ROME, LA GRÈCE ET LES MONARCHIES HELLÉNISTIQUES AU IIIe SIÈCLE AVANT J.-C. (273-205)

 

CHAPITRE PREMIER. — PREMIERS RAPPORTS, HISTORIQUES OU LÉGENDAIRES, DES ROMAINS AVEC LA GRÈCE (266 ; 239 ?). ROME ET LA GRÈCE EN 230.

 

 

 

Nous ne connaissons, entre la guerre de Pyrrhos et le dernier tiers du IIIe siècle, que deux faits qui nous montrent les Romains en rapports avec des États de la Grèce propre. Ces deux faits ont retenu fortement l'attention de quelques historiens[1]. Ils leur paraissent pleins de signification ; ils sont pour eux de sûrs indices que la Grèce, dès ce temps lointain, était l'objet des préoccupations ambitieuses des politiques de Rome, prompts a jeter sur elle des regards intéressés. L'examen critique des faits en question ne permet pas, comme on va voir, d'adopter cette opinion. Le premier a certainement été mal interprété ; quant au second, je ne puis le croire authentique ; le fût-il, qu'il ne saurait avoir la portée qu'on lui attribue d'ordinaire.

§ I. — L'AMBASSADE D'APOLLONIA.

Valère Maxime raconte l'anecdote suivante, qu'on retrouve aussi, sans différence notable, dans un fragment de Dion : (6. 6. 5) Legatos ab urbe Apollonia Romam missos Q. Fabius, Cn. Apronius aedilicii orta contentione pulsaverunt. quod ubi conperit (senatus), continuo eos per fetiales legatis dedidit quaestoremque cum his Brundisium ire iussit, ne quam in itinere a cognatis deditorum iniuriam acciperent[2]. Voilà qui parait assez simple. Vers 266[3], les habitants d'Apollonia, ville grecque de la côte illyrienne, ont envoyé, nous ne savons pour quel motif, une ambassade à Rome. Au cours d'une discussion, deux jeunes sénateurs, deux aedilicii, Q. Fabius et Gn. Apronius, outragent les ambassadeurs. Là-dessus, le Sénat ordonne aux fétiaux de livrer aux Apolloniates leurs deux insulteurs, et prend soin qu'un des questeurs accompagne l'ambassade jusqu'à Brundisium, afin de la protéger contre les violences ou se pourraient porter les parents des coupables.

Les historiens modernes sont gens d'imagination. A propos de l'anecdote rapportée par Valère Maxime, cette imagination s'est donné carrière. L'un d'eux y découvre la preuve que le Sénat avait l'intention, arrêtée longtemps à l'avance, de s'étendre à l'est de l'Italie, c'est-à-dire en Grèce et en Macédoine[4]. Un autre voit dans l'échange d'ambassades [?] qui avait eu lieu entre Rome... et Apollonie le début de la politique romaine en Grèce[5]. Droysen[6] et, à sa suite, Mommsen[7], G. Hirschfeld[8], d'autres encore[9], déclarent qu'aussitôt après la démarche des Apolloniates, le Sénat jugea bon de conclure avec eux un traité d'amitié ou d'alliance. Ce sont là des assertions bien hardies[10].

Si l'on veut s'exprimer raisonnablement, voici ce qu'on peut dire. Il est probable qu'il existe quelque connexion entre ces deux événements contemporains : l'occupation de Brundisium par les Romains, la venue à Rome des députés d'Apollonia. Voyant les Romains maîtres de Brundisium, les Apolloniates désirent se rendre favorables ces puissants voisins : ils s'empressent donc de leur faire honneur et leur envoient une ambassade. De son côté, si peu de temps api ès l'invasion de Pyrrhos, le Sénat estime opportun de traiter avec égards les cités helléniques qui, jusque-là dépendantes du royaume d' Épire, font à présent mine de s'en détacher et de se tourner vers Rome : c'est pourquoi il tient à manifester sa bienveillance au peuple d'Apollonia, et répare avec éclat l'insulte faite à ses représentants[11]. Ces inductions sont modestes, mais ce sont les seules qui nous soient permises. Encore leur pourrait-on reprocher d'être quelque peu hasardées : après tout, en se comportant comme il fit envers les Apolloniates, pourquoi le Sénat n'aurait-il pas voulu simplement donner à ces étrangers une haute idée de son respect pour la personne sacrée des ambassadeurs ?

On a parlé, sans d'ailleurs y être autorisé par les textes, d'un échange d'ambassades entre Rome et Apollonia, lequel marquerait le début de la politique romaine en Grèce. Mais ces mots — échange d'ambassades — demandent quelque éclaircissement. Dans cet échange (qu'on suppose), de qui serait venue l'initiative ? Veut-on dire que le Sénat dépêcha le premier ses légats aux Apolloniates, provoquant ainsi la démarche que ceux-ci accomplirent à Rome ? Il est sûr qu'en pareil cas il serait loisible d'attribuer aux Patres des desseins politiques ; mais l'hypothèse serait d'une invraisemblance achevée. Elle se trouve implicitement contredite par le récit même de Valère Maxime et de Dion ; comment, en effet, la concilier avec ce qu'ils nous apprennent du méchant accueil fait par quelques sénateurs aux envoyés d'Apollonia ? Et, de fait, je ne crois pas que personne se soit risqué à l'énoncer tout le monde, sur le vu de nos textes, s'accorde à penser que les Apolloniates adressèrent les premiers, d'un mouvement tout spontané, leurs ambassadeurs au Peuple romain. Mais alors à quoi se réduira, dans l'échange d'ambassades, le rôle du Sénat ? Les Romains, rendant aux Apolloniates la visite qu'ils en avaient reçue, leur auront répondu par une contre-ambassade ? C'est là, bien que nous n'en sachions rien, chose possible et même probable. Mais pourquoi prêter à un fait si simple une signification politique, y voir plus qu'un acte, presque obligé, de banale courtoisie ?

Aussi bien, il eût suffi d'un peu d'attention pour reconnaître que l'événement auquel on veut attacher tant d'importance n'en eut réellement aucune, et que, loin de marquer le début de la politique romaine en Grèce, il ne marqua le début de rien. La preuve, indirecte mais certaine, s'en trouve chez Polybe. Comme nous aurons plus loin l'occasion de le revoir, Polybe rapporte qu'en 229 les Apolloniates, menacés par les Illyriens, s'en furent chercher du secours au dehors. D'accord avec les Kerkyréens et les Épidamniens, ils députèrent aux Aitoliens et aux Achéens, implorèrent l'assistance de ces deux États[12] ; mais ils ne députèrent point aux Romains[13]. Et c'est sûrement ce qu'ils se fussent hâtés de faire s'ils leur avaient été unis par un traité, ou s'ils avaient seulement entretenu avec eux des rapports d'amitié[14]. Ainsi nous pouvons affirmer que ce traité, dont parlent Droysen et Mommsen, n'a jamais existé[15], et que la démarche faite auprès du Sénat, en 266, par les Apolloniates n'aboutit même point à l'établissement de relations durables entre la cité grecque et le Peuple romain. Cette démarche n'eut aucune conséquence politique : Apollonia et Rome restèrent étrangères l'une à l'autre.

Ces remarques négatives, qui démentent toutes les imaginations des historiens modernes, ne laissent pas d'avoir leur intérêt. Apparemment, si, en 266 ou dans le temps qui suivit, le Sénat, mettant à profit les dispositions favorables des Apolloniates, avait voulu les attirer dans la clientèle romaine et former amitié avec eux — comme il advint depuis 229 — il y eût réussi sans peine. Mais il s'abstint d'en rien faire ; et s'il s'en abstint, c'est donc qu'il n'avait encore ni visées ambitieuses[16] sur les villes grecques riveraines du détroit d'Hydrous, ni l'intention arrêtée d'étendre son influence à l'est de l'Italie. En sorte que l'histoire de l'ambassade d'Apollonia démontre précisément le contraire de ce qu'on voudrait qu'elle démontrât.

§ II. — LA PRÉTENDUE INTERVENTION ROMAINE EN AITOLIE.

Le second fait, ou se révèlent, pense-t-on, les ambitions précoces du Sénat et son empressement inquiet à se mêler aux affaires du monde grec[17], est celui que relate Justin, abréviateur de Trogus, dans la page que voici :

Justin, 28, 1. (1) Olympias, Pyrri Epirotae regis filia, amisso marito eodemque germano fratre Alexandro cum tutelam filiorum ex eo susceptorum, Pyrri et Ptolomei, regnique administrationem in se recepisset, Aetolis partem Acarnaniae, quam in portionem belli pater pupillorum acceperat, eripere volentibus ad regem Macedoniae Demetrium (2) decurrit eique habenti uxorem Antiochi, regis Syriae, sororem filiam suam Phthiam in matrimonium tradit, ut auxilium, quod misericordia non poterat, iure cognationis obtineret. (3) Fiunt igitur nuptiae, quibus et novi matrimonii gratia adquiritur et veteris offensa contrahitur. (4) Nam prior uxor, velut matrimonio pulsa, sponte sua ad fratrem Antiochum discedit eumque in mariti bellum inpellit.

(5) Acarnanes quoque diffisi Epirotis adversus Aetolos auxilium Romanorum inplorantes obtinuerunt a Romano senatu, (6) ut legati mitterentur, qui denuntiarent Aetolis, praesidia ab urbibus Acarnaniae deducerent paterenturque liberos esse, qui soli quondam adversus Troianos, auctores originis suae, auxilia Graecis non miserint.

2. (1) Sed Aetoli legationem Romanorum superbe audivere, Poenos illis et Gallos, a quibus tot bellis occidione caesi sint, (2) exprobrantes dicentesque prius illis portas adversus Karthaginienses aperiendas, quas clauserit metus Punici belli, quam in Graeciam arma transferenda. (3) Meminisse deinde jubent, qui quibus minentur. (4) Adversus Gallos urbem eos suam tueri non potuisse captamque non ferro defendisse, sed auro redemisse ; (5) quam gentem se aliquanto majore manu Graeciam ingressam non solum nullis externis viribus, sed ne domesticis quidem totis adjutos unjuersam delesse, sedemque sepulcris eorum praebuisse, quam illi urbibus imperioque suo proposuerant ; (6) contra Italiam trepidis ex recenti urbis suae incendio Romanis universam ferme a Gallis occupatam. (7) Prius igitur Gallos Italia pellendos quam minentur Aetolis, priusque sua defendenda quam aliena appetenda. (8) Quos autem homines Romanos esse ? Nempe pastores, qui latrocinio justis dominis ademptum solum teneant, (9) qui uxores cum propter originis dehonestamenta non invenirent, (10) qui denique urbem ipsam parricidio condiderint murorumque fundamenta fraterno sanguine adsperserint. (11) Aetolos autem principes Graeciae semper fuisse et sicut dignitate, ita et virtute ceteris praestitisse ; (12) solos denique esse, qui Macedonas imperio terrarum semper florentes contempserint, qui Philippum regem non timuerint, qui Alexandri Magni post Persas Indosque devictos, cum omnes nomen ejus horrerent, edicta spreverint. (13) Monere igitur se Romanos, contenti sint fortuna praesenti nec provocent arma, quibus et Gallos caesos et Macedonas contemptos videant. (14) Sic dimissa legatione Romanorum, ne fortius locuti quam fecisse viderentur, fines Epiri regni et Acarnaniae depopulantur[18].

