HISTOIRE D'ANNIBAL

 

APPENDICES.

APPENDICE D. — ANTIQUITÉS PUNIQUES.

 

 

I. — Monuments épigraphiques.

L'étude des monuments épigraphiques des peuples dont on écrit l'histoire n'est pas moins intéressante que celle de ses monnaies. Or bon nombre d'inscriptions puniques sont venues jusqu'à nous. Le Musée Britannique en possède une riche collection, et quelques villes de notre province de Constantine disposent de documents précieux. A Paris, on ne visitera pas sans intérêt le musée algérien du Louvre, le Cabinet des antiques de la Bibliothèque impériale et celui de l'Académie des inscriptions[1].

La plupart de ces documents ont été ou seront publiés, et trouveront nécessairement place dans le Corpus Inscriptionum Semiticarum, qu'élabore en ce moment une commission de l'Institut. En attendant la publication de ce grand ouvrage, on puisera des données certaines dans divers recueils d'une valeur incontestable. Citons les Monumenta Phœnicia de Gesenius[2], les Inscriptions de M. Nathan Davis[3], et le Catalogue raisonné du docteur Paul Schröder[4]. Le Journal asiatique a aussi donné, en 1869, deux études fort intéressantes de MM. Rodet et de Longpérier, touchant une trentaine d'inscriptions appartenant au fils du khasnadar de Tunis, lesquelles ont été fort remarquées à l'Exposition universelle de 1867. Mentionnons enfin l'étude de M. A. Lévy, de Breslau, ayant pour titre Phönizische Studien[5].

En résumé, l'épigraphie punique peut facilement chiffrer ses trésors, car elle ne se compose guère que de deux cents inscriptions, toutes votives ou funéraires. Celle de Marseille (1846), qui fait exception, donne le tarif des rétributions dues aux prêtres du temple de la Majore pour les vacations diverses de leur ministère. Ajoutons qu'une des pierres du Musée Britannique, celle qui porte le numéro 9o de l'Atlas de M. Davis, nous offre un tarif identique.

Les inscriptions votives ne font guère connaître que des noms de divinités et des noms propres, mais l'ensemble n'en constitue pas moins une source de documents précieux. On peut, par une étude comparée, se faire une idée rationnelle des symboles religieux de Carthage, et reconstituer, pour ainsi dire, le panthéon punique. Les épigraphes funéraires, d'un style toujours simple et concis, nous apprennent exactement les noms que portaient les compatriotes du grand Annibal, et ces renseignements succincts ont permis à quelques esprits sagaces de dresser des filiations de famille. On a pu, dans cet ordre d'idées, cantonner l'onomastique et dresser des généalogies ; on a suivi la trace de huit générations issues d'une même souche.

Ces renseignements, si intéressants qu'ils soient, ne sauraient, malheureusement, suffire à qui se propose de retracer, sons toutes ses faces, la physionomie vraie des hommes et des choses de Carthage. Les inscriptions trouvées à Malte et en Sicile paraissaient beaucoup plus instructives, et il est regrettable qu'elles aient été dispersées avant d'avoir été soumises à la critique du monde savant. On ne sait, par exemple, ce qu'est devenue l'inscription d'Eryx, dont Torremuzza n'a laissé qu'une représentation peu satisfaisante.

La science a le devoir de réparer ces pertes. Qu'elle fouille méthodiquement le sol de la Régence, cet immense musée punique encore inexploré, et, sous la poussière des ruines, elle peut rencontrer de riches filons.

 

II. — Architecture.

Dès les premières pages de ce volume, nous avons esquissé les traits les plus saillants des constructions carthaginoises. Grâce aux recherches de M. Daux[6], nous pouvons maintenant compléter cet exposé sommaire et indiquer avec plus de précision le caractère original d'une architecture oubliée.

Le génie phénicien nous a laissé des témoignages non équivoques de sa grandeur. Les ruines de ses œuvres cyclopéennes sont singulièrement imposantes, et, quand des fouilles intelligentes amènent la découverte d'un nouvel édifice, il semble que l'on voie sortir de terre les étranges débris d'un ossuaire paléontologique. L'ampleur des proportions n'est cependant point le seul cachet de l'art carthaginois ; cet art se distingue par un emploi constant et monotone de procédés qui lui sont absolument propres. Il manifeste, en effet, une prédilection marquée pour la ligne courbe et les formes arrondies ; il évite les angles aigus, et n'admet, à l'intérieur de ses édifices, que des salles circulaires ou semi-circulaires[7]. Tel est le principe invariable qui préside à ses tracés. En élévation, il répète à satiété les voûtes hémisphériques et à plein cintre, les culs-de-four, les tours rondes. Là où ne peuvent prendre place le cylindre et la sphère, il arrondit les saillants et raccorde par des surfaces courbes, toujours gracieuses, les plans dont l'intersection choquerait son goût[8].

