HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE QUATRIÈME. — LES PYRÉNÉES ET LE RHÔNE.

CHAPITRE III. — PASSAGE DU RHÔNE.

 

 

Durant cette marche des Pyrénées au Rhône, les Carthaginois étaient loin d'avoir reçu partout le même accueil. Les populations dont ils avaient traversé le territoire s'étaient tantôt montrées calmes et bienveillantes, tantôt, au contraire, elles avaient manifesté des sentiments hostiles, nés d'une terreur exagérée.

Les Tectosages, voisins de l'Espagne, avaient facilement pu s'entendre avec des Africains, dont la langue et les mœurs ne leur étaient point absolument étrangères, de sorte que, de Perpignan à Béziers, la route s'était faite sans incidents fâcheux. Mais, sur l'Hérault, les choses s'étaient passées tout autrement, et la présence des soldats avait jeté le trouble dans la campagne. Les Arécomikes n'avaient pas assisté sans un saisissement profond au défilé de cette légion sacrée, ruisselante de calcédoine et d'or ; de ces escadrons imazir'en, aux allures si étranges ; de ces éléphants monstrueux, vivantes forteresses couronnées d'hommes au visage noir. A l'approche de cette armée d'Afrique, les blonds enfants du Nord[1] s'étaient sentis glacés d'épouvante, et la plupart d'entre eux avaient fui jusqu'au Rhône. Ils s'étaient aussitôt jetés en masse sur la rive gauche, pour donner la main à leurs frères[2] et tenter de défendre avec eux la ligne du fleuve[3].

Annibal avait donc vu le désert se faire devant lui ; lorsqu'il arriva à Roquemaure, les bords opposés de la ligne de défense des Volkes lui apparurent couverts d'une multitude d'hommes en armes et de l'aspect le plus menaçant. Ces dispositions hostiles n'étaient pas de nature à faciliter aux Carthaginois un passage de fleuve, opération toujours délicate à la guerre. Ils s'y préparèrent néanmoins sans perdre un seul instant. Annibal s'appliqua d'abord à rassurer par tous les moyens possibles les populations qui étaient restées sur la rive droite, leur offrit son amitié[4], maintint dans son armée une discipline sévère, et fit publier qu'il achèterait en bloc tous les navires, toutes les embarcations qu'on voudrait bien lui céder[5]. Les riverains du Rhône, à cette époque, faisaient un grand commerce[6] avec les colonies massaliotes ; ils cabotaient sur les côtes de Ligurie et d'Espagne, et leurs bâtiments étaient d'un assez fort tonnage. Le nombre en était considérable, et comme Annibal payait comptant ; que, d'ailleurs, les habitants de la rive droite n'étaient point fâchés de voir s'éloigner d'eux les colonnes carthaginoises[7], on lui livra sans difficulté tous les transports maritimes[8] dont on disposait, ainsi que les simples canots employés par la navigation fluviale[9]

Mais Annibal ne se contenta point des ressources existantes ; il ne croyait pas qu'elles pussent lui suffire, vu l'importance de l'entreprise et la rapidité d'exécution qu'il voulait obtenir. Il ordonna donc la construction immédiate d'une flottille d'embarcations monoxyles, c'est-à-dire façonnées dans un seul et même arbre[10]. Les ingénieurs carthaginois se mirent immédiatement à l'œuvre, requirent les gens du pays, firent travailler leurs hommes et réalisèrent un de ces prodiges que, deux mille ans plus tard, Napoléon commandait au brave Éblé. Chaque soldat prit à tâche de confectionner sa pirogue, et, en deux jours, tout le matériel fut prêt[11]. L'armée était munie de tous les moyens propres au franchissement d'un cours d'eau tel que le grand Rhône (Aroun[12]).

Mais tous les obstacles n'étaient pas vaincus. Les Arécomikes de la rive droite battaient les berges du fleuve, et ces masses tumultueuses épouvantaient les Carthaginois. En présence de tant d'ennemis poussant des cris sauvages, Annibal comprit qu'il n'était pas possible d'exécuter un passage de vive force, et qu'une diversion était indispensable. Sentant aussi qu'il ne devait point rester longtemps dans la position qu'il occupait ; que, s'il était condamné à l'immobilité, il risquait d'être pris à revers par les Volkes, il ordonna à l'un de ses lieutenants un mouvement dérobé, dont il attendait, à bon droit, le meilleur effet[13].

