l'impératrice, s'élança comme un furieux et sortit avec del yeux étincelants qui tirent craindre pour la nuit quelque catastrophe. Il se retira dans son palais ; mai le lendemain l'impératrice l'invitait à assister à son conseil. Il prétexta une maladie, mais ne put élude' un second ordre. Un récit de son arrestation, trou pittoresque pour n'avoir point été pris sur le vif, nom. a été transmis par La Messelière :

Bestuchef, comptant que le voile de ses artifices n'était point encore déchiré, monta en carrosse avec tout l'appareil de sa place. En arrivant au péristyle du palais il fut fort étonné de voir la garde des grenadiers, qui prenait ordinairement les armes pour lui, environner la voiture par un mouvement qui se fit de droite et de gauche. Un lieutenant général major des gardes le constitua prisonnier et monta à côté de lui pour le reconduire sous escorte dans son palais. Quelle fut sa surprise en y arrivant de le voir investi par quatre bataillons, des grenadiers à la porte de son cabinet et le scellé mis sur tous ses papiers ! Il fut, selon l'usage, déshabillé tout nu privé de rasoirs, canifs et couteaux, ciseaux, aiguilles et épingles. Son caractère atroce et inébranlable le fit sourire sardoniquement malgré tous les témoignages qu'on devait trouver contre lui dans ses papiers. Quatre grenadiers, la baïonnette au bout du fusil, tenaient perpétuellement les quatre coins de son lit, les rideaux ouverts. On ne put savoir où il avait caché un petit billet qu'il avait provisoirement écrit et qu'il voulait faire passer à la grande-duchesse. Il demanda le médecin Boirave, que l'on fit venir. Lorsqu'il voulut lui toucher le pouls, il tenta de glisser clans la main du médecin ce billet ; mais celui-ci, n'ayant pas entendu ce que cela signifiait, laissa tomber le billet à terre. Le major de garde le ramassa et on n'a pas su ce qu'il contenait. Le pauvre médecin comptant être pris à partie éprouva un tel saisissement que trois jours après il fut suffoqué[5].

 

Les papiers du chancelier ne laissèrent aucun doute sur ses manœuvres secrètes. Accusé de haute trahison, il dut à la clémence d'Élisabeth de ne pas être condamné à la peine capitale et fut exilé en Sibérie. Plus de dix-huit cents personnes avaient été arrêtées ; Apraxin venait de se suicider ; un courant plus favorable aux intérêts français allait se former sous l'impulsion de Woronzow, qui recueillit la succession de son rival.

D'Éon, dont le rôle en cette affaire fut si actif et si heureux, avait, si l'on en croit La Messelière, sauvé sans le savoir sa propre tête. Il s'était, en tout cas, créé des droits à la reconnaissance de Woronzow en même temps que de nouveaux titres à la confiance d'Élisabeth ; aussi eut-on l'idée de l'attacher au service de la Russie et la demande en fut faite officiellement par le marquis de L'Hospital à l'abbé de Bernis. Le ministre et M. Tercier, se trouvant ici dans les mêmes sentiments, ne s'opposèrent point à une combinaison suggérée sans doute par la tsarine elle-même et qui fixait auprès d'elle un agent estimé à la fois du ministère et du secret. D'Éon, bien que flatté d'une offre qu'il n'omettra de relater dans aucun de ses projets de mémoires, ne crut pas cependant devoir l'accepter. La faveur dont il jouissait à Versailles, une carrière brillamment commencée dans la diplomatie, une porte ouverte à ses ambitions dans l'armée, tout lui promettait un avenir assez enviable dans son propre pays. Il savait aussi que les étrangers parvenaient rarement à de hautes situations en Russie. La fortune y était d'une inconstance particulière et sa roue se brisait le plus souvent sur le chemin de la Sibérie. Enfin sa santé commençait à se ressentir des rigueurs du climat. Il n'hésita pas à refuser. Si j'avais un frère bâtard, écrivait-il à Tercier[6], je l'engagerais, je vous assure, à prendre cette place ; pour moi, qui suis légitime, je suis bien aise d'aller mourir comme un chien fidèle sur mon fumier natal. En remerciant l'abbé de Bernis, il le suppliait de l'oublier toujours lorsqu'il s'agirait d'une fortune qui éloigne et fasse quitter entièrement la France[7].