Ce qui caractérise encore mieux l'architecture punique, c'est le mode d'exécution de ses édifices : les gros murs, les refends, les voûtes et leurs pieds-droits, tout est uniformément en blocage. Les constructeurs noyaient leurs pierres dans un bain de mortier à sable très-lin, et obtenaient par le pilonnage un massif nourri, homogène et d'une densité comparable à celle des conglomérats. Les blocages puniques que l'on exhume aujourd'hui sont, à la cassure, d'une excessive dureté ; le mortier y a pris la ténacité de la pierre, et les deux éléments présentent une même teinte grise.

Pour obtenir ces résultats si remarquables, les ingénieurs de Carthage opéraient avec un soin extrême la cuisson de leur chaux ; ils la tiraient du calcaire même dont ils faisaient la pierraille, et n'employaient que des sables de choix, tamisés très-fin.

L'emploi du blocage n'est pas exclusif de tout autre procédé dans les vieilles constructions phéniciennes ; on y rencontre aussi des parements en pierres de taille, disposées par assises souvent irrégulières. Carthage semble introduire la pierre dans les murs de ses édifices, du jour où ses relations avec la Grèce lui révèlent clairement le parti qu'on en peut tirer. Elle persiste toutefois à demander à la symétrie et aux apparences de solidité les motifs principaux de son système de décoration. Très-sobres d'ornements, ses constructeurs connaissaient à peine la moulure : à l'extérieur, ils ne profilaient guère que des boudins épais et mous ; à l'intérieur, ils se contentaient de crépis. Cette règle ne souffrait d'exception que dans les temples : là, les murs étaient toujours stuqués, peints en ocre[9], ou revêtus de marbre ; et le symbole du nombre trois y régissait invariablement l'ordonnance des colonnes monolithes, extraites des plus riches carrières[10].

Nous ne saurions mieux clore cet aperçu qu'en empruntant à M. Daux la liste des localités auxquelles les Carthaginois demandaient leurs matériaux de construction[11]. 1e On trouve près de Carthage un calcaire à grain fin, rappelant par sa contexture la pierre lithographique, mais se délitant rapidement à l'air. 2e Les blocages se faisaient avec une pierraille provenant d'un tuf calcaire dont le banc, d'une puissance variant de 0m,40 à 1m,50, couvre les côtes nord et est du Zeugis et du Bysacium ; le grain en est brun, fin et serré. Pour préserver des érosions atmosphériques les parements construits avec ce tuf, on avait soin de les enduire d'un bitume faisant office de peinture à l'huile ; le tout était ensuite recouvert d'une couche de badigeon à la chaux. 3e Les Carthaginois ont importé en Afrique une énorme quantité de pierres de Malte. Cette roche, qui n'a point sa similaire dans la Régence, a partout servi de table aux monuments épigraphiques. 4e Sur la côte est du Bysacium, près de l'ancienne Zella, et non loin de la ville actuelle de Mehedia, se trouve un excellent calcaire coquillier, qui ne se délite pas à l'air et qui, au contraire, durcit avec le temps ; les constructeurs de Carthage en ont fait usage en maintes circonstances. 5e Ils ont aussi ouvert, au cap Bon, ces carrières dont parle Diodore, et qui étaient situées non loin du point où Agathocle opéra son débarquement. 6e Non loin de Carthage elle-même, on rencontre un calcaire métamorphique, sorte de marbre à gros grain, d'apparence graniteuse. La teinte en est rosée, et tout porte à croire qu'il a dû être employé pour la décoration de quelques édifices[12]. 7e Enfin, çà et là dans la Régence, apparaissent des gisements de marbres, qu'on exploitait par la méthode dite des emboîtures, procédé lent et incommode, mais qui ne pouvait attiédir la fiévreuse activité des habitants de la ville d'Elissa[13].