De ce texte, si l'on néglige le verbiage de Justin, se dégagent les indications suivantes :

Le roi d' Épire, Alexandre, fils de Pyrrhos, et le peuple aitolien, ayant fait alliance, ont jadis conquis ensemble l'Akarnanie, qu'ils se sont partagée[19] ; à la suite de ce partage, la moitié orientale du pays est tombée au pouvoir des Aitoliens, la moitié occidentale a été rattachée à l'Épire[20].

Après la mort d'Alexandre, tandis que sa veuve, Olympias, exerce la régence comme tutrice des princes royaux, Pyrrhos et Ptolémée, les Aitoliens s'efforcent d'enlever l'ouest de l'Akarnanie à la monarchie épirote. — Olympias, se jugeant incapable de leur résister, recherche l'appui de Démétrios (II), roi de Macédoine, et s'unit à lui par une alliance de famille : elle lui donne en mariage sa fille Phthia. — Vers le même temps (?), les Akarnaniens (occidentaux), n'ayant pas confiance dans les Épirotes, demandent au Sénat de leur donner secours contre les Aitoliens. Le Sénat accède à cette prière ; il adresse aux Aitoliens une ambassade qui les invite à retirer d'Akarnanie leurs garnisons, et à ne plus attenter aux libertés du pays. La raison qui motive son intervention en faveur des Akarnaniens, c'est que, seuls des Grecs, ils se sont abstenus de prendre part à la guerre de Troie, et n'ont pas combattu contre les Troyens, ancêtres du peuple romain (il va de soi que c'était le même argument qu'avaient allégué les Akarnaniens afin d'obtenir l'assistance de Rome.) — Cependant, les Aitoliens font le plus insolent accueil aux envoyés du Sénat ; ils leur répondent par d'injurieuses rodomontades (que Justin, en bon rhéteur, développe avec complaisance). — Là-dessus, les ambassadeurs romains se retirent, et les Aitoliens envahissent et ravagent les régions de l' Épire et de l'Akarnanie voisines de l'Aitolie.

Une opinion fort répandue parmi les modernes veut que les derniers événements datent de 239 ou d'une des années immédiatement postérieures[21]. Mais, plausible à certains égards, cette opinion demeure conjecturale. En réalité, on ne sait trop à quelle époque rapporter les faits racontés par Justin. Au reste, ce qui importe plus que leur date exacte, c'est leur authenticité. Les critiques, honnis de très rares exceptions[22], tiennent pour historiques le recours des Akarnaniens au Peuple romain, et cette intervention du Sénat en Aitolie qui en aurait été la conséquence. Je ne saurais, quant à moi, être si accommodant ; le récit de Justin m'inspire d'infinies défiances, dont les raisons se laissent aisément découvrir.

1

Ce récit implique que, vers le milieu du IIIe siècle ou peu après, la croyance aux origines troyennes de Rome était devenue, à Rome même, un dogme officiel[23]. Mais là-dessus il est permis d garder des doutes. En effet, cette prétendue demande que, vers 237 ou 235, le gouvernement romain aurait adressée à Séleukos II en faveur des habitants d' Ilion[24], n'est, comme il sera dit ailleurs[25], qu'une fiction qui a pris indûment place dans l'histoire. On sait, et nous rappellerons plus loin, qu'en 228, après sa victoire sur les Illyriens, le consul A. Postumius envoya une ambassade aux Aitoliens dans le seul dessein de leur faire honneur. Courtoisie inattendue, il faut l'avouer, et qui semble excessive, si, une dizaine d'années plus tôt[26], les Aitoliens avaient rembarré, avec la rudesse que rappelle Justin, une ambassade du Sénat.

Que les Akarnaniens de l'Ouest, en butte aux attaques Aitoliens, invoquent le secours des Romains, peuple d'outre-mer, peuple barbare, peuple jusque-là inconnu ou peu connu d'eux, le fait est singulier et doit être expliqué. La seule explication rationnelle, c'est qu'ils n'ont pas trouvé dans leur voisinage la protection dont ils ont besoin. Si donc, comme parait l'indiquer l'ordre suivi par Justin dans sa narration[27], la reine Olympias, leur suzeraine, s'est d'abord assuré, afin de les défendre contre les Aitoliens, l'alliance de Démétrios II, la démarche qu'ils font à Rome n'a plus d'objet et ne se conçoit pas ; car nul n'admettra, avec Niese[28], que, par égard pour l'Épire, Démétrios, devenu l'allié d'Olympias, se soit abstenu de donner aide aux Akarnaniens, négligeant ainsi de faire — par égard pour l'Épire — tout justement ce que la reine d'Épire attendait de son concours[29]. Force est dès lors de supposer, avec plusieurs critiques, que l'appel des Akarnaniens aux Romains a précédé L'alliance d'Olympias et de Démétrios, et l'on peut accorder, en effet, que le langage de Justin, sans l'impliquer nécessairement, autorise cette chronologie[30]. Mais, en ce cas, il reste à comprendre comment, plutôt que d'implorer la pitié du Sénat, les Akarnaniens, devançant leur suzeraine, n'ont point d'eux-mêmes sollicité le secours de la Macédoine, amie traditionnelle de leur nation[31]. Un peu plus tard, en 231, fortement pressés par les Aitoliens, ils prieront le roi Démétrios de leur donner assistance[32] : que n'ont-ils commencé par là ? Droysen, prévoyant l'objection, suppose que les Akarnaniens jugeaient la Macédoine incapable de les protéger[33] ; mais il n'explique pas et l'on ne voit pas d'où leur serait venue cette défiance[34]. Beloch est plus ingénieux. A l'en croire, Olympias, en vraie fille de Pyrrhos, aurait longtemps nourri contre les Macédoniens de tenaces rancunes : c'est elle qui aurait empêché ou dissuadé les Akarnaniens de recourir à Démétrios, et c'est avec son assentiment, ou même sur son conseil, qu'ils se seraient adressés aux Romains[35]. Mais il est difficile de faire bon visage à ces conjectures. Dans la détresse où se trouvait Olympias, son autorité sur les Akarnaniens devait être bien illusoire. Au reste, pourquoi les aurait-elle vus de si mauvais œil se tourner vers Démétrios, dont elle-même allait se résigner à quémander l'appui ? Et, d'autre part, quelle apparence que l'intervention de Rome dans les affaires de l'Akarnanie et de l' Épire ait beaucoup agréé à la fille de Pyrrhos ? et devait-elle se flatter que les Romains s'empresseraient de déférer à ses désirs ? En réalité, toutes ces hypothèses, de Beloch, de Droysen, de Niese, témérairement échafaudées sur le texte de Justin, ne montrent qu'une chose : c'est que le fait qui s'y trouve relaté est d'une telle invraisemblance qu'il est besoin, pour la pallier, de faire appel à toutes sortes d'expédients.

Il serait naturel que l'événement rapporté par Justin marquât le commencement de relations amicales entre l'Akarnanie et Rome. C'est, à la vérité, un titre un peu étrange que pensent avoir les Akarnaniens à la bienveillance du Peuple romain. Mais, tel qu'il est, on nous assure qu'à Rome on n'a point hésité à le tenir pour valable. Par la suite, il n'a rien perdu de sa force ; les Romains devraient donc continuer d'en faire cas et d'y avoir égard. Or, que nous montre l'histoire ? — En 228, disions-nous, A. Postumius, désireux de se mettre en rapports avec quelques nations de la Grèce, députe des ambassadeurs aux Aitoliens ; il en adresse aussi aux Achéens ; mais il n'envoie personne chez les Akarnaniens[36]. — En 212, quand il entreprend de gagner les Aitoliens à l'alliance romaine, M. Valerius Laevinus leur promet de les aider à conquérir l'Akarnanie[37] ; cette promesse est expressément consignée dans le traité qui est alors conclu : darentque operam Romani, ut Acarnaniam Aetoli haberent[38], et le propréteur, prompt à remplir ses engagements, s'empare aussitôt d'Oiniadai et de Nasos[39] qu'il livre à ses nouveaux alliés. Ainsi, les Akarnaniens sont la première nation grecque contre laquelle Rome tourne ses armes, la première qu'elle sacrifie aux intérêts de sa politique ; ainsi, ces souvenirs des temps héroïques qui lui doivent rendre l'Akarnanie respectable, le Peuple romain, sitôt qu'il porte la guerre en Grèce, les renie allègrement. Et, fait bien digne de remarque, les Akarnaniens, non moins oublieux, négligent à pré- sent de les lui rappeler ; ils ne songent plus à s'en réclamer pour fléchir soit le Sénat, soit M. Laevinus[40].— Au printemps de l'an 200, à la veille de la seconde guerre contre Philippe, les légats du Sénat, chargés de recruter parmi les Grecs des auxiliaires à la République, visitent l'Épire, l'Athamanie, l'Aitolie et l'Achaïe[41] ; mais ils ne paraissent pas en Akarnanie. — Durant cette guerre, les Romains combattent les Akarnaniens, lesquels, loyaux alliés de Philippe, leur opposent la plus ferme résistance. Resserrés dans Leukas, ils s'y défendent intrépidement, sont les derniers des Grecs à mettre bas les armes, et ne consentent à faire leur soumission qu'après la journée de Kynosképhalai[42]. — Donc, pendant plus de trente ans, entre Rome et l'Akarnanie, les relations sont nulles ou hostiles ; les Romains ne veulent point connaître les Akarnaniens ou les traitent en ennemis. Vraiment, est-ce là ce que faisait prévoir le récit de Justin ?

Et voici, pour finir, qui donne encore a réfléchir. Strabon[43] nous apprend que les Akarnaniens, cherchant à se concilier la faveur des Romains, alléguèrent bien, comme on le voit chez Justin, la conduite sans reproche de leurs ancêtres à l'égard des Troyens, mais qu'ils l'alléguèrent en une occasion fort différente de celle qu'indique Justin. Selon l'auteur inconnu qu'a suivi Strabon, c'est pour obtenir du Sénat le privilège de l'autonomie, qu'ils lui remirent en mémoire l'attitude pacifique gardée par leur nation au temps de la guerre de Troie. Ce renseignement parait acceptable ; seulement, il nous oblige à descendre jusqu'à l'époque où la Grèce était soumise à l'autorité de Rome, époque où la croyance aux origines troyennes du Peuple romain rencontrait, en effet, la commune adhésion. Et de là naît le soupçon, assez fondé, que ce qu'on trouve dans Justin, c'est le souvenir, étrangement altéré, d'un fait authentique, transporté arbitrairement dans un passé lointain parmi des circonstances de tout point imaginaires.

