ROME, LA GRÈCE ET LES MONARCHIES HELLÉNISTIQUES AU IIIe SIÈCLE AVANT J.-C. (273-205)

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — LA SECONDE GUERRE D'ILLYRIE (219). LES ROMAINS ET LA GUERRE-DES-ALLIÉS (219-217). LA PAIX DE NAUPAKTE (217).

  

 

§ II. — LES DÉBUTS DE PHILIPPE V.

On en peut douter. Certes, c'est une victoire éclatante qu'ont remportée si promptement les Romains ; il y a lieu de craindre pourtant que par elle rien ne soit terminé. Car, d'abord, elle est incomplète[1]. Dans sa rapide campagne, le consul Aemilius n'a fait, comme autrefois Fulvius et Postumius, qu'effleurer la Haute-Illyrie[2], ou, parmi les chefs indigènes, Rome compte surement plus d'un ennemi ; et, par exemple, s'il a châtié Démétrios, il a laissé impuni Skerdilaïdas, son complice, qui a violé comme lui le traité de 228, et que ses récentes accointances — dont il sera reparlé tout à l'heure — avec le roi Philippe rendent particulièrement suspect : qui sait si Skerdilaïdas ne sera point un autre Démétrios ? Mais, au reste, L. Aemilius aurait — chose infaisable — réduit à l'impuissance, en Illyrie, tous les dynastes contre qui les Romains ont de justes défiances, que son succès serait encore précaire. En effet, le vrai danger est. ailleurs. Par eux-mêmes, ces dynastes sont peu de chose ; le plus entreprenant, Démétrios, n'était qu'un condottière intrépide : ce qui a fait son importance, ce qui l'a rendu presque redoutable, c'est qu'il était l'homme de la Macédoine. Pour les Romains, depuis 228, le Macédonien, Antigone hier, Philippe aujourd'hui, voilà l'adversaire véritable, irréconciliable et toujours à craindre ; et, cet adversaire, la ruine d'un Démétrios ou de tels autres princes illyriens, dont il a fait ses instruments, peut bien déranger pour un temps ses projets, mais non diminuer sensiblement sa force : au surplus, s'il lui plaît d'agiter l'Illyrie contre Rome, les instruments ne lui manqueront jamais ; ceux qu'on aura brisés, il les saura bien remplacer. C'est pourquoi la prudence exigerait que l'opération défensive exécutée par L. Aemilius ne fût que le prélude d'une action plus large et poursuivie sans relâche. Pour assurer, comme le veulent les Patres, la sécurité de l'Illyrie romaine et, par là, celle de l'Italie elle-même, ce qu'il faut, c'est affaiblir à demeure le Macédonien — ou, à tout le moins, l'inquiéter, le gêner, le distraire, l'obliger à se disperser, l'embarrasser d'entraves, l'environner d'obstacles et d'embûches. Telle est la tâche qui s'imposait au Sénat après la défaite de Teuta ; cette tâche, alors témérairement différée, s'impose encore à lui après la défaite du Pharien, et jamais il ne fut si urgent de l'accomplir.