Le ministre n'insista pas et le félicita même de son attachement à son pays. A ce moment d'Éon avait d'ailleurs d'autres projets en tête. Il était las de la Russie, où il craignait de voir, pendant longtemps encore, se consumer inutilement une activité qui aspirait à d'autres champs de bataille. Il avait suivi de son poste la triste campagne de 1757, qui s'était terminée pour l'armée française par la sanglante défaite de Rosbach. Les courriers arrivés en mars à l'ambassade n'avaient pas apporté de meilleures nouvelles : le Hanovre venait d'être évacué et les troupes du comte de Clermont, contraintes d'abandonner la Westphalie, avaient dû repasser le Rhin. De tous côtés les hostilités étaient reprises avec une nouvelle vigueur. D'Éon, dont l'humeur inquiète s'impatientait de n'avoir pu faire encore ses premières armes, désirait rejoindre son régiment avant que la guerre fût finie : Son honneur et son amour-propre, disait-il, souffriraient trop de le faire après la paix[8].

Il se décida donc à écrire, le 14 avril, au ministre de la Guerre pour solliciter un brevet de capitaine. Le maréchal de Belle-Isle ne lui refusa pas ce rapide avancement. Moins de trois mois après, d'Éon recevait une commission de capitaine réformé à la suite de son régiment ; mais il devait encore une fois prendre patience et renoncer pour le moment à ses projets belliqueux.

Les événements ne lui avaient pas permis, en effet, de quitter Saint-Pétersbourg. La politique secrète du roi rendait sa présence nécessaire auprès de l'ambassadeur, dont il devait sans cesse surveiller et souvent même inspirer les actes. Le duc de Choiseul, successeur de Bernis au ministère des Affaires étrangères, venait d'informer le marquis de L'Hospital du traité, signé le 30 décembre 1758, qui unissait plus étroitement Louis XV et Marie-Thérèse dans une politique d'action contre la Prusse. L'ambassadeur avait pour tâche d'obtenir l'accession de la Russie à cet accord. Il devait en outre laisser entendre à la tsarine que sa médiation entre la France et l'Angleterre serait bien accueillie du cabinet de Versailles, qui en retour se montrerait moins attaché aux intérêts de la Pologne. Les circonstances pouvant rendre précieux l'appui de la grande-duchesse, on serait contraint de lui témoigner plus d'égards, et la tsarine ne devrait pas en prendre ombrage.

Ce double jeu n'était pas fait pour séduire l'ambassadeur qui, détestant les intrigues, n'y eût pas réussi et ne s'en mêlait point. Il avait su plaire à Élisabeth et tenait particulièrement à conserver son estime. Son esprit fin, ses belles manières, une libéralité que Louis XV qualifiait d'excessive, lui avaient attiré les sympathies de la Cour. S'il réalisait parfaitement le type du grand seigneur que l'on avait d'abord recherché pour représenter dignement la France auprès d'une Cour fastueuse, son âge, ses infirmités et un manque d'énergie naturel l'empêchèrent de recueillir les fruits d'une alliance qu'il se bornait à entretenir et fortifier de son mieux. Il jugeait que c'était la partie essentielle de sa mission et se reposait sur d'Éon, auquel il avait voué une véritable affection, du soin de régler les affaires courantes. Le cas, qu'il faisait des connaissances de son jeune secrétaire, de son expérience des choses et des gens de la Russie, l'avait accoutumé à ne prendre aucune décision sans avoir consulté son petit d'Éon, dont le rôle d'agent secret se trouvait ainsi singulièrement facilité. Aussi ne manqua-t-il pas de lui communiquer les instructions qu'il venait de recevoir du duc de Choiseul.

D'Éon en connaissait déjà le sens. Mais par une lettre de Tercier il avait appris également que le roi ne consentirait en aucune façon à laisser Élisabeth s'agrandir aux dépens de la Pologne ; c'était lui donner dans le nord de l'Europe une prépondérance que l'offre de médiation viendrait confirmer. A ce prix Louis XV préférait continuer la guerre avec l'Angleterre. Enfin il ne désirait aucun changement dans l'attitude que l'on avait adoptée vis-à-vis de la grande-duchesse[9]. D'Éon, sans en découvrir l'inspirateur, fit valoir ces considérations auprès du marquis de L'Hospital, qui se contenta de négocier la ratification du traité, mais attendit pour s'avancer sur les autres points des ordres plus pressants. Ceux-ci arrivèrent bientôt. Choiseul, impatienté d'une inaction si contraire aux ordres transmis, écrivit à l'ambassadeur une lettre, dont le caractère intime et affectueux tempérait seul la vivacité des termes et où il le mettait en demeure d'obéir ou de demander son rappel[10].