Ce lieutenant se nommait Hannon et appartenait, comme Annibal, à l'aristocratie carthaginoise. Son père Bomilcar (Bou-Melek-Kartha) avait été soff'ète. Mais cette naissance illustre ne le désignait pas seule au choix du général en chef. Hannon était un excellent officier d'avant-garde, et l'on pouvait, en toute sûreté, lui confier les missions les plus délicates parmi celles qui réclament à la fois de l'audace, du sang-froid, de la dextérité. Annibal n'hésita pas à lui donner le commandement d'un important détachement[14], et, précédé de bons guides, muni d'instructions précises, Hannon, dès la tombée de la nuit[15], fila silencieusement le long de la rive droite, en amont du camp de Roquemaure. Il marcha l'espace d'environ trente-sept kilomètres[16], et s'arrêta là où le fleuve, entrecoupé d'iles, n'offrait plus qu'un lit peu profond, un courant peu rapide, et pouvait être franchi sans difficultés sérieuses. Le point de passage ainsi déterminé se trouvait, dit Rollin, entre Roquemaure et Pont-Saint-Esprit. Ces limites, un peu larges, peuvent facilement se restreindre, grâce à une excellente observation de Martin de Bagnols. Saint-Esprit, dit cet archéologue[17], fut, dans les temps les plus reculés, le point de communication entre les Allobroges, les Volces Arécomikes, les Helviens et plusieurs autres peuples. Ces communications, préexistantes au passage d'Annibal, avaient amené la construction d'un chemin qui prenait naissance au Saint-Esprit même, se dirigeait sur le couchant, vers le hameau de Carsan et continuait du côté d'Uzès et de Nîmes. La nature elle-même semble s'être plu à désigner ce lieu comme le site nécessaire des relations les plus multipliées, car, de ce point, l'on découvre dans les Alpes une gorge qui se dirige assez distinctement sur cette ville [Saint-Esprit] et fit naître, dans le temps, le fameux projet de tirer une ligne de poste entre l'Italie et l'Espagne. Comment donc Hannon n'aurait-il pas profité d'un pas sage si fréquenté, et ne l'aurait il pas préféré du moment où, selon toute vraisemblance, il était indiqué par les Gaulois qui le conduisaient ? Là aussi, il y avait, des deux côtés, des bords unis et faciles, qui n'offraient aucun obstacle au débarquement ; devant lui, une plaine rase qui rendait toute surprise impossible ; tandis que, au-dessus du Pont-Saint-Esprit, il aurait trouvé le confluent de l'Ardèche et, plus bas, des terrains limoneux et une infinité d'autres obstacles.

Nous estimons qu'Hannon passa le Rhône à Pont-Saint-Esprit[18]. A cet effet, il s'empressa de couper des bois dans la forêt voisine, de les lancer à l'eau, où ils furent immédiatement assemblés et reliés ensemble[19]. La majeure partie du détachement passa sur ce pont de radeaux[20] ; quant aux Espagnols, qui redoutaient le travail, ils jetèrent leurs habits sur des outres[21], et, se couchant sur leurs boucliers, traversèrent le fleuve à la nage. On n'aperçut, sur la rive opposée, aucun indice de la présence de l'ennemi, et le passage, effectué sans obstacle, aboutit à une paisible prise de possession de la rive gauche. Hannon fit occuper à ses troupes une solide position[22], et leur accorda un repos de vingt-quatre heures[23]. Le lendemain, ou plutôt la cinquième nuit comptée à partir de l'arrivée de l'armée à Roquemaure, il se remit en marche et descendit la rive gauche jusqu'à la hauteur d'Orange. Là, désignant aux ingénieurs du corps des signaux un mamelon déterminé à l'avance par le général en chef, il leur ordonna d'y allumer un grand feu qui pût s'apercevoir du camp carthaginois. Le jour commençait à paraître.

Annibal n'attendait que l'apparition du signal convenu, pour ordonner la mise en mouvement de ses troupes, lesquelles se tenaient depuis quarante-huit heures sous les armes. Dès qu'il vit la fumée des feux d'Hannon, il commença l'embarquement. L'infanterie légère monta les monoxyles[24], et des milliers d'avirons fendirent ensemble les eaux de l'Ardoise[25]. La grosse cavalerie, à laquelle on avait réservé les plus grands bâtiments[26], coupa le fleuve en amont de l'infanterie, afin de rompre un peu le courant, qui pouvait emporter au loin de frêles embarcations. Outre les chevaux qui passaient à la nage[27], d'autres chevaux occupaient le pont des navires, et ceux-ci avaient été embarqués tout sellés et bridés, pour être immédiatement montés et jetés en avant sur la rive gauche. Quant aux éléphants, Annibal les avait provisoirement laissés sur la rive droite.

