ROME, LA GRÈCE ET LES MONARCHIES HELLÉNISTIQUES AU IIIe SIÈCLE AVANT J.-C. (273-205)

 

CHAPITRE SIXIÈME. — LA PREMIÈRE GUERRE DE MACÉDOINE (suite) - (212-205). - LES ROMAINS EN GRÈCE. - ROME ET LA GRÈCE EN 205.

 

 

Due à l'initiative intelligente d'un général avisé, l'alliance de Rome et de l'Aitolie, leur guerre commune[1] contre Philippe, est un événement considérable ou, du moins, a toutes les apparences d'un événement considérable. Pour la première fois, les Romains étendent a la Grèce leur action diplomatique et militaire ; pour la première fois, usant de la tactique naturellement indiquée, faisant ce que, depuis si longtemps, on se fût attendu à les voir faire, ils utilisent des Grecs contre la Macédoine ; pour la première fois, ils entrent en relations étroites avec un peuple hellène, contractent avec lui, s'engagent envers lui, s'associent à lui dans une entreprise concertée. Ajoutons que, par un enchaînement nécessaire, ils vont, pour la première fois, se trouver, des années durant, en contact amical ou hostile avec la Grèce entière[2].

Effectivement, aux Aitoliens, comme ceux-ci y ont compté, comme l'a prévu leur traité avec Lævinus[3], vont se joindre, outre leur lointain ami, Attale de Pergame, les trois peuples du Péloponnèse qui leur sont alliés, Éléens, esséniens et Spartiates[4], lesquels deviendront donc ainsi les auxiliaires des Romains. — Et, d'autre part, l'entrée des Aitoliens et de leurs alliés dans la lutte aura cette conséquence, singulière et pourtant inévitable, d'en modifier aussitôt le caractère : elle transformera dès le premier jour la guerre de Rome contre Philippe, le Macedonicum bellum, en une guerre hellénique, faite par Rome à des Grecs. En effet, les Aitoliens et les Péloponnésiens de leur parti regardent comme ennemies, non la Macédoine seule, mais encore les nations qui sont ses alliées ou ses clientes, celles qui composent la Symmachie : c'est pourquoi les Romains les devront, eux aussi, tenir pour ennemies. Et comme c'est aux dépens de ces nations que les Aitoliens, leurs alliés grecs, Attale lui-même, prétendent s'agrandir ; comme, d'ailleurs, répandues sur les deux tiers de l'Hellade, bordant tous ses rivages, elles sont bien plus vulnérables que la Macédoine, trop éloignée, trop peu accessible et trop bien défendue, c'est contre elles, de préférence et presque uniquement, que seront dirigées par les amiraux de Rome les hostilités maritimes. Le traité de 212 l'indique déjà par avance. On y trouve esquissé, au profit de l'Aitolie, un large programme de conquêtes qui devront s'accomplir avec l'appui de la flotte romaine : non seulement Lævinus aidera les Aitoliens à ressaisir l'Akarnanie[5], mais, de plus, c'est aux Confédérés que seront livrées, avec leurs territoires, les villes prises par eux et les Romains unis ou par les Romains seuls, à partir des frontières aitoliennes, dans toutes les directions, jusqu'à la hauteur de Kerkyra vers le Nord[6]. En raison de ces précisions mêmes,  villes dont il est là question seront visiblement, non des villes de Macédoine, mais des villes helléniques appartenant aux Symmachoi achéennes ou phocidiennes, béotiennes, locriennes ou thessaliennes. Ainsi, à partir de 212, la guerre, faite en principe à Philippe, le sera, en réalité, aux peuples rangés sous son hégémonie beaucoup plus qu'à lui-même. Elle va mettre les Romains, ayant à leur côté quatre États grecs et, pendant une année, un prince asiatique, en conflit direct et prolongé avec le reste de la Grèce[7].

 

I

Il vaut la peine d'observer avec soin comment ils se comportent dans ces circonstances nouvelles, afin de pénétrer, s'il se peut, leurs intentions, d'en mesurer la portée et d'en préciser l'objet. Une question se pose naturellement, à laquelle il faut essayer de répondre : ces ambitions, qu'on leur a prématurément attribuées en 229 et en 219, lors des deux guerres d'Illyrie, ne vont-elles pas maintenant s'éveiller en eux, prendre corps, inspirer leu conduite et déterminer leurs actes ?