 

III. — Fortifications.

Nous avons dit (l. I, c. III) que la Byrsa fut certainement fortifiée dès le moment de sa fondation, et que ces défenses primitives furent vraisemblablement démolies dans le cours du VI' siècle avant notre ère, pour faire place à la triple enceinte dont Appien nous a laissé une description magnifique[14]. Plus loin (l. II, c. IV), nous avons esquissé cette fortification du VIe siècle, en nous attachant aux données des textes et nous autorisant des découvertes de M. Beulé. Mais la science agrandit chaque jour son domaine, et nous pouvons déjà donner quelques louches nouvelles à ce tableau nécessairement imparfait. Nous résumerons donc rapidement les résultats acquis par M. Daux lors de ses recherches dans le sous-sol de la Régence.

Suivant cet habile explorateur, la triple enceinte dont parle Appien ne constituait pas, à Carthage, un mode de défense exceptionnel. L'organisation des trois enveloppes ne résultait, au contraire, que de l'application régulière de principes généralement admis. Il y avait, en d'autres termes, un système de fortification punique dont on retrouve partout les vestiges uniformes, à Adrumète, à Thapsus, à Thysdrus, et dont on peut décrire comme il suit le profil et le tracé.

Les trois lignes d'obstacles, concentriques par rapport au centre de ligure de la place, portaient des dénominations distinctes : c'étaient les ύψηλά τείχη, l'έπιτείχισμα βραχύ et le ταφρος καί χάραξ, que nous assimilerons respectivement à l’enceinte, aux ouvrages extérieurs et aux chemins couverts de notre fortification moderne.

Les ύψηλά τείχη, ou grands murs d'escarpe, avaient, nous l'avons vu (l. II, c. IV), environ 15 mètres de hauteur et 10 mètres d'épaisseur à la base[15]. Nous avons aussi donné, d'après M. Beulé, la description des voûtes en décharge opposées au mur de parement. Ces voûtes, que nous avons appelées casemates, n'étaient point, suivant M. Daux, destinées au casernement des défenseurs. Cet ingénieur estime que les salles en fer à cheval reconnues à Byrsa par M. Beulé ne sont point des chambres, mais des citernes. Un cours de citernes semblables est ainsi disposé, dit-il, sous les fondations des ύψηλά τείχη ; de toutes les places carthaginoises. On en constate la présence à Adrumète, à Utique, à Thapsus, à Thysdrus, et cette organisation invariable de la base des murs est un des cachets de l'escarpe punique. Au-dessus des fondations ainsi évidées par une série continue de réservoirs d'eau[16], et jusqu'à la hauteur commandée par les dimensions des engins démolisseurs, s'élevait une maçonnerie, complètement massive, d'une épaisseur égale à celle des citernes et du corridor sous-jacents[17]. Ce massif servait, à son tour, de base à deux étages de voûtes appropriées au logement des troupes et formant la masse d'appui creuse d'un mur de parement de a mètres environ d'épaisseur, percé de créneaux. Ces casemates, enfin, étaient couronnées de terrasses, ainsi que nous l'avons exposé (l. II, c. IV).

En résumé, le profil de M. Daux ne contredit point celui de M. Beulé, mais tend à le faire passer pour incomplet ; et le complément indispensable, suivant M. Daux, est la substruction massive du pied de l'escarpe, avec un cours de citernes dans le cube des fondations. Nous ne savons si M. Beulé a répondu aux objections qui lui sont faites, et déclarons, quant à nous, ne pouvoir prendre parti avant d'avoir vu les lieux.

L'intervalle compris entre les ύψηλά τείχη et l'έπιτείχισμα βραχύ était rempli par un fossé de 10 à ta mètres de largeur, puis par un glacis à pente douce. Le parement extérieur de l'έπιτείχισμα se trouvait à 30 ou 40 mètres en avant du même parement des ύψηλά ; mais cette ligne d'ouvrages que nous nommons, par analogie, extérieurs n'avait point, bien entendu, l'importance des ouvrages de la première enceinte. C'était un simple épaulement en terre, avec deux murs de soutènement, assez semblable à celui d'une de nos batteries de côtes de môle. La hauteur d'escarpe était de 4 à 5 mètres, et l'épaisseur totale de 10m,40, à Carthage[18], non compris un corridor intérieur ou chemin de ronde à ciel ouvert[19]. Établi, comme la première enceinte, sur un cours de citernes[20], l'έπιτείχισμα était plein sur toute sa hauteur, et la plongée seule en était utilisée à destination de terre-plein pour les défenseurs. Ceux-ci étaient protégés par un petit mur à bahut, crénelé.

