LA PERSÉCUTION DES CHRÉTIENS SOUS NÉRON — ÉTUDE HISTORIQUE

 

IX — ORIGINE DE LA LÉGENDE.

 

 

Il ne peut suffire d’avoir établi que la Saint-Barthélemy des chrétiens sous Néron n’est qu’un épisode imaginaire ; il nous faut rechercher l’origine de la légende qui a fait du dernier des Césars le premier persécuteur des hétairies chrétiennes.

Les autorités romaines auraient pu frapper brutalement quelques individus ou quelques confréries pour des motifs d’ordre public justifiés ou non. Qu’il y eût, en effet, dans l’empire, des localités où les gouverneurs, plus faibles que ceux d’Ephèse[1] ou de Thessalonique, cédèrent à une foule irritée, consentirent à chasser, à punir de verges des porteurs de la Bonne Nouvelle, c’eût été possible. Tout en ménageant la paix entre les superstitions existantes, tout en ayant pour mission de demeurer indifférents ou athées au milieu d’elles, les magistrats auraient pu juger qu’il fallait sévir contre des gens qui venaient troubler la paix publique en voulant fonder de nouvelles hétairies religieuses, en attirant à eux la clientèle des cultes déjà établis.

On sait encore que les néophytes étaient tenus de vendre tous leurs biens et d’en apporter le produit aux mains des apôtres. Ceux-ci, très rigides sur la question, avaient ôté la vie, disait-on, à Ananias, Saphira et autres, qui avaient tenté réserver une part de ce qu’ils possédaient[2]. De jeunes veuves, après avoir fait abandon de leur patrimoine, se remariaient et en demandaient la restitution[3]. De là des plaintes, des accusations qui auraient pu amener l’intervention sévère, brutale, cruelle, si l’on veut, des autorités romaines. Les récits de ces vexations amplifiées, dramatisées, auraient pu se répandre dans toutes les confréries, la responsabilité des actes administratifs être attribuée aux Césars, et Néron devenir aux yeux des chrétiens leur persécuteur.

Une telle hypothèse ne serait pas dépourvue de vraisemblance ; elle n’est cependant pas admissible. Nous ne trouvons, en effet, dans les écrits évangéliques aucune trace de démêlés entre les disciples de Jésus et l’autorité romaine ; elle ne nous est jamais représentée comme hostile à leur égard ; tout au contraire elle les protège contre les violences des Juifs et parfois contre celles des païens.

C’est Néron personnellement, Néron seul qui est en jeu dans la persécution.

Pourquoi cela ? quels intérêts, quelles passions ont donné naissance à cette légende ?

Sa triple source.

Elle s’est formée, croyons-nous, sous une triple influence : 1° l’idée apocalyptique qui avait fait de Néron, l’Anti-Oint, le terrible adversaire de l’Oint ; 2° l’intérêt politique qu’eurent les hétairies chrétiennes sous les princes Flaviens et Antonins à se dire les ennemis et les victimes de Néron ; 3° la nécessité où se trouva l’Église de Rome de prétendre qu’elle avait été fondée par Pierre et par Paul, et qu’elle était en possession de leurs reliques.

L’idée apocalyptique.

Le germe de la légende a été l’idée mystique du rôle que devait jouer Néron lors de l’établissement du royaume de l’Oint. Nous l’allons montrer.

De tous les signes précurseurs de l’établissement du royaume messianique, de tous les événements qui devaient le précéder, le fait suprême était la lutte de l’Oint de Dieu et de l’Oint de l’Enfer, de l’Oint et de l’Anti-Oint. Être terrible et mystérieux, à la fois homme et démon, résumant en lui toutes les forces hostiles à Dieu, il devait provoquer le ciel à la manifestation de sa toute-puissance. Le portrait de cet épouvantable ennemi du royaume de l’Oint et de son peuple élu, tracé dans le livre de Daniel et modifié par l’ardeur des passions de chaque époque, était dans toutes les imaginations.

L’Apocalypse de Jean, et d’autres aussi probablement, avaient déclaré que le rival de l’Oint, l’odieux ennemi qui devait le précéder et lui disputer l’empire de l’univers, que ce monstre, cette bête mystérieuse, serait revêtue de la toute-puissance de la grande prostituée, c’est-à-dire de Rome.

