HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE QUATRIÈME. — LES PYRÉNÉES ET LE RHÔNE.

CHAPITRE PREMIER. — PASSAGE DES PYRÉNÉES.

 

 

La conquête de la Catalogne est terminée ; Annibal doit passer les frontières de cette péninsule ibérique, qu'il ne reverra jamais. Inébranlable en ses résolutions, il s'apprête à ouvrir d'une main sûre la série des grandes opérations militaires qui vont laisser dans la mémoire des hommes un souvenir ineffaçable. Les Carthaginois lèvent donc leur camp d'Ampurias et s'ébranlent en bon ordre vers la chaîne des Pyrénées. La désertion et les licenciements ont réduit leur effectif à 50.000 hommes d'infanterie et 9.000 de cavalerie ; mais cette armée de 69.000 hommes[1] est d'une solidité à toute épreuve et réellement digne du chef qui la commande[2].

Le tableau de cette marche mémorable d'Espagne en Italie, si hardiment conçue, si vigoureusement exécutée, impose une admiration sincère à tous les amis de l'histoire, mais doit nous intéresser plus que personne, nous Français, dont le pays fut le théâtre de ces événements extraordinaires. Nos provinces du Midi ont conservé le souvenir de ces réguliers d'Annibal, qui, il y a près de vingt et un siècles, ont foulé le sol de nos départements des Pyrénées-Orientales, de l'Aude, de l'Hérault, du Gard, de Vaucluse, de la Drôme, de l'Isère, et enfin des Hautes-Alpes. Une histoire du grand capitaine devait nécessairement comprendre le journal de cette merveilleuse suite d'étapes : aussi avons-nous consacré ce quatrième livre au récit du passage des Pyrénées et du Rhône.

Est-il donc impossible de retrouver le chemin suivi par les Carthaginois dans les Pyrénées orientales, et doit-on dire avec le colonel Fervel[3] que : Le point de passage ne saurait être précisé ? Nous estimons qu'on peut, sinon toucher du doigt la vérité, du moins obtenir une approximation très-suffisante. Assurément, la question a été résolue en des sens très-divers, et chaque érudit tient essentiellement à son opinion et à son col. Mais il est hors de doute aussi qu'une imagination fantaisiste a, le plus souvent, guidé les auteurs des systèmes qu'on a vus se produire. Il est des théories étranges qui promènent très-gratuitement les Carthaginois le long de la chaîne pyrénéenne, et, tout récemment encore, des journaux très-sérieux les conduisaient au val de Roncevaux[4]. La saine critique, en conséquence, conseille de n'accueillir qu'avec une réserve extrême les solutions basées sur des traditions vagues, de ne tenir compte ni du gué d'Annibal découvert au pied de la ville de Sauveterre (Basses-Pyrénées)[5], ni du saut d'Annibal[6], ni du mur d'Annibal[7], retrouvés près des bains d'Arles-sur-Tech (Pyrénées-Orientales), ni de la brèche d'Annibal[8] que l’on montre au-dessus du village des Bains, ni de la digue d'Annibal[9] qui sert aux approvisionnements d'eau de la station de bains d'Amélie. Il faut franchement et définitivement ruiner toutes ces hypothèses, que ni la logique ni les textes ne sauraient étayer.

Quant aux auteurs qui ont sérieusement étudié l'itinéraire d'Annibal, la plupart le conduisent par le col du Pertus, point de passage de la voie romaine qui fut ouverte plus tard pour mettre l'Espagne et la Gaule en communication directe. C'est là que s'élevèrent, d'une part, les Trophées de Pompée (fort de Bellegarde) et, de l'autre, les Autels de César[10]. Il n'est pas étonnant que d'excellents esprits aient cru devoir mener les Carthaginois par celle route, déjà bien connue au temps de Polybe, et que le grand historien mentionne expressément.

Cependant ce qu'il y a de plus probable, dit le colonel Fervel[11], c'est que le général carthaginois est passé à l'est du Pertus. Déjà, cet avis avait été exprimé par M. Henry. Annibal, dit ce consciencieux écrivain[12], se tenait, autant que possible, rapproché de la mer, dont sa flotte côtoyait les bords. Quoique le col du Pertus ne l'en éloignât pas beaucoup, ceux de la Massane et de Banyuls l'en rapprochaient encore davantage. Ce dernier n'était, il est vrai, qu'un sentier étroit, où ne pouvait passer une armée que suivaient trente-sept éléphants. Mais le col de la Massane présentait, au contraire, une route large et au moins aussi facile que celle du Pertus, qui n'était pas alors ce qu'elle est devenue depuis. Elle était accessible aux armées, car les Romains y établirent un castellum, connu sous le nom de Vulturaria, que l'on sait avoir été gardé par les decumani de Narbonne. C'est donc par le col de la Massane qu'Annibal a dû arriver à Illiberris.