A 30 ou 40 mètres en avant du parement de l'escarpe de l'έπιτείχισμα, se dessinait le ταφρος καί χάραξ, simple parapet de terre, palissadé et précédé d'un fossé. Cet intervalle de 30 à 40 mètres était occupé par le fossé et le glacis de l'έπιτείχισμα.

Tel est, dans son ensemble, le profil du système punique[21], restitué par M. Daux, de sorte que, en ce qui concerne Carthage, nous aurions, avec quelques auteurs, eu le tort d'exposer (l. II, c. IV) que les trois enceintes de la place étaient de profil uniforme.

La description du tracé (l. II, c. IV) devrait subir aussi quelques modifications. Les fortifications de Carthage n'auraient eu que 27 kilomètres de développement ; le périmètre de Byrsa n'aurait mesuré que 1.550 mètres ; la chemise organisée le long du rivage aurait été garnie de tours, dont les bases se voient encore sous l'eau. Du côté de l'isthme, vers la campagne, la ligne fortifiée aurait eu 6.600 mètres d'étendue ; l'acropole de Byrsa, indépendante de la grande enceinte, n'aurait présenté, dans cette région, qu'un développement de 370 mètres.

Nous enregistrons volontiers ces données nouvelles, dont nous ne saurions faire une critique satisfaisante. Le plan de Carthage que M. Daux a bien voulu nous communiquer est surtout précieux en ce qu'il permet de combattre avec précision une opinion déjà fort accréditée. Suivant quelques auteurs, en effet, la fortification antique ne se préoccupait que du soin d'assurer à l'escarpe la plus grande hauteur possible, et résolvait son problème sans tenir compte des avantages qu'on tire aujourd'hui du flanquement. Eh bien ! qu'on jette les yeux sur le plan des fortifications de Carthage, restitué par l'auteur des Recherches sur les emporta ; qu'on examine attentivement la partie orientale de l'enceinte ; et l'on reconnaîtra sans peine un tracé à crémaillères ; et l'on sera frappé d'étonnement en voyant, à l'angle nord-ouest de la vieille chemise phénicienne, un front bastionné complet, semblable à ceux que nous construisons aujourd'hui ; et l'on en devra conclure qu'il convient d'être sobre de discours quand on prône l'éclat des inventions modernes.

 

IV. — Topographie.

Nous avons abordé à plusieurs reprises, dans le cours du présent volume (I. I, c. III et IV, et l. II, c. II), l'examen des lieux témoins des premières scènes de notre Histoire. Nous avons exposé sommairement la situation topographique de la Régence et celle des ruines de Carthage. Il convient, en conséquence, de placer ici une courte notice bibliographique touchant ces questions si pleines d'intérêt.

Le lecteur qui voudra s'attacher, à son tour, aux études qui nous ont séduit trouvera des documents précieux dans le grand ouvrage de Shaw ; il devra lire ensuite la Tunisie, de Frank (Univers pittoresque, Firmin Didot, 1850). La meilleure description de la Régence de Tunis est, sans contredit, celle de M. Pélissier de Renaud, mais on ne consultera pas non plus sans profit les Annales tunisiennes, de M. Rousseau. On possède quelques cartes du pays, parmi lesquelles nous citerons le Plan des environs de Tunis et du mouillage de la Goulette, levé, en 1849, par M. Bouchet-Rivière (Dépôt de la marine, n° 1241), et la Carte de la Tunisie au 1/100.000e de MM. Pricot de Sainte-Marie et Falbe (Dépôt de la guerre, 1857). La valeur de celle-ci est vivement contestée par M. Daux, qui, reprenant ab ovo un problème qu'il trouvait assez mal résolu, s'est mis à battre en tous sens le sol du Zeugis et du Bysacium, l'a soigneusement reconnu et triangulé, et en a dressé, à l'échelle de 1/100.000e, une représentation exacte, sur laquelle on pourra facilement suivre tous les épisodes de la campagne de Jules César en Afrique[22]. Pour nous, nous y avons trouvé un excellent tracé du cours de l'ancienne Medjerda, et nous ne manquerons point de consulter de nouveau ce document quand nous conduirons à Zama les derniers compagnons d'Annibal. Dès à présent, et cette carte à la main, nous remarquerons que, au nombre des villes libres constituées en confédération, il convient d'inscrire Adrumète (alias Hadrumète), qui, tout comme Utique et la grande Leptis, était d'origine phénicienne directe. C'était, après Carthage, la ville d'Afrique la plus considérable. Il faut de même ajouter à la liste des ports militaires de la République le nom à Hippo-Diarrhyte et celui de la rade de Missua. Ces deux observations seront le complément des nomenclatures que nous avons données dans le cours de ce volume (l. II, c. II et c. V).