Or ceux qui croyaient à la Bonne Nouvelle étaient persuadés, ne l’oublions pas, qu’ils ne mourraient pas, qu’ils allaient se transformer en êtres immortels[4], et la venue de l’Anti-Oint prenait à leurs yeux le caractère d’un événement prochain.

En un tel état des esprits, on ne doutait pas que l’Anti-Oint était déjà arrivé : que c’était Néron ; et comme tout était mystère dans les hétairies, on ne le désignait pas par son nom, mais par le nombre 666, que les fidèles entendaient clairement[5].

On demeura ainsi longtemps persuadé que le César déchu allait traverser l’Euphrate miraculeusement desséché, entraînant avec lui une armée de Parthes ; qu’à son aspect les chefs des provinces ou des légions reconnaîtraient son autorité ; qu’il rentrerait triomphant à Rome, et qu’alors voulant se faire l’égal de Dieu, il soutiendrait contre le ciel une lutte effroyable dans laquelle il serait vaincu, écrasé et, précipité aux enfers[6].

Aucun personnage, d’ailleurs, n’était aussi naturellement désigné pour un semblable rôle. En effet, au milieu de la confusion qui régna après lui, on ne savait s’il était réellement mort ou s’il vivait encore. Beaucoup de gens le croyaient réfugié chez les Parthes ; des devins annonçaient qu’il régnerait sur l’Orient ; d’autres lui assignaient le royaume de Jérusalem ; plusieurs prédisaient l’entier rétablissement de sa fortune[7]. Des aventuriers profitant de cet état des esprits tentaient de se faire passer pour Néron ; il y eut encore de faux Nérons sous le règne de Domitien.

Point n’est besoin de demander si ceux qui attendaient le royaume du Messie étaient impressionnés des bruits qui circulaient sur le retour de Néron, et si de pareilles nouvelles étaient commentées, amplifiées dans leurs réunions secrètes.

Voici le tableau d’une de ces réunions, fait par un prédécesseur de Lucien[8], et qu’on lui a attribué.

Après avoir grimpé au haut d’un logis par un escalier tortu, nous nous trouvâmes non dans la salle de Ménélas toute brillante d’or et d’ivoire (aussi n’y vîmes-nous pas d’Hélène), mais dans un méchant galetas. J’aperçus des gens pâles, défaits, courbés contre terre. Ils n’eurent pas plus tôt jeté les yeux sur moi qu’ils m’abordèrent joyeux, me demandant si je n’apportais pas quelques mauvaises nouvelles. Ils paraissaient souhaiter des événements fâcheux, et, semblables aux furies, ils se gaudissaient des malheurs.

Après s’être parlé à l’oreille, ils me demandèrent qui j’étais... Les hommes qui marchent dans les airs m’interrogèrent ensuite sur la ville et sur le monde. Je leur dis : Le peuple entier est satisfait et le sera sans doute à l’avenir. Eux, fronçant le sourcil, me répondirent qu’il n’en serait pas ainsi et qu’il se couvait un mal que l’on verrait bientôt éclore...

Là-dessus, comme s’ils eussent cause gagnée, ils commencèrent à débiter les choses où ils se plaisent ; que les affaires allaient changer de face ; que Rome serait troublée par les divisions ; que nos armées seraient défaites.

Or, pénétrées de telles idées, les hétairies chrétiennes, regardant Néron comme l’incarnation de Satan, l’ennemi de l’Oint et des enfants de Dieu, devaient fatalement lui attribuer des manifestations de sa haine[9].

Aussi la secte, selon la tradition, avait été persécutée par lui pour une unique cause, une antipathie naturelle contre les hommes de la Nouvelle loi, et, comme dit Sulpice Sévère, parce que le vice est toujours l’ennemi de la vertu.

Ce ne sont pas, on le voit, les cruautés de Néron à l’égard des chrétiens qui l’ont fait considérer compte l’Anti-Oint ; c’est au contraire son assimilation à l’ennemi de l’Oint qui l’a fait considérer comme le premier persécuteur des chrétiens.

L’intérêt politique.

Voyons maintenant comment l’intérêt politique a conduit les chrétiens à se dire les persécutés de Néron.