On ne saurait certainement, sous aucun rapport, établir de comparaison entre le passage du Rhône par Annibal et le passage du Danube par Napoléon Ier ; les travaux du camp de Roquemaure ne sont rien auprès des préparatifs de l'île de Lobau. Qu'on analyse toutefois les détails de l'opération du général carthaginois, et l'on admirera, avec la hardiesse de la conception, la sagesse qui préside à l'exécution d'un projet fermement conçu.

A la vue des premières embarcations tentant la traversée du fleuve, les Arécomikes entonnent leurs chants de guerre, et battent leurs boucliers à coups redoublés de javelot ; leurs tirailleurs couvrent d'une grêle de traits la flottille carthaginoise, et y jettent ainsi le plus grand désordre.

Les soldats embarqués et luttant contre la violence du courant, s'animant et perdant tout sang-froid aux cris de leurs adversaires ; deux armées en présence, pleines d'anxiété sur l'issue de l'événement ; les détachements carthaginois encore sur la rive droite, inquiets du sort de leurs compagnons d'armes et les encourageant par de longues clameurs ; les Arécomikes, sur la rive opposée, partagés entre la terreur et la rage, et poursuivant leur affreux tumulte : telle était la scène imposante qu'Annibal avait sous les yeux.

Tout à coup de nouveaux cris se font entendre, et des flammes s'élèvent en tourbillonnant. C'est Hannon qui incendie le camp des Volkes, et qui prend à revers les défenseurs de la rive gauche. Les malheureux Gaulois sentent que la position n'est plus tenable et opèrent précipitamment une retraite qui se change bientôt en déroute. Le jeune général achève son débarquement, forme en bataille les premiers hommes qui ont pris terre, et les pousse vivement sur les bandes ennemies. Enfoncés, poursuivis, talonnés de toutes parts, les Arécomikes ne respirent que lorsqu'ils ont atteint des lieux de refuge inaccessibles. Annibal fit alors tranquillement franchir le fleuve au reste de son armée, et campa, cette nuit même, sur la rive gauche. Il avait sous la main tout son monde, sauf les détachements qui accompagnaient les éléphants. Ces précieuses bêtes ne purent passer que le surlendemain. Quant aux moyens employés pour en opérer le transport d'une rive à l'autre, je pense, dit Tite-Live[28], qu'on ouvrit plus d'un avis à cet égard ; du moins, les récits varient beaucoup sur ce fait. Suivant quelques auteurs, le plus irritable de tous les éléphants, ayant été blessé par son cornac, poursuivit dans l'eau cet homme qui se sauvait à la nage, et entraîna ainsi tout le troupeau[29]... Pourtant, il est plus probable qu'ils furent passés sur des radeaux, car c'était là le moyen le plus sûr.

L'historien romain reproduit alors la belle narration de Polybe[30], laquelle peut se résumer ainsi : les ingénieurs carthaginois jumelèrent deux forts radeaux présentant ensemble une largeur d'environ 15 mètres[31], et les amarrèrent solidement à la rive droite. Ce système une fois bien ancré, ils le prolongèrent d'un nouveau couple de radeaux, et, procédant ainsi de proche en proche, poussèrent vers le thalweg une espèce de pont dormant. Lorsque cet ouvrage flottant eut atteint une longueur d'environ 60 mètres[32], on en assura l'amont au moyen de grosses cinquenelles, qui furent passées à des arbres de la rive gauche. Cela fait, une traille de 15 mètres environ de largeur sur 30 de longueur[33] vint en accoster l'extrémité libre. On eut soin de jeter de la terre sur les corps d'arbres dont elle était formée, afin que l'ensemble offrît bien l'apparence d'un chemin en terre ferme, et les cornacs nubiens amenèrent leurs animaux sur cette chaussée artificielle, deux femelles en tête de colonne. Dès qu'un nombre suffisant d'éléphants, deux probablement[34], fut installé sur la traille[35], on coupa les amarres qui reliaient celle-ci au pont dormant, et les bateaux remorqueurs, luttant contre le courant, conduisirent le premier train à la rive gauche. L'opération ayant pleinement réussi, elle fut répétée jusqu'à parfait achèvement du passage de tous les animaux. Quant aux accidents qui survinrent, ils n'eurent aucune suite fâcheuse ; quelques éléphants, affolés, tombèrent à l'eau durant le trajet, mais la longueur de leur trompe les préserva de l'asphyxie ; ils détournèrent très-adroitement les corps flottants qui arrivaient à eux, prirent terre sans difficulté et rejoignirent au plus vite le reste du troupeau. Le général en chef avait surveillé lui-même cette opération délicate, qui fait le plus grand honneur aux ingénieurs militaires de Carthage[36]. Il n'avait quitté les berges du Rhône qu'après avoir vu passer le dernier de ses éléphants. C'est ainsi que Napoléon Ier, la veille de la journée d'Iéna, dirigeait lui-même, une torche à la main, les travaux destinés à livrer passage aux bouches à feu qui devaient prendre position au sommet du Landgrafenberg[37].