A la vérité, Philippe fils du roi Démétrios II, qui a ceint le diadème dans l'hiver de 221[3], n'est qu'un enfant — dix-sept ans à peine — et beaucoup, ne regardant qu'à son âge, le tiennent en mépris[4]. Mais cet enfant est entouré des anciens conseillers d'Antigone[5], vieux ministres d'expérience, qui le nourrissent de la pensé, de leur maître et lui font voir dans Rome son ennemie naturelle. Et l'on ne peut douter qu'il ne soit contre elle animé des mêmes sentiments que son grand prédécesseur ; que, fidèle héritier de ses injures et de ses rancunes, de ses desseins et de ses espérances, il ne déteste, à l'égal d'Antigone, la présence des Romains en Illyrie, et qu'il ne médite, à son exemple, de les en expulser. Déjà, n'est-ce pas chose significative que, dès le début du nouveau règne, Démétrios de Pharos ait osé, pour la première fois, envahir l'Illyrie romaine et courir les mers grecques ? ceci donne à penser que, dans sa rébellion, il était sûr de l'appui du jeune roi et qu'il en avait reçu des encouragement décisifs[6]. Aussi bien, au cours de l'année 220, d'autres faits se sont produits, propres à éclairer les Patres sur les dispositions de Philippe, et qui, peut-on croire, ne leur ont point échappé, puisqu'ils daignent enfin, cette année-là, avoir des yeux pour ce qui se passe outre-mer. Ayant échoué dans son attaque contre Pylos, Démétrios, poussant à l'Est avec ses cinquante lemboi, a gagné l'Aigée, s'est jeté sur les Cyclades, qu'il a rançonnées ou dévastées ; puis, menacé par les Rhodiens qui seuls, en ce temps-là, font la police des mers, il a viré de bord et fui vers la Grèce. Or c'est à Kenchréai, port macédonien, qu'il s'est réfugié ; et, tout aussitôt, Taurion, lieutenant de Philippe dans le Péloponnèse, s'est mis en relations avec lui, a fait transporter sa flottille à travers l'Isthme, l'a prié et lui a persuadé d'assaillir dans le Golfe les Aitoliens, qui reviennent d'Arcadie après avoir saccagé Kynaitha[7]. L'événement peut sembler de mince importance ; il ne l'est pas, il a montré deux choses : l'une, c'est qu'entre le gouvernement macédonien et le dynaste de Pharos, l'entente a persisté, avouée et publique, même après que Démétrios s'était insurgé contre Rome ; l'autre, c'est que les officiers de Philippe et Philippe lui-même (car Taurion n'a pu manquer de prendre ses avis) méprisent, à l'égal du Pharien, le traité romain de 228 qui interdit aux Illyriens de paraître au sud de Lissos. Sur le dernier point, d'ailleurs, comment garderait-on quelque doute après l'étrange démarche que, pendant l'hiver, Philippe a faite en Illyrie ? Antigone s'y était contenté de l'alliance de Démétrios ; Philippe y a noué de nouvelles intrigues et s'y est procuré un second auxiliaire, le dynaste Skerdilaïdas. Il l'est allé trouver lui-même, audacieusement et sans souci du risque que pourrait courir sa royale personne. Il lui a offert son amitié et promis de travailler pour lui en Illyrie[8] ; il l'a fait entrer dans la Symmachie hellénique et l'a pris à sa solde : moyennant un subside annuel, Skerdilaïdas s'est engagé à venir, à son appel, combattre sur mer les Aitoliens[9]. Ici donc, c'est Philippe qui, par des manœuvres directes, détermine un des princes illyriens à manquer aux accords conclus avec Rome ; c'est lui qui l'attire en Grèce ; et si le traité de 228 est enfreint derechef, ce sera par la volonté, sur l'initiative et à l'instigation du roi de Macédoine.

De tels actes parlent un clair langage. Toutefois, ils sont antérieurs aux victoires de L. Aemilius ; et l'on a pu se figurer, et les Romains se sont flattés, sans doute, que le coup frappé sur Démétrios étonnerait Philippe et l'intimiderait. S'ils en ont jugé ainsi, c'est une illusion que le roi a vite fait de leur ôter. Le soir du combat de Pharos, Démétrios s'est enfui de son île avec quelques lemboi qu'il avait armés en secret[10]. Il n'a point hésité sur la route à prendre ; pressé de s'assurer un refuge, il sait où le trouver : il cingle en droiture vers l'Akarnanie. C'est qu'il est sûr d'y rencontrer Philippe qui, dans ce même temps, fait campagne contre les Aitoliens et vient de leur enlever Oiniadai[11] : preuve manifeste qu'entre lui et le roi les relations sont permanentes. Donc, comme Philippe, informé que les Dardaniens menacent d'envahir ses États, regagne en hâte la Macédoine et s'apprête à franchir le golfe d'Ambrakia, il voit le Pharien se présenter à lui[12]. C'est un grand événement que cette rencontre : dans l'histoire des rapports de la Macédoine et de Rome, elle marque une heure capitale. Démétrios compte bien obtenir sur-le-champ la protection royale ; mais il se pourrait que Philippe, calculant la gravité et redoutant les suites d'une telle offense faite aux Romains, hésitât à la lui accorder. Il n'en est rien : entre Rome et Démétrios, le roi a d'avance fait son choix. L'accueil qu'en reçoit le fugitif est affable et cordial ; et, non content de lui donner asile, il lui prescrit de se rendre à Corinthe, de venir ensuite en Macédoine, et d'y attendre son retour[13] ; tout à l'heure, il l'ira rejoindre à Pella[14]. Voilà qui est net, et les Romains, cette fois, sont dûment avertis. Jusque-là Philippe était pour eux un ennemi latent ; c'est à présent un ennemi qui se découvre et qui, faisant sienne la querelle du traître qu'ils viennent de châtier, va, du premier coup, jusqu'à les braver[15]. Et l'on doit compter que son hostilité, qu'il manifeste si hardiment, à l'heure même où une flotte et une armée romaines opèrent aux portes de la Grèce, ne se relâchera jamais, car le Pharien sera constamment là pour l'entretenir et l'aviver. Or, en tout temps, ce serait chose inquiétante que l'hostilité déclarée du roi de Macédoine : car, en tout temps, elle pourrait mettre l'Illyrie romaine en péril ; mais les circonstances font qu'au moment où elle se déclare, elle est chose particulièrement grave. Seul en face de Rome, on peut croire que la résolution manquerait à Philippe pour rien oser contre elle ; mais, précisément, telle est la marche prise par les événements d'Ibérie, que désormais, en face de Rome, il est assuré de n'être pas seul. Pendant la saison militaire de 219, tandis que L. Aemilius conquérait Dimalé et Pharos, Hannibal lui aussi s'est mis à l'ouvrage. Dédaigneux de l'interdiction que lui ont signifiée les envoyés romains, il a, sûr de l'appui de son gouvernement[16], entrepris, poursuivi, pressé le siège de Sagonte ; et, par là, cette grande guerre, cette guerre de longue durée[17], que Puniques et Romains ont prévue d'un regard également ferme, est devenue inévitable[18] : quelques mois plus tard, les légats du Sénat en porteront au Conseil de Carthage la déclaration attendue[19]. Dans ce grand conflit qui s'annonce, on sait de quel côté iront les vœux de Philippe ; mais tout présage qu'il ne lui suffira pas d'en être le témoin vigilant et passionné[20]. S'y mêlera-t-il directement ? essaiera-t-il de s'unir aux Puniques, d'ajuster ses desseins aux leurs, de concerter avec aux quelque vaste plan d'attaque ? Il se peut, et cette perspective faite pour les émouvoir, les Patres doivent l'envisager. Ce qui est clair en tout cas, c'est qu'il s'efforcera de mettre à profit les difficultés certaines où la guerre imminente jettera la République. De quelque façon qu'il procède, qu'il fasse son jeu à part ou règle ses mouvements sur ceux d'Hannibal, s'il est libre d'agir, c'est contre Rome qu'il agira et , sans doute, le plus tôt qu'il pourra. Partant, ce qui importe, c'est de lui enlever sa liberté d'action, c'est de l'entraver et de le paralyser ; et puisque Rome, ayant affaire ailleurs, ne peut prendre contre lui une puissante offensive, le seul moyen, semble-t-il, serait de lui créer dans son voisinage, en Grèce même, de tels embarras qu'il ne s'en pût dégager.