Ce sont là, contre la véracité du récit de Justin, des arguments dont il faut tenir compte. Il en est d'autres, décisifs à mon gré, qui se tirent de la lecture de Polybe.

2

Polybe affirme, dans les termes les plus précis, que la première ambassade romaine qui ait paru en Grèce fut celle qu'envoya le consul A. Postumius aux Aitoliens et aux Achéens en 228, après sa campagne d'Illyrie[44]. Si, dès 239 (sinon plus tôt), les Romains sont intervenus auprès des Aitoliens en faveur des Akarnaniens, Polybe a donc commis une inexactitude des plus grossières[45]. Il y a pis : comme la démarche faite en Aitolie par le Sénat ne pouvait être ignorée de lui, cette inexactitude, il l'a commise en connaissance de cause[46] ; il a qualifié de première ambassade romaine celle de 228, bien qu'il sût qu'une telle qualification ne lui convenait point. C'est là chose qu'il, n'est pas aisé d'admettre.

Je vois que plusieurs critiques font bon marché de cette difficulté. Ils ne prennent point souci de l'affirmation si nette contenue dans la phrase transcrite plus haut ; ils jettent sans façon par dessus bord l'autorité de Polybe[47]. Il m'est impossible d'avoir cette tranquille audace. S'il faut choisir entre Polybe et Trogus, ce n'est pas pour le second que je me déciderai. Je crois plutôt à Trogus se faisant l'écho d'une tradition tardive et apocryphe qu'à Polybe altérant de parti pris l'histoire des premiers rapports de Rome avec la Grèce.

D'autant qu'on ne voit pas du tout pourquoi il se fût rendu coupable de l'erreur volontaire qu'on lui impute si résolument[48] ; aurait dû plutôt, semble-t-il, saisir avec satisfaction l'occasion qui s'offrait[49] de rappeler, une fois de plus, l'insupportable insolence, l'άπόνοια, l'άλαζονεία, le φρόνημα des Aitoliens[50]. Mais surtout, cette erreur, de quoi lui eût-il servi de la commettre ? Elle n'était pas de celles qui peuvent passer inaperçues ; l'événement sur lequel il aurait fait le silence n'était pas négligeable ni de petite importance. Les Akarnaniens osant ce qu'avant eux n'avait osé aucun peuple hellène, et risquant cette démarche hardie d'appeler a leur aide les Romains, jusque là entièrement étrangers aux choses de la Grèce ; les Romains répondant à cet appel, intervenant pour la première fois dans les conflits des nations grecques et prétendant s'ériger en arbitres entre deux de ces nations ; les Aitoliens refusant de se laisser intimider par la force romaine et rebutant durement les légats du Sénat : c'étaient à des faits propres à frapper les esprits et qui fussent restés dans la mémoire des hommes. Nombreux sans doute eussent été les Grecs qui se seraient rappelé ce premier contact de Rome et de l'Hellade ; à tout le moins, le souvenir ne s'en fût perdu ni en Akarnanie ni en Aitolie. Ainsi donc, l'erreur de Polybe, beaucoup de ses lecteurs s'en seraient avisés. Comment supposer qu'il ait été assez naïf pour se mettre dans ce mauvais cas ? Que Polybe ait altéré l'histoire, de dessein formé (et sans qu'on en puisse découvrir le motif), ceci passe déjà les vraisemblances ; mais qu'il l'ait altérée en un point particulièrement bien connu, voilà qui touche à l'absurde. Si l'ambassade venue de Rome en Aitolie à la requête des Akarnaniens n'existe pas pour lui, la raison en doit être qu'elle n'a pas de réalité.

Il convient, au surplus, d'avoir présent a l'esprit ce qu'il rapporte en son l. IX, chap. 28-39. Durant l'hiver de 211/210, les Lacédémoniens sont l'objet de sollicitations contraires. Deux ambassades, l'une aitolienne, l'autre akarnanienne, se présentent ensemble devant eux. Les Aitoliens, alliés de Rome depuis un an, prétendent les gagner à leur parti, c'est-à-dire les faire entrer dans la coalition formée contre Philippe ; les Akarnaniens, qui, à leur ordinaire, agissent d'accord avec la Macédoine[51], s'efforcent de les attirer au côté de Philippe ou, tout au moins de les maintenir dans la neutralité[52]. Un débat public s'engage donc à Sparte, et les chefs des deux ambassades y parlent successivement en sens opposé. Polybe nous donne les deux discours : celui de l'Aitolien Chlainéas et celui de l'Akarnanien Lykiskos[53]. Selon l'usage, chaque discours tourne à l'invective : Chlainéas déclame furieusement contre les rois de Macédoine ; Lykiskos lui répond en malmenant de son mieux les Aitoliens. Mais que trouve-t-il surtout à leur reprocher ? Quel est contre eux son principal grief ? Il vaut la peine d'y faire attention : c'est leur alliance avec les Romains.

Écoutons ses paroles : Aujourd'hui, à qui associez-vous votre fortune, dit-il aux Aitoliens, avec qui invitez-vous les Lacédémoniens à contracter alliance ? N'est-ce point avec les barbares ?[54]Jadis [au temps de la guerre-des-Alliés] vous luttiez pour la gloire et l'hégémonie contre les Achéens et les Macédoniens, vos frères par la race, et contre Philippe, leur chef ; aujourd'hui, la servitude des Hellènes est l'enjeu de cette guerre où ils sont aux prises avec des hommes de race étrangère, que vous avez cru appeler contre le seul Philippe, mais qu'à votre insu vous avez armés et contre vous-mêmes et contre toute l'Hellade[55]. Et il poursuit en ces termes : Dans le désir de l'emporter sur Philippe et d'humilier la Macédoine, [les Aitoliens], sans s'en rendre compte, ont attiré de l'Occident un nuage qui, dans le moment, ne couvrira peut-être de son ombre que les Macédoniens, mais qui, par une suite nécessaire, fera pleuvoir les pires des maux sur l'ensemble des Hellènes[56]. — De quoi ne seront point capables [les Aitoliens], dès l'instant qu'ils se sont alliés aux Romains ?[57]Ce traité qu'ils ont fait avec eux est dirigé contre l'Hellade entière[58]. — Qui... ne redouterait la venue des Romains, ne détesterait la criminelle folie des Aitoliens, coupables d'avoir osé conclure une telle alliance ?[59]

On le voit : aux yeux des Akarnaniens, le crime irrémissible les Aitoliens, c'est d'avoir appelé les Romains en Grèce, c'est de s'être joints à ces barbares contre la plupart des nations helléniques. Or, si ce que raconte Justin est véritable, le reproche est bien inattendu. Si, quelque trente ans plus tôt, les Akarnaniens ont imploré contre l'Aitolie l'assistance des Romains[60] ; s'ils ont, les premiers des Grecs, risqué d'attirer sur l' Hellade la nuée de l'Occident ; si, avant tous autres, ils ont lié partie avec l'άλλόφυλος exécrable ; bref, s'ils ont jadis tenté de faire tout justement ce que font maintenant les Aitoliens, comment comprendre le langage de Lykiskos ? Ce langage est d'une témérité vraiment trop naïve ; l'orateur akarnanien prend trop peu souci d'éveiller de malencontreux souvenirs ; il fait la partie trop belle à ses adversaires et leur ménage de trop faciles répliques.

Je sais bien qu'on sera tenté d'objecter le discours de Lykiskos, comme celui de Chlainéas, est dénué de valeur historique ; c'est Polybe qui en est l'auteur. Mais j'estime que ce serait là soutenir une thèse bien aventurée. Polybe (et peut-être faut-il s'en féliciter) est bien éloigné de ressembler à Thucydide : il n'en a ni l'art ni les hardiesses ; et, par grand bonheur, il ne ressemble pas davantage à Tite-Live : il n'en a pas l'intempérante faconde. Les harangues politiques, peu nombreuses, que renferme son ouvrage, gardent, dans leurs traits généraux, un caractère manifeste d'authenticité[61] ; elles reposent sur un fond d'histoire très solide et très précis[62]. Polybe les a sans doute largement retouchées ; il n'y a nulle apparence qu'il les ait fabriquées[63]. Allons pourtant jusque là, admettons que ce soit Polybe qui parle ici par la bouche de Lykiskos. Qui croira qu'en composant le discours de cet Akarnanien, il ait manqué de si sotte façon aux convenances oratoires ? qui croira qu'il lui ait fait dire, et avec tant d'insistance, précisément ce qu'il eût dû taire ; qu'il lui ait prêté des propos que tous ceux qui savaient l'histoire eussent, à bon droit, jugés d'une impertinence ridicule ; et qu'en les lui prêtant, il ait imprudemment remis en mémoire à ses lecteurs ce recours des Akarnaniens au Sénat, que lui-même avait pris soin de laisser dans l'ombre ? C'est bien ici le cas de dire que poser la question c'est la résoudre. Fût-il l'ouvrage de Polybe, le discours de Lykiskos n'en apporterait pas moins la preuve que les Akarnaniens ne firent pas ce qu'on les voit faire dans le récit de Justin.

3

Je ne saurais donc prendre ce récit au sérieux. Je n'y puis voir qu'une tradition légendaire, d'époque récente et sans doute d'origine romaine[64] insérée mal à propos par Trogus dans l'histoire de la reine Olympias et du royaume d'Épire, où il semble bien qu'elle forme hors-d'œuvre[65].

Mais, après tout, quand ce que rapporte Justin serait véridique, que faudrait-il en conclure ? J'admire que certains historiens rangent la démarche du Sénat en Aitolie au nombre de ces négociations diplomatiques à visées plus ou moins éloignées, mais sûrement fort ambitieuses[66], que les Romains, a les en croire, se plaisent à engager avec les États grecs dès le cours du IIIe siècle. C'est là l'effet d'un étrange parti pris. Il conviendrait d'observer d'abord que, cette négociation, le Sénat ne l'engage pas de son propre mouvement. Les Akarnaniens l'ont été quérir ; s'il agit, ce n'est que sur leurs instances ; et cette occasion, non prévue, qui lui permet d'intervenir dans les affaires du monde grec[67], ce sont eux qui, seuls, l'ont fait naitre. L'ayant rencontrée sans l'avoir cherchée, le Sénat s'attache-t-il du moins à l'exploiter ? s'applique-t-il avec un zèle résolu, et qui pourrait être intéressé a servir la cause de l'Akarnanie ? manifeste-t-il une volonté ferme de jouer un rôle en Grèce et d'y exercer son autorité ? Il s'en faut de tout. Ce qui n'est pas le moins singulier dans l'incident raconté par Justin, c'en est la prompte terminaison. Si les Patres interviennent en Grèce, prenons garde qu'ils n'y interviennent qu'à peine. Il est bien vrai qu'ils adressent aux Aitoliens une sorte d'injonction ; mais, s'étant heurtés à leur opposition farouche, ils quittent aussitôt la partie. Ils ne songent pas un moment à rabattre l'arrogance de ces insolents ; ils supportent, sans y répliquer, leurs provocations, et l'idée ne leur vient point d'expédier en Akarnanie le petit nombre de vaisseaux qui suffiraient sans doute à assurer la défense du pays contre un ennemi dépourvu de marine[68]. Décidés à ne pas prolonger l'aventure, ils battent en retraite et se tiennent cois, sans s'arrêter à considérer qu'une conduite si modeste n'accroîtra guère parmi les Grecs le prestige du nom romain... Dans tout ceci, de grâce, où voit-on poindre leur ambition ? Si l'on voulait gloser sur le texte de Justin, on en pourrait conclure sans paradoxe que, de lui-même, le Sénat ne porte nul intérêt aux affaires du monde grec[69] ; que, s'il s'est mêlé de celle-ci, c'est qu'il était séant qu'il se montrât respectueux des traditions vénérables invoquées par les Akarnaniens ; mais qu'au reste, il se résigne de bonne grâce à son insuccès et voit, d'une âme égale, avorter son imprudent essai d'intervention.

