Le cadre que nous nous sommes tracé ne nous permettait d'introduire dans cette Histoire qu'une simple esquisse de Carthage au temps d'Annibal. Si l'on veut connaître en ses détails l'organisation de la grande République, il convient de consulter, parmi les anciens : Aristote, Polybe et Diodore de Sicile ; Strabon et la collection des Petits Géographes grecs ; Pomponius Mela et Pline le Naturaliste. Chez les modernes, il faut interroger : Theodorus Metochita,
dont nous avons déjà cité le livre[1] ; Hendreich[2], et surtout Heeren[3], dont le grand
ouvrage, publié pour la première fois en 1793, opéra dans la science une
véritable révolution. Les Considérations sur la décadence des républiques
anciennes, de lord Montaigu, sont une œuvre assez insignifiante, mais on
ne lira pas sans intérêt l'excellente étude de Kruse : Aristoteles de politica
Carthagimensium, Breslau, 1824. Nous recommandons aussi les grands
travaux de Munter[4]
et de Movers[5],
déjà mentionnés dans le cours de ce récit ; le tableau de Carthage, de M. Bureau
de Indiquons enfin l'Encyclopédie d'Ersch et Grüber,
1830 ; Au fond, nous n'avons que peu de chose à ajouter au livre IIe de notre Histoire, et il ne nous reste qu'à noter quelques faits parmi les plus saillants. Le gouvernement de Carthage, dit M. L. Müller, était
essentiellement aristocratique, et l'aristocratie se trouvait répartie en
trois ordres distincts. Le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif étaient
aux mains d'un sénat, divisé en deux sections : l'une de trente membres, pris
dans la haute aristocratie ; l'autre composée de trois cents notables,
représentant l'aristocratie inférieure. Il est très-regrettable que l'auteur
de En ce qui concerne l'armée, nous avons fait remarquer l'importance de la légion carthaginoise, spécialement destinée à former les cadres des troupes mercenaires. L'institution de cette légion sacrée valut à la République de longues années de gloire, et, dans d'autres circonstances, elle eût assuré son salut, de même que la bonne organisation de l'école militaire de West-Point a, tout récemment, sauvé les États de l'Amérique du Nord. Les Carthaginois, avons-nous dit, étaient, avant tout, bons marins. Les Phéniciens, leurs ancêtres, avaient, les premiers, imaginé d'appliquer les observations astronomiques à l'art de la navigation[7]. Pour eux, ils eurent, suivant Aristote, la gloire d'inventer la quadrirème[8] et les cordages[9]. Digne descendant de Cadmus[10], ce peuple, essentiellement industriel, avait vraiment le génie des découvertes. Il excellait dans la préparation de la cire[11], qu'il savait, ainsi que la chaux et la poix[12], plier à mille usages. Ardent et infatigable en toutes ses entreprises, il allait, jusque chez les Nasamons, chercher des pierres fines, dont il trafiquait avantageusement[13]. Ne négligeant aucune source de profits, et faisant argent de toutes choses, il vendait jusqu'aux chardons qui croissaient dans la campagne de Carthage[14], et cette culture n'était pas moins rémunératrice que celle du silphium[15] ou du grenadier (Punicus malus)[16]. Nous avons exposé combien l'agriculture était en honneur à Carthage au temps de sa splendeur ; Pline[17] raconte des merveilles de la fertilité du sol, et son témoignage à cet égard est, de tous points, conforme à celui de Polybe. Nous avons aussi essayé de peindre les mœurs des Carthaginois ; ajoutons quelques traits au tableau. Les femmes, à Carthage, embrassaient souvent la vie religieuse du vivant même de leurs maris. Quelquefois, en leur lieu et place, elles faisaient entrer d'autres femmes dans le lit nuptial ; et, sans perdre leur titre d'épouse, elles observaient dès lors une chasteté si sévère, qu'elles ne se permettaient même plus d'embrasser leurs enfants mâles. C'est ainsi que, au temps de Tertullien[18], elles se consacraient à Cérès. Les enfants des premières familles de Carthage, dit Patrizi[19], étaient élevés dans les temples depuis l'âge de trois ans jusqu'à l'âge de douze[20]. De douze à vingt ans, ils s'occupaient d'études professionnelles ; à vingt ans, ils entraient à l'école militaire, d'où ils ne sortaient qu'à vingt-cinq ans ; à trente ans, ils se créaient un foyer et songeaient à se marier. C'était là une loi inviolable : l'homme ne se mariait qu'à trente ans accomplis ; la femme, à vingt-cinq ans[21]. Cette règle souffrait cependant parfois des exceptions, et l'on sait qu'Annibal était encore dans sa vingt-septième année lorsqu'il épousa Imilcée, fille de l'Espagnol Castalius. |
[1] Voyez l'appendice A.
[2] De republica Carthagimensium, 1664.