Contrairement aux craintes des uns, aux espérances des autres, la puissance de Rome sortit intacte des guerres civiles qui suivirent la chute de Néron. Vespasien prit d’une main ferme et habile les rènes de l’État ; Titus enserra d’une muraille de fer la cité de David et la réduisit en cendres, Jérusalem détruite ! Était-ce chose possible pour les imaginations qu’avaient troublées tant d’oracles ? Il fallut cependant se rendre à l’évidence, et l’Orient stupéfait, tremblant, put reconnaître que la soumission à Rome était l’ordre du Destin. Chaque Juif semblait porter écrit sur son front, au lieu des orgueilleuses prophéties qui étaient tracées sur leurs phylactères :

Discite justitiam moniti et non temnere divos.

L’autorité romaine demeurait cependant défiante et redoutable à l’égard de tous ceux qui étaient suspectés d’avoir pris part à l’insurrection de la Judée ou de l’avoir aidée, encouragée.

Les hétairies chrétiennes se trouvèrent par suite dans la nécessité de se dissoudre elles-mêmes ou de se faire dissoudre et châtier, à moins de répudier ouvertement toute solidarité, toute relation avec les circoncis exaltés.

C’est ce dernier parti qu’elles adoptèrent.

On n’entendait plus nulle part parmi eux des enthousiastes s’écrier : Sortez de Babylone, ô mon peuple ! traitez-la compte elle vous a traité, et rendez-lui au double tout ce qu’elle vous a fait. Malheur à la grande cité ! sa condamnation est venue.

On déclara au contraire alors que le Maître avait annoncé la prise et la destruction de la ville, et avait ordonné aux siens de s’en échapper aux approches de l’armée romaine. Et comme rien n’arrivait qui n’eut été prophétisé[10], on ne douta pas que ceux qui s’étaient sauvés avaient été instruits à l’avance des malheurs qui devaient arriver ; leur conduite justifia la prédiction, et la prédiction justifia leur conduite.

Les évangélistes des Gentils, ceux qui autorisaient les repas avec les non-initiés, qui n’exigeaient pas la circoncision, ceux-là qui avaient été maltraités, conspués, qualifiés d’apostats, de dégoûtants, de lâches par Jean et les patriotes, ceux-là prirent alors leur revanche. Ils apostrophèrent à leur tour avec violence les rigoristes, les radicaux judaïsants, impuissants d’ailleurs à leur répondre. Vous êtes, leur disaient-ils, les enfants de ceux qui ont tué les prophètes et vous comblez la mesure de vos pères ! Race de vipères, comment éviterez-vous maintenant la prison et la géhenne ? Ils déclarèrent que c’était pour punir l’aveuglement des pharisiens et des zélateurs que la main de Dieu s’était appesantie sur Israël. Oh ! ajoutaient-ils, si l’on avait voulu suivre les sages avis des apôtres de Jésus, se rallier autour d’eux comme des poussins sous l’aile de leur mère, la citadelle de Sion serait encore debout, Priamique arx alta maneres !

C’est ainsi que les hétairies chrétiennes repoussaient toute solidarité, toute confraternité avec les Juifs, avec les patriotes.

D’autre part, le gouvernement romain, comme tous les gouvernements, même les plus libéraux de nos jours, n’admettait pas le droit de libre association ; il redoutait la formation de ces sociétés qui formaient des états dans l’État ; il ne laissait vivre que celles qui lui paraissaient dévouées au maintien de l’ordre de choses établi.

Or la famille des Flaviens voyait avec une certaine inquiétude, ou tout au moins avec un grand déplaisir, les regrets que donnait à Néron une partie de la population de la ville et des provinces, la facilité avec laquelle les imposteurs étaient accueillis, la persistance de l’espoir à son prochain retour et du rétablissement de la fortune de ses partisans. Mieux que personne, Vespasien et ses fils savaient que Galba avait échoué dans ses tentatives de réformes et de réaction, qu’Othon et Vitellius avaient dû laisser relever les statues de Néron et donner à croire qu’ils reprendraient les traditions de la famille d’Auguste[11]. Les couronnes qu’on portait sur la tombe de César, les édits qu’on affichait sous son nom au forum entretenaient le souvenir et des regrets dans le peuple ; et ce n’est pas seulement la canaille fainéante des jeux publics et des distributions de vivres qui avait vu sa chute avec peine, il y avait surtout le grand nombre de ceux qui, au milieu du désordre des guerres civiles, songeaient aux grandes entreprises qui avaient donné tant d’activité au commerce et à l’industrie.

