LA PERSÉCUTION DES CHRÉTIENS SOUS NÉRON — ÉTUDE HISTORIQUE

 

II — L’OPINION PUBLIQUE À ROME APRÈS L’INCENDIE.

 

 

La rumeur publique, lisons-nous dans ce chapitre des Annales, attribuait à Néron l’ordre de l’incendie, et lu prince, craignant que cette flétrissante accusation ne lui fit perdre la popularité sur laquelle reposait son pouvoir, résolut de faire retomber sur les chrétiens tout l’odieux du crime qu’on lui imputait. Tel aurait été le motif déterminant de cette persécution,

Examinons cette question ; voyons quel était l’état de l’opinion publique à Rome après ce sinistre événement.

L’incendie.

Le 13 juillet de l’an 64 de l’ère moderne, Rome, nous dit Tacite[1], éprouva un désastre épouvantable, le plus grave et le plus terrible que les flammes eussent jamais causé dans la ville.

Le feu commença dans la partie du cirque qui touche au mont Palatin et au mont Cœlius, au milieu de boutiques remplies de marchandises combustibles. Aussitôt allumées, les flammes se propagent avec violence, et, poussées par le vent, elles enveloppent toute l’étendue du cirque. Cet espace, en effet, ne renfermait ni maisons entourées d’enclos, ni aucun espace vide qui pût arrêter le fléau. Après avoir ravagé la plaine, le feu attaque les hauteurs ; il devance tous les secours par la facilité d’aliments qu’il rencontre dans les rues étroites et tortueuses et les énormes massifs de maisons que présentait l’ancienne Rome.

Les femmes qui s’épouvantent et crient, les vieillards, les enfants, ceux qui ne songent qu’à eux, ceux qui se dévouent pour les autres, ceux qui emportent les infirmes, ceux qui s’arrêtent, tous augmentent le désordre. On regarde derrière soi et l’on est surpris par devant ou par côté ; on fuit dans le voisinage et l’on est encore arrêté par le feu ; le danger est partout. Enfin, ne sachant quelle voie éviter ou choisir, les habitants se pressent et s’entassent dans les rues qui conduisent à la campagne ; la plupart d’entre eux sont complètement ruinés et n’ont pas même de quoi pourvoir à leur nourriture. Pendant ce temps, d’autres cherchent à arracher aux flammes des parents chéris et trouvent une mort qu’ils auraient pu éviter par la fuite.

Le sixième jour enfin le fléau s’arrêta au pied des Esquilies après qu’on eut jeté bas nombre d’édifices pour lui opposer une plaine nue et vide comme l’air.

On tremblait encore d’émotion, quand le feu se ralluma une seconde fois. Il fut cependant moins redoutable, car il attaquait des quartiers sillonnés par de larges voies. Par ce fait il y eut moins de victimes ; mais les temples des dieux, les portiques destinés au public, des monuments en plus grand nombre furent détruits. Ce nouvel incendie excita encore plus de récriminations parce qu’il avait éclaté dans le palais Emilien habité par Tigellinus.

Ce n’était pas la première fois que Rome réprouvait le fléau de l’incendie. Sans avoir produit des ravages aussi considérables que ceux que l’on avait actuellement sous les yeux, le feu avait, deux fuis sous Tibère produit de grandes ruines dans la capitale. Tout le quartier du mont Cœlius fut brûlé, nous apprend Tacite[2]. Le peuple disait : c’est une année sinistre. Pourquoi César a-t-il quitté Rome ? Les auspices étaient funestes quand il est parti. S’il fût resté, pareil malheur ne serait pas arrivé. Le prince donna aux victimes de l’argent en proportion des pertes qu’elles avaient subies et prévint ainsi les mécontentements. Le peuple exalta sa gloire ; les patriciens lui rendirent grâces au Sénat ; on proposa de changer le nom du mont Caelius pour lui donner celui de Tibère.

La dernière année de son principat[3], dit-il encore, un nouvel incendie consuma la partie du cirque voisine de l’Aventin. Il remboursa la valeur des maisons brûlées et employa à cet effet cent millions de sesterces qui furent répartis par une commission composée de ses quatre gendres et de Pétrone. Ce désastre servit encore à la glorification de Tibère et l’on fut d’autant plus sensible à sa générosité qu’il ne faisait pas de dépenses en bâtisses pour lui-même.

Sous Claude, dit Suétone[4], le feu ravagea tout le quartier Émilien. Le prince passa deux nuits au diribitorium, animant au travail les soldats, les esclaves publics, le peuple et les autorités. Il avait devant lui des corbeilles pleines d’argent et récompensait séance tenante ceux qui faisaient preuve de zèle et de courage.

Comme Tibère et Claude, Néron trouva-t-il dans ce sinistre l’occasion d’augmenter sa popularité ? Sa conduite a-t-elle, au contraire, démontré ou fait croire que, soit dans un but déterminé, soit par folie, il ait voulu réduire Rome en cendres ?

Ce qu’ont dit les historiens de la conduite de Néron.

Voyons ce que les historiens rapportent à ce sujet. Le bruit, dit Tacite, se répandit alors que tandis que la ville flambait, Néron monté sur le théâtre de son palais avait chanté la ruine de Troie, comparant ainsi les désastres anciens aux calamités actuelles. Par le bruit se répandit pervaserat rumor, Tacite fait entendre qu’il n’affirme rien, qu’il se borne à mentionner ce qui s’était dit dans la foule.

Suétone est catégorique. Néron, affirme-t-il, regardait ce spectacle du haut de la tour de Mécène, et, charmé de la beauté des flammes, il chantait la prise de Troie, revêtu de son costume théâtral.

Le César mélomane était bien capable d’un tel cynisme. Mais pour qu’il chantât sur la tour de Mécène ou sur son théâtre privé, il eût fallu qu’il fût ou se crût à l’abri de tout danger, qu’il fût alors sans aucune préoccupation, sans aucune crainte. Or, d’après Tacite[5], Néron revint à Rome au moment où le feu atteignait la maison qu’il avait fait élever pour joindre le palais d’Auguste aux jardins de Mécène. Comment donc Néron aurait-il osé rester dans une demeure dont les murailles étaient léchées par les flammes ? Tacite lui-même nous apprend, en effet, que loin de garder du calme et du sang-froid, loin de chanter alors la ruine de Troie, Néron fut affolé par la peur ; on le voyait courir de tous côtés, et pour fuir le danger il commettait l’imprudence de se mêler à la foule sans être protégé par ses gardes, quum flagrante domo per noctem huc illuc cursaret incustoditus[6]. Il y a donc contradiction entre ce passage de Tacite et celui de Suétone.

