LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

DEUXIÈME PARTIE

 

XV. — Mata Hari et ses amants.

 

 

Mata Hari, courtisane, eut à Paris et ailleurs un grand nombre d'amants, simultanément et successivement.

La plupart de ses liaisons étaient très courtes et avaient le caractère de simples passades.

Elle faisait encore des apparitions périodiques dans des maisons d'illusion, de belle apparence, où le plaisir d'amour qu'elle vendait à ses amis de passage ne durait qu'un moment.

Au temps de sa célébrité, ce n'était pas une jolie femme, au sens absolu du mot. Ses traits étaient fortement accusés et manquaient de finesse, et dans les moments où elle ne se surveillait pas, sa figure prenait une expression dure et méchante.

Mais par sa taille élancée, sa sveltesse, sa belle ligne, ses cheveux sombres et ses yeux fascinateurs, elle était d'une beauté impressionnante, intimidante.

Elle était le type de la femme fatale, qui ensorcelle, dès que les yeux de l'homme rencontrent les siens, qui enchaîne les faibles, dompte les forts et envoûte les passionnés.

On a vanté la beauté de son corps ; sa plastique était en réalité loin d'être impeccable.

Comme Phryné, elle était cupide et orgueilleuse, mais son défenseur n'aurait pu renouveler le geste d'Hypéride, dénudant la célèbre hétaïre devant l'Aréopage : Mata Hari avait les seins très mal faits, peu développés et flétris, et cette insuffisance mammaire était congénitale.

Aussi elle n'était pas fière de sa poitrine, qu'elle prenait soin de cacher dans mité sous un tissu en soie et, quand elle dansait, sous des cupules en métal.

Cette imperfection physique fut pour elle un motif d'accuser son mari, de sadisme et... d'anthropophagie.

Elle prétendait qu'avant son mariage elle avait possédé des seins menus, fermes, pareils à des coupes de Corinthe[1]. Au sujet de leur déformation, elle racontait à ceux qui partageaient sa couche, que son mari, affolé par la pensée que d'autres mains que les siennes pourraient caresser ces beaux seins, ces merveilles de chair, avait, une nuit, dans un accès de délire sadique, arraché d'un coup de dent un des mamelons et l'avait dévoré. Depuis lors, elle n'avait jamais montré à personne son torse complètement nu.

Inutile de dire que ce conte n'a pas le sens commun. D'ailleurs le peintre Guillomet en a fait justice[2].

***

Malgré cette imperfection, l'emprise physique que Mata Hari exerçait sur les hommes était extraordinaire.

Son teint ambré et chaud et la caresse de son regard semblaient promettre des sensations rares.

Quand elle voulait séduire, elle y parvenait sans peine. Lorsqu'elle avait jeté son dévolu sur un homme, elle en faisait le plus souvent un adorateur, si haut placé qu'il fût.

Elle usait grandement de ce pouvoir diabolique.

Parmi ses amants il y eut des généraux, des magistrats, un des plus hauts fonctionnaires du Quai d'Orsay, un académicien, un ministre de la Guerre, des princes et des grands-ducs. Ou parle même de deux monarques.

Il y avait du snobisme dans cette frénésie. Les hommes, en effet, se font une gloriole de posséder une femme à la mode étoile de cinéma, théâtreuse, artiste de music-hall, danseuse. Il importe peu que cette femme soit belle ou ait des talents réels.

Significatif à cet égard est le succès rapide de la mulâtresse Joséphine Baker, qui eut l'idée originale de voiler sa nudité d'une ceinture de bananes et dont le principal talent consistait à faire valoir une croupe fortement saillante. Cela n'empêche que notre Joséphine, rentrant à Paris après une tournée artistique à l'étranger, est dûment saluée et interviewée par des reporters en quête de nouvelles sensationnelles, qui notent soigneusement la moindre de ses niaiseries.

Mais outre le snobisme, il y avait autre chose.

Mata Hari excitait une curiosité et des passions malsaines par le mystère derrière lequel elle dissimulait sa véritable personnalité, par la légende d'aventures et même de sang dont elle s'entourait. Ne laissait-elle pas dire que de sa main elle avait tué l'empoisonneur de son fils ?

Puis, elle intéressait, divertissait et captivait ses différents amoureux par les contes qu'elle leur débitait inlassablement, comme une Schéhérazade occidentale ; contes dont sa propre vie formait presque l'unique sujet.

C'est ainsi qu'elle affirma à Paul Olivier, journaliste et poète, au moment où elle le connut, vers la fin de 1912, qu'elle était en instance de divorce[3]. Un jour du début de 1913, elle vint le voir, tout éplorée, en lui racontant que son mari venait de la battre violemment. Son corps portait même les marques des coups reçus. Elle demanda au journaliste par quels moyens elle pourrait hâter son divorce. Celui-ci lui donna une carte d'introduction pour un ami avocat. L'avocat ne reçut jamais sa visite et pour cause.

Paul Olivier sut plus tard qu'elle avait inventé l'histoire pour lui inspirer de la pitié afin de l'associer plus intimement à son existence dans l'espoir de pénétrer de cette façon dans les coulisses de la presse parisienne.

