LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

PREMIÈRE PARTIE

 

III. — Les fiancés.

 

 

Le capitaine Mac Leod reçut quinze lettres en réponse à son annonce.

Mlle Zelle, de La Haye, avait joint à la sienne sa photographie qui fit sur lui une profonde impression.

Il répondit à cette seule lettre, et bientôt il s'établit entre l'officier et la demoiselle inconnue une correspondance suivie.

Dans sa réponse à la première lettre de Mlle Zelle, il avait manifesté le désir de faire la connaissance de la jolie postulante, mais il avait ajouté qu'étant malade et souffrant d'une forte fièvre, il ne pourrait pas venir de sitôt à La Haye.

Qu'à cela ne tienne ! Mlle Zelle consent à attendre patiemment le rétablissement de son correspondant. La différence d'âge — vingt et un ans — ne l'effraie nullement.

Un mois après, le capitaine n'étant pas encore en état de voyager, la demoiselle en quête d'un mari propose de renverser les rôles et de faire elle-même la première visite, afin de rendre possible la rencontre escomptée et tant désirée.

Je sais bien que ce n'est pas comme il faut[1], mais nous nous trouvons dans un cas spécial, n'est-ce pas ?

La rencontre eut lieu, le dimanche 24 mars 1895, aux abords du Rijksinuseurn[2].

Aux yeux éblouis du capitaine apparut une jeune femme d'une vingtaine d'années — en réalité elle n'en avait que dix-huit — dans un costume élégant qui moulait les jeunes formes du corps élancé et svelte, aux ondulations souples et félines, et en faisait deviner l'harmonie. Un port de reine ! Une abondance de magnifiques cheveux ondulés, d'un noir bleuté, couronnait le front bas et retombait sur la nuque en lourd chignon. L'ovale de la figure était éclairé par des yeux superbes, étrangement fascinateurs, en forme d'amande, veloutés, brun foncé aux reflets d'or, ombragés de longs cils soyeux et surmontés de sourcils d'un dessin net et ferme. Le nez était fort, la bouche aux grosses lèvres sensuelles manquait de grâce, mais la nacre des dents corrigeait ce que cette bouche avait de disgracieux. Le teint mat était d'une nuance que les Hollandais aux Indes appellent kœlit langsap.

L'ensemble était d'une rare séduction.

 

La jeune fille, de son côté, voyait pour la première fois l'homme de son rêve : un officier, comme elle de haute stature, aux traits mâles et énergiques, au regard franc ; elle voyait aussi l'uniforme élégant aux galons d'or, le casque et l'épée.

Ce fut le coup de foudre pour elle et pour lui.

Ce jour-là ils déjeunèrent ensemble et continuèrent leur tête-à-tête dans une voiture aux glaces embuées[3].

Le lendemain elle écrivait à son John[4] chéri une lettre qu'elle signait : Ta petite femme future qui t'aime tant...

Ils se fiancèrent le 30 mars 1895, six jours après leur première rencontre.

***

A la lumière des lettres que Zelle a écrites à son fiancé, il est possible de se faire une idée exacte de la nature de son amour pour son prince charmant, et cette correspondance est du plus haut intérêt pour la connaissance de ses idées et de son véritable caractère.

Ce qui caractérise ces lettres, c'est la vulgarité ou la bassesse de la pensée, la niaiserie du fond, la pauvreté du style tourmenté, l'incorrection de la syntaxe, l'incohérence, l'entortillé et l'inachevé des phrases.

Heureusement pour l'expéditrice, ces lettres étaient adressées à un homme amoureux. Le destinataire, il est vrai, avait beau coup d'esprit et d'expérience ; il n'est pas moins vrai qu'à tout âge l'amour empêche d'y voir clair.

Ces lettres d'une enfant de dix-huit ans à son fiancé d'âge mûr ne montrent nullement la candeur de l'ingénue qu'un apologiste de Mata-Hari a voulu nous présenter. Loin de là, elles prouvent surabondamment que Margaretha Zelle ignorait totalement la réserve et la retenue de la jeune fille, et qu'à peine sortie de l'adolescence, elle avait une conception de l'amour dénuée de toute poésie.