§ III. — LA PIRATERIE ILLYRIENNE. ROME ET LA GRÈCE EN 230.

Si l'on veut se représenter avec vérité la situation réciproque de Rome et de la Grèce peu après le milieu du IIIe siècle, il ne faut pas s'embarrasser des légendes qu'a forgées sur le tard l'Annalistique romaine ; c'est aux faits, sûrement historiques, dont Polybe nous a gardé le souvenir, qu'il importe d'être attentif ; ce sont ces faits qui doivent provoquer nos réflexions.

En ce temps-là, l'événement, d'une gravité tragique, domine et trouble l'histoire de la Grèce, c'est le développement effrayant de la piraterie illyrienne[70], laquelle, tolérée ou même encouragée par Démétrios de Macédoine[71], organisée par les souverains du pays[72], d'abord Agron, puis Teuta, devenue sous eux une institution publique et une industrie nationale, a maintenant pour objet la conquête aussi bien que le pillage. En 230, la prise de Phoiniké d'Épire par une bande d'Illyriens[73] agite les Grecs d'une immense émotion[74]. Tous les peuples riverains de la Mer Ionienne frémissent sous la menace du danger commun[75]. Ils craignent à présent, non seulement, comme jadis, pour leurs territoires, exposés de tout temps aux descentes des corsaires, mais pour leurs villes, pour leur existence même. En effet, contre les Illyriens, la Grèce est désarmée ; sur mer, son impuissance est lamentable. Les Aitoliens n'ont point de vaisseaux[76] ; les Achéens ne possèdent que dix mauvais navires kataphraktes[77] ; il n'existe plus de marine hellénique que l'on puisse opposer aux terribles escadrilles de lemboi, si nombreuses, si agiles, si manœuvrières et si audacieuses. — Mais, cependant, Rome est là toute proche, avec cette flotte énorme qui, naguère, a vaincu Carthage. Les Romains sont en mesure d'armer dans un temps très court une escadre aussi forte qu'il leur plaira[78], et nul n'ignore qu'ils pourraient d'un geste mater les Illyriens et nettoyer la mer[79]. Or, voici qui est bien digne de remarque : ce geste sauveur, ce geste nécessaire, aucune des nations ni des villes grecques qui bordent le littoral ne leur demande de le faire[80].

Après la prise de Phoiniké, ce n'est pas aux Romains, c'est aux Aitoliens et aux Achéens que les Épirotes demandent assistance[81] : assistance qu'ils jugent eux-mêmes insuffisante et précaire ; car, sitôt délivrés de l'invasion illyrienne, ils en appréhendent tellement le retour, ils ont si peur de leurs farouches voisins, qu'ils se résignent à subir la honte de leur alliance[82]. Et l'année suivante, ce n'est pas davantage des Romains, c'est encore des Achéens, et des Aitoliens, que les Kerkyréens, brusquement assiégés par les Illyriens[83], les Épidamniens, échappés à grand'peine au sort de Phoiniké[84], et les Apolloniates, qui redoutent une aventure pareille, vont implorer le secours[85] : secours inefficace, comme il était aisé de le prévoir, comme ils l'ont sans doute prévu, et comme- ne le montre que trop le désastre de Paxos[86].

Le cas de ces trois cités maritimes Kerkyra, Épidamnos, Apollonia — mérite une attention particulière. Si voisines de l'Italie, leur négoce' les met avec elle en rapports permanents ; les marchands partis de Brundisium, d'Hydrous, de la pointe des Calabres, visitent assidûment leurs ports[87] ; le nom de Rome leur est familier : dès 266, on s'en souvient, Apollonia envoyait une ambassade au Sénat. Ainsi, tout les engage, semble-t-il, à rechercher la protection romaine. Qu'elles répugnent à recevoir l'aide de l'étranger, on ne le saurait croire ; si grande est leur détresse qu'elle ne leur permet pas de tels scrupules. Il se peut, à la vérité, que Rome fasse payer chèrement ses services, qu'il en coûte leur indépendance à ceux qu'elle aura secourus ; mais, barbare pour barbare, le Romain vaut mieux que l' Illyrien : l'unique affaire, dans le moment, est d'échapper au joug odieux d'un peuple de sauvages[88]. Au surplus, il est probable que, dans ces trois villes, le sentiment national est fort émoussé. Isolées sur des plages lointaines, Épidamnos et Apollonia ne se mêlent guère à la vie de l'hellénisme, et Kerkyra, déchue de sa gloire, affaiblie, humiliée[89], a presque cessé d'y prendre part. Toutes trois n'ont souci que de leur sécurité et de la liberté de leur commerce. Tout à l'heure, elles feront un chaud accueil aux Romains qui leur assureront l'une et l'autre, et, par eux affranchies du péril illyrien, elles se courberont avec une docilité empressée sous leur suzeraineté tutélaire[90], tiendront à honneur d'être leurs clientes dévouées et constamment fidèles[91]. Menacées de ce péril, on s'attendrait donc à les voir se tourner vers Rome. Pourtant, elles n'en font rien ; la démarche que nous jugeons si naturelle, elles ne songent point à la tenter ; naturelle à nos yeux, elle ne l'est point aux leurs[92].

La raison s'en laisse assez voir. Apolloniates, Épidamniens, Kerkyréens n'imaginent point que de Rome ils aient rien à attendre ni doivent rien espérer. C'est qu'en effet les Romains, jusque-là, ont négligé de nouer des relations publiques avec les nations grecques établies en face de l'Italie, et, dédaigneux de leur amitié, ont toujours semblé les ignorer. Et c'est aussi que jamais ils ne se sont mis en peine de faire la police des eaux ioniennes, qu'ils n'ont jamais pris soin de protéger le commerce qu'entretiennent avec les côtes de Grèce leurs alliés et leurs nationaux, et qu'ils ont enduré, avec une tranquille insouciance, les injures des forbans de Skodra[93]. Là-dessus le témoignage de Polybe est formel : de longue date, à mainte reprise, molestés et rançonnés par les Illyriens, les navigateurs italiens ont saisi le Sénat de lieurs griefs ; mais les Patres ont feint de ne les point entendre[94]. Ainsi s'explique ce fait étrange : lorsqu'enfin les Romains se trouvent contraints de descendre en Illyrie, personne ne semble prévoir leur intervention, ni les Illyriens qui, jusqu'au dernier moment, la provoquent par des bravades folles[95] et vont en être les victimes, ni les Grecs qui. jusqu'au dernier moment, s'abstiennent de la solliciter et vont être sauvés par elle[96]. Pour les uns comme pour les autres, Rome, qui vient d'accomplir de si grandes choses, qui, la première, a fait reculer les Puniques, qui a conquis sur eux la Sicile et la mer, parait ne point exister. Les dynastes d'Illyrie, Agron et Teuta, ne craignent point la force romaine[97], et les nations de l'Hellade n'osent point compter sur son appui. On a vu jadis l'Italie, la Sicile et l'occident de la Grèce être à la fois le théâtre d'une même histoire : un grand changement s'est fait, et les temps sont loin de Denys l'Ancien et d'Agathoklès. Trente ans avant la fin du IIIe siècle, bien que, chaque jour, filant sous la brise, les barques marchandes le traversent en peu d'heures, l'étroit fossé de l'Adriatique marque la limite de deux mondes : d'un côté, sont les choses d'Italie, de l'autre, les choses de Grèce[98] ; entre elles ni liaison ni contact. Il a plu aux Romains qu'il en fût ainsi.

Les historiens modernes observent volontiers qu'ils jetèrent de bonne heure de fortes racines sur le versant oriental de la péninsule ; que, le long de la côte, ils plantèrent nombre de colonies — colonies de citoyens, comme Sena Gallica, Castrum novum et Aesis, colonies de droit latin, comme Hatria, Ariminum et Firmum[99], — et qu'enfin, en 244, ils firent établissement à Brundisium, la seule bonne station du littoral, devenue, elle aussi, le siège d'une colonie latine. Tout cela est exact ; mais qu'on ne se hâte pas d'en conclure, comme on a fait, que par là les Romains préludaient déjà de dessein formé à la domination, longuement convoitée, de l'Adriatique. Après la paix de 241, débarrassés de Carthage qui s'épuise trois ans de suite à réduire ses mercenaires[100], ayant leur pleine liberté d'action, armés d'une marine formidable en face d'États démunis de force navale, rien ne les empêcherait d'imposer aussitôt à la mer orientale leur autorité souveraine. C'est à quoi les invite le soin de leur honneur comme de leur intérêt ; les insultes répétées des Illyriens au commerce italique leur sore, plus qu'une. occasion, elles leur sont une raison, impérieuse et décisive, semble-t-il, de porter de ce côté leur attention et leur effort. Néanmoins, pendant plus de dix ans, ils refusent de se laisser toucher par cette raison qu'ils ont d'agir[101] : preuve assez manifeste qu'ils ne sont pas, quoi qu'on ait dit, travaillés de l'impatient désir de s'étendre à l'est de l'Italien. En prenant pied à Brundisium, les Romains, écrit un historien, laissaient déjà paraître leurs aspirations vers l'Adriatique[102] : je le veux bien, mais reconnaissons qu'ils s'en tinrent longtemps à de simples aspirations. Ils avaient, si l'on en croit le même historien, les yeux fixés sur cette mer[103] : d'accord, mais jusqu'en 229 ils ne firent autre chose que la contempler. Maîtres incontestés de la Méditerranée occidentale, déclare-t-on encore, ils devaient fatalement entrer en rapports toujours plus suivis avec le monde grec[104] : il faut convenir qu'ils prirent leur temps avant de céder à cette fatalité.