Remarquons que la même accusation fut aussi portée contre Vitellius. Il surprit, dit Suétone, les partisans de Flavius par une attaque, les poussa au Capitole, et fit mettre le feu au temple. Puis il contempla l’incendie du haut de la maison de Tibère où il s’était mis à table. Tout ceci donc ressemble fort à un lieu commun.

Selon Juvénal[7], qui n’est pas tendre pour Néron, le désastre de Rome aurait fourni au prince non l’occasion de chanter la beauté des flammes qui dévoraient la ville, mais l’inspiration d’un poème sacrilège dans lequel, sous le nom de Troie, il avait décrit l’épouvantable sinistre de Rome. Ce serait plus vraisemblable.

Ce ne sont pas seulement des chants impies qu’on reprochait à Néron. Il fut accusé d’avoir fait mettre le feu à la ville.

Suétone affirme qu’il l’a fait volontairement et avec préméditation. Il n’épargna, dit-il, ni le peuple, ni les murs de sa patrie. Quelqu’un ayant récité devant lui ce vers du poète grec : Que la terre après moi périsse par le feu, — Non, reprit César, ce sera de mon vivant. Et il tint parole. Choqué de la laideur des anciens édifices ainsi que des rues étroites et tortueuses de Rome, il y mit le feu si publiquement que plusieurs consulaires n’osèrent pas arrêter les esclaves du service de sa chambre qu’ils surprirent dans leurs maisons avec des étoupes et des torches. Des greniers, voisins du palais d’or, qui lui faisaient envie, ne purent être abattus que par des machines de guerre parce qu’ils étaient construits en fortes pierres.

Ce récit n’a évidemment pas le caractère historique. Le vers d’Euripide était devenu une exclamation banale[8] équivalant à notre après moi le déluge. Tibère le répétait sans cesse[9]. Que Néron ait ajouté de mon vivant, ou qu’il ne l’ait pas dit, ce n’est pas une preuve qu’il ait fait mettre le feu à Rome. Sont-ce ces consulaires inconnus qui ont porté l’accusation contre Néron ? Quelle confiance aurait pu inspirer le témoignage de telles gens qui ne rougissent pas d’étaler leur lâcheté ? Ils n’ont certainement pas eu le courage de parler à visage découvert ces patriciens qui avouent n’avoir pas osé frapper les incendiaires qui pénétraient chez eux. Et quels étaient les scélérats qui leur faisaient peur ? Les chiourmes de la flotte aux ordres de Proculus ? les Germains de la garde ? les gladiateurs du cirque ? Non, ceux que Néron a choisis, ceux qui fascinent et font trembler les consulaires, ce sont des valets de chambre. Est-ce croyable ?

Et dans quel but Néron portait-il la flamme dans la ville ? Il trouvait les rues tortueuses, nous dit Suétone, et il voulait l’emplacement de greniers voisins de son palais. Il est fort possible qu’il y ait eu des magasins détruits par des machines de guerre ; mais faut-il penser qu’ils n’aient pu être jetés bas que pour l’agrandissement de la demeure impériale ? Ils ont été démolis pour arrêter la marche du fléau, comme en convient Tacite lui-même. Faire la part du feu était la mesure usitée en pareil cas et nécessitée par le manque de moyens pour jeter mue niasse d’eau suffisante pour éteindre le feu. Quand le feu éclate dans une maison, écrit Sénèque[10], la famille qui l’habite et les voisins apportent de l’eau ; mais si l’incendie s’étend, s’il a déjà dévoré plusieurs maisons, il faut démolir une partie des immeubles environnants pour l’étouffer.

Si donc l’accusation de Suétone est catégorique dans la forme, elle n’a, en fait, aucune base solide.

Sur ce même sujet Tacite s’exprime ainsi[11] : Le désastre fut attribué par les uns au hasard, par les autres au dessein criminel de Néron, car le fait a été raconté des deux manières. Il dit encore en parlant du progrès des flammes : Personne n’osait combattre le feu, car un certain nombre d’individus défendaient de l’éteindre en proférant des menaces, tandis que d’autres lançaient ouvertement des torches en criant qu’ils y étaient autorisés. C’était peut-être pour piller ; peut-être aussi était-ce réellement par ordre.

Nous remarquerons l’hésitation de Tacite quand il s’agit de quelques-uns des crimes abominables imputés à Néron. Ici ce ne sont plus des valets de chambre pénétrant la torche à la main dans les palais des sénateurs, ce n’est plus la livrée de César ; ce sont des individus sans qualité, des inconnus, crebris multorem misais, qui empêchent d’éteindre le feu et propagent la flamme. On avouera qu’il n’est pas admissible que le peuple ait laissé faire les incendiaires qui ne s’attaquaient pas seulement aux grands, mais aux biens et aux ‘demeures des petites gens. Ils auraient été certainement mis en lambeaux ceux qui auraient été surpris portant le feu dans la ville. Qui eût osé le faire publiquement ?

Quoique Dion Cassius et son abréviateur ne brillent point par le discernement, nous devons cependant rechercher si nous ne trouverions pas quelques éclaircissements dans les compilations historiques qu’ils nous ont laissées. Or voici ce que nous lisons[12] :

Néron voulut alors exécuter le dessein qui avait été l’objet de ses vœux, celui de ruiner, de son vivant, Rome tout entière et l’empire. Il enviait à Priam le bonheur d’avoir assisté à la destruction de son royaume et de sa patrie. Il envoya sous main quelques hommes qui, feignant d’être ivres ou de faire un mauvais coup, mirent le feu en plusieurs endroits à la fois. Beaucoup de maisons furent détruites faute de secours, beaucoup aussi furent incendiées par ceux-là mêmes qui venaient porter aide, les soldats et surtout les vigiles, au lieu d’éteindre le feu, l’excitaient. Le vent vint enfin augmenter l’intensité des flammes.

Tout le monde alors demeura épouvante et se borna à considérer d’un lieu sûr un si effrayant spectacle. On ne songeait plus aux malheurs particuliers, on se rappelait le souvenir de la destruction de Rome par les Gaulois.