Au premier abord, rien là que de possible. Sans doute, leur alliance avec l'Aitolie n'implique de leur part nul calcul ambitieux, aucune vue politique[8] : c'est seulement une nécessité d'ordre militaire qui leur en a suggéré l'idée. Ils ne l'ont pas conclue par choix délibéré, mais sous la contrainte un besoin pressant, pour se couvrir d'un danger soudain ; si Lævinus y a recouru, c'est à l'improviste, en un moment critique, comme à un expédient, le meilleur qui s'offrit ; dans l'histoire extérieure de la République elle n'est rien de plus qu'un accident. Mais il se peut que de cet accident naissent sans tarder d'amples conséquences et qu'il soit le point de départ de grandes nouveautés. Il se peut que, devenus les alliés des Aitoliens, les Romains regardent plus loin que l'objet immédiat et borné en vue duquel l'alliance a été faite. Il se peut qu'amenés en. Grèce par le seul jeu des circonstances, ils jugent l'occasion bonne d'y prendre un pied solide. Il se peut surtout qu'entrés en contact avec les nations grecques, le désir leur vienne de s'assurer parmi elles, au détriment de la Macédoine, la place prépondérante[9], et que, non contents de paralyser Philippe et de l'écarter d'Hannibal, ils méditent de l'affaiblir à demeure en ébranlant l'autorité qu'il exerce sur l'Hellade. Ces dernières ambitions, notons-le, n'auraient rien que de très naturel et de fort raisonnable ; elles marcheraient de pair avec l'intérêt politique ; car, si la Macédoine se trouve être un grand État, par suite un État redoutable à Rome même, c'est qu'elle a débordé sur la Grèce et qu'elle la tient, pour plus de moitié, dans son obéissance : l'obliger d'y lâcher prise serait, semble-t-il, lui porter un coup désastreux, et donc faire œuvre de sagesse. Il se peut que ]es Romains y songent. Bref, il se peut qu'ils commencent à remuer les grands desseins qu'on les verra, à partir de 200, accomplir avec tant d'énergie, qu'ils en préparent déjà l'exécution, et qu'ainsi la première guerre de Macédoine annonce la seconde et lui ouvre les voies. — C'est l'analyse attentive des faits qui nous doit montrer s'il en est vraiment ainsi.

 

 

 



[1] Cf. Liv. 29. 11. 2 : commune adversus Philippum bellum — (l'expression est employée là en parlant des Romains et d'Attale) ; 26. 25. 4 : — memor (Philippus) Aetolici iunctique cum eo Romani belli —.

[2] Exception faite, naturellement, pour Athènes.

[3] Liv. (P.) 26. 24. 9.

[4] C'est dans l'hiver de 211/210 (ou peut-être seulement au printemps de 210 : De Sanctis, III, 2, 421, note 65 ; 442) que les Lacédémoniens renouvellent leur alliance (datant de 220/219 : Polybe, IV. 35. 5) avec les Aitoliens, et, après quelques hésitations, adhérent à la coalition (cf. Polybe, IX. 28-39). L'adhésion des Éléens, depuis longtemps alliés des Aitoliens, et des Messéniens est un peu plus ancienne (30. 6), comme aussi celle du roi Attale (30. 7). Sur le traité (fœdus) des Aitoliens avec Attale, que mentionne T. Live (P., 31. 46. 3). — J'ai déjà dit qu'il n'y a nulle raison de croire, avec De Sanctis (III, 2, 415-416), à une entente directe entre Attale et les Romains. Le texte de Justin (29. 4. 7) est sans importance.

[5] Liv. (P.) 26 24. 11 : — darentque operam Romani, ut Acarnaniam Aetoli haberent.

[6] Liv. (P.) 26. 24. 11 : urbium Corcyræ tenus ab Aetolia incipienti solum tectaque et muri cum agris Aetolorum, alia omnis præda populi Romani esset —. L'interprétation correcte de cette phrase a été donnée par Täubler, Imp. Romanum, I, 211 (cf. De Sanctis, III, 2, 414), et, avant lui, par Weissenborn, ad h. l. — Il me semble résulter des mots Corcyræ tenus que l'Épire était exclue du théâtre des opérations des alliés, en sorte qu'elle se trouva bénéficier d'une sorte de neutralisation. Ceci expliquerait bien la résolution que prennent en 212 les Akarnaniens d'envoyer en Épire leur population non combattante (Liv. (P.) 26. 25. 11-13 ; cf. Polybe, IX. 40. 6), comme aussi le rôle de médiateurs que jouent, en 205, les stratèges épirotes entre Philippe et les Romains (Liv. (P.) 29. 12. 8-12). C'est avec raison que Täubler (I, 218 et note 3) a signalé l'importance de ce dernier fait. Les textes que lui oppose De Sanctis (III, 2, 435, note 91) — à savoir, Polybe, XI. 5. 4 (ajoutez X. 38. 5) mention des Épirotes parmi les σύμμαχοι de Philippe ; Liv. (P.) 29. 12. 8 : tædio diutini belli Epirotælegatos de pace communi ad Philippum misere — sont très peu significatifs. Ce qui le serait peut-être davantage, c'est ce qu'écrit Polybe sous la date de 208 (X. 41. 4) ήν δέ καί παρ' Ήπειρωτών πρεβεία (auprès de Philippe). Il semble bien qu'il s'agisse là d'une demande de secours adressée par les Épirotes à Philippe ; toutefois, la chose n'est pas certaine, et, même en ce cas, il se pourrait que les alarmes des Épirotes ne fussent point justifiées. Le fait est qu'à aucun moment nous ne voyons les Romains ni les Aitoliens rien entreprendre contre l'Épire. Et l'on conçoit, en effet, que les Romains n'aient pas voulu livrer aux appétits des Aitoliens un pays si proche de Kerkyra et de l'Illyrie romaine.

[7] Cf., dans Polybe, les discours de l'Akarnanien Lykiskos (en 211/210) et du Rhodien Thrasykratès (en 207) : Polybe, IX. 38. 5 ; 38. 9 ; XI. 5. 4 ; 5. 7.

[8] C'est ce que méconnait entièrement G. Colin (Rome et la Grèce, 21) lorsqu'il affirme que Rome ne s'est unie aux Étoliens, peuple peu recommandable, que pour s'immiscer dans les affaires de la Grèce.

[9] G. Colin, Rome et la Grèce, 70.