Ce raisonnement si simple, les Romains, contraints par l'évidence, finiront par le faire au bout de quelques années ; on s'attendrait qu'ils le fissent dès maintenant. On s'y attendrait d'autant plus que l'instant est propice, et que, dans le même temps qu'elle leur a suscité deux grands ennemis aux deux côtés de l'Italie, en Grèce, par un jeu contraire, la Fortune a travaillé pour eux. En effet, tandis que chaque jour rapproche le moment où recommencera la guerre entre Carthage et Rome, elle a recommencé déjà entre la Macédoine, unie aux Symmachoi, et ses éternels ennemis, les Confédérés d'Aitolie. L'inquiétude naturelle des Aitoliens, pressés de sortir de l'inaction timide où la crainte d'Antigone les a tenus trop longtemps[21], leurs visées sur la Messénie, qui s'opposent et font concurrence à celles des Achéens, les provocations redoublées, les brutalités, les coups de force du parti violent qui domine alors dans la Ligue, et, d'autre part, les rancunes[22], les maladresses et les témérités[23] d'Aratos, le grand homme de l'Achaïe, ont produit ce niai que n'a pu conjurer la prudence de Philippe et de ses conseillers. Le roi, dont toutes les pensées sont dirigées vers Rome et l'Illyrie, a vainement tenté d'assoupir ou de retarder le conflit[24]. Il a dû, à regret, donner secours à ses alliés d'Achaïe, et dénoncer à l'assemblée de la Symmachie les attentats des Aitoliens. A Corinthe, à l'automne de 220, les synèdres fédéraux qui, tous, gardent au cœur le poignant souvenir de quelque injure qu'en ont reçue leurs patries, ont voté contre eux, d'une seule voix et d'un commun élan, les résolutions suprêmes ; et, dès le printemps suivant, tandis que L. Aemilius mène la campagne contre Démétrios, les deux Grèces, la Grèce macédonienne et la Grèce indépendante, se sont porté les premiers coups[25].

 

 

 



[1] Cf. Niese, II, 438 ; De Sanctis, III, 1, 325.

[2] A peine est-il besoin de signaler la singulière exagération contenue dans la phrase de Polybe (III, 19. 12) : — Αίμίλιοςτς δ λοιπς λλυρδος γκρατς γενμενος (après la prise de Pharos). Le traité entre Philippe et Hannibal (Polybe, VII, 9. 13) ne nomme, en dehors de Pharos, aucune localité de la Haute-Illyrie qui dépende des Romains.

[3] A l'automne de 221 ou dans l'hiver de 221/220 : Beloch, III, 2, 72-73 ; Niese, II, 348, 6.

[4] Cf. Polybe, IV, 3. 3 ; 5. 3 ; 22. 5 ; V, 18. 6 ; 29. 2 ; 34. 2.

