LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

DEUXIÈME PARTIE

 

XXI. — Le départ pour la grande gare d'où l'on ne revient pas.

 

 

Le jour fatal, si redouté par la condamnée, arriva.

L'exécution devait avoir lieu à l'aube du 15 octobre 1917.

Quand, vers 5 heures, le commandant Julien pénètre dans la cellule, il trouve Mata Hari, grâce au chloral que le docteur de la prison lui a fait administrer la veille, profondément endormie, entre les deux détenues chargées de sa surveillance.

La religieuse de garde est en prières. Elle demande à Dieu pardon pour la pécheresse qui va mourir.

L'officier qui vient d'entrer secoue la dormeuse, pendant que les deux gardiennes, réveillées en sursaut, se lèvent et commencent à s'habiller.

Mata Hari ouvre des yeux épouvantés et entend les mots terribles : Votre recours en grâce a été rejeté par le président de la République. Ayez du courage, l'heure de l'expiation est venue.

On dirait qu'un coup de massue vient de lui être asséné. Elle prend sa tête dans ses mains.

Mais son trouble ne dure que quelques secondes ; bien vite elle réussit à dompter ses nerfs. Dans la tragédie de sa vie elle veut jouer son rôle sans faiblesse jusqu'au bout.

Derrière le commandant est entré son avocat. Il s'approche et se jette en pleurant dans ses bras en disant d'une voix étranglée : Ah ! ma chère Marguerite !...

Elle lui sourit, lui tend la main, le remercie de sa présence.

Quand il était arrivé à la prison, il n'avait pas voulu monter à la cellule et avait essayé de charger le commandant Julien d'un message consolateur auprès de la condamnée.

Mais l'officier, qui était loin de partager les tendres sentiments du vieil avocat, l'avait rabroué en disant : Je n'ai pas à faire vos commissions, maitre, ce que vous avez à dire à cette femme, dites-le vous-même.

Le pauvre avocat en était encore tout secoué.

Sœur Léonide croit alors utile d'en appeler au courage de celle dont elle a si souvent su relever le moral.

 La condamnée la rassure :

Ne craignez rien, ma sœur, je saurai mourir sans faiblesse, vous allez voir une belle mort !

Le docteur Bralez, interne du Dr Bizard, lui tend un grog qu'elle accepte.

Puis, après que les hommes, à l'exception du Dr Bizard, se sont retirés, elle s'habille, aidée par ses co-détenues.

Elle réclame ses jolis souliers, sa robe claire et son manteau bordé de fourrure, le tout assez défraîchi.

Elle se coiffe d'un chapeau canotier et met de longs gants à crispin.

Quand elle est habillée, on la laisse seule avec le pasteur Arboux et elle reçoit in extremis le baptême que ses parents avaient négligé de lui faire administrer.

Le pasteur sort de la cellule, les yeux mouillés de larmes. Les magistrats rentrent et la condamnée se déclare prête à les suivre.

Elle console sœur Léonide qui sanglote : Je pars pour la grande gare dent on ne revient pas. Allons, petite mère, ne pleurez pas !

À l'officier-greffier qui lui demande si elle a des révélations à faire, elle répond avec véhémence : Aucune et si j'en avais à faire, je les garderais pour moi.

Puis le docteur-légiste Socquet lui fait à voix basse une question que la loi rend obligatoire. Il lui demande si elle se croit enceinte[1].

Elle répond vivement : Qui vous a dit cette bêtise ? Je ne suis pas enceinte, pour une bonne raison...

Sortie derrière les magistrats, elle repousse le gardien chef qui veut lui saisir le bras et elle prend la main de sœur Léonide, qui doit l'accompagner avec une autre religieuse au lieu du supplice.

On descend au greffe où la condamnée écrit trois lettres qu'elle remet au directeur de la prison.

Devant la lourde porte cochère attendent cinq automobiles.

Les gendarmes font monter Mata Hari dans la seconde voiture dont les stores sont baissés. Le pasteur et les religieuses montent avec elle.

Par le boulevard Magenta, la place de la République, la Bastille, la place de la Nation, le cours de Vincennes, le cortège arrive au donjon de Vincennes où le rejoignent les dragons qui doivent escorter les voitures jusqu'au poteau.

Le jour commence à poindre quand on arrive au polygone, à la butte de tir qui forme un carré avec les troupes alignées sur trois rangs.

L'automobile de la condamnée s'arrête en face du poteau.

Un peu plus loin attend un fourgon noir attelé de deux chevaux. Le cercueil !

Le pasteur, que l'émotion fait chanceler, descend le premier. Après lui la condamnée, qui tend la main à sœur Léonide pour l'aider à descendre.

Les tambours battent, les clairons sonnent, les soldats présentent les armes.

On entendit un air de gloire, semblable à ceux qui saluent la présence du chef de l'État, d'un général, d'un drapeau... C'était un hommage à la justice majestueuse et sévère, un hymne à la patrie implacable dans sa défense... Tout d'abord l'espionne pensa que toute cette pompe était pour d'autres. Mais ensuite elle voulut croire que la réception triomphale était pour elle... Et aux sons des clairons, aux battements des tambours, elle passa entre les deux rangs de fusils comme une reine...