 

 

 



[1] Voir, notamment, G. Colin, Rome et la Grèce de 200 à 146 avant Jésus-Christ, 35-39. On peut croire que c'est aux mêmes faits que songe H. Graillot, lorsqu'il écrit (Le culte de Cybèle, 33) que, depuis sa victoire sur Pyrrhus, Rome a étendu ses relations avec les États grecs.

[2] Cf. Dion, fragm. 42 (I, 141 Boissev.) = Zonar., VIII, 7. 3. — Liv., per. 15.

[3] La date n'est qu'approximative ; cf. Dio-Zonar. VIII. 7. 3.

Dans le t. IV, p. 362, de sa Storia critica di Roma, dont je viens seulement de prendre connaissance, E. Pais s'exprime en ces termes : ... ereditando con la vittoria sui Messapi e la conquista di Brindisi le relazioni internazionali di Taranto, Roma stringeva rapporti con gli Apolloniati posti al confine settentrionale dell' Epiro. La phrase que j'ai soulignée ne me semble point correspondre à la réalité historique : ce sont les Apolloniates qui, sans y réussir, ont essayé de nouer des relations avec les Romains.

[4] Colin, Rome et la Grèce, 35. — Le raisonnement de G. Colin est particulièrement subtil : Sans doute, c'était une loi à Rome de respecter la qualité d'ambassadeur ; mais on ne l'observait pas toujours ; et l'on se persuade difficilement qu'en accordant à un mi petit peuple une satisfaction si éclatante, le Sénat n'ait pas songé qu'il était maintenant maitre de Brindes, qu'Apollonie était située juste en face sur l'autre rive de l'Adriatique, et que, par conséquent, l'alliance de cette ville lui serait d'une grande utilité, le jour où il aurait à débarquer des troupes contre l'Épire ou contre la Macédoine. J'ose dire que c'est à faire au Sénat un procès de tendance un peu téméraire.

[5] Th. Homolle, B. C. H., 1884, 81. : ... les échanges d'ambassades qui avaient eu lieu entre Rome, l'Égypte et Apollonie, et qui sont le début de la politique romaine en Orient et dans la Grèce...

[6] J. G. Droysen, Gesch. des Hellenismus, III, 179 (trad. fr.) L'importance de relations amicales avec une ville comme Apollonia ne pouvait échapper à la sagacité du Sénat... Il y eut à coup sûr une alliance conclue alors entre Rome et Apollonia ; 214 : ... Le Sénat donna à la ville une satisfaction éclatante afin de ne pas sacrifier cette première alliance d'outre-mer, qui pouvait avoir son utilité relativement à l'Épire.

[7] Th. Mommsen, R. G., I7, 416 : Eben dabin gehören die — mit Rhodos und nicht lange nachher mit Apollonia, einer anschnlichen Kaufstadt an der epeirotischen Küste, von den Römern abgeschlossenen Handels- und Freundschaftsverträge.

[8] G. Hirschfeld, P.-W., II, 112, s. v. Apollonia, 1 : Um 270 [266 ?], schicken sie (die Apolloniaten) Gesandte nach Rom, schliessen ein Handels- und Freundschaftsbündnis und kommen nun von Rom nicht mehr los, für welches die Stadt, Brundisium so direct gegenüber, ein sehr wichtiger Punkt sein musste.

[9] Dans sa dissertation intitulée Die amici populi Romani republik. Zeit (diss. Strassburg, 1895), V. Ferrenbach consacre tout un article (18-19) à l'amicitia mit Apollonia.

[10] Noter, au contraire, les réserves de B. Niese, Gesch. der gr. und maked. Staaten, II, 281, 4.

[11] Cf. G. De Sanctis (Storia dei Romani, II, 428), qui interprète a peu près de même façon la démarche des Apolloniates et la conduite du Sénat. — Il est très vraisemblable qu'après la mort de Pyrrhos, Apollonia était encore rattachée par quelque lien de dépendance à la monarchie épirote : cf. Droysen, III, 178-179, 214 (trad. fr.) ; J. Beloch, Griech. Gesch., III, 2, 318.

[12] Pol., II, 9. 8.

[13] C'est par une erreur manifeste que Mommsen dit le contraire (R. G., I7, 549) : ... die Hülfsgesuche der altwerbündeten Apolloniaten — nöthigten endlich den römischen Senat wenigstens Gesandte mach Skodra zu schicken. Il n'y a point, dans les auteurs, un mot qui justifie cette affirmation. Comme nous le verrons ailleurs, les traditions romaines tardives expliquent, en partie, l'intervention des Romains en Illyrie par les supplications des habitants d'Issa ; elles sont muettes sur les Apolloniates.

[14] Ferrenbach (Die amici p. R. republ. Zeit, 19) écrit : Im Jahre 229 stellte sich Apolonia in seiner Bedrängnis durch die räuberische Illyrier freiwillig unter Roms Schutz. Il n'a pas vu (et la chose est étrange) qu'il suit de là qu'en 229 Apollonia n'était point encore l'amie de Rome.

[15] Il faut savoir gré à Niese de s'être exprimé nettement sur ce point (II, 66, 2). Cf. G. Zippel, Röm. Herrschaft in Illyrien, 93. — Il est singulier que, dans un article publié en 1916 par la Revue historique (t. 122, 17), il soit encore parlé, en termes un peu dubitatifs, il est vrai, de l'alliance de Rome et d'Apollonia.

[16] Cf. G. Colin, Rome et la Grèce, 21.

[17] Cf. G. Colin, 36-38 ; 46.

[18] J'ai suivi le texte de F. Rühl (Teubner, 1886).

[19] Justin fait seulement allusion au traité de partage. Il est mentionné plus explicitement par Polybe, II, 45. 1 ; IX, 34. 7.

[20] Cf. Beloch, III, 2, 320 ; H. Swoboda, Staatsaltert., 301.

[21] Cf. Droysen, III, 457-458 (trad. fr.) ; Mommsen, R. G., I7, 548 ; Niese, II, 264 ; G. Corradi, Atti dell' Accad. di Torino, XLVII (1911-1912), 193, 212, 213, 215 ; E. Pazzi, ibid., 29-230 et note 3 de la p. 230 ; De Sanctis, III, 1, 278, note 23 ; G. Colin (Rome et la Grèce, 7), qui reproduit Droysen et Mommsen. — Beloch (III, 1, 620, 621 et note 1 ; cf. III, 2, 5 et 105), Swoboda (Staatsaltert. 301), W. W. Tarn (Antiq. Gonatas, 382 et note 37 ; 83 et note 39 ; et 369-370 et la note 4) proposent des dates plus reculées : peu avant 250 (Beloch) ; vers 250 (Swoboda) ; 246 ou 245 (Tarn). — Il ne faut pas s'étonner de ces divergences ; elles signifient simplement qu'il est impossible de fonder une chronologie exacte sur le texte de Justin, et c'est, à l'examen, ce qui n'apparaît que trop. Considérons le passage (28. 1. 1-2) : ad regem Macedoniae Demetrium decurrit (Olympias) eique habenti uxorem (Stratonicen) Antiochi, regis Syriae, sororent filiam suam Phthiam in matrimonium tradit (3) fiunt igitur nuptiae, quibus et novi matrimonii gratia adquiritur et veteris offensa contrahitur. (4) nam prior uxor (Stratonice), velut matrimonio pulsa, sponte sua ad fratrem Antiochum discedit eumque in mariti bellum inpellit. (5) Acarnanes quoque diffisi Epirotis eqs. Aux yeux de tout lecteur non prévenu, comme disent les philologues, deux choses semblent évidentes : l'une, c'est que le nom d'Antiochus, deux fois mentionné, désigne les deux fois le même souverain, frère de Stratoniké, lequel, au moment dont il s'agit, règne sur la Syrie ; l'autre, c'est que les mots regem Macedoniae Demetrium s'appliquent à Démétrios II, devenu roi de Macédoine à la mort d'Antigone Gonatas. Mais le malheur, comme on l'a reconnu depuis longtemps, est que ces deux évidences sont inconciliables. Effectivement, le roi de Syrie frère de Stratoniké, Antiochos Théos, est mort en 247 /246, et l'avènement de Démétrios II se place en 239. Donc, il y a conflit entre ces deux renseignements : ad regem Macedoniae Demetrium decurrit (Olympias) — ad fratrem Antiochum discedit (Stratonice). Des deux faits ici rappelés, le premier est donné comme postérieur à 239, et le second comme antérieur à 246 : Justin offre à la fois, pour un groupe d'événements qui, dans son texte, parait indissoluble (recours d'Olympias à Démétrios ; mariage de Démétrios et de Phthia ; retour de Stratoniké en Syrie) un terminus ante quem qui est l'année 246, et un terminus post quem qui est l'année 39. — Comment sortir de là ? La vérité est qu'on n'en sort pas. On essaie d'en sortir en sacrifiant, soit la date de 246, soit celle de 239. Les uns (voir, en dernier lieu, Corradi, art. cité) — voulant que le retour de Stratoniké en Syrie se puisse placer après 239 — admettent, contre les vraisemblances, que le nom d'Antiochus désigne chez Justin deux souverains différents, le père et le fils, d'abord Antiochos Théos, puis Antiochos Hiérax, et prétendent, en conséquence, que, dans la phrase ad fratrem Antiochum discedit, fratrem doit faire place à fratris filium (Corradi, 213, 1, propose à tort nepotem) ; les autres (voir notamment Beloch et Tarn) — voulant que l'alliance d'Olympias et de Démétrios se puisse placer avant 246 — supposent, sans apparence de vérité, que les mots regem Macedoniae Demetrium s'appliquent, non pas à Démétrios II, roi de Macédoine après la mort de son père, mais à Démétrios, prince royal, associé par Antigone à l'empire. Il est visible que ce sont là, non des solutions, mais des échappatoires. Justin a commis une ou plusieurs erreurs (nous ne savons lesquelles) qui rendent son texte inintelligible. La restitution probable du nom de Φθία dans IG, II2, 1299, ne résout pas la difficulté : cf. Th. Lenschau, Burs. Jahresb., 45 (1919), 231. Un fait dont il serait essentiel de fixer la date, parce que cette date nous fournirait au moins un terminus a quo au-delà duquel on ne aurait remonter, est la mort d'Alexandre d'Épire ; mais, en dépit des ingénieux efforts de Corradi (197 suiv. ; 215), qui fait mourir Alexandre en 241 /240, toute certitude nous est refusée sur ce point. — Observons maintenant que ce n'est pas seulement la chronologie absolue qui, dans le texte de Justin, est cruellement confuse ; ce texte soulève un problème de chronologie relative assez embarrassant. L'appel dressé par les Akarnaniens au Sénat a-t-il précédé ou suivi le rapprochement d'Olympias et de Démétrios ? voilà ce qu'on a lieu de se demander. Il y a, en effet, un évident hiatus entre les §§ 4 et 5 du ch. 1, en sorte qu'il n'est pas sûr que les faits racontés au § 5 soient postérieurs à ceux dont le récit se trouve aux § 1-3. De plus, la phrase par où commence le 5 : Acarnanes quoque diffisi Epirotis eqs, crée une difficulté ; elle parait en désaccord avec ce qui se lit aux § 1 et 2 : Aetolis partem Acarnaniae — eripere volentibus, ad regem Macedoniae Demetriuni decurrit (Olympias) eqs. On comprendrait diffisi Macedonibus ou Demetrio ; on ne comprend guère diffisi Epirotis, si les Épirotes peuvent désormais compter sur l'appui de Démétrios ces mots semblent impliquer qu'il n'y a point encore d'alliance conclue entre l'Épire et la Macédoine. Aussi nombre d'historiens (Droysen, Beloch, Tarn ; cf. ci-après dans le texte) admettent-ils que Trogus (ou Justin ?) a, dans son exposé, interverti l'ordre des temps, et placé le recours des Akarnaniens au Sénat après l'entente d'Olympias et de Démétrios, bien qu'en réalité il l'eût précédée. Mais l'hypothèse est peut-être superflue, les mots diffisi Epirotis pouvant n'être qu'une inadvertance de Justin et ne pas mériter qu'on en tienne grand compte. Nous devons, je crois nous résigner à ignorer l'ordre dans lequel se sont succédé les événements relatés, d'une part, aux § 1-3 et, de l'autre, aux § 5-6. — J'ajoute, en terminant, qu'il faut, ici comme ailleurs, se garder de pratiquer l'obscurum per obscurius. C'est, je le crains, à quoi s'exposent les critiques qui, pour dater le récit de Trogus, s'efforcent de tirer quelques données chronologiques des hâbleries, truculentes et burlesques, mises dans la bouche des Aitoliens. Telles que nous les lisons, ces hâbleries sont principalement l'ouvrage de Justin et n'offrent à l'historien qu'un ténébreux fatras de méchante rhétorique. Il est vrai qu'elles ont farcies d'allusions aux guerres soutenues par les Romains contre les Puniques et les Gaulois ; mais ces allusions, vagues à l'excès, ne comportent pas d'interprétation rigoureuse. C'est ce que montrent assez les tentatives contradictoires qu'on a faites pour les expliquer. Il suffit de rappeler que le langage des Aitoliens ne peut convenir — selon Beloch (III, 1, 621, 1), qu'à la période de temps comprise entre 255 et 250 ; selon Tarn (382-383 et note 37), qu'à celle qui va de 249 à 241 ; — selon De Sanctis (III, 1, 278, note 23), qu'aux années postérieures à la paix avec Carthage (ann. 241) et immédiatement antérieures à la dernière invasion gauloise (ann. 225), etc. On voit par là que, dans le texte de Justin, chacun peut trouver ce qu'il cherche. Le fait est que la phrase : (28. 2. 2) prius illis (Romanis) portas [adversus Karthaginienses] aperiendas, quas clauserit metus Punici belli est susceptible de s'appliquer soit à la première, soit à la seconde guerre contre Carthage, que Justin, comme le remarque De Sanctis (ibid.), semble avoir confondues ; et, pareillement, les mots : (2. 6) Italiam trepidis ex retenti urbis suas incendia Romanis universam ferme a Gallis occupatam. (7) prius igitur illis Gallas Italia pellendos peuvent être également ou une réminiscence attardée de l'invasion gauloise de 387, ou une allusion prématurée à celle de 225. On perd sa peine à vouloir mettre des précisions sous ce bavardage.

