LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

TROISIÈME PARTIE

 

XXIX. — La danseuse espionne vue par Marcel Nadaud et André Fage.

 

 

Ces deux journalistes ont écrit sur la danseuse-espionne une douzaine de pages, publiées d'abord dans le Petit Journal (juillet 1925), puis dans le corps d'un volume sur les grands drames passionnels[1].

Après avoir, par ignorance des faits réels, résumé inexactement la vie de l'espionne, ils s'expriment ainsi dans la partie du premier chapitre qui est intitulée : AU SERVICE DE LA FRANCE (sic !) :

Néanmoins, la guerre la surprit à Berlin où, le jour de la déclaration, on la vit en parcourir les principales rues dans la voiture officielle du préfet de police.

Elle ne s'attarde pas dans la capitale allemande et, par la Belgique, la Hollande et l'Angleterre, rejoint d'urgence son cher Paris...

 

Ils ne se sont pas demandé, bien qu'ils aient tenté de percer les ténèbres de sa misérable aventure[2], pourquoi Mata Hari, quelques semaines avant la guerre, lorsque personne en France ne croyait la catastrophe si proche, avait quitté précipitamment son cher Paris, après avoir réalisé tout ce qu'elle possédait, et était partie pour Berlin.

Ils ne se sont pas demandé ce qu'elle allait faire à Berlin.

Évidemment pas danser. On n'allait pas voir des danseuses dans la capitale de l'Allemagne à un moment si critique. On y mettait la dernière main aux préparatifs de l'agression préméditée contre la France.

Ils semblent ignorer que, loin de rejoindre d'urgence Paris, elle est restée, après son retour de Berlin, quelques mois en Hollande, a loué à La Haye le 31 octobre 1914 un petit hôtel particulier pour trois ans, et n'a rejoint Paris qu'aux premiers mois de 1915, après en avoir reçu l'ordre.

Elle est allée au front et y est restée sept mois, en cherchant des relations équivoques avec des officiers.

Elle n'est pas allée à Vittel en 1915, mais en 1916, lors de son second voyage d'affaires et n'y est restée que deux mois (septembre et octobre).

Marcel Nadaud et André Fage ne se sont pas demandé pourquoi et comment les Anglais l'ont refoulée sur l'Espagne, tandis qu'elle avait un billet pour la Hollande, — ni ce qu'elle a fait pendant son séjour à Madrid.

Non, ils semblent ne vouloir rien savoir de tout cela, mais, sans sourciller et sans rire, ils terminent leur maigre relation des déplacements de Mata Hari à travers l'Europe occidentale par cette énormité : Puis elle rentra en France (de Madrid) avec la conscience tranquille que donne la certitude du devoir accompli[3].

Du devoir accompli. Oui... en compagnie de son amant madrilène, l'attaché militaire allemand Kalle.

Mais voici ce qu'a dit au sujet de cette conscience tranquille M. G. de With, consul de Hollande à Nice, qui, attaché à la Légation des Pays-Bas à Madrid à la fin de 1916, était allé voir Mata Hari, sur sa demande, au Palace-Hôtel où elle était descendue :

Elle était arrivée à Madrid après avoir passé quelque temps à Barcelone où, me dit un Catalan, on l'appelait : L'homme d'affaires. Pour quel motif ? Je n'en sais rien ; mais ce surnom me donne d'autant plus à réfléchir qu'elle n'avait pas de contrat en Espagne comme danseuse...

Devant retourner peu après à Paris, elle me demanda un laissez-passer ou une recommandation pour les autorités françaises de la frontière, manifestant une vive inquiétude[4] à l'idée d'avoir à franchir les Pyrénées. Je lui répondis qu'elle devait demander cette recommandation à mon chef, n'ayant moi-même pas qualité pour le faire, et j'ajoutai qu'une personne qui a la conscience nette[5] n'a rien à craindre ; qu'en outre elle pourrait télégraphier à la Légation, en cas de difficultés. J'insistai enfin sur ce point : pour quelqu'un qui n'aurait pas la conscience très, très tranquille[6], mieux vaudrait en ce moment ne pas se risquer à passer la frontière, même nanti d'une recommandation.