D'Éon renouvela ses instances auprès du marquis de L'Hospital et n'épargna rien pour le dissuader de se lancer dans des intrigues qui pouvaient ne pas rencontrer l'approbation du roi. Il parvint ainsi à faire différer pendant plus d'un an un projet que les revers infligés à Frédéric par les Russes firent abandonner au ministre lui-même[11].

N'ayant pu obtenir ce qu'il désirait d'un ambassadeur que son amitié l'empêchait de frapper, Choiseul s'était décidé à lui donner en quelque sorte un coadjuteur. Il avait envoyé à Saint-Pétersbourg, avec le titre de ministre plénipotentiaire, le baron de Breteuil, jeune homme que ses capacités, sa distinction et une grande fortune mettaient à même de plaire à la grande-duchesse et à la jeune Cour. Le roi avait approuvé officiellement cette mission ; mais comme elle était contraire à sa politique personnelle, il avait voulu en annuler l'effet et s'était résolu à initier le baron de Breteuil au secret. Il avait signé une longue lettre, préparée par Tercier, pour inviter d'Éon à mettre le nouvel envoyé au courant des vues particulières du roi[12].

Le rôle de d'Éon allait se trouver ainsi fort diminué. Après avoir intrigué pendant cinq ans et servi d'intermédiaire dans la correspondance secrète de Louis XV et d'Élisabeth, après avoir travaillé aux négociations de divers traités, il voyait sa carrière subitement entravée dans la diplomatie. Aussi songea-t-il de nouveau à la poursuivre dans l'armée. Il n'avait pas cessé d'ailleurs d'entretenir les meilleures relations avec les chefs du régiment à la suite duquel il figurait. A diverses reprises il s'était rappelé de Saint-Pétersbourg au souvenir de son colonel, le marquis de Caraman, et de son camarade, le capitaine de Chambre. Il avait même eu l'attention de rechercher des fourrures pour le duc de Chevreuse, colonel général des dragons, qui lui en avait marqué sa reconnaissance par un aimable billet :

A Paris, ce 23 novembre 1760.

Je reçois, monsieur, votre lettre et la peau d'écureuil volant de Sibérie que vous me faites le plaisir de m'envoyer. Elle est très belle et je vous en rends mille grâces ; mais je vous supplie de vouloir bien m'en mander le prix, parce que je la garderai avec soin et n'en ferai aucun usage jusqu'à ce que vous m'ayez fait le plaisir de me le marquer.

Je vous prie de ne jamais douter de tous les sentiments avec lesquels je suis plus que personne, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Le duc DE CHEVREUSE[13].

 

Les études historiques auxquelles il s'était livré dans le loisir que lui laissaient les négociations — et dont le titre seul révèle bien le manque de mesure qu'il apportait en toutes choses — n'avaient pu attacher d'Éon au genre de vie qu'on menait en Russie[14]. Au mois de juillet 1760, il avait perdu tout courage ; sa santé s'était gravement altérée ; il suppliait le marquis de L'Hospital de le laisser revenir en France :

Votre Excellence sait que depuis plus de dix-huit mois je suis plus souvent malade qu'en santé. M. Poissonnier m'a conseillé sérieusement d'aller sucer mon air natal pour reprendre mes anciennes forces. Quoique je ne craigne ni la mort ni les médecins, et quoique je sois très persuadé qu'il n'est point réservé à la faculté d'épouvanter vos secrétaires d'ambassade, cependant je sens en moi-même un affaissement de la nature plus fort que tous les raisonnements des docteurs, qui m'avertit de ne pas m'enterrer dans un cinquième hiver en Russie... En acquérant encore quelques connaissances de plus dans la politique, je puis aspirer à faire quelque chose de mieux que le métier de scribe et de pharisien[15].

 

M. de L'Hospital ne retint pas plus longtemps auprès de lui son petit d'Éon et le chargea de porter à Versailles l'accession de la Russie au traité de 1758 et les ratifications de la convention maritime avec la Russie, la Suède et le Danemark.