En cet état de choses, fonctionnaires, corporations, artistes, littérateurs, tous ceux qui avaient été l’objet des faveurs du César renversé, tous ceux qui pouvaient lui demeurer attachés étaient en suspicion, tombaient en disgrâce. Au contraire, les princes Flaviens appelaient à eux, favorisaient tous ceux qui faisaient entendre des plaintes ou des récriminations contre le dernier règne. Ceux-ci ne manquaient pas, on le pense. Ne voyons-nous pas, dans notre France, le nombre considérable de personnes qui viennent à chaque changement de gouvernement offrir ou imposer leurs services, demander des places, des faveurs, des indemnités au nom des persécutions et des injustices qu’elles prétendent avoir eu à subir sous le précédent régime ? Ainsi, sous les Flaviens l’éloge ou le regret du passé, légitimes ou non, qu’importe ? n’avaient d’autre manifestation que le silence ; tandis que pontes, orateurs, candidats, tous en foule, et parmi eux Juvénal, Quintilien, Tacite, tendaient les mains vers eux et vers les Antonins en faisant retentir les échos des louanges adressées aux nouvelles familles et des injures lancées contre ceux qui n’étaient plus.

Les corporations religieuses ne manquèrent pas, elles aussi, de rechercher les faveurs impériales. Les Chaldéens prétendaient qu’ils avaient prédit les crimes de Néron et qu’ils n’avaient ainsi pu être ses partisans[12]. Les éphores d’Éleusis se vantaient de lui avoir refusé l’initiation[13]. Les hétairies chrétiennes ne purent s’empêcher de se conformer à leurs exemples, sous peine d’être étouffées, d’être suspectes. Suivre le courant ne pouvait d’ailleurs que leur paraître chose fort naturelle. Néron n’était-il pas l’Anti-Oint ? Et quels étaient ceux qui le regrettaient ? les amateurs de spectacle, les marins, les industriels, les marchands, ceux qui, selon l’Apocalypse, devaient pleurer sur les ruines de Rome ; ces hommes positifs qui n’entendaient pas payer argent comptant des promesses chimériques.

Les communautés chrétiennes espéraient le bouleversement du monde ; mais elles pensaient n’avoir rien à faire par elles-mêmes pour le hâter. Votre devoir est d’attendre avec patience et confiance, disaient les apôtres[14], l’heure à laquelle il plaira à Dieu d’accomplir ses promesses. Dans cette situation, elles n’eurent donc pas de peine à dire aux princes : Nous avons été l’objet de la haine de Néron, vous nous devez votre protection.

Nous ne faisons point là une simple hypothèse. Cette ligne de conduite qui fut suivie par les chrétiens et les motifs qui l’ont détermine se trouvent indiqués par Tertullien.

Il nous fait voir Vespasien terrible dans ses rigueurs contre les Juifs. Et il s’écrie : Nous nous faisans gloire de nommer Néron pour l’auteur des lois contre nous, car ont ne saurait douter que ce que Néron a condamné ne soit au grand bien. Domitien, qui avait hérité d’une partie de la cruauté de Néron, avait commencé à persécuter les chrétiens ; mais il s’arrêta bientôt et rappela ceux qu’il avait exilés. Voilà quels ont été nos persécuteurs, ce sont des hommes impies, injustes, infâmes, et tous réhabilitent ceux qu’ils ont condamnés. De tous les princes qui ont connu et respecté le droit divin et le droit humain, je défie qu’on en nomme un seul qui ait persécuté les chrétiens[15].

Les chrétiens, on le voit, ne constataient, pas comme un fait dont le souvenir était douloureux pour eux les rigueurs qu’ils disaient avoir eu à subir de la part de Néron. Loin de là, ils s’en flattaient, s’en faisaient gloire ; ils les considéraient comme un grand bien pour eux. Et pourquoi était-ce un grand bien ? C’est que ses successeurs réhabilitant, prenant sous leur protection ceux contre lesquels Néron avait sévi, ils eussent été lésés dans leurs intérêts, s’ils n’eussent pu se mettre au nombre des ennemis du César déchu.

