Les antiquaires ont longtemps cru à un portrait authentique du grand Annibal[1] ; mais les critiques de Pellerin et d'Eckhel ont à jamais détruit leurs illusions à cet égard. Un portrait d'Annibal ! les médailles collectionnées à l'appui de ce dire portent (la chose est aujourd'hui démontrée) l'effigie d'un guerrier quelconque. En vain chercherait-on à reconnaître l'image de l'illustre capitaine sur quelques monnaies frappées en Asie Mineure ; toutes celles que l'on possède sont d'une époque antérieure au temps de la deuxième guerre punique. Quelques pierres fines antiques représentent aussi un guerrier coiffe du casque et couvert d'un bouclier que décorent des têtes de cheval et de dauphin[2]. La physionomie a quelque chose d'étrange et de terrible, et quelques esprits éminents se sont plu à y reconnaître les traits du fils d'Amilcar, par la raison que l'une de ces pierres porte quelques traces de son nom[3]. Mais cette raison est loin d'être péremptoire. Bien des Carthaginois ont porté le nom de Hanna Baal[4], et, d'ailleurs, toutes les pierres de ce modèle ne sont pas antiques ; les graveurs du XVIe siècle nous ont laissé beaucoup d'imitations que l'archéologie ne saurait consulter. En 1805, on a trouvé, en Calabre, une cornaline d'un type analogue. La tête qui s'y trouve gravée est d'un bon style et d'une physionomie imposante ; quant au casque, il affecte la forme la plus étrange. Cette pierre appartenait au cabinet de l'impératrice Joséphine, et, bien qu'elle ne porte aucune inscription, bien qu'elle ne soit ornée d'aucun symbole punique, Visconti n'a pas hésité à la publier comme un vrai portrait d'Annibal[5]. Une tête de bronze, provenant des fouilles d'Herculanum, passait également, aux yeux de Visconti, pour une image fidèle du grand Carthaginois. Cette tête est d'un travail exquis[6] ; mais, bien qu'elle offre quelque ressemblance avec celle de la cornaline précitée ; bien qu'elle soit sommée d'une de ces chevelures africaines qui rappellent les coiffures postiches, il est difficile d'admettre que ce soient là les traits d'Annibal, pour ce seul motif que l'un des yeux parait un peu plus petit que l'autre. Il convient enfin de mentionner une tête de marbre, assez semblable à la tête de bronze d'Herculanum, et que, pour des raisons qu'il n'a pas fait connaître, Winckelmann regardait comme celle du fils d'Amilcar[7]. De ce qui précède on doit conclure que nous ne possédons d'Annibal aucun portrait réellement authentique[8]. Il est certain que le grand capitaine eut des statues : Pline fait expressément mention de ces œuvres d'art[9] ; mais où sont-elles, et quand les retrouvera-t-on ? En conséquence, il convient de laisser dans le monde de la fantaisie le médaillon édité par M. Firmin Didot[10], et ce buste, d'ailleurs magnifique, qu'on admire ajuste titre dans la salle des Marronniers du palais de Versailles[11], buste qui, sans doute, fit partie de la collection jadis commandée aux fabriques italiennes pour la décoration des résidences royales de France. L'envoi en fut fait vraisemblablement vers la fin du règne de Louis XIII ou dès les premières années du règne de Louis XIV. Dès lors, les antiques devaient demeurer en faveur. Fidèle au goût de ses pères, Louis XV, qui habitait alors les Tuileries, voulut aussi avoir son Annibal. La statue fut bientôt exécutée, et placée dans le jardin du palais, où elle est encore aujourd'hui. Si l'on entre dans le jardin par la grille de la place de Annibal est debout et tête nue ; de la main droite, il tient la hampe d'une enseigne romaine renversée ; il plonge les doigts de la main gauche dans le boisseau d'anneaux des chevaliers romains ; il foule aux pieds les dépouilles des vaincus : des armes, des anneaux d'or, des boucliers, des aigles aux initiales S. P. Q. R. La pose est d'une noblesse extrême, et l'on en peut dire autant du visage. Quant au costume, c'est à peu près celui que nous avons restitué d'après les textes (l. III, c. I), et sans connaître alors l'original de Slodtz. La seule différence essentielle consiste en l'addition d'une ceinture négligemment nouée autour des reins. Mais, si noble et si magistrale qu'elle soit, cette statue d'Annibal n'est qu'une œuvre d'imagination. Un des accessoires du sujet est d'ailleurs de nature à soulever des critiques fort sensées : nous entendons parler du boisseau d'anneaux des chevaliers. Lorsque nous esquisserons le tableau du champ de bataille