Pendant que les Romains étaient dans cette disposition d’esprit, que de douleur et de désespoir plusieurs se jetaient dans les flammes, Néron monta sur le haut du Palatin d’où il embrassait toute l’étendue de l’incendie, et, vêtu en cithariste, il chanta la ruine d’Ilion et en réalité celle de Rome.

Faire de la destruction de son royaume un bonheur pour Priam et présenter ce bonheur comme un objet d’envie, est-ce chose assez absurde ? Attribuer à Néron le désir de voir la ruine de tout l’empire, est-ce admissible ? C’est une vaine peine que nous avons prise en cherchant quelque éclaircissement chez Dion.

Nous ne trouvons donc chez les historiens, il faut en convenir, rien qui établisse la probabilité que Néron ait fait mettre le feu à Rome.

La conduite de Néron ne fut pas incriminée par les contemporains.

Néron, toutefois, ne nous inspire aucune sympathie, et il est pour nous d’un fort médiocre intérêt qu’il ait ou non chanté la sinistre grandeur du spectacle de Rome en flammes, qu’il ait ou non ordonna de mettre le feu à la ville. Ce qu’il nous importe pour l’étude qui nous occupe, c’est de savoir si, alors que les cendres étaient encore chaudes, la rumeur publique, à tort ou à raison, accusa Néron d’être l’auteur de l’incendie.

Quand les flammes dévoraient une maison, un massif de maisons, le malheur était naturellement imputé à la négligence de quelque particulier ou à la malveillance de quelque scélérat. Le Romain y était d’ailleurs habitué ; rien n’était plus fréquent qu’un incendie à Rome. Le feu trouvait un aliment facile dans ces immenses maisons dans la construction desquelles le bois entrait en grande proportion, dans ces étages superposés où pullulait une population cosmopolite et insouciante. Aussi Juvénal fait-il de la peur du feu un de ses motifs de fuir Rome. Je veux vivre, dit-il[13], dans un lieu où l’on n’ait rien à redouter la nuit, surtout pas d’incendie. Ici Ucalegon crie au feu, il demande de l’eau, il déménage ; tout est en flammes au bas du logis, le troisième étage fume déjà, tandis que tu dors profondément ; abrité sous la tuile où la colombe amoureuse vient faire son nid, tu auras le privilège d’être rôti le dernier.

Mais la destruction des deux tiers de la ville, un malheur tel qu’on ne trouvait de précédent qu’au jour funeste de la prise de Rome par les Gaulois, pouvait-il avoir pour cause une vulgaire imprudence ? Telle était la question qu’agitaient patriciens, chevaliers, artisans et affranchis.

Dans tout état d’exaltation des esprits, les nouvelles les plus invraisemblables, les accusations les plus absurdes sont facilement acceptées de la foule ; elles naissent même spontanément et se propagent souvent en raison de leur étrangeté. Cependant elles ont toujours leur cause, leur raison d’être, soit dans les sentiments que professe le peuple à l’égard de ceux qui occupent son imagination, soit dans les sentiments à son égard qu’il suppose à ceux-ci. Il eût donc été fort possible que dans le trouble des idées qui régnaient à Rome en ce montent, des rumeurs hostiles à Néron se fussent accréditées parmi la population. Mais qu’est-ce qui les aurait fait naître ? Seraient-ce les projets que Néron avait manifestés et dont la réalisation fut favorisée par l’incendie ? Serait-ce l’indignation qu’aurait soulevée son indifférence pour les malheurs publics ? Serait-ce le mécontentement causé par ses mesures administratives ? Ou enfin les hommes politiques qui voulaient le renversement de Néron, ont-ils répandu ces accusations pour le discréditer et rendre le succès de leur entreprise plus facile ? Voilà les motifs qui auraient pu créer et propager ces rumeurs hostiles au Prince. Examinons chacun de ces points.

Voyons d’abord quelles étaient les idées qui hantaient l’imagination de Néron avant le sinistre et que le public connaissait.

Écoutons Tacite :

Au commencement de cette année, nous dit-il[14], Néron était tourmenté de la passion de jour en jour plus vive de se montrer sur les théâtres publics. Jusqu’alors il n’avait chanté que dans son palais, dans ses jardins, ou aux jeux juvénales, et il n’y trouvait pas une scène assez grandiose et digne de Sa voix. N’osant toutefois débuter à Rome, il se rendit à Naples. Cette ville, pour ainsi dire grecque, devait être la première étape d’un voyage en Achaïe d’où il retournerait à Rome, orne de couronnes sacrées et illustres ; et il pensait qu’alors les applaudissements des citoyens romains ne sauraient lui être refusés.

L’enthousiasme des Napolitains fut calmé par l’écroulement du théâtre à la fin de la première représentation. Cette fâcheuse circonstance contraignit Néron d’abréger son séjour ; et quittant Naples, il se dirigea vers Brindes. Cependant, avant d’atteindre les bords de l’Adriatique, on ne sait par quel motif, il revint à Rome.

De retour dans la ville impériale, les provinces d’Orient, et parmi elles l’Égypte surtout, continuèrent toutefois à hanter son imagination. Il annonça publiquement par un édit son projet de voyage, assurant que son absence ne serait pas longue et que le repos et la prospérité de la République n’en souffriraient pas.

A l’occasion de son départ, Néron monta au Capitole pour adresser des hommages aux dieux, puis il se rendit au temple de Vesta ; mais à son entrée dans ce sanctuaire il fut, disait-on, saisi d’un tremblement dans tous ses membres, soit qu’il fût effrayé de la présence de la déesse, soit qu’il M obsédé du remords de ses crimes, qui l’agitait toujours. Alors il renonça à son projet.

De tels motifs de l’abandon du voyage en Grèce ne sont pas admissibles, et Tacite nous permet d’en saisir les véritables :

Les sénateurs et les patriciens, dit-il, se demandaient si Néron ne serait pas plus à redouter de loin que de prés ; et, ce qui est naturel aux époques de trouble et de peur, on craignait dans tout changement une aggravation de la situation présente. De son côté la plèbe manifestait le déplaisir que lui causait le voyage du Prince ; elle craignait que son absence n’amenât la suspension des jeux et surtout, ce qu’elle redoutait le plus, la disette des grains.