Dans ces lettres on cherche vainement la douceur et la délicatesse de la vraie femme, la fraîcheur et le charme de la belle jeunesse. On y trouve par contre une platitude choquante dans les effusions de tendresse.

En date du 28 mars, elle signe encore ta petite femme future ; mais dès le mois d'avril elle a supprimé le mot future, et pour cause ! Le futur est devenu le présent. Et dans l'exaltation de sa passion, elle comble son fiancé de noms câlins : Mon chéri, mon propre chéri[5], mon propre trésor, mon chéri unique, mon ange chéri.

Elle entretient son ange chéri de toutes sortes de choses intimes que les jeunes fiancées ont l'habitude de passer sous silence ou de traiter avec discrétion.

Elle écrit à son propre trésor, fin mai 1895 :

...Tu me demandes si j'ai envie de faire des bêtises ? Eh bien, Johnie, plutôt dix qu'une seule. Vas-y, tu sais, dans quelques semaines je serai ta femme. Quelle veine que nous ayons tous les deux le même tempérament ardent. Non, je ne crois pas non plus que toutes ces jouissances puissent jamais prendre fin. Oui, mon chéri, je veux bien mettre tout ce que tu trouves joli. La soie rose me va extrêmement bien, parce que je suis si brune et que j'ai le teint mat. Sûrement, je trouve ces chemises jolies. Pardonne-moi mon ignorance, mais dis-moi, jusqu'où une pareille chemise doit-elle descendre, au-dessous ou au-dessus du genou ? Sans doute, elles sont très échancrées, dis-le moi et j'achèterai la soie !... Et ce pantalon, est-il du même modèle que mon pantalon blanc ? Sitôt que je le saurai, je m'en occuperai. Ah ! que nous jouirons !... Sois amoureux, mon trésor, car moi je le suis autant, et rattrape-toi bien quand je viendrai.

Dans une autre lettre à son ange chéri, débite ainsi :

Ne crains pas que je sois indisposée, je viens de l'être exactement ; à la date et naturellement c'est passé depuis quelques jours. Tu pourras donc me demander demain ce que tu voudras...

Et elle termine :

J'ose espérer qu'une fois mariée, je répondrai à toutes tes belles attentes dans ma chemise de soie rose...

 

Voilà une Juliette moderne discutant avec son Roméo d'âge mûr la forme et la couleur de ses chemises et de son pantalon !

Évidemment, les dessous qu'elle portera la préoccupent beaucoup ; quant à l'accord de leurs sentiments, de leurs idées, de leurs âmes dans le mariage, elle parait n'en avoir cure.

Dans ses lettres d'amour, toute modestie fait défaut ; elle a conscience de sa beauté, elle se gobe :

Que ta petite femme aura l'air colossal ! (sic) [dans sa robe de mariée].

Ailleurs elle dit : Pour sûr, nous sommes un beau couple, ou : Ils [son oncle et sa tante] nous trouvaient un couple vraiment beau.

Il est d'autre part significatif que les citations qu'on trouve dans ses lettres soient toutes allemandes.

Le vague qu'elle a à l'âme, elle l'exprime ainsi :

Da ist so viel

Das man nicht in Worten bringt

Was so tief itn Herzen dringt[6].

Un jour que son fiancé s'est foulé le pied, elle lui communique sa philosophie de la vie ou plutôt sa Weltanschauung :

Herr Traurig rief in argen Zorn :

's gibt keine Rose ohne Dorn.

Frau Lustig sprach : Welch selig Loos !

's Gibi keine Dornen ohne Ros[7].

Cette prédilection pour les citations allemandes indique à quelle langue et à quel pays allaient, dès son adolescence, les pensées et les préférences de la future alliée des Allemands.

Pour ce qui est de la famille avec laquelle elle habite, Gretha en dit d'abord du bien. Mais un jour sa tante, qui a toujours été bonne pour elle, a le malheur de trouver une des lettres du fiancé de sa nièce, où parlait sans aménité de cette tante. Mme Taconis fait à sa nièce des remontrances à ce sujet et depuis ce jour la tante devient une furie, une pimbêche, un vieux rasoir, et l'oncle et la tante sont des pingres et pour les affaires d'argent des youpins.