En ce qui concerne la topographie de la ville de Carthage elle-même, nous avons donné (l. I, c. III) les noms des auteurs qui ont tenté de la restituer ; nous avons mentionné les études de Falbe (1833) et de l'architecte Dedreux (1839). On trouvera dans l'Atlas du premier volume des Petits Géographes grecs, de M. Charles Müller, et sous le numéro XXIII, un plan qui résume assez heureusement les travaux de Falbe ; et dans les Άνέκδοτα de Procope (Paris, Firmin Didot, 1856) une petite carte de M. Isambert, qui parait n'être qu'une réduction de celle des Petits Géographes[23].

Mais le document le plus précieux de tous est celui que prépare M. Daux, et dont il a bien voulu nous donner communication. Ce plan doit être annexé au deuxième volume, actuellement sous presse, des Recherches sur les emporia.

Nous allons extraire du premier volume de cet ouvrage quelques données destinées à compléter et à rectifier nos descriptions de Carthage au temps d'Annibal (l. II, c. V).

Le quartier de la Byrsa et le quartier des Ports présentaient ensemble une superficie de 5o/i hectares ; Megara, de 2171 : la ville entière couvrait donc 2675 hectares ou 26.752.000 mètres de terrain[24]. Quant à la population, M. Daux, révoquant en doute l'exactitude du chiffre de Strabon, ne l'évalue qu'à 300.000 âmes. Les rues de Carthage étaient étroites et sinueuses ; aucun principe d'alignement n'en gouvernait le tracé, et ces voies de communication n'avaient guère que 2m,40 de largeur. Sous le dallage dont elles étaient revêtues, M. Gouvet a retrouvé des égouts d'une section de 60 centimètres sur 50, en tout semblables à ceux d'Utique.

On sait que les Carthaginois, appelés à vivre sous un climat de feu, se préoccupaient, en tous lieux, du régime des eaux potables. Ils ont couvert de réservoirs le sol de la Régence[25], et les citernes de leurs villes témoignent de la grandeur des conceptions d'un peuple au génie éminemment pratique. Ces vastes édifices semblent avoir été modelés sur un type unique, et se composent d'une ou deux séries de longs bassins juxtaposés, dont les pieds-droits et les voûtes à plein cintre sont formés d'un épais blocage. Cette disposition avait pour effet de diviser la masse des eaux, et surtout celle des vases et des détritus, de sorte qu'il était possible de procéder par parties au curage des bassins, sans jamais interrompre le service. L'assiette des citernes de Carthage était un grand parallélogramme, découpé, comme partout, en une série de bandes parallèles servant de radiers aux bassins voûtés. Au-dessus de ces voûtes à plein cintre régnaient d'autres voûtes, ou galeries couvertes, lesquelles maintenaient les eaux dans un bon étal de fraîcheur et donnaient de l'ombre aux gens qui y venaient puiser. Six filtres circulaires, recouverts de coupoles, fonctionnaient sur la ligne médiane et aux quatre angles de cet immense réservoir. Des robinets distributeurs en pierre, de 12 à 20 centimètres de diamètre, permettaient de pourvoir aux besoins des différents quartiers de la ville, conformément aux arrêtés de la pentarchie compétente.

La plupart de ces détails se retrouvent aux petites citernes de Carthage, et l'on ne saurait en méconnaître les amorces aux grandes citernes de Malqâ.