En cet état de choses, Néron, ajoute l’historien, déclara que l’amour de la patrie l’emportait sur tous ses désirs ; qu’il avait vu la tristesse sur tous les visages ; qu’il avait entendu les lamentations que son départ causait au peuple qui, habitué à se rassurer par la vue du Prince contre les malheurs imprévus, ne pouvait supporter ses moindres absences ; et que, si dans les affections privées les liens du sang doivent prévaloir, le peuple romain devait a plus forte raison avoir toute-puissance sur César, et qu’il serait obéi. Ita populum romanum vim plurimam habere parendumque retinenti.

Les motifs que Néron allègue pour la détermination qu’il prend de renoncer à son voyage en Grèce nous semblent sincères et véritables. Ne le voit-on pas, en effet, se préoccuper sans cesse de l’opinion publique à Rome, et mettre tous ses soins à conserver la faveur populaire ?

Ayant été ainsi contraint de renoncer à son départ, Néron voulut accréditer l’opinion que rien ne le charmait autant que le séjour de Rome. Pour cela il donnait des festins sur les places publiques et disposait de la ville entière comme de son palais. A cette occasion, nous trouvons dans Tacite le tableau d’une orgie dont les détails auraient pu trouver place dans les contes de Pétrone, mais ne sont pas dignes d’un historien qui se propose de transmettre à la postérité le récit des événements mémorables de son pays. Nous nous croyons fondé à les regarder comme inexacts, car, outre leur extrême invraisemblance, Suétone n’en dit pas un mot, et cependant il ne néglige pas la chronique scandaleuse de la cour des Césars. Pour lui, Néron est à ce moment absorbé par sa passion pour la musique et l’organisation de concerts[15].

Quoi qu’il en soit, fêtes scandaleusement obscènes ou fêtes littéraires et musicales, Néron, à son retour de Naples, n’était occupé que de jeux et de plaisirs.

Son séjour dans la capitale fut cependant court. Le printemps touchait à sa 8n, lors de son arrivée ; l’été venu, toute l’aristocratie quittait la cité, fuyait la malaria, pour aller respirer l’air plus pur et moins chaud des splendides domaines ruraux ou des villas au bord de la mer. C’était aussi l’époque de la moisson et celle des vacances judiciaires.

Néron se retira à Antium ; dans sa ville natale, dans l’ancien palais d’Agrippine que les eaux de la Méditerranée baignaient de leur écume. Qui pourrait dire les pensées qu’il roulait dans son crâne ? Comme un des rois de France, un des moins estimables, il disait peut-être : Qu’ai-je fait pour être tant aimé ? Plus probablement il rêvait à son voyage en Grèce, aux moyens de surmonter les obstacles qu’il avait rencontrés. En tout cas rien ne pouvait faire supposer au peuple qu’il eût alors le dessein de jeter bas la moitié de la ville pour se livrer aux folles entreprises des grandes constructions.

Néron, par sa conduite durant le sinistre, avait-il irrité le peuple, l’avait-il disposé à croire les bruits qui auraient été répandus contre lui ?

Suétone ne signale aucune mesure prise, ni pour arrêter le feu, ni pour venir en aide aux victimes. Il dit sèchement : Le fléau exerça ses fureurs pendant six jours et six nuits. Le peuple n’eut d’autres refuges que les temples et les tombeaux.

Ce n’est pas possible. Il y avait des règlements administratifs pour les cas d’incendie. Les édiles avaient à leur disposition : les sept cohortes des vigiles[16] ou gardes municipaux, plus spécialement les pompiers (siphonarii), qui étaient exercés à manœuvrer les pompes (siphones) que l’on tenait toujours plues pour combattre les incendies, et les esclaves publics qui formaient presque une armée. Le préfet du prétoire mettait à leur disposition les soldats du camp. Tous les magistrats urbains connaissaient leurs devoirs et n’avaient pas d’ordre à attendre pour se mettre à l’œuvre.

Or, quand un si grand désastre happait Rome, Néron a-t-il pu se désintéresser ainsi de la chose publique ? A-t-il pu se dispenser de faire parade de dévouement aux infortunes du peuple ? Ses conseillers ont-ils pu ne pas lui rappeler l’exemple de Tibère et ne pas lui montrer la conduite qui lui était imposée en de telles circonstances ?

Tacite[17] va nous le dire. Pour venir au secours du peuple sans asile il fit ouvrir, rapporte-t-il, les temples d’Agrippa, le champ de Mars, ses propres jardins. On y construisit à la hâte des hangars pour recevoir les indigents ; on fit venir des provisions de toutes sortes des entrepôts d’Ostie ; le prix du blé fut réduit à trois sesterces.

Suétone, qui ne peut se décider à être un historien impartial, prétend[18] que Néron ne laissa pas échapper cette occasion de pillage et de butin ; qu’il promit de faire enlever gratuitement les cadavres et les décombres, pour ne permettre à personne de s’approcher des restes de sa propriété. Cette accusation est encore sans valeur. Quel désordre, quelle confusion devait régner dans la ville ! que sont devenus les parents, les amis, tous ceux qui sont chers et qu’on ne voit pas ? Sont-ils sous les cendres ? ont-ils fui vers les champs ? Que de lamentations, que de cris de désespoir devait faire naître l’affreuse misère du jour au souvenir de ce qu’on possédait la veille ! Chacun sans doute voulait voir les débris de son logis, tenter de retrouver parmi les décombres quelques objets précieux ; chacun voulait retirer le cadavre d’un père, d’une épouse, d’un fils pour leur rendre les honneurs funèbres et ne point laisser leurs ombres errer aux portes des enfers. Mais comment déterminer à qui appartenaient les débris des meubles ou autres objets ? Comment contenir l’audace des voleurs ! L’administration fit sagement en s’attribuant les sauvetages et en prenant à sa charge les frais de déblaiement et d’inhumation. La police eut, en conséquence, à contenir la foule hors des ruines, hors des chantiers de travail. Ces dispositions urgentes une fois prises, on se mit à l’œuvre pour la réédification de la ville. Tacite nous dit : Les marais d’Ostie furent désignés pour recevoir les décombres ; on les chargeait sur des bateaux qui redescendaient, le Tibre après avoir déchargé des grains sur les quais de Rome.