D’un autre côté les Flaviens n’avaient aucun souci d’établir par une enquête régulière et sévère que les chrétiens avaient tort d’imputer à Néron des vexations qu’ils n’avaient pas subies, que le Prince devait être lavé de ces accusations. Il plaisait aux chrétiens de se dire les persécutés de Néron, peu importait. Ils se déclaraient les soutiens dévoués de la nouvelle famille de princes, c’était là l’essentiel ; et l’on prenait avec satisfaction acte de leur adhésion aux changements apportés dans l’empire par la révolution militaire.

Ainsi se trouve établit l’intérêt politique qu’ont eu les chrétiens à se dire les victimes de Néron ; et en même temps nous avons l’explication de la tolérance et de la bienveillance dont ils se flattent d’avoir joui sous les princes suivants.

Intérêt spécial de l’Église de Rome.

Enfin l’intérêt de l’Église de Rome a conduit à préciser les manifestations de la haine de Néron en lui attribuant d’abord le supplice de saint Pierre et celui de saint Paul.

Jusqu’au jour de sa destruction, le temple de Jéhova avait été le centre, le point d’attache des diverses confréries ; le collège des saints de Jérusalem entendait établir son autorité sur les missions évangéliques du dehors, et les soumettre à des redevances ; ceux même qui étaient les plus récalcitrants comprenaient la nécessité de ne pas faire de scission complète et se résignaient à subir la suprématie des Hiérosolymitains, à leur payer tribut[16].

Quand la citadelle de Sion fut rasée, quand les murailles du temple furent renversées, l’unité de direction des Églises fut brisée. Il se forma alors dans l’Orient un certain nombre de collèges n’ayant entre eux de lien que la communauté de croyance, et qui se groupèrent naturellement sous la suprématie des centres les plus importants ; Antioche, Éphèse, Thessalonique, Corinthe devinrent des métropoles.

En cet état de choses, quand le collège de Rome eut acquis une certaine importance, il ne pouvait manquer de réclamer à son tour l’hégémonie des affiliations d’Italie et d’Afrique, des pays de langue latine.

Ceci nous parait fort naturel. Mais ce n’était pas chose facile à faire accepter. Chaque confrérie préférait garder son indépendance, et d’autre part les Églises principales se disputaient le droit de prééminence, réclamaient des Églises secondaires la reconnaissance de leur autorité.

Le titre essentiel, le seul qui donnât droit au privilège de métropolitains, était alors celui d’Église apostolique. Ce titre n’était accordé qu’aux Églises qui attribuaient leur fondation à l’un des compagnons de Jésus, à l’un des Apôtres et qui prétendaient avoir dans leurs archives le dépôt des véritables doctrines de l’oint.

Écoutons Tertullien à ce sujet[17]. Il ne faut pas, dit-il, en appeler au texte des Écritures. Rien n’est plus inutile, ni plus dangereux, car l’hérétique dira que c’est nous qui les corrompons ou les interprétons mal. Il faut chercher la vraie doctrine, les interprétations exactes, les véritables traditions dans les Églises apostoliques, c’est-à-dire dans celles qui ont été établies par les Apôtres et dont les autres sont les filles. Si vous voulez satisfaire une louable curiosité qui a votre salut pour objet, parcourez ces églises apostoliques où se voient encore et à la même place les singes qu’ont occupés les Apôtres, où lorsque vous entendrez la lecture de leurs lettres originales, vous croirez les voir eux-mêmes, entendre leurs propres voix.

Êtes-vous près de l’Achaïe, vous avez Corinthe ; en Macédoine vous avez Philippes et Thessalonique ; passez en Asie, vous avez Éphèse.

Si donc Rome ne veut pas être une Église fille, et par suite dépendre de Corinthe ou de quelque autre ville ; si au contraire elle veut être une Église mère, exercer une suprématie sur les confréries d’occident, arracher cette suprématie aux Églises gréco-asiatiques ou gréco-alexandrines qui les avaient fondées, il lui faut affirmer qu’elle aussi doit sa fondation à un Apôtre.