Toute l'armée carthaginoise était donc massée sur la rive gauche du Rhône, et pouvait hardiment poursuivre sa route vers l'Italie. Mais ce n'est pas sans éprouver des pertes considérables qu'un général, si habile et si prudent qu'on le suppose, conduit ainsi des masses d'hommes par des chemins longs et difficiles. Les étapes, surtout celles qui se font en pays ennemi, ont vite fondu les plus gros effectifs, et, étant donné le nombre des soldats qui doivent entrer en scène sur le théâtre qu'on a choisi, le premier rudiment de l'art est de déterminer un coefficient qui permette d'évaluer l'effectif au départ, à l'origine de la base d'opérations. Le chiffre dont Annibal avait prévu la nécessité était bien en proportion avec la grandeur de cette guerre exceptionnelle. Il avait passé l'Ebre avec 102.000 hommes ; aux Pyrénées, l'armée n'en comptait plus que 59.000, et l'on devait s'attendre à des réductions nouvelles, par suite de la marche des Pyrénées au Rhône et du passage du Rhône. Une fois sur la rive gauche, en effet, bien des gens manquèrent à l'appel, et l'on constata la perte de 12.000 hommes d'infanterie et 1.000 de cavalerie[38] ; le général en chef n'avait plus que 46.000 hommes. Bientôt le passage des Alpes lui en dévorera 20.000 autres, et c'est avec 26.000 hommes seulement, c'est-à-dire à peu près le quart de l'effectif au départ, que le digne fils de l'intrépide Bou-Baraka osera entamer sa campagne d'Italie. Il arrive en Italie, dit Folard, aussi débiffé qu'un général qui vient de perdre une grande bataille. Des 13.000 hommes perdus pendant la marche des Pyrénées au Rhône, les uns avaient succombé à la fatigue, aux maladies ; les autres s'étaient noyés, la plupart avaient été tués par les Gaulois. Ces pertes, dit dom Vaissète[39], prouvent surabondamment que les Carthaginois avaient eu divers combats à soutenir contre les Volces, qui occupaient toute cette étendue de pays.

Tous les hommes tués, cependant, ne l'avaient pas été de la main des Volkes, et les Romains avaient déjà fait couler le sang punique. Voici à quelle occasion : Annibal venait de faire franchir le Rhône au dernier homme de son armée, et s'était, de sa personne, porté sur la rive gauche. Ses éléphants, seuls, étaient encore sur l'autre rive, et il préparait le passage dont nous avons exposé l'opération, quand il fut avisé qu'une flotte romaine était mouillée aux bouches du Rhône[40]. A cette nouvelle, il fit partir, dans la direction indiquée, une reconnaissance de cinq cents cavaliers imazir'en, commandés par un bon officier. Non loin du point où les Carthaginois étaient campés[41], et, probablement, sur les bords de la Durance[42], ce détachement tomba sur une patrouille de cavalerie romaine, qui, elle aussi, venait tâter le terrain. Les deux partis s'abordèrent vigoureusement, et l'engagement fut des plus vifs. Il y resta de cent trente à cent quarante cavaliers romains ; quant aux Imazir'en, ils furent encore plus maltraités : Tite-Live évalue leur perte à deux cents hommes[43], et Polybe, qui n'exagère jamais, dit expressément que le plus grand nombre fut mis hors de combat[44]. Le reste lâcha pied pour regagner au galop le camp d'Annibal et lui rendre compte du résultat de cette première reconnaissance.

De leur côté, les Romains, lancés à la poursuite d'un ennemi qui fuyait en désordre, s'approchèrent des lignes carthaginoises, examinèrent les dispositions du camp, et notèrent soigneusement la présence, sur la rive droite, d'une troupe d'éléphants considérable, soutenue par des détachements qui leur parurent importants[45]. Après cet examen rapide, ils firent demi-tour et redescendirent à fond de train vers Marseille, pour éclairer leur chef sur la position et sur les intentions probables de l'ennemi.