Sous la terreur du désastre, on ne négligea aucune mesure de prudence pour éviter le renouvellement d’une pareille calamité. Il fut décidé que les édifices, en certaines parties, ne seraient plus construits avec du bois, mais, pour plus de sécurité, avec des pierres de Gabies qui sont à l’épreuve du feu. Les gardes veillèrent à ce que les eaux ne fussent plus détournées par les particuliers et qu’elles coulassent, pour le service public, avec plus d’abondance et dans plus de quartiers. Chaque habitant reçut l’ordre de tenir toujours prêts, et sous sa main, des secours contre l’incendie.

On prit soin d’éviter la faute qui avait été commise quand Rome fut brillée par les Gaulois. Les maisons ne furent plus rebâties au hasard et sans ordre ; on divisa l’emplacement des quartiers ; on élargit les rues ; on fixa la hauteur des édifices ; il fut défendu d’user de murs mitoyens et chaque maison dut avoir une enceinte séparée ; un vaste espace fut réservé pour les cours intérieures, et chaque massif de maisons fut entouré de portiques. Mais cette dernière obligation étant trop onéreuse pour les propriétaires, et tous ne pouvant dépenser d’aussi fortes sommes pour la réédification de leurs demeures, la construction des portiques demeura aux frais du trésor.

Voilà, convient. Tacite, comment la sagesse des autorités avait pourvu au soin des intérêts publics, et hœc quidem humanis consiliis providebantur, et quels furent les utiles règlements qui contribuèrent à l’embellissement de la ville nouvelle.

Ainsi rien ne nous permet de supposer que le gouvernement de l’empire romain eût été alors à la discrétion des caprices ou de l’incurie d’un satrape efféminé et omnipotent ; tout nous montre au contraire que les hommes chargés de l’administration se sont montrés à la hauteur de leur mission, soit quand ils eurent à combattre le feu, soit quand ils eurent à en réparer les désastres. Le peuple donc, n’ayant pas à se plaindre des mesures prises pour le secourir, n’a pu, de lui-même, imaginer les accusations contre Néron.

Ce serait donc malgré les efforts de l’administration, malgré les généreux secours offerts par le prince, que la rumeur publique se serait élevée contre Néron ; et c’est en effet ce qu’entend dire l’auteur : Sed non ope humanâ, non largitionibus principis decedebat infamia. Qui donc avait pu répandre ces bruits dans le peuple ?

Faut-il en rendre responsables les hommes politiques ?

Pendant que les édiles et les ingénieurs déblayaient, réédifiaient la ville, que tous les bras étaient en mouvement, ceux qu’avait épargnés le fléau et que la fortune rendait oisifs, remarquèrent, les uns, nous dit Tacite, que l’incendie avait commencé le 14 des calendes d’août, jour où les Gaulois avaient jadis pris et brûlé Rome ; les autres supputèrent le nombre d’années, de mois et de jours écoulés entre les deux incendies, et comparèrent le résultat d’un pareil travail au temps qui séparait ces désastres de la fondation de Rome.

Ceux qui critiquaient les mesures prises ne faisaient pas défaut. Ils prétendaient que les anciennes constructions étaient plus favorables à la salubrité publique ; que les rues étroites et l’élévation des toits formaient un obstacle aux ardeurs du soleil, tandis que ces voies larges, ces grandes places sans abri et sans ombre seraient brûlées par les chaleurs de l’été. Ces gens n’étaient toutefois pas à craindre ; ils n’étaient que des boudeurs. Mais il y avait aussi des citoyens qui, comme Timagène[19], dans leurs regrets de la liberté perdue, déclaraient que le seul chagrin qu’ils éprouvaient dans le désastre était de voir Rome embellie de nouvelles constructions dont on rapportait l’honneur au Prince.

De tels personnages ne se trouvaient que dans les hautes classes, parmi ceux qui, aidés de leurs partisans, aspiraient au principat, ou parmi les sénateurs qui en voulaient la suppression. Ils n’exerçaient on ne tentaient d’exercer aucune influence ostensible sur le peuple ni sur les prétoriens. ils ne pouvaient compter que sur le poignard.

Il y avait cependant parmi eux des hommes d’action prêts à tout oser pour atteindre leur but ; et même une grande conspiration était, sinon organisée, du moins en voie de formation assez avancée.

Or, dénoncer les chants du Prince, le représenter comme un incendiaire, comme le criminel auteur des malheurs publics, aux trois cent mille hommes, femmes et enfants, sans pain et sans asile, entassés dans le champ de Mars, dans les jardins du Vatican, sous les Portiques de la ville, c’eût été un sûr moyen de provoquer une insurrection ou même une révolution politique et vouer Néron à la mort. L’ont-ils fait ? Non, écoutons Tacite[20] : Parmi les conjurés, nous dit-il, était Subrius Flavius. Il avait d’abord projeté de frapper Néron sur la scène ; il songea ensuite à le tuer durant l’incendie quand on le vit, au moment où son palais brûlait, se porter au milieu de la nuit tantôt sur un point, tantôt sur un autre, et n’ayant pas de gardes près de lui. Dans un cas la solitude, dans l’autre la foule qui devait être témoin d’une si belle action, avaient excité un moment ce noble courage ; mais Flavius fut retenu par le désir de l’impunité, obstacle éternel des grandes entreprises.

Le meurtre de Néron ne serait pas resté impuni ? quels étaient donc les vengeurs de sa mort que redoutait Subrius ? Si son parti, le parti des stoïciens, eût triomphé, quelle gloire n’aurait-il pas recueillie ? L’aristocratie romaine, loin de voir en lui un coupable, l’aurait glorifié comme un nouveau Brutus. Mais Subrius regardait autour de lui, dans le plèbe et dans les affranchis ; il connaissait tous ces gens qui, loin de rendre Néron responsable de leurs malheurs, le considéraient, à tort ou à raison, comme leur protecteur dans un si grand désastre et se félicitaient d’avoir obtenu qu’il renonçât à son voyage en Grèce. Le peuple n’aurait pas vu dans le meurtrier un libérateur, pas plus qu’il ne saluera avec joie l’avènement de Galba.

Ainsi nous ne trouvons rien qui ait pu produire dans le peuple l’explosion spontanée de telles accusations contre Néron ; et aucun groupe politique n’a tenté de lui présenter ce prince comme le coupable auteur de l’incendie.

Le peuple demeura dévoué à Néron.