D'Éon quitta Saint-Pétersbourg, décidé à n'y jamais revenir, emportant avec lui des témoignages élogieux de M. de L'Hospital et du baron de Breteuil et des lettres de recommandation auprès du ministre de la Guerre. La tsarine avait daigné lui faire remettre une boîte enrichie de diamants, et comme il prenait congé de Woronzow, le chancelier lui aurait dit : Je suis fâché de vous voir partir, quoique votre premier voyage ici avec le chevalier Douglas ait coûté à ma souveraine plus de deux cent mille hommes et quinze millions de roubles[16].

Arrivant ainsi que la première fois porteur de fort bonnes nouvelles, le messager fut de nouveau bien reçu à Paris comme à Versailles. Le duc de Choiseul lui fit accorder une pension de 2.000 livres sur le trésor royal et promit de s'occuper de sa carrière.

D'Éon, que le voyage avait épuisé, venait d'être atteint de la petite vérole. Il dut se soigner et attendre jusqu'au printemps la réalisation d'un rêve longuement caressé. Enfin, au mois de février 1761, il put demander au duc de Choiseul, ministre de la Guerre, de lui permettre de servir pendant la campagne prochaine en qualité d'aide de camp de M. le maréchal et de M. le comte de Broglie à l'armée du Haut-Rhin et de lui accorder une lettre de passe à la suite du régiment d'Autichamp-Dragons qui sert dans la même armée, le régiment du colonel général étant employé cette année-là sur les côtes.

Le ministre se montra tout disposé à lui donner satisfaction et à l'envoyer à l'armée ; mais ce n'était pas assez pour d'Éon de recevoir cette destination officielle, il lui fallait encore l'agrément particulier du roi, dont il n'avait pas cessé d'être l'agent secret durant ses séjours en Russie. Le comte de Broglie dont il voulait devenir l'aide de camp et qui aussi bien continuait à suivre de l'armée les affaires de la politique secrète, soumit son désir au souverain et en obtint cette réponse :

A Marly, ce 31 mai 1761.

... Je ne sache point que nous ayons présentement besoin du sieur d'Éon ; ainsi vous pourrez le prendre pour aide de camp, et d'autant mieux que nous saurons où le prendre si cela était nécessaire[17].

 

D'Éon fut nommé aussitôt et partit sans délai pour l'armée où, à peine arrivé, il eut à payer de sa personne. A Hœxter on lui confie l'évacuation des poudres et des effets du roi qui étaient restés dans la place : il en charge les bateaux amarrés sur les bords du Weser et passe le fleuve à diverses reprises sous le feu de l'ennemi. Peu de temps après, dans un engagement qui eut lieu à Eltrop, près de Sœft, il est blessé au visage et à la cuisse. Le 7 novembre 1761, à la tête des grenadiers de Champagne et des Suisses, il attaque les montagnards écossais qui s'étaient embusqués dans les gorges de montagnes voisines du camp d'Himbeck, il les déloge et les poursuit jusqu'au camp des Anglais. Enfin à Osterwick, prenant le commandement d'une petite troupe d'un peu plus de cent dragons et hussards, il charge avec intrépidité le bataillon franc prussien de Rhées qui, établi près de Wolfenbüttel, coupait les communications de l'armée française, et son attaque est si prompte que l'ennemi débandé met bas les armes et qu'il se trouve avoir fait près de huit cents prisonniers. Le prince Xavier de Saxe profita de cette action hardie pour faire avancer ses troupes et s'emparer de Wolfenbüttel. Tous ces hauts faits, que d'Éon racontait complaisamment, et qu'il fit enregistrer par son biographe La Fortelle, sont d'ailleurs attestés par le certificat qu'en quittant l'armée il se fit donner par le maréchal et le comte de Broglie :

Victor-François, duc de Broglie, prince du Saint-Empire, maréchal de France, chevalier des ordres du roi, commandant en Alsace, gouverneur des ville et château de Béthune et commandant l'armée française sur le Haut-Rhin ;

Et Charles, comte de Broglie, chevalier des ordres du roi, lieutenant-général de ses armées et maréchal-général des logis de celle du Haut-Rhin.