C'est ici que, pour la première fois, vont se manifester parallèlement et l'habileté militaire d'Annibal et la maladresse des Romains, qui n'entendaient rien aux reconnaissances. Celle de la rive gauche du Rhône, en particulier, fut menée d'une façon pitoyable. Nous dirons, au livre suivant, pourquoi l'officier romain chargé de cette mission ne sut pas voir ou vit mal ce qui se passait sous ses yeux ; comment il fit à Scipion un rapport inexact ; de quelle manière, enfin, le consul, abusé, espéra pouvoir arriver à temps pour défendre la ligne du Rhône.

Pour Annibal, il dut sourire en apprenant les conséquences de l'étrange erreur de son adversaire, pendant que, d'un pas sûr, il poursuivait sa route, sans modifier en rien la direction d'une entreprise préparée de longue date et mûrement étudiée. Il convient d'insister sur ce fait de l'invariabilité des desseins du grand Carthaginois, parce que Tite-Live[46] et, après lui, bon nombre d'excellents esprits[47] ont pensé que l'arrivée de Scipion aux bouches du Rhône avait coupé court à l'itinéraire projeté, détourné le sens des moyens d'exécution, et introduit brusquement un jarret dans la courbe du tracé qui devait mener au but. Cette appréciation n'est pas, nous le démontrerons, en harmonie avec les circonstances diverses dont l'histoire nous a, fort heureusement, conservé le détail. Non, les Carthaginois n'avaient pas à flotter dans l'indécision, et leur marche ne devait ni s'accélérer, ni se ralentir, ni dévier du tracé jalonné à l'avance. Guidés par Magilus (M-ag-Il)[48], ils n'avaient qu'à remonter le Rhône jusqu'à l'Isère[49], et là, faire un à-droite qui les conduisait directement dans le pays d'un brenn dont leur général s'était depuis longtemps ménagé l'alliance. Ce chef gaulois avait pour capitale la ville qui s'appelle aujourd'hui Grenoble (Cularo)[50], et les services administratifs d'Annibal avaient accumulé dans cette place d'immenses approvisionnements de vivres, de vêtements, de chaussures[51]. Ces précieux magasins allaient permettre à l'armée de se refaire avant d'entreprendre la pénible ascension des Alpes.

 

FIN DU TOME PREMIER.

 

 

 



[1] Voyez à l'appendice G, Notice ethnographique, un extrait de l'excellent article du général Faidherbe, inséré dans l'Akhbar du 14 octobre 1869.

[2] Les Arécomikes étaient, nous l'avons dit, à cheval sur le Rhône. (Tite-Live, XXI, XXVI.) C'est de cette circonstance même qu'ils tiraient leur nom.

[3] Tite-Live, XXI, XXVI.

[4] Polybe, III, XLII.

[5] Tite-Live, XXI, XXVI.

[6] Polybe, III, XLIII.

[7] Tite-Live, XXI, XXVI.

[8] Polybe, III, XLII. Le λέμβος était une espèce de felouque ; c'était le navire marchand de l'antiquité, en latin lembus. Le πλοΐον μονόξυλον, comme son nom l'indique était façonné dans un seul corps d'arbre ; c'était une simple pirogue, en latin linter.

[9] Tite-Live, XXI, XXVI.

[10] Les pirogues monoxyles, c'est-à-dire taillées dans un seul et même arbre, sont, après le radeau, les premières embarcations que l'homme se soit fabriquées. Les plus considérables pouvaient porter jusqu'à trente hommes. (Pline, Hist. nat., XVI, LXXVI.) Voyez au musée impérial de Saint-Germain un moulage de pirogue antique remontant à l'âge de la pierre polie. L'original a été trouvé dans la tourbière de Saint-Jean-des-Bois, près d'Ivrée (haute Italie). Voyez au même musée l'original d'une autre pirogue antique, trouvée dans la Seine, à Paris. Elle mesure 5m,25 de longueur, et de 0m,40 à 0m,50 de largeur dans œuvre. L'épaisseur du bois varie de 0m,06 à 0m,08. Le profil transversal de cette embarcation affecte la forme d'un trapèze. Voyez aussi les pirogues conservées aux musées de Saint-Lô et de Lyon. — Folard ne croit que médiocrement à l'emploi des monoxyles par l'armée carthaginoise. J'ai de la peine à me persuader, dit-il (Histoire de Polybe, l. III, c. VIII, t. IV, p. 42), que le nombre de ces bateaux fût aussi grand qu'il le paraît dans Polybe ; cet ouvrage exigeoit trop de temps, et ces arbres qu'il fit creuser, comme les Indiens font leurs canots, me paraissent un peu chimériques... Je ne vois pas comment Annibal, qui n'avoit pas de temps à perdre, a pu faire construire, en deux jours, un aussi grand nombre de bateaux et de nacelles, outre ceux qu'il avoit tirés des gens du paîs. Cela me fait un peu soupçonner le narré de Polybe. J'aime mieux croire qu'il se servit de radeaux, comme en effet il en fit faire pour le passage de ses éléphants.