L'interprétation nouvelle qu'a donnée E. Norden (Ennius und Vergilius, 59 suiv.) du texte de Justin (28. 2. 1 sqq.), et spécialement de la phrase (2. 2) dicentesque prius illis portas adversus Karthaginienses aperiendas, me parait avoir été pleinement réfutée par De Sanctis, III, 1, 278, note 23 ; 291, note 63 ; 281, note 39.

[22] Niese (II, 264, 6) ne juge pas impossible que les Akarnaniens aient imploré l'aide des Romains, mais n'en considère pas moins le récit de Justin comme apocryphe dans presque toutes ses parties : Freilich ist Justins Erzählung stark verfälscht. Die Akarnanen sollen sich vor den Römer darauf berufen haben, dass sie allein in Hellas nicht mit gegen die Trojaner — gezogen seien. Die Römer ersuchen nun die Ätoler, ihre Besatzungen aus den akarnanischen Städten zu entfernen, werden aber mit einer äusserst pralderischen Antwort heimgeschickt. Dies sine spätere rhetorische Zutaten. Cf. W. Christ (dans E. Oberhumtner, Akarnanien, 294) : Die Begründung des Hilfsgesuches der Akarnanen — mit ihrer Nichtbeteiligung am trojanischen Krieg kann — wohl eine Erfindung aus augusteischer Zeit sein. Tarn, après avoir exprimé quelques doutes (Antiq. Gonatas, 83 et note 38), se rassure trop facilement sur cet argument vulgaire : But Justin's story is so circumstantial that it is hard to believe that it has no foundation.

E. Norden (Ennius und Vergilius, 61 et note 1) admet, comme historique le recours des Akarnaniens au Sénat, mais tient pour apocryphe ou très douteuse l'ambassade qu'auraient envoyée les Romains en Aitolie.

[23] Cf. E. Norden, Neue Jahrb. für das kl. Alter., 1901, 255.

[24] Selon Droysen (III, 458, 2 ; trad. fr.), ce serait peut-être là le précédent dont se seraient autorisés les Akarnaniens pour obtenir le secours des Romains.

[25] Voir ci-après, chapitre II, § I. — L'interprétation qu'on a donnée souvent (voir, par exemple, De Sanctis, I, 198 ; 202) du texte de Dion-Zonaras (VIII. 9 s. f.) relatif à la deditio des Ségestains en 262, me parait abusive. Si les Romains ont accordé de grands privilèges aux Ségestains (Cicéron, Verr., 3. 6. 13), l'explication s'en trouve dans cette prompte deditio beaucoup plutôt que dans la consanguinitas des deux peuples.

[26] J'admets, par hypothèse et pour simplifier les choses, que les événements racontés par Justin datent bien, comme c'est l'opinion la plus répandue, de l'année 239.

[27] Sur la difficulté chronologique que soulève cette narration, voir ci-dessus, note 21.

[28] Niese, II, 264, 6 : Es wäre möglich, dass Demetrios sie (die Akarnanen) mit Rückicht auf Epirus anfangs abgewiesen hätte.

[29] C'est ce que montre la phrase de Justin (28. 1. 1) : — Aetolis partem Acarnaniae, quam in portionem belli pater pupillorum acceperat, eripere volentibus, ad regem Macedoniae Demetrium decurrit.

[30] Voir ci-dessus, note 21, pour l'interprétation des mots Acarnanes quoque diffisi Epirotis.

[31] L'objection est signalée par Niese (II, 264, 6).

[32] Pol., II, 2. 5 ; cf. Beloch, III, 1, 658 (affaire de Médion). Démétrios procure aux Akarnaniens le secours d'Agron, roi d'Illyrie.

[33] Droysen, III, 458 (trad. fr.). G. Colin (Rome et la Grèce, 37) reproduit Droysen.

[34] En fait, Démétrios parait avoir réussi à protéger l'Akarnanie contre les Aitoliens ; cf. Beloch, III, 1, 621. Ce qui est certain, c'est que la partie la plus occidentale de la contrée leur échappa ; nous constatons qu'en 230 elle est indépendante : Pol., II, 2. 5 ; 6. 9 ; 10. 1 sqq. ; Beloch, III, 2, 320. Il semble que les Aitoliens n'aient rien conquis vers l'Ouest au-delà de Limnaia ; cf. C. Salvetti, dans Beloch, Studi di storia antica, II, 107.

[35] Beloch, III, 1, 621 et note 1 : Dass die Akarnanen diesen Schritt mit Zustimmung der Königin Olympias taten, ist klar... ; offenbar musste Olympias die romische Hilfe erwünschter sein, als die makedonische. Hypothèse semblable chez De Sanctis, III, 1, 278, note 23 : Il ricorso a Roma —, come indica l'ordine tenuto da Giustino [?], dovette avvenire col consent dell' Epiro... W. S. Ferguson (Hellen. Athens, 199) va jusqu'à croire qu'Olympias fit elle-même appel a Rome.

[36] Si le consul n'entre point en relations avec les Akarnaniens, la raison, dira-t-on peut-être, en est que, dans les derniers temps, les Akarnaniens étaient les alliés des Illyriens (Pol., II, 2. 5 ; 6. 9 ; 10. 1 sqq.). Mais la victoire des Romains sur Teuta et l'interdiction faite aux Illyriens de s'étendre au sud de Lissos ont eu précisément pour effet de mettre fin à cette alliance.

[37] Liv. (P.) 26. 24. 6 : — et Acarnanas, quos aegre terrent Aetoli a corpore suo diremptos, restiturum se (M. Laevinum) in antiquam formulant iurisque ac dicionis eorum —.

[38] Liv. (P.) 26. 24. 11.

[39] Liv. (P.) 26. 24. 15 ; cf. Pol., IX, 39. 2.

[40] Ceci ressort avec évidence du récit de Polybe : Liv. (P.) 26. 25. 10 sqq., et de la seconde partie du discours de Lykiskos : Pol., IX, 37 — 39. Ces textes laissent voir bien clairement qu'avant 211/210 les Akarnaniens n'ont engagé aucune négociation avec les Romains et n'y ont même pas pensé.

[41] Pol., XVI, 27. 4.

[42] Fidélité des Akarnaniens à Philippe : Liv. (P.) 33. 16. 1-2. — Vaine tentative de L. Quinctius pour faire entrer par surprise les Akarnaniens dans l'alliance de Rome : 16. 3-11. — Siège de Leukas ; héroïsme des assiégés : 17. 2-14. — Soumission des Akarnaniens après Kynosképhalai 17. 15.

[43] Strabon, X, 2. 25, 462, cf. X. 2. 23, 460. Droysen (III, 458, 2 ; trad. fr.), reproduit par E. Oberhurnmer (Akarnanien, 148, 2) et par G. Colin (Rome et la Grèce, 37), s'est persuadé que le renseignement donné par Strabon et le récit de Justin avaient rapport aux mêmes circonstances. C'est une erreur singulière. Droysen s'est entièrement mépris sur le sens des mots τήν αύτονομίαν παρ' αύτών ('Ρωμαίων) έξανόσασθαι, qu'il interprète ainsi : (Les Akarnaniens) prient le Sénat de reconnaître et de réaliser l'autonomie qu'on leur a [c'est-à-dire que les Aitoliens leur ont] enlevée. Cf. Oberhummer (ibid.), qui considère la phrase de Strabon comme étant l'équivalent de celle de Justin : praesidia ab urbibus Acarnaniae deducerent (Aetoli) paterenturque liberos esse eqs. (!). La vérité a été vue par Niese (II, 264, 6). L'indication qui se trouve chez Strabon pourrait se rapporter à l'année 196 : c'est alors, en effet, que les Romains reconnurent l'indépendance de la nation akarnanienne (cf. Swoboda, Staatsaltert., 303). Et l'on sait, d'autre part, qu'en cette même année, les Lampsakéniens, voulant obtenir l'appui du Sénat, lui rappelèrent l'antique parenté du Peuple romain et des habitants de la Troade. — Du texte de Strabon, il y a lieu de rapprocher les traditions que mentionne Denys (Ant. Rom., I, 51. 2) ; elles montrent qu'on expliquait volontiers par les souvenirs de la guerre de Troie et par la légende d'Énée le traitement de faveur que les Akarnaniens obtinrent des Romains après la seconde guerre de Macédoine et la guerre d'Antiochos (cf. Swoboda, ibid. ; Salvetti, dans les Studi di stor. antica, II, 131, 2).