Parmi tous les monuments de la ville d'Annibal, nous avons spécialement étudié les deux ports (voyez l. I, c. III et l. II, c. V), et résumé, aussi nettement que possible, les belles descriptions de M. Beulé. Mais toutes les données que nous avons admises, sur la foi du savant et consciencieux archéologue, n'exprimeraient-elles point aujourd'hui le dernier mot de la science ? Cette question, si discutée, des bassins de Carthage ne serait-elle pas encore définitivement jugée ? Toujours est-il que M. Daux, le dernier explorateur de la grande ville, est loin de souscrire aux conclusions de l'auteur des Fouilles de 1860. Il ne nous appartient point de taxer d'erreur le dire de M. Beulé, mais noire devoir est de mentionner celui de son contradicteur.

Or M. Daux expose : 1° que le Cothon n'était point circulaire[26] ; 2° que les axes des deux ports ne se trouvaient pas en prolongement ; 3° que les cales du Cothon étaient sèches ; qu'il existait des quais en avant de la façade de ces cales.

Cette nouvelle théorie des ports invoque aussi l'autorité des textes et s'appuie constamment sur les résultats acquis par le moyen de fouilles faites à Carthage et dans les divers emporiæ de la République. Nous ne sachions pas que M. Beulé ait encore répondu aux objections qui lui sont faites, et, cela étant, nous ne saurions entrer dans le vif de la discussion. Ici encore, nous serions fort embarrassé d'avoir à prendre parti, et nous devons nous borner à dire avec le poète :

Ambigui certant, et adhuc sub judice lis est.

En résumé, la science, ne saurait encore restituer l'état des lieux où s'armaient, sous pavillon carthaginois[27], ces navires cataphractes[28], et ces géants des mers, dont le service de propulsion n'exigeait pas moins de quatre cents rameurs[29].

 

 

 



[1] Parmi les collections particulières, la plus curieuse est, sans contredit, celle de M. Daux.

[2] Plus exactement, le livre de Gesenius a pour titre : Scripturæ linguæque Phœnicia monumenta, 1837.

[3] Inscriptions in the phœnician character, 1863. — Cet Atlas renferme une centaine d'inscriptions rapportées de Carthage par le pasteur Davis, et publiées par M. Vaux, conservateur du Musée Britannique.

[4] Die phönizische Sprache, Entwurf einer Grammatik nebst Sprach- und Schriftproben, Halle, 1869.

[5] Nous devons ces renseignements divers à l'extrême obligeance de M. Ernest Renan.

[6] M. Daux va très-prochainement publier ses travaux sous ce titre : Recherches sur les emporiæ phéniciens du Zeugis et du Bysacium.

[7] Quelques salles affectent aussi la forme rectangulaire, mais la figure du cercle n'est point pour cela exclue du dessin. Les grands côtés rectilignes se raccordent, des deux parts, à des demi-circonférences.

[8] M. Daux (Recherches, etc.) cite le palais amiral d'Utique comme le spécimen le plus curieux de la manière architectonique de Carthage.

[9] Cette couleur, spécialement employée dans les temples, avait une signification symbolique.

[10] Pline, Hist. nat., XXXVII, XIX.

[11] Les Phéniciens passent pour avoir eu, les premiers, l'idée d'ouvrir des carrières. (Pline, Hist. nat., VII, LVII.)

[12] Les artistes carthaginois faisaient aussi sans doute usage du verre, comme les Phéniciens, leurs ancêtres. Connaissaient-ils aussi la mosaïque ? On ne saurait le dire. Les ouvrages de ce genre que les voyageurs rapportent de Carthage sont vraisemblablement d'origine romaine. Voyez, par exemple, la mosaïque donnée par Jomard à la bibliothèque de Versailles, et représentant une tête de dieu marin, un groupe de poissons et un poulpe.

[13] Les ruines de Carthage sont riches de débris de toute espèce, et, dès qu'on en remue la poussière, on voit apparaître au jour mille vestiges d'une antique et brillante industrie. Il serait certainement impossible de donner une nomenclature exacte des objets d'art ainsi trouvés ; ce sont principalement des fragments céramiques, des morceaux de verre, des bois carbonisés, des clous de 1er tordus, des tronçons d'armes et d'instruments divers. Mentionnons enfin une momie de petite taille que possède aujourd'hui le musée Doûmet de Cette (Hérault). Le fait de cette découverte étrange ne saurait modifier en rien ce que nous savons des nécropoles puniques. Le sujet que le hasard a fait rencontrer à Carthage était égyptien sans doute ; pour les vrais Carthaginois, ils ne momifiaient ni n'incinéraient leurs morts, mais les confiaient au sarcophage. — Voyez, au Louvre, le magnifique sarcophage d'Esmunazar, roi de Sidon, trouvé à Saida, par M. Pérétié, et donné par le duc de Luynes au musée Assyrien.