Le sentiment qui dominait son âme de femme de théâtre était le même qui s'emparait d'elle quand elle revenait sur la scène pour recevoir les applaudissements. Tous ces hommes s'étaient levés en pleine nuit pour elle et se trouvaient là pour elle ; les cuivres sonnaient et les tambours huilaient pour la saluer. La discipline pouvait donner aux visages une expression grave et froide, elle n'en était pas moins certaine que tous la trouvaient belle et que derrière nombre des pupilles immobiles s'agitait le désir.

Si elle avait encore quelque peur de mourir, cette peur s'évanouissait sous la caresse de cette fausse gloire. Mourir, contemplée par tant d'hommes valeureux qui lui rendaient le plus grand des honneurs !... Elle sentait la nécessité d'être admirable, de tomber en posture artistique, comme si elle avait été en scène.

Les deux sœurs se tenant un peu en arrière d'elle, Mata Hari passait entre les deux rangs d'hommes, la tête haute, marchant rapidement, avec son port altier de déesse' chasseresse, arrêtant parfois un regard profondément dédaigneux sur quelques-uns des centaines d'yeux qui la fixaient. L'illusion de son triomphe la faisait avancer droite et sereine, comme si elle avait passé les troupes en revue[2].

 

Arrivée au poteau, la condamnée quitte brusquement le bras de sœur Léonide.

Son avocat l'embrasse, le pasteur se place devant elle, les douze soldats du peloton d'exécution viennent lui faire face.

Le greffier lit un extrait de la sentence.

Mata Hari refuse le bandeau que lui présente un infirmier. Elle se place contre le poteau, un gendarme lui passe une corde autour de la ceinture.

Elle fait des gestes d'adieu à l'avocat et à sœur Léonide en prières.

Le pasteur s'écarte, l'officier commandant le peloton lève le sabre.

Le crépitement d'une salve se fait entendre. La condamnée s'écroule sur les genoux, puis roule au pied du poteau. Le coup de grâce dans l'oreille l'achève.

Aux sons des clairons les troupes défilent devant le cadavre.

Aussitôt après, le pauvre avocat qui, jusqu'à ce moment, a caché son émotion sous un air protecteur quasi souriant, quitte le groupe de civils — magistrats et policiers pour la plupart — assistant à l'exécution. Il s'avance vers le corps, met un genou en terre et, sanglotant éperdument, exhale sa profonde douleur longtemps contenue.

Il rejoint le groupe qu'il venait de quitter encore tout secoué de sanglots. On l'entend balbutier : C'est affreux... elle ne méritait pas la mort...

Le docteur Socquet s'approche et constate la mort une des balles a traversé le cœur de part en part.

La voix du greffier s'élève : Personne ne réclame le corps ?

Non, personne ne réclame ce corps qui, jadis et naguère, avait excité tant de désirs fous. Les nombreux amants et admirateurs de la suppliciée, qui, autrefois, s'étaient disputé ses sourires, se sont empressés, par peur de se compromettre, de la renier, de l'oublier.

Me Clunet lui-même, qui avait plaidé avec un dévouement aveugle l'innocence de sa cliente et qui l'avait aimée d'un amour désespéré, sénile, mais touchant, n'eut pas le courage de donner une sépulture à la femme qui, à son sens, avait injustement subi la peine infamante.

Et l'homme qui venait de manifester une douleur si poignante tolérait que la morte qu'il pleurait fût emportée à l'amphithéâtre pour servir de pièce d'anatomie.

***

Ainsi mourut, du dernier supplice, à de quarante et un ans, Mata Hari, courtisane et espionne, pour avoir trahi le pays qui lui avait donné l'hospitalité, la célébrité et le luxe.

Son exécution mit fin à une vie sans bonté, sans beauté, sans valeur.

Vie d'égoïsme, de vanité, d'oisiveté, de stupre et de crime.

Vie de femme sans cœur, sans entrailles, sans pudeur.

Ame ténébreuse, pétrie de boue, dans un beau corps qui excitait les désirs, affolait les mâles.

Elle avait ignoré la candeur de la jeune fille, la fidélité de l'épouse, l'abnégation de la mère, la loyauté de l'amie, la tendresse de l'amante.

Elle s'était dite artiste... Elle ne l'était pas.

Elle s'était dite danseuse... Elle ne l'était pas.

Ce n'était qu'une aventurière, une femme galante et une espionne.

Pendant la tourmente, elle s'était abattue sur la France meurtrie comme un oiseau de proie.

L'or pour son luxe, elle l'avait ramassé dans le sang des meilleurs enfants de la France envahie, le sang des milliers de soldats et de non-combattants qu'elle avait fait tuer sur les champs de bataille ou par les torpilles sous-marines.

Elle s'était faite pourvoyeuse de la Mort pour être profiteuse de la Guerre.

Elle avait défié le Destin. Le Destin avait eu raison d'elle et avait brisé l'orgueilleuse.

 

 

 



[1] Le Code pénal, livre I, chap. I, art. 27, dit : Si une femme condamnée à mort se déclare en état de grossesse et s'il est vérifié qu'elle est enceinte, elle ne subira sa peine qu'après sa délivrance.

[2] D'après Blasco Ibañez, Mare Nostrum, pp. 425 et suivantes, et un témoin oculaire.