[44] Pol., II, 12. 7.

[45] L'objection a été très justement signalée par Niese, II, 264, 6 ; cf. Tarn, Antiq. Gonatas, 383, 38. Même argumentation chez E. Norden, Ennius und Vergilius, 61, 1.

[46] C'est ce qu'admet sans hésiter Beloch ; cf. ci-après, note 48. Même argumentation chez E. Norden, Ennius und Vergilius, 61, 1.

[47] Voir notamment Beloch (III, 1, 621, 1) ; Wegen Polyb. II 12, 7 brauchen wir römische Gesandtschaft nach Aetolien nicht zu bezweiflen ; solche Aeusserungen dürfen nicht auf die Goldwage gelegt werden... La remarque ne s'applique point au cas présent ; l'assertion est ici d'une telle importance qu'elle est digne de la balance de précision. — L'opinion de Beloch est aussi celle de De Sanctis, III, 1, 278, note 23. Même argumentation chez E. Norden, Ennius und Vergilius, 61, 1.

[48] Beloch (ibid.) écrit : Polybios kann auch seine Gründe gehabt haben, den diplomatischen Misserfolg der Römer zu verschweigen. C'est exagérer singulièrement la partialité de Polybe en faveur des Romains. — G. Colin (Rome et la Grèce, 15) est d'avis que Polybe... a évidemment intérêt, pour mieux faire ressortir son originalité, à prêter une importance unique à l'époque dont il entreprend l'histoire. Il est difficile de prendre cet argument au sérieux, et l'on conviendra que c'est là traiter Polybe avec beaucoup de désinvolture. Même argumentation chez E. Norden, Ennius und Vergilius, 61, 1.

[49] Cette occasion s'offrait à propos de l'ambassade romaine de 228 ; il était naturel de rappeler que cette seconde ambassade avait été précédée de celle dont les Akarnaniens avaient provoqué l'envoi.

[50] Sur ces vices ou ces travers, que Polybe reproche si volontiers, et plus que de raison, aux Aitoliens, cf. F. A. Brandstäter, Die Geschicht. des aetol. Landes, Volkes und Bundes (Berlin, 1844), 267 suiv. Pour leur φρόνημα, voir Pol., II, 3. 3 ; 4. 6 ; leur άπόνοια, II, 47. 4 ; IX, 39. 1; leur άλαζονεία, IV, 3. 1 ; XVIII, 34. 2 ; leur τόλμα, II, 47, 4 ; IV. 7. 8 ; V, 81. 1, etc.

[51] Pol., IX, 32.3.

[52] Pol., IX, 39. 7.

[53] Pol., IX, 28 — 31. 6 (discours de Chlainéas) ; 32. 3 — 39 (discours de Lykiskos).

[54] Pol., IX, 37. 5.

[55] Pol., IX, 37. 7-8.

[56] Pol., IX, 37. 10.

[57] Pol., IX, 38. 7.

[58] Pol., IX, 38. 9.

[59] Pol., IX, 39. 1.

[60] Justin, 28. 1, 5 : Acarnanes — adversus Adolos auxilium Romanorum inplorantes.

[61] Sur la question, cf., en général : F. Susemihl, Griech. Litter. in der Alexandrinerzeit, II, 113-114 ; H. Welzhofer, Fleck. Jahrb., 121 (1880), 541, 543 ; P. La Roche, Charakterist. des Polybius, 65-68 ; H. Ullrich, De Polyb. fontibus Rhodiis, 34. Personne ne met en doute l'authenticité du discours prononcé, en 217, par Agélaos de Naupakte ; cf. Beloch, III, 1, 759, 1.

[62] Ceci est particulièrement vrai du discours de Lykiskos. Noter (IX, 34. 9-11) l'énumération minutieuse des attentats commis par les chefs aitoliens, Timaios, Pharykos et Polykritos, Lattabos et Nikostratos (cf. Pozzi, Atti dell' Accad. di Torino, XLVII [1911-1912], 231-232).

[63] Il ne l'eût pu faire qu'à la condition de manquer aux principes qu'il professe lui-même expressément : XII, 25 a. 5 ; 25 b. 1 ; — 25 b. 4 ; cf. XXXVI, 1. 7. — Remarquer l'importance particulière qu'il attache aux πρεσβευτικοί λόγοι : XII, 25 a. 3. — Sur les discours de Chlainéas et de Lykiskos, l'appréciation la plus juste est celle de Niese, II, 482, 3.

[64] Le caractère romain de la tradition ne me paraît pas contestable. Comme celle qui est relative au roi Seleucus et dont nous parlerons ailleurs, elle est née en partie du désir de montrer que les Romains, en bons Ænéades, ont pieusement gardé à toute époque la mémoire de leur première patrie, et que rien de ce qui concernait les Troyens ne les laissait indifférents. D'autre part et d'une façon générale, elle tend à prouver que le Sénat ut de tout temps, comme l'a dit Cicéron (de offic., 2. 8. 26) sous l'influence des Annalistes, l'asile et le refuge des opprimés, rois, peuples et nations. Mais, en outre, on y discerne un trait significatif qui nous peut éclairer sur sa date et l'histoire de sa formation c'est, à savoir, que les Aitoliens y sont représentés comme un peuple outrecuidant, vantard, injurieux, affectant pour les Romains un mépris superbe. Il y a là, ce semble, un souvenir manifeste des événements de 192-189 et de la risible arrogance qu'avaient montrée les Aitoliens après être devenus contre Rome les alliés d'Antiochos. La réponse outrageante (Just. 28. 2. 1 : sed Aetoli legationem Romanorum superbe audivere) — certainement amplifiée, mais non imaginée, par Justin — qu'ils font aux légats sénatoriaux, nous remet aussitôt en mémoire les propos tenus, en 192, par Damokritos à l'assemblée des Panaitolika (Liv. (P.) 35. 33. 9-11 ; cf. 36. 24. 12) et par Archidamos aux conférences d'Aigion (35. 48. 11-13), comme aussi le discours prononcé par les députés aitoliens venus à Rome, en 189, pour y traiter de la paix (37. 49. 1-3 — Diodore, XXIX. 9) : Aetoli legati — offenderunt aures insolentia sermonis et eo — rem adduxerunt, ut — iram et odium irritarent : c'est, de part et d'autre, le même ton, la même intolérable jactance et, comme dit Tite-Live 35. 48. 11), la même intemperantia linguae. Il semble donc que la légende ait pris naissance après la guerre syro-aitolique, sous la vive impression que cette guerre avait laissée dans les esprits. Précisément, on sait que, de 192 à 189, les Akarnaniens, en dépit des intrigues de quelques principes gagnés par Antiochos (Liv. (P.) 36. 11. 8 — 12. 8), s'étaient comportés en fidèles alliés des Romains (cf. 36.12. 9-10 ; 38. 4. 10 : invasion de l'Akarnanie par les Aitoliens), et que le Sénat avait récompensé cette fidélité en leur restituant la ville d'Oiniadai reprise à l'Aitolie (Pol., XXI, 32. 14 ; cf. Denys, Ant. Rom., I, 1. 2). Il se fit alors entre l'Akarnanie et Rome un rapprochement amical, qui a sa naturelle explication dans la haine que les deux peuples portaient aux Aitoliens, mais auquel les souvenirs de l'Épopée et les légendes troyennes, déjà fort en honneur chez les Romains, peuvent avoir aussi contribué (cf. les textes ci-dessus mentionnés de Strabon, X, 2. 25, et de Denys, I, 51. 1-2). C'est dans ces circonstances qu'il faut, je crois, chercher l'origine de la tradition recueillie par Trogus. Elle veut établir que, dès, le premier jour, les Akarnaniens ont trouvé dans les Romains des protecteurs disposés à les secourir contre les Aitoliens, lesquels, dès le premier jour aussi, ont témoigné de leur hostilité à l'égard de Rome. Par là elle contredit audacieusement l'histoire, puisque les Aitoliens furent les premiers Hellènes à qui se soient alliés les Romains, et que cette alliance fut d'abord dirigée contre l'Akarnanie. Mais, justement, il ne serait point surprenant que les Annalistes se fussent mis en frais d'invention pour effacer ou, tout au moins, pour atténuer le souvenir d'une fâcheuse aventure, qui montrait le Peuple romain se faisant l'associé et le complice des Aitoliens.

[65] J'ai signalé plus haut l'hiatus qui se trouve, dans Justin, entre les §§ 4 et 5 du ch. 28. 1. Il y a pareillement solution de continuité entre les ch. 2 et 3 ; et l'on ne peut contester que l'incident akarnanien et romain n'interrompe de façon singulière l'histoire de la dynastie épirote qui s'arrête au § 4 du ch. 1 pour reprendre au ch. 3.

[66] G. Colin, Rome et la Grèce, 21.

[67] G. Colin, 36 ; cf. 38-39.

[68] La démarche faite par les Akarnaniens implique évidemment que le gouvernement romain serait, le cas échéant, en mesure de les assister militairement; sinon, elle n'aurait point de sens. Aussi Beloch, qui la place au temps de la première guerre punique, suppose-t-il qu'elle eut lieu après les victoires d'Eknomos et de l'Aspis, alors que les flottes romaines dominaient toute la mer occidentale ( III, 1, 620-621, et note 1. de la p. 621 ; voir, au contraire, De Sanctis, III, 1, 278, note 23). Si, comme c'est l'opinion générale, on la reporte après la paix de 241, il est clair que les Romains ont la libre disposition de leurs forces. Niese (qui, du reste, n'admet même pas que le Sénat ait répondu à l'appel des Akarnaniens) veut expliquer sa réserve par les inquiétudes que lui auraient causées les Gaulois (II, 265, 1 ; cf. Pol., II, 21. 1-6 : expédition avortée des Boïens contre Ariminum en 236) ; il n'est pas besoin de dire que l'explication est tout-à-fait insuffisante. G. Colin (38) pense que Rome, vers 238,... est trop occupée du soin d'enlever aux Carthaginois la Sardaigne et la Corse, pour songer à appuyer... son intervention (en Aitolie) par les armes. C'est exagérer singulièrement l'importance des opérations accomplies en Sardaigne et en Corse. Remarquons, d'ailleurs, que nombre d'historiens n'hésitent point à croire, sur l'autorité d'Eutrope (3. 1), qu'à l'époque même dont il s'agit, les Romains offrirent à Ptolémée III de l'aider contre Séleukos II. Ces historiens ne sauraient donc prétendre que le Sénat se trouvait empêché d'agir contre les Aitoliens. — On répète volontiers, à la suite de Mommsen (R. G., I7, 548 ; cf. Colin, 38, 3 ; De Sanctis, III, 1, 278), que les Romains devaient se garder d'entreprendre une guerre qui aurait contribué à débarrasser la Macédoine de l'Aitolie, c'est-à-dire de son ennemie héréditaire. On prête ainsi au Sénat, dès les environs de 240, une politique fermement anti-macédonienne dont il n'y a pas trace dans l'histoire.