Nous certifions que M. d'Éon de Beaumont, capitaine au régiment d'Autichamp-Dragons, a fait la dernière campagne avec nous en qualité de notre aide de camp ; que pendant le courant de ladite campagne nous l'avons chargé fort souvent d'aller porter les ordres du général et que dans plusieurs occasions il a donné des preuves de la plus grande intelligence et de la plus grande valeur, notamment à Hœxter en exécutant, en présence et sous le feu de l'ennemi, la commission périlleuse de l'évacuation des poudres et autres effets du roi ; à la reconnaissance et au combat près d'Ultrop, où il a été blessé à la tête et à la cuisse, et près d'Osterwick, où, s'étant trouvé second capitaine d'une troupe de quatre-vingts dragons, aux ordres de M. de Saint-Victor, commandant les volontaires de l'armée, ils chargèrent si à propos et avec tant de résolution le bataillon franc-prussien de Rhées qu'ils le firent prisonnier de guerre, malgré la grande supériorité de l'ennemi ; en foi de quoi, nous lui avons délivré le présent certificat, signé de notre main, et avons fait apposer le cachet de nos armes.

Fait à Cassel, le 2-4 décembre 1761.

Signé : Le maréchal duc DE BROGLIE

Le comte DE BROGLIE.

Et plus bas :

Par Monseigneur,

Signé : DROUET[18].

 

L'original de ce certificat a été perdu ; mais d'Éon lui-même en publia le texte à Londres en 1764 ; lors de ses démêlés avec le comte de Guerchy, le maréchal et le comte de Broglie étaient encore vivants, aussi l'exactitude de ce témoignage n'est-elle pas douteuse.

C'est qu'en effet d'Éon s'était rencontré à l'armée de Broglie avec un personnage qui devait exercer plus tard une influence décisive sur sa destinée, briser sa carrière régulière et le lancer dans une série d'aventures plus étranges les unes que les autres ; où il devait ruiner ses brillantes qualités et perdre en une extravagante métamorphose jusqu'à sa dignité d'homme. Le comte de Guerchy, futur ambassadeur de France en Angleterre, était alors lieutenant général dans l'armée du maréchal de Broglie ; le 19 août 1761, jour où l'armée française exécutait le passage du Weser sous Hœxter, le capitaine d'Éon fut chargé par son chef de lui porter l'ordre suivant :

ORDRE DU GÉNÉRAL

M. le maréchal prie M. le comte de Guerchy de faire prendre sur-le-champ par toutes les brigades d'infanterie qui sont à la rive droite du Weser quatre cent mille cartouches qui s'y trouvent, qu'un garde-magasin de l'artillerie leur fera distribuer, à l'endroit où M. d'Éon, porteur de ce billet, les conduira.

Fait à Hœxter, le 19 août 1761.

Signé : Le comte DE BROGLIE.

P.-S. — Il serait bon qu'il vint sur-le-champ un officier major avec M. d'Éon, pour faire cette distribution aux troupes sous vos ordres[19].

 

Est-il vrai, comme d'Éon le raconta plus tard dans les libelles qu'il fit paraître à Londres contre l'ambassadeur, que le comte de Guerchy se contenta de mettre l'ordre dans sa poche et de dire à d'Éon : Monsieur, si vous avez des poudrés vous n'avez qu'à les faire porter au parc d'artillerie, vous le trouverez à une demi-lieue d'ici ; qu'en dépit de la discipline, le jeune aide de camp dut galoper après le lieutenant général pour lui reprendre l'ordre et se charger tout seul de remplir les instructions du maréchal ? Le comte de Guerchy se garda naturellement d'en convenir, traita de folle invention toute cette histoire, et le témoignage tardif et intéressé d'un être aussi passionné et peu sincère que d'Éon ne peut être accepté que sous bien des réserves.

Quoi qu'il en soit, il était curieux de noter cette première rencontre sur le champ de bataille de deux officiers qui devaient trois ans plus tard, réunis dans la même ambassade, se brouiller avec tant d'éclat et étonner par le scandale de leur querelle l'Europe tout entière.