D'ailleurs elle tâchait toujours, en se donnant comme femme sérieuse, d'exploiter ses prétendus malheurs conjugaux, les mauvais traitements subis pendant son mariage, pour attirer la sympathie des hommes qu'elle avait pu approcher, sachant bien que la sympathie d'un homme pour une femme belle et intéressante est susceptible de se transformer bien vite en un sentiment plus tendre.

Ainsi elle réussissait souvent à attirer dans ses filets des hommes riches ou influents.

Sa manœuvre n'avait pas toujours du succès certains hommes, tels que Paul Olivier et le peintre Paul Franz Namur— qui a fait son portrait — ont pu résister à l'étrange enjôleuse, parce qu'ils se méfiaient d'elle et la considéraient comme dangereuse.

***

On a appelé Mata Hari une Messaline. Elle ne l'était qu'en partie.

Il est vrai qu'elle fréquentait assidûment les maisons de rendez-vous élégantes de Paris, comme l'impériale pécheresse courait les lupanars de Suburre.

Mais elle n'était nullement une lasse insatiable.

Elle ne cherchait pas la satisfaction de ses sens, et, malgré toutes ses débauches, elle n'était pas le moins du monde voluptueuse.

Son amour était purement vénal. En présence de ses amants, elle jouait la comédie de la passion la plus ardente avec les uns, celle de l'affection et du dévouement avec les autres.

Elle donnait son corps, jamais son cœur ou ce qui en tenait lieu chez elle. Elle avait toujours ignoré le véritable amour qui croit dans la solitude, fleurit dans l'absence, s'exalte dans le dévouement et s'épure dans le sacrifice.

Pourtant, une seule fois, elle a prétendu aimer d'un amour désintéressé. L'objet de ce pur amour était le capitaine russe Pierre Masloff, que la justice française connaissait sous le nom de Vadime de Masloff.

Lors de son procès, Mata Hari donna comme motif de son long séjour à Vittel en 1916 les soins à donner à un pauvre aveugle de guerre, son ami Masloff.

C'était un mensonge.

Le capitaine russe Masloff, arrivé en France le 24 juillet 1916 et enrôlé dans le premier régiment d'infanterie des troupes russes, dont il commandait la première compagnie, n'a jamais été aveugle.

Il avait connu Mata Hari pendant une permission à Paris et était devenu son ami. Il fut blessé pour la première fois près du village de Courcy, dans le secteur de Reims, le 17 août 1917, sa maitresse étant depuis six mois à Saint-Lazare.

Elle n'a donc jamais pu le soigner à Vittel ni ailleurs.

Le capitaine Masloff oublia bien vite son amie tragique : le 7 juin 1918, il épousait Mlle Olga Tardieu, de nationalité française, et, quittait dans la même année la France pour se rendre en Russie.

 

Ce que Mata Hari attendait avant tout de ses amants, c'était beaucoup d'argent, et elle les poussait aux plus folles dépenses pour elle. Elle faisait fi de leur dignité morale, de leurs souffrances, de leur ruine, de leur vie. Quand un homme avait mangé sa fortune pour satisfaire les caprices de sa maîtresse, quand il était acculé à la misère, au déshonneur, au désespoir, elle le laissait tomber froidement. Parmi les amants qu'elle a ruinés on cite Henri Houssaye, historien et académicien, qui approchait de la soixantaine, quand il la connut.

Une de ses dernières victimes fut un financier qui s'éprit d'elle à la folie, ruina en quelques mois sa femme et ses enfants et finit par faire des faux.

Il fut condamné à dix ans de réclusion et, moins pitoyable que la Sapho de Daudet, elle oublia sans tarder le faussaire par amour.

Elle-même gaspillait l'argent aussi facilement qu'elle le gagnait. Dans la villa Rémy, qu'elle avait louée à Neuilly-sur-Seine, 11, rue de Windsor, — non loin du Bois de Boulogne et de l'avenue de Madrid — elle donnait de grandes fêtes où elle aimait à faire à ses nombreux invités la faveur de la contemplation de son corps nu.

Aussi était-elle souvent gênée et incapable de payer ses couturiers, qui lui envoyèrent des sommations jusqu'à Saint-Lazare.

Elle cherchait les subsides nécessaires dans les maisons de rendez-vous. Elle était haut cotée à la Bourse de la galanterie. Dans une maison de la rue Troyon, où le Dr Bizard, médecin de la Préfecture de police, la rencontra au début de 1914, lors d'une visite professionnelle, elle trouvait régulièrement des preneurs pour mille francs le moment.

Elle fréquentait plusieurs maisons, mais elle laissait croire à chaque patronne qu'elle lui assurait l'exclusivité de sa personne[4].

***

Pendant la guerre et même auparavant, ses amours prenaient un caractère particulièrement odieux.

Elle devenait la froide calculatrice qui épiait, sur les lèvres de l'homme pâmé entre ses bras, le mot révélateur.

Elle réussit ainsi à arracher à ses amants d'une heure, d'une nuit ou de quelques jours les secrets de la défense nationale et à les pousser, malgré eux, à trahir leurs devoirs les plus sacrés envers la patrie en danger.

 

 

 



[1] Gomez Carrillo, Le mystère de la vie et de la mort de Mata Hari.

[2] Cf. le début du chap. IX.

[3] Son divorce avait été prononcé en 1908. Voyez chap. XI.

[4] Dr L. Bizard : Souvenirs d'un médecin des prisons de Paris. Paris, 1925.