On est certainement en droit de se demander comment le chevalier Folard peut révoquer en doute la réalité des faits que rapporte Polybe (III, XLIII), l'historien consciencieux par excellence, qui avait visité les lieux et interrogé les témoins oculaires des événements. Le peu de temps dont disposait Annibal ne saurait être le point de départ d'une objection sérieuse. Deux journées, en effet, devaient suffire à un travailleur de l'antiquité pour refouiller un arbre et creuser sa pirogue. Annibal avait l'intuition du principe économique de la division du travail ; il savait que la puissance d'une armée n'est immense que parce qu'elle est la résultante d'un nombre considérable de forces concourant au même but, et comme l'intégrale d'une masse d'efforts individuels combinant leur action en vue d'un objet unique.

[11] Polybe, III, XLII. — Voyez aussi, pour les détails de cette organisation rapide, Tite-Live, XXI, XXVI. — On ne saurait méconnaître ici l'habileté de main-d'œuvre des Carthaginois, les descendants d'un peuple auquel on attribue l'invention des embarcations fluviales. (Pline, Hist. nat., VII, LVII.)

[12] Ara, la rivière, au pluriel Aroun, contraction d'Aaroun. Les coure d'eau grossis de plusieurs affluents se nomment, même isolément, Aroun. Ainsi en est-il du Rhône. Ce fleuve s'appelle parfois Aroun-id'-ana, les rivières nourrices, d'où l'on a tiré 'Ροδανός, Rhodanus. Bon nombre de rivières de l'Algérie portent, aujourd'hui encore, des noms tels que Aroun, Ar'ioun, Ta-ki-aroun, Ta-k'roun, etc.

[13] L'idée de surprendre le passage du Rhône s'est sans doute présentée à l'esprit d'Annibal avec le souvenir du grand Alexandre, qui, un siècle auparavant, (327 av. J. C), avait si heureusement dérobé le passage de l'Hydaspe. (Voyez Arrien, l. V.) — Cent soixante-six ans après le passage du Rhône (52 av. J. C), l'opération d'Annibal devait, à son tour, servir de modèle à Labienus ; on sait en effet que ce lieutenant de César surprit deux fois de suite le passage de la Seine, d'abord en amont de Paris, à Melun, puis en aval, au Point-du-Jour. (Hist. de Jules César, l. III, c. X, t. II, p. 286-288.) — Cette méthode a été fort en faveur chez les modernes, et c'est ainsi, par exemple, que le prince Eugène de Savoie surprit le passage de l'Adige en 1701 et 1706. Quant au passage du Rhin par Villars, en 1702, c'est exactement la copie de celui du Rhône par Annibal.

[14] Polybe, III, XLII. — Tite-Live, XXI, XXVII. On peut évaluer l'effectif de ce détachement à une dizaine de mille hommes.

[15] Tite-Live, XXI, XXVII. C'était la troisième nuit depuis l'arrivée à Roquemaure. (Polybe, III, XLIII.)

[16] Polybe dit 200 stades, et Tite-Live dit 25 milles, ou un jour de chemin.

[17] Notice des travaux de l'Académie du Gard, 1811.

[18] Le christianisme a passé sur les noms primitifs de la plupart des localités de France une teinte en harmonie avec la sérénité de ses dogmes. Le vulgaire cependant s'est égaré dans cette voie, et a canonisé des dénominations antiques qui n'ont rien de commun avec les saints. Nous voyons, dans Saint-Esprit, Estera, le passage, comme nous avons vu, dans Saint-Thibery, Ta-iberi, les havres.

[19] Polybe, III, XLII. Le pont à Hannon, composé de radeaux jointifs, n'avait probablement point de tablier. Le texte de Tite-Live ne laisse aucun doute à cet égard.