[69] Telle est à peu près la conclusion où aboutit aussi Beloch (III, 1, 686) : ... Da eben noch kein direktes römisches Interesse in Betracht kam.

[70] Le grand essor de la piraterie illyrienne ou plutôt ardiéenne — car les Ardiéens sont alors le peuple prépondérant en Illyrie (cf. Zippel, Hereschaft in Illyrien, 44-45) — coïncide vraisemblablement avec la chute de la dynastie épirote, survenue peu après 240 (?) (cf. De Sanctis, III, 1, 292). Il ressort des indications de Polybe (II, 5. 1-2) que les incursions constamment répétées des Illyriens sur les côtes du Péloponnèse, en Élide et en Messénie, sont bien antérieures à l'année 230, date de leur agression contre Phoiniké.

[71] Alliance de Démétrios II et du roi illyrien Agron : Pol., II, 2. 5, ; cf. Niese, II, 278 ; De Sanctis, III, 1, 292-293. C'est principalement pour faire échec aux Aitoliens, ses constants ennemis, que Démétrios se rapprocha des Illyriens.

[72] Cf. Pol., II, 4. 9.

[73] Pol., II, 5. 3 sqq.

[74] Pol., II, 6. 7.

[75] Pol., II, 12, 6.

[76] Cf. Beloch, III, 1, 632, note 1 ; 659. Voir notamment Pol., V, 3. 7.

[77] Pol., II, 9. 9. Sur l'état de la marine achéenne, cf. les textes cités par Beloch, III, 1, 632, 1.

[78] C'est ce qu'on voit en 230/229 ; les Romains s'étant résolus à châtier Teuta arment en quelques mois une flotte de 200 vaisseaux : Pol., II, 11. 1.

[79] Cf. De Sanctis, III, 1, 299 : puô immaginarsi quale resistenza fossero in grado l'Illyrî di opporre a un' armata che aveva sconfitto i Cartaginesi alle Egadi.

[80] A la vérité, d'après une tradition qu'ont reproduite Dion (fragm. 49. 1-2 = Zonar., VIII, 19. 3 ; I, 180 Boissev.) et Appien (Illyrie, 7), les habitants de l'île d'Issa, molestés par le roi Agron, auraient appelé les Romains et se seraient donnés à eux. Rome aurait lors soutenu contre Agron (ou Teuta) les intérêts des Isséens : ce serait là l'une des causes ou la cause principale de la guerre d'Illyrie. De Sanctis (III, 1, 295 et note 86) croit devoir accepter cette tradition, rejetée par la plupart des historiens modernes (cf. Niese, II, 81, 5) ; je ne saurais, quant à moi, la tenir pour véridique. Elle est, en effet, doublement contredite par ce que rapporte Polybe : 1° Non seulement celui-ci est muet sur la démarche n'auraient faite à Rome les Isséens, mais il indique de façon expresse (II, 11. 12) qu'ils e furent reçus dans la foi des Romains qu'à la fin de l'expédition de 229, après que les consuls eurent débloqué leur île assiégée par les Illyriens : ils n'avaient donc pas commencé par remettre leur sort entre les mains du Sénat. — 2° Bien qu'assiégée depuis longtemps (II, 8. 5), Issa, dans le récit de Polybe (II, 11-12), est la dernière place que vont délivrer les Romains : voilà qui ne se comprendrait pas si l'expédition d'Illyrie avait été principalement entreprise en faveur de ses habitants. — De Sanctis (III, 1, 295) suppose que les Isséens, lorsqu'ils firent appel aux Romains, suivirent l'exemple de leurs voisins d'Ancône : c'est une conjecture ingénieuse, mais que rien n'autorise ; on peut d'ailleurs observer qu'Ancône était pour Issa une voisine plutôt éloignée. Ce qui a inspiré la légende recueillie par Appien et Dion, c'est apparemment cette idée, si chère, comme on sait, aux Annalistes romains, que Rome, généreuse et compatissante, n'a jamais fait de guerre que pour secourir les faibles qui mettaient en elle leur espoir.

[81] Pol., II, 6. 1-2.

[82] Pol., II, 6. 9-10. Cf., à ce sujet, les remarques de Niese (II, 280), Beloch (III, 1, 660) et De Sanctis (III, 1, 294). Beloch caractérise bien la conduite des Épirotes : Die Epeiroten aber fühlten sich doch nicht stark genug, um auf die Dauer gegen ihre mächtigen Nachbarn sich halten zu können, etc. — Les Akarnaniens, de leur côté, sont devenus les allit% des Illyriens depuis qu'Agron, à la requête de Démétrios II, les a secourus contre les Aitoliens (Pol., II, 2. 5 ; 6. 9 ; 10. 1 sqq.).

[83] Pol., II, 9. 7.

[84] Pol., II, 9. 2-6.

[85] Pol., II, 9. 8.

[86] Pol., II, 10. 1-6.

[87] Cf. Pol., II, 8. 1-3 ; V. 110. 2-3 : navigateurs qui viennent de Rhégion à Sason (en 216) ; Dion, fragm. 49. 2.

[88] Cf., au sujet des Kerkyréens, Pol., II, 11. 5.

[89] Strabon, VII, fragm. 7-8 ; Pol., II, 9. 8. Cf. Niese, II, 282.

[90] Pol., II, 11. 5 (à propos des Kerkyréens ; texte cité plus haut) ; cf., pour les Apolloniates, II, 8.

[91] Pendant la première guerre de Macédoine, Épidamniens, Apolloniates et Kerkyréens demeurent étroitement attachés aux Romains. Les Apolloniates, en particulier, sont leur côté les adversaires résolus de Philippe ; cf. Liv. 24. 40. 7 sqq. (ann. 214) ; 26. 25. 2 (ann. 212).

[92] De Sanctis écrit (III, I, 293) : Ed era cosa grave (pour la Macédoine) che le città greche di quelle regioni, invece di avversare i Romani come stranieri, avessero ad attenderli o persino ad invocarli come salvatori contro la prepotenza barbarica. Réflexion très juste en soi ; mais le fait imprévu et instructif, c'est que les Grecs n'ont point du tout l'idée que les Romains puissent devenir leurs sauveurs. Au reste, l'éminent historien en fait plus loin la remarque (III, 1, 298) : Agli Etoli e agli Achei — si rivolsero per aiuto, anzichè ai Romani, i Corciresi e i coloni greci di Epidamno e d'Apollonia...

[93] Au sujet de cette étrange insouciance des Romains, Mommsen (R. G., I7, 548) fait a remarque suivante : Selbst den Unfug der Piraterie, die — an der adriatischen Küste blühte und von der auch der italische Handel viel zu leiden hatte, liessen sieh die Römer mit einer Geduld, die mit ihrer gründlichen Abneigung gegen den Seekrieg und ihrem schlechten Flottenwesen eng zusammenbing, länger als billig gefallen. L'explication est insuffisante : à partir de 241, on ne peut parler ni du mauvais état de la marine romaine, ni de l'aversion des Romains pour la guerre navale. Au reste, comme le fait justement observer De Sanctis (III, 1, 291 ; cf. 299), le châtiment des Illyriens n'exigeait de Rome aucun grand effort : Quelle (guerre) contro gl'Illyrî, apparecchiate e inscenate come guerre, per la immensa superiorità delle forte si ridussero ad efficaci dimostrazioni di questa superiorità.

[94] Pol., II, 8. 1.

[95] De Sanctis (III, 1, 296) fait cette juste remarque : Nella servicacia con qui si apprestô (Teuta) in tal modo a sostenere questa lotta con Roma i felici successi contro i Greci e la fiducia nelle proprie armate che padroneggiavano ormai l'Adriatico e il Ionio dovevano confortare la regina barbara, ignara necessariamente della smisurata superiorità delle grandi squadre romane di navi da battaglia sulle leggere navi piratiche degl'Illiri. La conduite de Teuta ne s'explique, en effet, que par l'étonnante ignorance où elle est de la puissance romaine.

[96] Il faut faire attention que les Kerkyréens, les Épidamniens et les Apolloniates appellent à l'aide les Aitoliens et les Achéens (Pol., II, 9. 8) après là démarche comminatoire Sénat auprès de Teuta (8. 3-12). Il est clair que cette démarche leur est connue ; mais ils estiment apparemment qu'elle ne sera point suivie d'effet ; c'est pourquoi ils jugent superflu de se rapprocher des Romains.

[97] L'observation s'applique aussi à Démétrios II, leur allié ; cf. De Sanctis, III, 1, 93.

[98] Cf. Pol. I. 3. 3-4 ; V. 105. 4.

[99] Cf. l'excellent résumé de De Sanctis, III, 1, 291-292.

[100] Sur l'impuissance de Carthage vis-à-vis des Romains, même après la guerre libyque, Pol., I, 88. 11-12. — De là, pour éviter une nouvelle guerre avec Rome, l'abandon de la Sardaigne et le paiement aux Romains de l'énorme indemnité qu'ils exigent.

[101] C'est ce que méconnaît tout-à-fait Niese, lorsqu'il écrit (II, 281) : Als jedoch der punische Krieg siegreich beendet war, wurden sie (die Römer) frei, und nun liessen sie sich nicht mehr abhalten, bei passender Gelegenheit über das ionische Meer hinüber zu greifen. La passende Gelegenheit datait de loin.

[102] De Sanctis, III, 1, 292. — Cf., dans le même sens, L. Homo, Rev. histor., t. 122 (1916), 17.

[103] De Sanctis, III, 1, 289.

[104] G. Colin, Rome et la Grèce, 70. Cf. Beloch, III, 1, 685-686 : ... Bei der unmittelbaren Nachbarschaft Italiens und der griechischen Halbinsel, bei den lebhaften Handelsbeziehungen, die über das ionische und adriatische Meer hinüber und herüber gingen, musste schon das Schwergewicht der Verhaltnisse die Römer zur Einmischung führen... Précisément, ce qui est bien digne de remarque, c'est qu'en dépit du voisinage immédiat de l'Italie et de la Grèce, en dépit des relations commerciales établies entre les deux contrées, Rome ne soit entrée que si tard en contact avec les pays grecs.