Elle prit cela de très haut ; elle se montra indignée d'un tel avertissement, ce qui m'inclina davantage encore à douter de son innocence. Cependant elle partit.

Plus tard... je n'éprouvai aucune surprise... en apprenant qu'après avoir été étroitement surveillée elle avait été arrêtée par la police.., dans un grand hôtel parisien.

 

La lettre dont nous venons de citer un fragment est datée de Nice le 9 mai 1923 et a été adressée à l'écrivain hispano-américain Gomez Carrillo[7].

C'est ainsi que dès 1923 le consul de Hollande à Nice a réfuté, à son insu, une assertion audacieuse de MM. Nadaud et Fage en 1925.

***.

Marcel Nadaud et André Fage sont nés malins. On les convainc difficilement. Le commandant Emile Massard avait publié en 1922 son livre sur les espionnes, où il donnait un compte rendu — incomplet, il est vrai, mais le seul existant — des deux audiences du procès Mata Hari. Les preuves de la culpabilité de l'espionne que donne ce compte rendu sont péremptoires, mais MM. Nadaud et Fage les négligent.

Pour eux l'affaire Mata Hari reste aussi énigmatique qu'avant.

Et après avoir faussé sur certains points le sens du compte rendu de M. Massard, — tout en prétendant avoir exposé loyalement les arguments de l'accusation et ceux de la défense, — ils déplorent de ne pouvoir s'incliner devant le verdict des sept officiers qui ont condamné l'espionne.

C'est qu'ils se méfient de l'ambiance dans laquelle la justice militaire n'a garder son entière indépendance et son indispensable sérénité :

Les juges, pour ne point paraître défaitistes, en étaient arrivés à fermer leur esprit au plus élémentaire sens critique.

Et puis l'ennemi était près de la capitale et l'espionnite régnait en maîtresse.

L'espionnite !... Voilà un mot qui jette une clarté aveuglante sur la véritable origine de la méfiance de MM. Nadaud et Fage.

L'espionnite est une arme ramassée dans l'arsenal de guerre de l'Allemagne, et l'arsenal de trahison du défaitisme.

A lire les journaux allemands pendant la guerre et les feuilles françaises à leur solde, l'espion allemand était un mythe, était né du cerveau malade de monomanes, atteints d'espionnite.

Les campagnes de l'Allemagne contre les espionomanes faisaient partie de son système d'espionnage. Pour que celui-ci pût travailler à son aise et donner son plein rendement, il fallait ridiculiser, bafouer, vilipender et, au besoin terroriser et bâillonner ceux qui mettaient leurs concitoyens en garde contre les espions et les traîtres.

En 1916 et 1917 la Gazette des Ardennes et le Bonnet rouge dénonçaient sans répit... les semeurs de haine aveugles et exaltés qui avaient le triste courage de prémunir leurs compatriotes contre les espions.

Pour l'organe de l'état-major allemand, Léon Daudet était un fou, découvrant des espions partout, jusque dans certains cubes Maggi dont les gens moins méfiants se contentent de faire du bouillon.

Ses conférences sur l'espionnage ne servaient que la cause des haines aveugles et irréparables contre un adversaire[8] dont l'histoire démontre la valeur intellectuelle et morale. Elles étaient au plus haut point dangereuses (pour l'Allemagne !).

George Clairet, Fanny Clar et J. Goldsky menaient le bon combat dans le Bonnet Rouge.

Le premier appelait l'espionnite une rage qui déshonorerait les chiens et même les hyènes. Il plaignait les malheureux que travaille le délire de l'espionnite et qui avaient à l'état chronique l'irrésistible désir de dénoncer des traîtres, de découvrir des complots.

En juin 1917 l'espionnite sévissait toujours en France, surtout à Paris. Car les bourreurs de crânes en avaient inoculé le virus au public et l'odieuse maladie était perfidement exploitée par des gredins de presse[9].