Il eût été évidemment au-dessous de la capitale du monde d’avoir été évangélisée par quelque obscur disciple du Maître. Les trois chefs en renom, hors de la Palestine, avaient été Pierre, Jean et Paul. Ils représentaient des idées, des ambitions opposées. Il était cependant difficile de choisir, de se mettre sous le patronage d’un seul, car à Rome chacun d’eux avait des partisans, et en Italie il y avait même diversité de doctrines dans les Églises suivant qu’elles avaient été fondées par les disciples de l’un ou de l’autre de ces apôtres. C’eût été exposer à n’être reconnue pour métropole que des partisans de l’Apôtre fondateur. On admit alors que tous les trois vinrent à Rome, et se donnèrent la main et firent pacte d’association, δεξιάς κοινωνίας, pour fonder l’Église de la grande ville. C’est ainsi qu’on réunit au Panthéon les cendres de Voltaire et de Rousseau côte à côte comme celles de deux frères[18].

L’on ne put se contenter longtemps de vagues indications au sujet de la venue à Rome de ces saints personnages. La curiosité des fidèles voulut connaître les détails de leur vie, les principaux événements de leur séjour. En quittant Rome, où avaient-ils été, à qui avaient-ils raconté ce qu’ils avaient dit et fait aux bords du Tibre ? Personne dans les Églises d’Asie n’avait entendu Pierre parler de son voyage. Pourquoi ? C’est, disait-on, qu’il était mort à Rome, ainsi que Paul. On demanda alors quand et comment ils avaient péri.

Or pour les esprits enthousiastes d’alors, le séjour de ces apôtres dans la capitale ne pouvait manquer être signalé par des miracles, d’attirer l’attention du peuple et du prince. Le prince alors était Néron, l’ennemi de l’Oint. On fut ainsi conduit à la création des fables de la lutte de Pierre et de Simon et des supplices des Apôtres.

Pour preuves on montra la chaire où Pierre avait enseigné, le lieu empreint du sang de Simon, les tombes où les reliques des deux grands saints sont pieusement gardées jusqu’au jour de la résurrection.

Les droits de Rome furent ainsi établis et reconnus ; et Tertullien put dire : Êtes-vous sur les frontières de l’Italie ? vous avez Rome, à l’autorité de qui nous autres Africains nous sommes également à portée de recourir. Heureuse Église dans laquelle les Apôtres ont répandu non seulement leurs doctrines, mais leur sang, où Pierre fut crucifié comme son Maître, où Paul fut décapité comme Jean-Baptiste, d’où l’évangéliste Jean sortit sain et sauf de l’huile bouillante pour être relégué dans une île.

Une telle Église ne pouvait, en conséquence, manquer d’avoir sur les autres une véritable supériorité ; et ce fut le chef-d’œuvre d’habileté de l’Église romaine d’avoir réussi à établir cette croyance[19].

CONCLUSION

Telle a été, croyons-nous, la genèse de la légende de la persécution des chrétiens par Néron.

Elle a pris germe dans l’idée apocalyptique qui avait fait de ce César le terrible et mystérieux personnage de l’Anti-Oint.

Elle s’est développée sous l’influence de l’intérêt politique qu’eurent les chrétiens à se déclarer les persécutés de Néron pour gagner la faveur et la protection des princes qui succédèrent aux Césars.

Elle a ensuite pris un caractère défini par l’intérêt particulier qu’eut l’Église de Rome à déclarer que Pierre et Paul, les deux grands apôtres, avaient, pour la fonder, versé leur sang dans la Capitale.

Plus tard le dévot faussaire qui a écrit les lettres de Sénèque et de Paul a transformé, selon les idées de son siècle, en une affaire politique, la persécution qu’on avait jusque-là considérée comme uniquement religieuse.

Cette nouvelle forme de la légende et une description des supplices que la cruauté satanique de Néron aurait inventés, ont été ensuite rapportées dans les Chroniques de Sulpice Sévère.

Enfin un dernier mystificateur a introduit dans les Annales de Tacite le récit dramatique qui est aujourd’hui empreint dans toutes les imaginations.