[20] Ratibus junctis. (Tite-Live, XXI, XXVII.) — Scylax rapporte que les Phéniciens et les Carthaginois se servaient habituellement de radeaux pour opérer le débarquement de leurs marchandises sur les côtes occidentales de l'Afrique.

[21] Les anciens se servaient fréquemment de peaux de bouc gonflées d'air pour franchir les cours d'eau. (Voyez César, De Bello civ., I ; — Quinte-Curce, VII ; — Xénophon, Retraite des Dix-Mille, etc.) Les modernes ont aussi, plus d'une fois, songé à l'emploi des outres comme supports flottants de leurs ponts militaires. Folard, auteur d'un projet qui fut présenté à Louis XIV en 1701, estime que dix mille peaux de bouc peuvent suffire, et au delà, à assurer le passage d'un corps de quinze mille hommes. (Histoire de Polybe, de dom Thuillier, l. III. c. VIII.)

[22] Polybe, III, XLII.

[23] Tite-Live, XXI, XXVII.

[24] Polybe, III, XLIII.

[25] L'Ardoise, Ara-thoudezza, littéralement la castration de la rivière, le point où le passage est possible, où le courant semble mort. Les Arabes désignent le gué sous un nom analogue : pour eux, le meqt'a' (de qt'a', couper) est l'endroit où l'on coupe, où l'on traverse une rivière. Nous en avons fait le mot macta.

[26] Polybe, III, XLIII.

[27] Voyez Polybe et Tite-Live, loco cit. C'est ainsi que passa la majeure partie des chevaux. On leur maintenait la tête hors de l'eau au moyen de la bride ; un homme en dirigeait quatre. Lorsque les anciens passaient les rivières, ils avaient coutume de mettre leurs chevaux à la nage. Ils leur faisaient faire parfois des traversées considérables, témoin le détachement de Corinthiens qui, au dire de Plutarque (Vie de Timoléon), fit ainsi passer les siens de Rhegium en Sicile (environ 8 kilomètres de mer). — Les modernes n'ont pas toujours négligé cette méthode, qui semble aujourd'hui par trop oubliée ; c'est de cette manière, par exemple, que le duc de Longueville fit, en 1630, franchir le Rhin à sa cavalerie. (Levassor, Histoire de Louis XIII.) — Les chevaux, dit Folard (Histoire de Polybe, trad. de dom Thuillier, l. III, c. VIII, t. IV, p. 46), nagent très-longtemps, lorsque ceux qui sont dans les bateaux les soutiennent par la bride, d'une main, et leur relèvent la tête, de l'autre, en se baissant sur le bord du bateau. C'est ce que j'ai vu pratiquer, en 1708, à un régiment de dragons des troupes de Hollande, qui fit passer à tous ses chevaux le bras de mer qui sépare la ville de l'Ecluse de l'île de Cadsant, dont nous nous étions rendus les maîtres. Je me rendis dans cette ville pour aller prendre les otages, et mon cheval passa de la même sorte que les autres.

[28] Tite-Live, XXI, XXVIII.

[29] C'est le récit de Frontin (Stratagèmes, l. I, c. VII, § 2) ; mais Frontin n'affirme pas qu'il s'agisse du passage du Rhône ; il dit seulement : un fleuve aux eaux profondes.

[30] Polybe, III, XLVI. Voyez Tite-Live, XXI, XXVIII.

[31] Tite-Live dit cinquante pieds, soit 14m,79. — Polybe (III, XLVI) avait écrit πεντήκοντα πόδας.

[32] Polybe (III, XLVI) dit : Πρός δύο πλέθρα. Le plèthre équivalant à la sixième partie du stade, soit 30m,83, deux plèthres font, par conséquent, 61m,66. Tite-Live écrit ducentos pedes, soit 59m, 17. La différence est peu considérable.

[33] Tite-Live (XXI, XXVIII) dit : altera ratis æque lata, longa pedes centum... huic copulata est. Cent pieds équivalent à 29m,58

[34] C'est l'hypothèse du père Catrou (Hist. rom.) ; Folard n'admet pas qu'on ait passé plus d'un éléphant à la fois. (Voyez la planche II du tome IV de son Commentaire sur l'Histoire de Polybe.)

[35] Cette traille avait, suivant Tite-Live, 15 mètres de large sur 30 mètres environ de longueur, soit 450 mètres carrés de superficie.