Au début de juillet, Clemenceau même en fut atteint (Franckfurter Zeitung du 2 juillet 1917) et enfin au commencement d'octobre la Rheinisch Westidlische Zeitung découvrit que à la suite de l'incertitude politique et des scandales incessants l'espionnite était devenue en France une maladie aiguë.

C'est ainsi qu'en créant l'espionnite la presse allemande et les feuilles de trahison françaises tournaient en dérision la défense légitime et sacrée des bons Français contre l'espionnage.

***

Marcel Nadaud et André Fige trouvent que les juges militaires en question ont dû mal juger, puisque la sérénité et l'entière indépendance leur faisaient défaut.

Mais ils les innocentent quand même :

Certes, on ne peut incriminer personne ; seule la guerre fut coupable, qui mania parfois le glaive de la justice à l'aveuglette, avec une hâte inconsidérée.

 

Malgré cette concession, qui charge l'entité guerre de tout le mal — pour qui sait lire, l'accusation ou plutôt l'insinuation contre les juges militaires reste entière.

Pour ce qui est de cette hâte inconsidérée, nous rappelons qu'entre la condamnation et l'exécution de tous les espions qui ont comparu devant les conseils de guerre à Paris, il y avait toujours une marge de deux à trois mois, ou même davantage. Tous avaient le temps de se pourvoir en révision, en cassation et de demander leur grâce au président de la République.

La peine de mort prononcée contre certains d'entre eux fut commuée, il y en eut même qui échappèrent à tout châtiment, comme Hans Vram et d'autres.

Quant à Mata Hari, elle fut arrêtée le 13 février, condamnée à mort le 25 juillet et fusillée le 15 octobre.

Où est ici la hâte inconsidérée ?

***

Marcel Nadaud et André Fage parlent d'affaires sur lesquelles plane encore la grande ombre du doute.

Ceux qui ont eu à connaître de l'affaire Mata Hari — eux seuls ont le droit de la juger — n'ont jamais connu le moindre doute, mais, par contre, la certitude la plus absolue.

L'instruction et l'accusation étaient entre les mains de deux magistrats de carrière, intègres et expérimentés ; les sept juges militaires ont condamné à l'unanimité. Le dossier a été communiqué pour examen successivement au Conseil de Révision, à la Cour de Cassation et au président de la République.

Tous se sont trouvés d'accord sur tous les points, y compris les deux avocats qui ont soutenu les deux pourvois.

La justice militaire s'est refusée jusqu'aujourd'hui à publier le dossier de l'affaire Mata Hari.

Elle a ses raisons.

Marcel Nadaud et André Fage réclament cette publication pour le calme de leur conscience, et au nom de tous les Français épris de vérité.

Nous avons peur qu'ils n'en restent pour leur frais.

D'ailleurs, quand des magistrats de la haute valeur d'un Mornet et d'un Bouchardon font la déclaration formelle et réitérée que Mata Hari a été légalement et justement condamnée, quand ils affirment que sa culpabilité n'admettait pas le moindre doute, était, flagrante, éclatante, tous les gens sans parti pris peuvent s'incliner devant leur parole.

Cette parole pèse plus lourd dans la balance que les angoisses, la méfiance et les insinuations des Marcel Nadaud et des André Fage.

 

 

 



[1] Chez Georges Anquetil, 1926.

[2] Zisica, danseuse espionne, par Marcel Nadaud. Chez Albin Michel, 1920. (Suite et fin de Mam'zelle Monoplan).

[3] C'est nous qui soulignons.

[4] C'est nous qui soulignons.

[5] C'est nous qui soulignons.

[6] C'est nous qui soulignons.

[7] Gomez Carillo : Mystère de la vie et de la mort de Mata-Hari, pp. 111-115.

[8] L'Allemand n'était pas un ennemi, mais un simple adversaire !

[9] Gredins de presse = journalistes patriotes !