de Cannes au lendemain de celte fameuse journée, nous démontrerons péremptoirement que la tradition des trois boisseaux d'anneaux d'or doit être définitivement reléguée dans le domaine de la fable[12]. Il faut également considérer comme œuvres de pure fantaisie le grand tableau du Louvre représentant Annibal après sa victoire de Cannes[13], et le magnifique dessin de Girodet[14]. Non plus que les sculpteurs, les peintres ne disposent d'aucune espèce de données qui puissent leur permettre de faire une étude vraie de la tête d'Annibal[15], et, jusqu'à ce qu'une heureuse découverte leur apporte des documents sérieux, il leur sied d'imiter la prudente réserve de David[16]. Quant aux inscriptions authentiques mentionnant le nom d'Annibal, nous n'avons rencontré que la suivante, dans les Inscriptiones Latinæ antiquissimæ de Mommsen, Elogia, XXIX, Berlin, 1863[17] : Q • F • MAXIMVS DICTATOR • BIS • COS • V • CEN SOR • INTERREX • II • AED • CVR Q • II • TR • MIL • II • PONTIFEX • AVGVR PRIMO • CONSVLATV • LIGVRES • SVBE GIT • EX • IIS • TRIVMPHAVIT • TERTIO • ET QVARTO • HANNIBALEM • COMPLVRI BVS • VICTORIS • FEROCEM • SVBSEQVEN DO • COERCVIT • DICTATOR • MAGISTRO EQVITVM • MINVCIO • QVOIVS • POPV LVS • IMPERIVM • CVM • DICTATORIS IMPERIO • AEQVAVERAT • ET • EXERCITVI PROFLIGATO • SVBVENIT • ET • EO • NOMI NE • AB • EXERCITV • MINVCIANO • PA TER • APPELLATVS • EST • CONSVL • QVIN TVM • TARENTVM • CEPIT • TRIVMPHA VIT • DVX • AETATIS • SVAE • CAVTISSI MVS • ET • RE • MILITARIS • PERITISSIMVS HABITVS • EST • PRINCEPS • IN • SENATVM DVOBVS • LVSTRIS • LECTVS • EST |
[1] Voyez Faber, Imagines ex biblioth. Fulvii Ursini, n° 63 ; — Haym, Tesoro Britannica, t. I, p. 143.
[2] Voyez quatre de ces pierres dans le Museum Florentinum, t. I, planche XXX, n° 4, 5, 6 ; et t. II, planche XII, n° 2. — On en remarquera une autre dans le Cabinet d'Orléans, t. II, planche III.
[3] Voyez Gori, Inscrip. per Etrur., t. I, planche IV, n° 4.
[4] Nous avons (l. III, c. I) exposé les significations diverses attribuées à ce nom propre ; celle de Grâce de Baal doit décidément prévaloir.
[5] Visconti, Iconographie grecque, t. III, planche LV, n° 8.
[6] Visconti, Iconographie grecque, t. III, planche LV, n° 6 et 7.
[7] Cette tête de Winckelmann a été publiée dans le Raccolta d'antiche sculture restaurate, de Bartolommeo Cavaceppi, t. II, planche XXV.
[8]
Tel est l'avis de M. Chabouillet, conservateur sous-directeur au Cabinet des
antiques de
[9] Pline, Hist. nat., XXXIV, XV.
[10] Univers pittoresque, Afrique ancienne.
[11] Cette salle, dite aussi des Antiques, ou des Empereurs, est une vaste charmille voisine du Jardin du Roi. (Voyez la planche XCIV du Tableau descriptif de Versailles, de Vaysse de Villiers, 1827.)
[12] Pour qu'on puisse admettre les faits que rapportent Pline, Florus et Tite-Live, il faudrait, dit M. Emile Belot (Histoire des chevaliers romains, Paris, 1866), que les Carthaginois eussent tué les 2.400 chevaliers romains des huit légions qui combattaient à Cannes, et que tous eussent porté l'anneau d'or. Mais Tite-Live nous dit que cet insigne n'appartenait qu'aux plus illustres des chevaliers, et qu'un grand nombre d'entre eux échappèrent aux Carthaginois. — L'anecdote qui nous présente les Carthaginois mesurant au décalitre les anneaux des chevaliers romains a donc toute l'apparence d'une mise en scène imaginée à plaisir. Tite-Live a paru en tirer un argument dans le discours qu'il prête à Magon, mais on n'en peut tirer aucune conséquence pour l'histoire réelle.
[13] Cette toile, de l'Ecole française, XVIIIe siècle, représente Annibal emportant les anneaux des chevaliers romains.
[14] .... Dessin admirable de M. Girodet, où il représente les Romains s'avançant, la pique en arrêt, sur Annibal, qui vient de succomber au poison. (M. Firmin Didot, tragédie d'Annibal, Notes, p. 94.)
[15] Tel est l'avis de M. Daudet, conservateur adjoint au Cabinet des peintures, des dessins et de la chalcographie (musée du Louvre).
[16] J. L. David a représenté Napoléon Bonaparte, Premier Consul, franchissant, à cheval, le mont Saint-Bernard ; sur les rochers qui bordent la route sont inscrits les noms d'Annibal et de Charlemagne. Le musée de Versailles possède l'original, ainsi qu'une copie par Verdier (1852).
[17] Nous avons fidèlement reproduit Mommsen, et M. Léon Renier, qui fait autorité en pareille matière, a bien voulu nous confirmer l'exactitude du texte de l'inscription.