[36] L'art d'embarquer les éléphants sur des radeaux était, d'ailleurs, depuis longtemps pratiqué. C'est ainsi que, durant la première guerre punique (252), on voit les Romains faire passer de Sicile en Italie 142 éléphants, pris aux Carthaginois. (Pline, Hist. nat., VIII, VI.)

[37] Il ne s'éloigna, dit M. Thiers (Histoire du Consulat et de l'Empire, l. VII), que bien avant dans la nuit, lorsqu'il eut vu rouler les premières pièces de canon.

[38] Æmil. Prob., in Annib. — Histoire générale du Languedoc, t. I, p. 26.

[39] Histoire générale du Languedoc, t. I, p. 26.

[40] Polybe, III, XLIV. — Tite-Live, XXI, XXIX.

[41] Polybe, III, XLV.

[42] Nous développerons, au livre suivant, les raisons qui militent en faveur de cette hypothèse. Durance (Dr-ou-Ins) signifie le torrent des Ins. Les Ins étaient une peuplade gauloise ayant pour brig ou brog (πύργος, bordj) une forteresse située vers les sources de la Durance. C'était le Brig-Ins (la langue allemande a consacré l'inversion Ins-brig, Insprück), Brigantium, Briançon. De Dr-ou-Ins les Latins ont fait, par transcription, Druentia. La préfixe der, djer, ou mieux drr, est, par harmonie imitative, la caractéristique d'un cours d'eau torrentueux. On trouve en Kabylie nombre de torrents portant le nom de Djer. Il y a même parfois redoublement du monosyllabe djer : c'est ainsi que les Kabyles ont nommé Djerdjera (Jurjura, Mons Ferratus) le pays des torrents rapides.

[43] Tite-Live, XXI, XXIX.

[44] Polybe, III, XLV.

[45] Polybe, III, XLV.

[46] Tite-Live, XXI, XXIX, XXX et XXXI.

[47] Nous citerons Rollin, M. Amédée Thierry, M. Michelet, M. Chappuis. L'étude de M. Chappuis sur la marche d'Annibal est extrêmement remarquable.

[48] Polybe nomme ce chef gaulois Μάγιλος ; Tite-Live, Magalus ; M. Amédée Thierry, Magal. Nous estimons qu'il faut lire M-ag-Il, c'est-à-dire un homme de la nation des Il. Les Ag-Il habitaient la vallée qui porte aujourd'hui le nom de Guil. M-ag-Il n'était pas un Boïe, et Tite-Live l'en distingue expressément quand il dit (XXI, XXIX) : Avertit a præsenti certamine Boiorum legatorum regulique Magali adventus. Polybe (III, XLIV) n'est pas moins explicite à cet égard. Il avait attiré à lui les chefs de la Circumpadane, principalement ceux qui occupaient la vallée du Pô supérieur, car Ammien Marcellin (XV, X) dit : Taurinis ducentibus accolis. M-ag-Il était le brenn de la vallée de Queyras (Aker-ras, Ker-ras, la tête de la tête, la capitale, ainsi dite par un pléonasme hybride inverse de celui qu'on trouve dans Ras-akerou, Rusucurru). Dominant, de cette position, la vallée du Pô, il avait gagné à la cause des Carthaginois les chefs des peuplades voisines des sources du fleuve et entourant Turin (Ταυράσια, Ta-ou-ras, la capitale inférieure du pays).

[49] L'Isère, Isara, transcription latine de icheh-ara, la rivière corne. Telle était, chez les Galls, la désignation générique des rivières, affluents d'un cours d'eau maître, sous une incidence d'environ 90 degrés. Ainsi l'Isère était une corne du Rhône ; l'Oise, Isara, une corne de la Seine. (Voyez l'appendice G.)

[50] Cularo, transcription latine de Kouk-el-aroun, la conque des rivières. A Grenoble, en effet, le Drac (Drr-ki, le torrent du pays) conflue à l'Isère, c'est-à-dire forme avec ce cours d'eau un angle, un arrondissement, une conque. Non loin de cette incidence, la Romanche conflue au Drac. Le chef gaulois que Tite-Live nomme Brancus était le brenn du territoire de Grenoble, le Brenn-kouk (sous-entendu : el-aroun).

[51] Polybe, III, XLIX. — On voit que les Carthaginois devaient trouver à Grenoble des approvisionnements de toute espèce : des vivres, des armes, des vêtements, des chaussures. Il y avait longtemps que ces magasins étaient formés, car rien ne s'improvise on fait d'administration.