Mais, eu dépit de sa belle conduite militaire et du goût qu'il prenait à faire, sur de vrais champs de bataille, le métier de dragon après avoir fait dans les chancelleries ce qu'il appelait le métier de scribe et de pharisien, d'Éon n'avait pu attendre, pour quitter l'armée, les préliminaires de la paix qui furent signés au mois de septembre 1762. Dès la fin de décembre 1761, un ordre du ministère l'avait fait revenir à Paris ; il était question de le renvoyer à Saint-Pétersbourg, où il avait fait avec tant de bonheur ses premières armes diplomatiques, et de lui donner la succession du baron de Breteuil. Une fois encore il allait changer de carrière, mais en y gagnant un nouvel avancement. Il partit donc de Cassel, où il se trouvait avec l'état-major du maréchal de Broglie, emportant le certificat qui relatait ses belles actions militaires et arriva en France dans les premiers jours de l'année 1762. Il était à peine en route que la tsarine mourait, emportant dans sa tombe l'ambassade de d'Éon. Si, en dépit de l'infériorité de son grade et de la petitesse de sa naissance, il s'était trouvé désigné aux yeux du ministre et du roi pour remplir une mission de confiance auprès de la tsarine qui le connaissait depuis plusieurs années et à maintes reprises lui avait marqué sa bienveillance, l'avènement d'un nouveau souverain à Saint-Pétersbourg ôtait bien de leur poids à ces raisons particulières, et toutes les barrières de caste et de hiérarchie se dressaient de nouveau devant l'ambition de l'ardent Bourguignon.

En effet, au lieu d'envoyer d'Éon en Russie, où l'on s'était décidé à laisser le baron de Breteuil, le ministère avait songé à utiliser dans les négociations de la paix la hardiesse entreprenante et l'habileté heureuse du jeune diplomate. Le duc de Choiseul l'avait donné pour secrétaire au duc de Nivernais, choisi comme le négociateur le plus subtil et le plus adroit de toute la France pour aller conclure une paix difficile avec les Anglais.

 

 

 



[1] Cité par GAILLARDET, Mémoires sur la chevalière d'Éon, p. 66.

[2] Le marquis de L'Hospital au comte de Bernis, 16 septembre 1757. — Archives des Affaires étrangères.

[3] Le comte de Bernis au marquis de L'Hospital, 16 octobre 1757. — Archives des Affaires étrangères.

[4] ..... J'ai indiqué au vice-chancelier Woronzow le lieu caché où il trouverait sa correspondance secrète avec le roi de Prusse, le maréchal Apraxin et le général Totleben depuis le commencement de la guerre entre la Russie et la Prusse et qu'il donnait des ordres secrets tout contraires à ceux qu'il faisait expédier publiquement en sa chancellerie. (Papiers inédits de d'Éon.)

[5] LA MESSELIÈRE, Voyage à Saint-Pétersbourg, Paris 1803.

[6] D'Éon à Tercier, juillet 1758. — GAILLARDET, p. 74.

[7] D'Éon au comte de Bernis, juillet 1758. — GAILLARDET, p. 75.

[8] D'Éon au marquis de L'Hospital, 23 juillet 1760. (Papiers inédits de d'Éon.)

[9] A. VANDAL, Louis XV et Élisabeth de Russie. — Paris, Plon, 1896, p. 359.

[10] Lettre particulière du duc de Choiseul au marquis de L'Hospital, 2 octobre 1759. — Archives des Affaires étrangères.

[11] C'est à ces événements que d'Éon fait allusion, avec une fierté digne d'un meilleur objet, dans une lettre qu'il écrivait à Beaumarchais, le 17 janvier 1776 : C'est moi qui, par l'ordre secret de mon maitre, à l'insu du grand Choiseul, ai fait durer trois ans de plus la dernière guerre. — Cité par GAILLARDET, p. 406.

[12] Louis XV au chevalier d'Éon, 7 mars 1760. — BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, p. 248.

[13] Papiers inédits de d'Éon.

[14] Considérations historiques sur les impôts des Égyptiens, des Babyloniens, des Perses, des Grecs, des Romains, et sur les différentes situations de la France par rapport aux finances depuis l'établissement des Francs dans la Gaule jusqu'à présent.

[15] Lettre particulière et secrète au marquis de L'Hospital, 23 juillet 1760. (Papiers inédits de d'Éon.) — M. Poissonnier était un médecin que Louis XV avait envoyé à Élisabeth sur sa demande. La correspondance secrète qu'ils entretinrent parait n'avoir roulé que sur des sujets intimes ou des généralités sans intérêt.

[16] Papiers inédits de d'Éon.

[17] BOUTARIC, Correspondance secrète, t. I, p. 265.

[18] Vie militaire, politique et privée (le Mlle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Thimothée Éon ou d'Éon de Beaumont, écuyer, etc., etc., par M. DE LA FORTELLE. — Paris, 1779 ; 1 vol in-12, p. 68.

[19] Vie militaire, politique et privée de Mlle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Thimothée d'Éon de Beaumont, par LA FORTELLE. — Paris, 1779.