[14] Ces faits sont exacts, mais il convient d'observer que Byrsa n'est probablement pas le premier noyau de Carthage. Les agrandissements de la ville se rapportent, suivant M. Daux, à quatre périodes distinctes. Le premier âge, dont on ne saurait nettement poser les limites, voit naître l'emporium phénicien, comprenant uniquement la zone de terrain qui fut, plus tard, dite le quartier des Ports. Au deuxième âge (IXe siècle av. J. C), apparaît la ville d'Elissa ; le quartier des Ports s'annexe alors le mamelon de Byrsa. Le troisième âge, difficile à déterminer, correspond à la création d'une enceinte enveloppante de celle d'Elissa. Au quatrième âge enfin (VIe av. J. C), s'élève cette triple ligne fortifiée qu'Appien a si pompeusement décrite.

[15] Selon M. Daux, les dimensions du profil des escarpes de Carthage étaient extraordinaires. Ainsi, au lieu d'une épaisseur d'environ 10 mètres à la base, les murs d'Adrumète, de Thapsus, de Leptis, de Thysdrus n'avaient que de 6m,20 à 6m,60 ; et les autres éléments de l'œuvre étaient réduits à proportion. A ce sujet, il se révèle une loi curieuse : les ingénieurs carthaginois paraissent avoir eu pour principe de construire des murs d'enceinte d'une hauteur toujours égale à une fois et demie l'épaisseur à la base.

[16] Les garnisons logées dans l'épaisseur des murs avaient ainsi l'eau sous leurs pieds ; des entrepreneurs leur apportaient les vivres, l'habillement, l'équipement (Diodore, XX) ; l'arsenal leur délivrait les armes, et, par suite, ces troupes mercenaires, si méprisées et redoutées, n'avaient aucun contact nécessaire avec les habitants de la place.

[17] M. Daux expose que l'épaisseur de 2 mètres attribuée par M. Beulé au mur d'escarpe ne pouvait opposer aucune résistance sérieuse aux coups du bélier ; que, lors du siège de 146, le bélier des consuls Manlius et Censorinus était mis en branle par 6.000 hommes ; qu'une épaisseur de 10 mètres, enfin, n'avait rien d'exagéré en présence d'une telle puissance de choc.

[18] Cette épaisseur n'était, à Utique, que de 6m,20 à 6m,60. Ne peut-on pas déduire de cette observation l'une des règles suivies par les ingénieurs carthaginois, règle qui s'énoncerait ainsi : la largeur de l'έπιτείχισμα est toujours égale à l'épaisseur à la base des ύψηλά τείχη ? Nous avons vu, d'ailleurs, que toutes les dimensions d'un profil paraissent être fonction de cette épaisseur à la base.

[19] Ce chemin de ronde était compris entre le mur intérieur de l'έπιτείχισμα et un petit mur crénelé, prenant des revers sur le glacis des tel/n.

[20] M. Daux a reconnu des citernes sous l'έπιτείχισμα d'Adrumète et de Thapsus.

[21] On voit à Thapsus les ύψηλά τείχη, l'έπιτείχισμα βραχύ et le ταφρος καί χάραξ. Ces trois lignes d'ouvrages sont parfaitement distinctes. (Voyez l'ouvrage cité de M. Daux.)

[22] Pendant qu'il levait la Régence, M. Daux a eu l'occasion de signaler une erreur, au moins étrange, touchant l'emplacement de Carthage. M. Rabussou (Moniteur universel, du 13 octobre 1864) transfère tout simplement Carthage au point qu'occupe la ville de Bougie, et emporte toute la Tunisie dans ce mouvement de translation.

[23] Cette carte représente Carthage au temps de Justinien.

[24] Nous avons exposé (l. I, c. III et l. II, c. IV) que la Tænia présentait une largeur de 92m,50. — M. Daux n'admet point cette donnée si précise du texte d'Appien ; il dit que, à son enracinement à la terre ferme, du côté de Carthage, cet isthme était large de 320 mètres, et que cette dimension s'accrut encore par suite des travaux de Censorinus et de Scipion. Nous ne pouvons qu'enregistrer ce dire, purement et simplement ; seule, l'inspection des lieux pourrait nous en permettre la saine critique.