C’est ainsi qu’une conception imaginaire a pris place parmi les faits historiques incontestés.

 

Annales de la Facultés des Lettres de Bordeaux - 1884

 

 

 



[1] Actes, XIX, 22-40.

[2] Actes, V, 1-11.

[3] Timothée, V, II.

[4] Luc, XXI, 32 : Je vous dis en vérité que la génération présente ne passera point que toutes ces choses n’aient été accomplies. (I Corinth., XV, 51, 53) : Voici le mystère : nous ne serons pas tous ensevelis ; mais tous nous serons transformés.

[5] Apocalypse, XIII, 17, 18.

[6] Reuss, Histoire de la Théologie chrétienne au siècle apostolique. L’Apocalypse, liv. IV, chap. IV.

[7] Tacite, Hist., I, 2, II, 8. Suétone, Néron, 40, 47.

[8] Philopatris.

[9] Quand la patience des fidèles fut lassée d’attendre en vain les événements que l’on croyait annoncée par l’Apocalypse, on prit le parti dans les églises de n’y plus songer on cessa de la méditer et on oublia ce que voulait dire le 666. Ceux qui plus tard tentèrent, ainsi que le fit Bossuet, de retrouver le nom qui équivalait à ce nombre perdirent leur temps et leur peine, jusqu’à ce que M. Reuss, l’éminent théologien de Strasbourg, démontrait d’une façon certaine que ce nombre de 666 avait été formé par le procédé cabalistique appelé Ghématria et qu’il équivalait à Néron. Mais dans les églises primitives personne ne l’ignorait. Il en était encore de même au IVe siècle. On voit en effet que Sulpice Sévère le connaissait et que ceux auxquels il s’adressait le connaissaient également, car il leur dit en parlant de Néron : Unde creditur, etiamsi se gladio ipse transfixerit, curato vulnere ejus servatus, secundum illud quod de eo scriptum est : et plaga mortis ejus curata est sub seculi fine mittendus ut mysterium iniquatis exercant. — Or Plaga mortis ejus curata est dans un des versets de ce même chapitre XIII de l’Apocalypse. Sulpice Sévère, loc. cit.

[10] Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, IIe partie, ch. XXII. – 1er Évangile, XXIV, 15 et suiv.

[11] Tacite, Hist., I, 78 ; II, 71.

[12] Tacite, Hist., I, 22. - Suétone, Domitien, XIV.

[13] Suétone, Néron, XXXIV.

[14] 2e Epître, Saint Pierre, III, 8, 10.

[15] Apologétique, V.

[16] Actes, XI, 1, 22, 29, 30 ; IV, 3, 22 à 89 ; XXIV, 17 ; Ire Corinthiens, XVI, 1 à 4. - Galates, II, 8 à 10. Selon les Clémentines, saint Pierre, en quittant la Palestine, avait pris l’engagement de rendre compte de ses actes à Jacques, qui restait chef de l’Église de Jérusalem, et par suite de toutes les autres.

[17] Contre les hérésies, 19, 20, 26.

[18] A défaut de cet intérêt de premier ordre, la question de noblesse d’origine eût suffi à créer ces légendes. On dirait que c’est un sentiment naturel qui pousse chaque homme, chaque groupe d’hommes, à vouloir être les descendants d’une souche illustre. Quand les rapsodes homériques eurent célébré et popularisé la gloire des vainqueurs d’Ilion, les aventures de leur retour, il n’y eut pas une colonie hellénique qui ne prétendit à l’honneur d’avoir été établie par un des héros de la guerre de Troie ; toutes avaient des preuves indéniables de leur origine ; Metaponte conservait précieusement dans le temple de Pallas les outils avec lesquels Epeios avait construit le fameux cheval des Grecs. De même, il n’y eut pas une Église qui n’eût sa légende, pas une qui ne prétendit avoir été fondée par un des compagnons de Jésus ou par un des apôtres ; pas une qui ne possédât des reliques du fondateur. Il n’y eut pas une province d’Asie, d’Italie, d’Espagne ou des Gaules où n’aient été plus ou moins miraculeusement transportés les divers personnages du Nouveau Testament.

[19] Renan, 4e conférence en Angleterre.