[3] Idées sur la politique et le commerce des peuples de l'antiquité. Voyez la traduction de W. Suckau, 1830.
Dans le cours de ses études, dit M. Suckau, Heeren avait été peu satisfait de tout ce qu'il avait lu sur Carthage. De là il conçut le projet d'examiner plus à fond l'histoire et le caractère de cette cité. Il commença par Polybe, et y joignit successivement les autres sources historiques. Ce travail, poursuivi sans relâche, prit pour lui un intérêt toujours croissant. L'esprit et le caractère de la première grande république à la fois commerçante et conquérante se dévoilèrent à ses yeux ; son point de vue s'étendant de plus en plus, l'antiquité se montra à lui sous le rapport nouveau du commerce et de la constitution des anciens États. Ainsi se forma en lui l'idée de les envisager sous ce double point de vue ; ce fut la tâche de sa vie et l'origine de son grand ouvrage : De la politique et du commerce des peuples de l'antiquité.
[4] Munter, Religion der Carthager, 1816.
[5] Movers, Das Phœnizische Alterthum.
[6] Bötticher, Geschichte der Carthager, 1827. Nous avons déjà parlé de ce remarquable ouvrage.
[7] Pline, Hist. nat., VII, LVII.
Les Phéniciens eurent, les premiers, l'idée d'observer la petite Ourse. Eustathe, Iliad., A. — Arrien, VI. — Strabon, I. — Properce, II, v. 990. — Cicéron, De Natura deorum, II, XLI. — Festus Avienus. — Silius Italicus, Puniques, XIV, v. 456, 457. — Scheffer, De militia navali veterum, t. V du Thesaurus antiquitatum de Polenus.)
Les Carthaginois préféraient la constellation de la petite Ourse à celle de la grande, et l'on savait la raison de cette préférence. (Germanicus, ap. Scheffer, loco cit.)
[8] Pline, Hist. nat., VII, LVII. — Les ingénieurs carthaginois excellaient dans l'art des constructions navales de cet échantillon et savaient admirablement en plier les œuvres vives à tous les besoins de la guerre. (Voyez Polybe, I, XXVII.)
[9] Ces cordages en sparterie ne furent en usage qu'après la conquête de l'Espagne par les Carthaginois. (Pline, Hist. nat., XIX, VII ; cf. VIII et IX.)
[10] On attribue au Phénicien Cadmus la découverte de l'or. (Pline, Hist. nat., VII, LVII.)
[11] Pline, Hist. nat., XXI, XLIX. — Cf. Vitruve, VII, IX.
[12] Pline, Hist. nat., XXXVI, XLVIII.
[13] Pline, Hist. nat., XXXVII, XXX.
[14] Pline, Hist. nat., XIX, XLIII.
[15] Voyez, sur le silphium, Pline, XIX, XV.
[16] Pline, Hist. nat., XII, XXVIII.
[17] Pline (Hist. nat., XVIII, LI) vante surtout la magnificence des environs de Tacape. Il nous apprend aussi le cas que les Romains faisaient de l'ouvrage de Magon sur l'agriculture. — Ce traité de Magon fut traduit en latin par Silanus. (Pline, XVIII, V.)
[18] Tertullien, Ad uxorem, I, VI.
[19] Francesco Patrizi, évêque de Gaète, né à Sienne, mort en 1494, dans son ouvrage dédié au pape Sixte IV et intitulé : Francisci Patricii Senensis de Institutione reipublicæ libri novem. — Le passage de Patrizi qui relate ce fait est cité par Antoine de Guevara, évêque de Mondonedo, dans son Libro di Marco Aurelio, con l'Horologio de Principi, Venise, 1563. — M. Firmin Didot se demande avec raison sur quelle autorité s'est appuyé Patrizi ; nous serions, quant à nous, fort embarrassé de le dire.
[20] Les contemporains d'Annibal professaient donc le respect de leurs dieux et ne formaient pas encore une race aussi abâtardie que celle des Chinois de nos jours.
[21] Voici le passage de Guevara : Patricio Senese, nel libro della Republica, dice que la città di Cartagine, prima che essa guerreggiasse con Romani, era molto generosa, et haveva la sua republica ben ordinata ; ma perche la guerra ha questo publico costume, che uccide gli huomini et consuma la robba, et sopra tutto estingue gli antichi costumi, Cartaginesi haveano per costume, che i fanciulli, et specialmente quelli de gli huomini honorati, da tre anni in su sina a i dodici, si creavano ne i tempij ; da dodici sin' a venti, si davano ad imparare gli ufficij ; da venti sin' a venti cinque, imparavano l'arte della guerra nella casa militare ; forniti gli anni trenta, attendevano al suo matrimonio ; perche era tra loro legge inviolabile, che non si maritasseno fin che 'l giovane non havesse anni trenta, et la giovane venti cinque.