[25] L'aqueduc de Zaghouan est, suivant M. Daux, de construction romaine. Contrairement, d'ailleurs, à ce que nous avons dit (l. II, c. VIII), le temple de Zaphouan se trouverait situé, non à 40, mais à 63 kilomètres de Tunis.

[26] Sur la foi de M. Beulé, nous avons dit (l. I, c. III) que le port d'Utique était également circulaire ; or telle n'est point, à cet égard, l'opinion de M. Daux.

Cet ingénieur estime que le port d'Utique affectait la forme d'un rectangle dont les côtés se raccordaient deux à deux par des arrondissements décrits d'un petit rayon.

[27] Le mot pavillon n'est point pris ici dans le sens métaphorique, car les navires de guerre de Carthage portaient des flammes à leurs mâts. (Silius Italicus, Puniques, XIV, v. 421 et 422.)

La marine romaine avait également ses couleurs. (Tacite, Hist., V, XXII. — Pline, Hist. Nat.. XIX, I.) —Voyez J. Scheffer, De militia navali veterum, l. III, c. I, De Signis.

[28] Les bâtiments sans pont étaient dits aphractes, et, par opposition, tous les navires pontés étaient connus sous le nom générique de cataphractes. Nous avons dit (l. II, c. V) que ceux-ci étaient comme les aînés de nos navires cuirassés modernes. C'est qu'en effet ils étaient, le plus souvent, revêtus de lames de bronze ; qu'ainsi leur coque défiait les machines oxybèles et les projectiles incendiaires.

[29] Silius Italicus, Puniques, XIV, v. 337 et 388.

Durant la deuxième guerre punique, les Carthaginois firent, le plus souvent, usage d'hexères ou navires à six rangs de rames. (Polybe, Fragm. histor. XXXV.)

Au temps des guerres puniques, l'usage des navires de grand échantillon avait prévalu chez la plupart des puissances maritimes. Alexandre le Grand avait eu des cataphractes de sept à dix rangs de rameurs ; Ptolémée Soter, de douze rangs ; Démétrius, de quinze. (Pline, Hist. nat., VII, LVII.) Rome en eut un de seize rangs. (Polybe, XXXVI, III.) — Ce bucentaure, comme on le voit, pratiquait le Tibre et accostait les quais mêmes de la ville. Là ne s'arrêtèrent point les hardiesses de l'art des constructions navales : Ptolémée Philadelphe lança bientôt un navire de trente rangs de rames, et Ptolémée Philopator, un de quarante rangs. (Pline, Hist. nat. VII, LVII.) — Voyez la description de ce dernier bâtiment dans Callixène (ap. Athénée, V), Plutarque (Vie de Démétrius), Le Roy (Mémoire sur la marine des anciens, 1770 ; t. XXXVIII de l'Histoire de l'Académie des inscriptions).

On ne saurait admettre qu'il y eut ici quarante étages de rameurs superposés ; ce nombre de 4o est donc celui des rames de chaque étage, comptées soit à bâbord, soit à tribord. Quant aux étages, il n'y en avait jamais plus de quatre ou cinq. Remarquons enfin que, contrairement à l'opinion de Scheffer, la rame des étages supérieurs était mue par plusieurs hommes combinant leurs efforts sous les ordres du κελεύσίης (hortator), et suivant le rythme indiqué par l'instrument du τριηραύλης (symphoniacus). Ces observations diverses permettent de souscrire à la vraisemblance des énormes dimensions qu'accusent les textes. — Voyez notre Mémoire sur  l’Organisation des flottes romaines.

Nous avons exposé (l. II, c. V et appendice B) l'importance de la marine de Carthage. Ajoutons qu'il ne nous paraît pas impossible d'en restituer l'organisation. Ce travail, s'il est jamais entrepris, devra comprendre une nomenclature de navires de guerre, analogue à celle qu'ont dressée, pour les flottes de Rome, Gori, le cardinal Clément, Mommsen, Henzen, etc., et Silius Italicus (Puniques, XIV, v. 438-579) fournira à cette liste un contingent de huit noms, savoir : l'Etna, l'Io, la Libye, le Python, le Triton, la Ville-de-Sidon, navires dont le rang ne nous est pas connu l'hexère Elissa, enfin l'Hammon, le géant aux quatre cents rameurs.