[5] Sur le conseil de régence qu'institue Antigone au moment de mourir : Polybe, IV, 87. 7-8; cf. 76. 1 ; Niese, II, 348 et note 2 ; Beloch, III, 1, 744 et note 1 ; 756. — Pour la politique anti-romaine des ministres de Philippe, notamment d'Apellès, voir les remarques de M. Nicolaus (Zwei Beitr. zur Gesch. König Philippe V ; diss. Berlin, 1909), 19 ; 27 ; 52-54.

[6] Polybe (III, 16. 3) dit, en parlant de Démétrios : πσας δ´ χοντα τς λπδας ν τ Μακεδνων οκίᾳ ; mais, à l'époque dont il s'agit (été 220), la Μακεδνων οκίᾳ, c'est simplement Philippe. — Du texte de Polybe, IV. 16. 1, il parait bien résulter que, dans l'été de 220, au moment où Démétrios et Skerdilaïdas entreprennent leur expédition maritime, Philippe se trouve en Épire. Le fait est intéressant. On croirait volontiers que le roi s'est rendu en Épire pour se tenir à portée de la Basse-Illyrie ; peut-être, prévoyant dès ce moment une descente des Romains motivée par la déloyauté de Démétrios (III, 16. 3), veut-il y faire obstacle.

[7] Polybe, IV, 16. 8; cf. III. 16. 3 (Démétrios dans les Cyclades) ; IV, 19. 7 (son retour à Kenchréai) ; 19. 7-8 (arrangements qu'il conclut avec Taurion). — Ayant manqué les Aitoliens dans le Golfe, Démétrios fait quelques ravages sur la côte d'Aitolie (19. 9). Noter qu'il revient ensuite à Corinthe (19. 9) ; il s'y trouve certainement lorsqu'y arrive Philippe (22. 2).

[8] Polybe, IV, 29. 2.

[9] Polybe, IV, 29. 2-3 ; 29. 7 (alliance de Philippe avec Skerdilaïdas). Pour la date, cf. 29. 1. : c'est l'hiver de 220/219. — La promesse faite par Philippe à Skerdilaïdas est la preuve que le roi projette d'intervenir activement en Illyrie. — Il parait impossible qu'en 219, durant son séjour en Illyrie, L. Aemilius n'ait pas connu ces intrigues.

[10] Polybe, III, 19. 8.

[11] Polybe, IV, 65.

[12] Polybe, IV, 66. 1 ; 66. 3-4.

[13] Polybe, IV, 66. 5.

[14] Polybe, IV, 66. 6 (arrivée de Philippe à Pella).

[15] Il va sans dire que la prétendue démarche des Romains (en 217 !) pour obtenir l'extradition de Démétrios (Liv., 22. 33.3) n'est qu'une légende annalistique.

[16] Ceci résulte naturellement de Polybe, III, 15. 8 (ambassade d'Hannibal à Carthage); cf. Meltzer, Gesch. der Karthag., II, 431 ; De Sanctis, III, 1, 416 ; Kromayer, Hist. Zeitschr., 1909, 251, 259. Voir, d'ailleurs, Appien, Iber., 10.

[17] Cf. Polybe, III, 16. 1.

[18] Ceci, du reste, ne veut pas dire qu'il n'y ait point eu à Rome, avant qu'on franchît e pas décisif, des hésitations et des discussions ; voir la juste critique que font Meltzer (II, 449-450) et De Sanctis (III, 1, 423-424, et note 86 ; 427) de l'opinion de Polybe (III, 20. 1 sqq.). Le fait que, durant huit mois, on néglige de secourir Sagonte est assurément significatif ; cf. Ed. Meyer, Sitz.-ber. Berl. Akad., 1913, 710-711.

[19] Polybe, III, 20. 6 sqq. La déclaration de guerre est du printemps de 218 (mars-avril).

[20] Que Philippe se soit fait renseigner, directement et secrètement, sur les événements e la guerre d'Hannibal dès qu'eut commencé cette guerre, c'est ce que prouve le texte bien connu de Polybe (V, 101. 6) relatif à la nouvelle de la bataille du Trasimène. Il est clair que le courrier qui vint trouver le roi à Argos, pendant la célébration des Néméennes, avait été précédé de beaucoup d'autres.

[21] Cf. Polybe, IV, 3. 1-2.

[22] Cf. Polybe, IV, 7. 8.

[23] Noter la façon dont Aratos engage le combat de Kaphyai, et les critiques que lui adresse Polybe : Polybe, IV, 11. 1 sqq.

[24] Que Philippe fût opposé à la guerre, c'est ce qui ressort avec évidence de la lecture de Polybe.

[25] Polybe, IV, 25. — Déjà, au printemps de 219, le roi de Sparte, Lykurgue, ouvre les hostilités par son invasion de l'Argolide : Polybe, IV, 86. 4-5.