Quatre ans avant ses fiançailles sa mère était morte, mais il semble qu'elle en a perdu jusqu'au souvenir, car elle ne parle jamais d'elle.

Dans une de ses premières lettres, elle passe en revue tous les membres vivants de sa famille, mais elle reste muette sur son père. Plus tard seulement le capitaine Mac Leod apprend par une lettre du tuteur de Mlle Zelle, M. Visser, à Sneek, la vérité sur ce père qu'on veut escamoter, et qui, sachant son concours indispensable au mariage éventuel, ne se laisse pas faire. En effet, bien qu'il ne soit pas le tuteur de ses enfants, la loi exige son consentement au mariage de sa fille mineure.

Mlle Zelle est donc bien obligée de présenter son futur à son père. Elle avise son John chéri de la façon dont elle s'y prendra :

J'écrirai à Papa — c'est ainsi que je continue encore de t'appeler —, mais pas chez lui, pour que cette femme[8] ne lui monte pas ta tête, et j'écrirai ces seuls mots : Viens me chercher à la gare. Et il sera là certainement. Alors je lui perlerai et je n'ai nullement peur pour le résultat, car devant moi il n'ose pas avoir la même attitude qu'avec les autres, parce qu'il y a bien des choses que je connais sur son compte et j'ose le lui dire. Quand je lui aurai parlé, je le déposerai (sic) dans quelque café et viendrai te chercher pour le voir également.

N'aie pas peur que je sois trop colère, je saurai me retenir, va ! Car je sais ce qui est en jeu.

Mon John chéri, quels embêtements et rien que pour un pleutre pareil !...

Il se peut que je joue cette petite farce samedi...

 

Dans de pareilles phrases il y a fort peu de respect filial, et tout prouve qu'entre le père et la fille il y avait un secret qui rendait le premier prisonnier de la seconde. De vive voix, elle avait mis son fiancé au courant de tout et le gendre a toujours considéré son beau-père comme un gredin.

Le capitaine Mac Leod fit donc la connaissance du père Zelle. Celui-ci, homme perdu de réputation, était très flatté d'avoir comme gendre un beau capitaine de l'armée coloniale, qui, par-dessus le marché, était fils de baronne et descendant d'une des plus illustres familles britanniques.

Mais dans sa vanité d'homme sans culture, il exigea que l'officier lui fit une visite avec sa future, en grande tenue, et dans une voiture attelée de deux chevaux. Sinon, il ne donnerait pas son consentement au mariage.

Le capitaine accepta cette condition insolite, mais déclara que sa visite ne durerait qu'un quart d'heure.

Et un jour, peu de temps avant le mariage, un bel équipage amenait les fiancés devant le sous-sol, Lange Leidsche Dwarsstraat, — quartier assez pauvre, — où habitait le père

Le quart d'heure convenu Passé dans ce milieu peu intéressant, les visiteurs voulurent partir, mais M. Zelle les retint un moment de plus pour leur dire : Je donnerai mon consentement, mais je veux assister à la noce et je désire qu'on vienne me prendre en voiture.

Le capitaine accepta, mais après cette visite il se rendit compte qu'il allait faire une mésalliance. Sa sœur, sur qui la fiancée avait fait une impression médiocre, et ses amis déconseillaient le mariage, mais le fiancé, sans se douter que le jour de son mariage il allait commencer l'ascension de son calvaire, décida de passer outre. En galant homme, il ne voulait pas abandonner la jeune fille qui, en se donnant, avait eu confiance en lui et qu'il aimait.

 

 

 



[1] Comme il faut, en français dans le texte.

[2] Musée de l'État.

[3] Lettre à Mac Leod du 25 mare 1895.

[4] Bien que son nom officiel fût Rudolf, sa famille et ses intimes l'appelaient toujours John, du nom de son père.

[5] Anglicisme : my own darling.

[6] Il y a tant de choses qu'on ne traduit pas en paroles, qui pénètrent si profondément dans le cœur.

[7] Monsieur Triste s'écria dans une colère violente :

Il n'y a pas de roses sans épines.

Madame Joyeuse dit : Quel sort enviable

Il n'y a pas d'épines sans roses.

[8] La seconde femme.