L’esprit superstitieux de la population romaine ne lui permettait pas de penser qu’une main criminelle eût causé la ruine de la cité. Comme il arrivait toujours lors des grandes calamités, elle ne vit dans ce désastre autre chose que la manifestation de la colère des dieux, ira numinum in res romanas[21] suivant le mot de Tacite.

L’incendie, en effet, n’était pas le seul fléau qui frappât la capitale. Il semblait lié à d’autres malheurs incontestablement envoyés par les dieux : les tempêtes détruisaient les flottes chargées de blé il destination d’Ostie ; les ouragans ravageaient les campagnes[22]. Ce n’était pas tout. L’entassement de la population dans de détestables conditions hygiéniques et la misère avaient amené une peste affreuse[23]. Aucun sexe, aucun âge n’échappait au fléau ; les rues étaient encombrées de convois funèbres ; trente mille morts furent, dit-on, inscrits sur les registres publics. Aussi le peuple demeura-t-il courbé sous une terreur religieuse. Les coups de tonnerre lui parurent plus fréquents que jamais[24] ; l’apparition d’une comète augmenta l’effroi.

Prêtres officiels, tolérés ou interlopes, nationaux ou étrangers virent les ex-voto et les offrandes affluer dans leurs sanctuaires. Ce n’était pas leur affaire de déclarer que l’incendie était dû à une cause naturelle, à une imprudence ou à la malveillance ; ils proclamèrent hautement qu’il n’y avait rien d’humain dans l’événement, qu’on n’y devait voir que la colère des dieux et qu’il fallait calmer leur courroux par des actes de dévotion.

Le gouvernement, loin de opposer à l’explosion des sentiments religieux, organisa, d’accord avec les pontifes, des cérémonies publiques. On recourut aux expiations pour apaiser les dieux. On consulta les livres sibyllins et d’après leur réponse on dit des prières solennelles à Vulcain, à Cérès et à Proserpine. Les matrones romaines firent des actes particuliers de dévotion à Junon ; elles montèrent d’abord au Capitole, puis elles se transportèrent au bord de la mer et puisèrent de l’eau pour asperger la statue de la déesse[25].

Comment donc la rumeur publique aurait-elle pu s’élever contre Néron ? Cela ne semble pas possible. Et quand on examine attentivement les récits des historiens, on remarque qu’ils confessent que le peuple a ignoré tous ces bruits de chants sur le théâtre, de valets ou de soldats portant des torches enflammées sur tous les points de la ville.

Suétone, en effet, traçant le tableau d’un déchaînement de satires et d’injures contre Néron dans les temps qui suivirent l’incendie, dit que ces satires et ces injures étaient affichées aux murs des édifices et débitées même sur le théâtre, qu’on y traitait presque ouvertement de parricide le fils d’Agrippine. Cela est peu croyable. Mais remarquons que Suétone, si affirmatif sur le rôle du Prince dans la destruction de la ville, ne cite pas une seule allusion à ce sujet ; nulle part il n’a laissé supposer que le peuple l’eût soupçonné d’un tel crime.

Tacite, en nous montrant le César poltron qui se porte impunément au milieu de la foule, la nuit, sans gardes, sur divers points de la ville, tandis qu’un conjuré, valeureux soldat, n’ose le frapper par la crainte de la vengeance du peuple, Tacite nous prouve que Néron était resté populaire dans la ville et que ses ennemis redoutaient une puissance qui s’appuyait sur l’opinion des masses.

Il n’avait donc aucun motif de se croire l’objet d’une accusation flétrissante au sujet de l’incendie. Il se considérait au contraire à l’abri de toute inquiétude pour sa vie ou pour son pouvoir, et nous le trouvons installé après le sinistre à la villa de Servilius[26], sur les bords du Tibre, tout près de Rome, au confluent de l’Almo, pour è1re à mime de surveiller les travaux de réédification de la ville.

Loin d’être hostile au César, le peuple se montrait satisfait et, par suite, prêt à s’opposer aussi bien aux tentatives des personnages qui voulaient le renversement du prince on la suppression du principal, qu’aux insurrections des déshérités de la société. Il eut l’occasion de manifester ses sentiments dans l’année même de l’incendie.

La nouvelle, en effet, se répandit un jour à Rome que des gladiateurs internés à Préneste s’étaient évadés et tenaient la campagne sous la terreur[27]. La population fut alors pleine d’inquiétude et laissa voir combien elle redoutait l’apparition de quelque Spartacus, et le renouvellement des maux d’une guerre servile, jam Spartacum et vetera mala referente populo. Ce fut avec joie qu’elle apprit la prompte et vigoureuse répression de cette tentative de soulèvement.

D’autre part, un matin au point du jour, les sentinelles amenèrent à Néron étonné un homme qui venait, disait-il, sauver la vie du prince en lui révélant une conspiration ourdie par Pison et ses amis[28]. Néron eut peur et fut cruellement impitoyable contre tous ceux qui étaient ou qui pouvaient être ses ennemis. L’on vit des agents escortés de Germains de la garde parcourir[29] le forum, faire des perquisitions dans les maisons, dans les villas et traîner sans cesse des accusés de tous rangs, chargés de chaînes, aux jardins de Servilius pour y être interrogés et conduits ensuite à la mort. Vainement ou avait engagé Pison à se rendue au camp des prétoriens pour les gagner à sa cause par des promesses de récompense ; tout aussi vainement on l’avait presse, de se rendre au forum et de faire appel au peuple. Il était trop assuré d’avance de l’inutilité de pareilles démarches. En effet, en présence des mesures sanguinaires qui frappaient les conspirateurs, on ne vit pas le peuple debout pour s’y opposer comme il le fit lors de l’exécution des esclaves de Pixianius ; il demeura impassible ; il ne bougea pas. Son dévouement à Néron ne fut point altéré malgré les calamités publiques, les épidémies, les conjurations ; il se consolida au contraire par l’activité prodigieuse qui fut déployées à la réédification de la ville.

Faire vite, effacer au plus tôt les traces de l’incendie, telle fut évidemment la volonté de Néron, et il semble n’avoir rien négligé pour atteindre son but.

Il accorda des primes, selon le rang et les ressources de chacun, à ceux qui dans un temps déterminé auraient achevé leurs constructions[30]. Pour augmenter le nombre des bras, il ordonna, que les criminels ne fussent plus condamnés qu’aux travaux publics et il fit transporter en Italie les détenus de toutes les prisons de l’empire. Quorum operum perficiendorum gratia, quod ubique essent curstodiæ in Italiam deportari, etiam scelere convicios non nisi ad opus damnari præceperat[31]. C’était suspendre la main de mort pour les criminels de droit commun.

Que d’hommes furent alors occupés à creuser les carrières, à rougir le fer, à abattra les forêts ! Quel mouvement maritime à Ostie ! Que de bateaux montaient et descendaient chaque jour le Tibre ! Dans la ville, de longues files de chariots faisaient trembler le sol des rues sous le poids des poutres et des sapins dont ils étaient chargés[32]. Que de fortunes rapidement faites par les entrepreneurs et les artisans ! quelle affluence de peintres, d’artistes divers arrivant de Grèce ou d’Orient pour offrir leurs services et leurs talents !

C’était avec des sentiments de haine et d’envie que les Romains de race, trop nobles pour rien faire, regardaient ces parvenus du travail et de l’intelligence. Je ne puis souffrir cette ville remplie de Grecs, s’écrie Juvénal[33]. Que dis-je ? Cette ordure achéenne n’est que la moindre partie des étrangers ; l’Oronte syrien a versé ses eaux dans le Tibre. Quittons la ville. Laissons-y ces entrepreneurs avides à qui tout est facile, soit qu’il s’agisse de travailler aux bâtiments publics, de nettoyer les ports, les fleuves, les égouts, de porter les cadavres aux bûchers. Ce sont eux aujourd’hui qui donnent les spectacles. Pourquoi pas ? Ne sont-ils pas de ceux que la fortune se plait à élever du rang le plus abject au faite des grandeurs ?

Mais il y avait à Rome plus de provinciaux, plus de fils d’affranchis devenus citoyens que de fils de vieux Romains. A la satisfaction de la masse des habitants, les travaux publics étaient conçus et dirigés par deux illustres ingénieurs, nous dit Tacite, Severus et Celer, dont le génie inventif et audacieux savait réaliser par l’art ce que la nature n’avait pu faire ; à et bientôt, des ruines de la ville, s’élevèrent des monuments et des palais dont la magnificence attira l’admiration.

Nous n’avons pas la naïveté de croire aux absurdes descriptions des merveilles du palais d’or que nous lisons dans Tacite et Suétone, mais nous ne pouvons douter de la prompte réédification de la ville, puisqu’une brillante réception y fut faite à Tiridate et que le monarque oriental demeura étonné des splendeurs de Route.

Ainsi, malgré la peste, la famine, malgré la conjuration, au bout de deux ans il ne restait plus à Rome de traces de l’incendie. Est-ce possible ? Londres brûlée en 1666 fut bien rebâtie en trois ans, nous dira-t-on peut-être. C’est vrai, mais quelle différence de travaux ! Quand nous voyons le temps que mit Constantin à bâtir sa nouvelle Rome qui s’écroula ; le temps et les moyens employés pour édifier le palais de Versailles ; de nos jours, ce qu’a duré, malgré toute l’activité qu’on y a mise, la reconstruction des monuments de Paris que des mains parricides avaient livrés aux flammes, nous sommes tentés de croire que dix des quatorze quartiers de Rome n’avaient pas été détruits, comme l’affirme Tacite.

Les œuvres d’art cependant ne s’improvisaient pas. Comment remplacer celles qui avaient disparues ? On n’eut pas grand effort d’imagination à faire. On n’eut qu’à imiter les proconsuls de la république. On réquisitionna les provinces et les temples de la Grèce et d’Asie. C’est ainsi qu’à son tour Constantin ornera la Ville chrétienne.

Les provinces orientales virent donc de nouveaux Verrès et de nouveaux Mummius s’abattre sur elles : Acratus et Carinas[34], nous dit Tacite, se signalèrent en Asie et en Grèce. Ils enlevèrent non seulement les offrandes faites aux dieux, mais les dieux eux-mêmes. Acratus était un affranchi prêt à tous les crimes ; Carinas était versé dans la philosophie grecque, en paroles seulement, car son âme ignorait la pratique du bien. Pergame et Rhodes refusèrent pourtant de laisser dépouiller leurs places publiques et leurs sanctuaires ; devant la sédition, les agents du prince n’osèrent encourir l’accusation de sacrilège. C’étaient, il est vrai, deux villes puissantes et elles furent les seules à protester. Partout ailleurs les objets d’art furent livrés sans résistance. En maints endroits on vit, comme jadis à Ségeste[35], les vierges et les matrones, en habits de deuil accompagner jusqu’aux bornes de leur territoire la déesse objet de leur adoration, versant des larmes de regrets et d’adieux.

Sénèque avait désapprouvé ces spoliations. Il pensait avec raison que tant que la paix publique n’était pas en jeu, il fallait respecter les sentiments religieux et les objets du culte si absurde qu’il fût[36]. Entre autres motifs, pour se soustraire à la responsabilité de ces mesures il s’était retiré dans une de ses maisons de campagne, éloignée de la ville[37].

Mais quelle que fût l’injustice de ces mesures en elles-mêmes, quelles que fussent les récriminations qu’elles eussent suscitées chez les spoliés, à Rome la population ne pouvait qu’y applaudir. La capitale était persuadée qu’elle avait le droit incontestable de prélever sur les provinces une contribution en œuvres d’art.

Une question bien plus grave était celle des finances. Il fallut venir en aide aux particuliers pour la reconstruction de leurs maisons ; il fallut augmenter les distributions de blé et en réduire le prix ; les travaux à la charge de l’État pour le déblaiement de la ville et la reconstruction des monuments furent immenses ; et la maison d’or ! Louis XIV a fait brûler les comptes de Versailles ; nous n’avons pas non plus ceux de Néron ; mais la somme dut être énorme. Comment le trésor impérial pourvut-il à toutes ces dépenses ?

Pour avoir de l’argent, nous dit Tacite[38], on épuisa l’Italie, on ruina les provinces, les peuples, les alliés, et les cités qui, par leurs privilèges, s’appelaient libres. Les dieux eux-mêmes ne furent pas épargnés : on prit dans les temples de la ville l’or que le peuple romain y avait consacré depuis des siècles, à l’occasion de triomphes, de vœux, d’événements heureux ou aux jours de crainte.

Nous n’avons pas de données sur l’élévation du taux des contributions imposées aux provinces ; mais les historiens ne nous entretiennent d’aucune plainte grave, d’aucune tentative de rébellion à cette occasion. Nous voyons, au contraire, une sorte d’empressement spontané chez elles à fournir aide à Rome. Ainsi Lyon envoya volontairement quatre millions de sesterces[39] ; des princes tributaires, des particuliers tinrent à honneur de faire des dons au trésor. Admettons toutefois, contre toute probabilité, que les provinces se récrièrent, devinrent hostiles à Néron ; qui dans la capitale aurait approuvé leurs doléances, se serait uni de sentiment avec elles contre le prince ? Ce n’est point là ce qui aurait pu compromettre à Rome la popularité de Néron.

Dans la réquisition de l’or des temples, le peuple vit-il un sacrilège, une profanation ? Craignit-il que par ces actes d’impiété Néron attirât de nouveau sur la ville la colère des dieux et le considéra-t-il connue un obstacle à sa prospérité ? Évidemment non. Ces temples de la ville étaient des propriétés publiques dont les trésors n’appartenaient pas à la corporation des prêtres qui les desservaient. Ceux-ci dépendaient de l’autorité civile et ils n’avaient aucun intérêt à s’opposer aux mesures dictées par le prince, aucun droit à crier au sacrilège contre celui qui était en mène temps leur souverain pontife.

Aussi les voyons-nous, au contraire, faire parade de dévouement à Néron. Après la répression de la conjuration, ils offrent aux dieux des actions de grâces, ils consacrent à Jupiter le poignard de Scévinus, ils proposent de changer le nom du mois d’avril en celui de Néron[40].

Il en était de même des aruspices, ces prêtres ou oracles des campagnes. Dans le territoire de Plaisance naquit un veau qui avait une tête à la cuisse. L’émotion fut grande. On consulta ces écorcheurs sacrés. Ils répondirent qu’on tenterait vainement de confier les affaires de l’empire à une autre tête, car cette tête ne saurait rester cachée et n’aurait aucune force[41].

Donc le haut et le bas clergé étaient pour Néron ; et le peuple ne pouvait songer à l’accuser d’impiété.

Conclusion

Il n’est pas besoin, croyons-nous, de redire que nous n’avons aucun désir de tenter une réhabilitation de Néron. Nous établissons seulement qu’au témoignage des auteurs qui lui sont hostiles, il continua à jouir après l’incendie de la plus grande popularité. Le peuple n’est pas toujours judicieux dans les sentiments de haine ou de dévouement qu’il manifeste aux princes. Louis XV reçut lors de sa maladie, lors de l’attentat de Damiens, des marques non équivoques de l’amour que lui portaient ses sujets. Peut-on contester que Napoléon III ait été, jusqu’à sa chute, considéré par l’immense majorité des Français comme un homme providentiel, comme un souverain qu’il ne fallait pas songer à remplacer ? Reconnaître ces faits est le devoir de l’historien ; et il n’aliène pas pour cela l’indépendance de son jugement sur la valeur politique et morale de ces monarques.

Il nous faut donc rejeter comme contraires à la vérité ces prétendues rumeurs qui s’élevèrent contre Néron et troublèrent sa sécurité après l’incendie.

Remarquons que l’auteur reconnaît au commencement de son récit les efforts des édiles et du prince pour venir au secours des victimes et atténuer le désastre, et qu’il le termine en nous montrant Néron se mêlant au peuple, recevant des applaudissements. S’il en fut ainsi, il n’y eut, pas une foule irritée qui le tenait pour responsable de la ruine de la ville ; et d’autre part si Néron avait eu soupçon de l’accusation qui pesait sur lui, aurait-il osé s’aventurer parmi ses ennemis ? L’auteur se trahit ainsi et fait de lui-même l’aveu que les rumeurs qui sont la base de son récit n’ont eu d’existence que dans son imagination.

Cette persécution se trouve donc privée de sa cause déterminante, de sa raison d’être.

Nous ne sommes cependant pas en droit de conclure d’ores et déjà que cette tuerie de chrétiens n’a pas eu lieu. Il se pourrait que l’auteur eût, par erreur ou pour un motif quelconque, donné une cause imaginaire et inadmissible à un événement réel. Mais la première partie de cette étude nous montre que nous devons nous mettre en garde contre la fidélité de sa relation et qu’il ne faut y ajouter foi qu’après un examen attentif.

 

 

 



[1] Annales, XV, 38, 39, 40.

[2] Annales, IV, 44.

[3] Annales, VI, 45.

[4] Claude, 18.

[5] Annales, XV, 38.

[6] Annales, XVI, 40.

[7] Satires, VIII, v. 541. Orestes Troïa non scripsit.

[8] De Clementia, II, ch. II.

[9] Dion Cassius, l. LVIII, ch. XXIII.

[10] De Clementia, I, XXV

[11] Annales, XV, 88.

[12] Dion, liv. LXII, ch. XVI et XVII.

[13] Satires, III, v. 186.

[14] Annales, XV, 34, 36, 38.

[15] Néron, 38.

[16] C’était, on le sait, une milice composée de soldats d’élite. Ils jouissaient de certains privilèges. Il y avait d’ailleurs dans presque toutes les villes de l’empire des gardes nocturnes, ou pompiers. Tertullien parle de ceux de Carthage. Apologétique, XXIX.

[17] Annales, XV, 40.

[18] Néron, 38.

[19] Sénèque, lettre XCI.

[20] Tacite, Annales, XV, 50.

[21] Annales, XVI, I6.

[22] Annales, XV, 46.

[23] Annales, XVI, 13. Suétone, Néron, 39.

[24] Annales, XV, 47.

[25] Annales, XV, 44.

[26] Annales, XV, 33, 88.

[27] Annales, XV, 46.

[28] Annales, IV, 55.

[29] Annales, XV, 58.

[30] Annales, IV, 42.

[31] Suétone, Néron, 31.

[32] Sénèque, lettre XC.

[33] Juvénal, Satires, III, 60.

[34] Annales, XV, 45.

[35] Cicéron, de Signis.

[36] Lettre XCV.

[37] Annales, XV, 45.

[38] Annales, XV, 45.

[39] Annales, XVI, 13.

[40] Annales, XV, 74.

[41] Annales, XV, 47.