Les trois cols dont il s'agit ici, dit à son tour de Lavalette[13], sont si rapprochés qu'Annibal a pu faire déboucher une partie de ses troupes par ceux du Pertus et de Banyuls, en même temps que, avec le gros de son armée, il arrivait par celui de la Massane. Il savait qu'on ne lui préparait aucune résistance à sa descente de ce côté des Pyrénées ; et la division de ses forces en trois corps tombant à la fois dans les plaines d'Illiberris devait rendre sa marche plus rapide et plus imposante, sans présenter aucun danger.

Napoléon, enfin, était tellement convaincu qu'Annibal n'avait pas dû s'éloigner du littoral, que, par une de ces intuitions dont lui seul avait le secret, il n'hésite pas à le faire descendre à Collioure[14].

Nous estimons également que, partant d'Ampurias et prenant Elne pour premier objectif, l'armée carthaginoise a dû ranger la côte d'aussi près que possible ; que, par conséquent, elle s'est éclairée au moyen d'une colonne légère filant par le col de Belistre, voisin du cap Cerbère (Aker-bahr) ; que cette colonne d'éclaireurs s'est effectivement approchée de Collioure (Kouk-illi-Iberien) avant d'arriver à Elne (Illi-Iberien).

Une deuxième colonne, celle du centre, a vraisemblablement pris par le col de Banyuls ; une troisième, enfin, a dû passer par le col de Carbassera (Aker-b-estera) et descendre par la Tour de la Massane (Mak-ana). Cette route était naturellement indiquée et s'imposait, pour ainsi dire, aux Carthaginois. Or, dans une étude dont l'objet ne saurait se rattacher à aucun repère historique, il convient d'arrêter les investigations dès que des probabilités sont acquises. Quand l'exacte détermination d'un point est manifestement impossible, il faut se contenter d'un lieu géométrique bien défini. Il est d'ailleurs un texte qui défend de faire passer les Carthaginois loin du littoral : Silius Italicus dit expressément que le jeune général a pris le col des Bébrykes[15], et l'on sait que ce peuple occupait le pays qui s'étend de Narbonne aux Pyrénées[16]. Peut-être même la porte Bébrycienne du poète n'est-elle autre chose que le col de Belistre.

Quoi qu'il en soit, il est rationnel de tracer ainsi qu'il suit l'itinéraire de l'armée d'Annibal : les trois colonnes dont elle se compose[17] décampent ensemble d'Ampurias, franchissent, l'une après l'autre, la Fluvia et la Muga, et parviennent à Castillion de Ampurias. Là, elles se séparent. La colonne de droite fait brusquement un à-droite pour côtoyer l'étang de Castillion et contourner la croupe de la grande chaîne par Roses, le pas de Las Aguilas, Cadaques et le vallée la Serra. Bordant ensuite, à l'est, le bassin de la côte espagnole par Llança et Colera (Kouk-el-ara[18]), elle coupe les Chambres de l'Enfer, et arrive au col de Belistre (Bahr-el-estera[19]), qu'elle franchit rapidement. De là, elle saute les gorges de Cerbère (Aker-bahr[20]), laisse à sa gauche le pic Jouan, traverse Banyuls (B-an-Ols[21]), et parvient à Port-Vendres par le col de Las Portas. Filant ensuite par le pied des hauteurs de Saint-Elme, elle arrive par Collioure (Kouk-illi-Iberien[22]) à l'embouchure de la Massant (Mak-ana[23]).

Pendant que s'exécutait ce long mouvement tournant, les colonnes de gauche et du centre se dirigeaient de conserve vers le nord, par Perelada, Espolla et Saint-Genis. Parvenues en ce point, elles cessèrent de faire route commune. La colonne du centre se mit à gravir le col de Banyuls[24], qu'elle descendit par la Tuilerie et la villa d'Amont ; faisant alors un à-gauche, elle contourna le grand mamelon de la Tour de Madeloch, et, suivant la vallée du Ravenel, vint rencontrer à son tour l'embouchure de la Massane. La colonne de gauche, partie isolément de Saint-Genis, passa le col de Carbassera (Aker-b-estera[25]) aux sources de la Massane, suivit par Sorède la lisière de la forêt des Albères et, laissant à sa droite la Tour de la Massane, arriva directement à l'embouchure de la rivière par le col de Pourné. Les trois colonnes opérèrent leur jonction à l'intérieur de l'angle droit que forme la Massane entre son embouchure et Argelès. Franchissant ensemble ce cours d'eau, puis le Tech, elles arrivèrent sous les murs d'Elne (Illi-Iberien[26]), où elles se déployèrent en bon ordre, et campèrent plusieurs jours pour se remettre de leurs fatigues[27].

L'opération du passage de la chaîne pyrénéenne ne s'était point exécutée sans encombre. Le colonel Fervel prétend[28] qu'on dut employer dix mille travailleurs et mille chevaux à ouvrir un chemin dans la montagne ; mais nous n'avons découvert aucun texte qui mentionne ce détail. Les difficultés qu'Annibal avait à vaincre étaient vraisemblablement d'un autre ordre. Il avait à lutter contre la malveillance des peuplades gauloises, qui, retranchées sur leurs montagnes inaccessibles[29], devaient à chaque instant l'inquiéter. Bien qu'il fût maître des passages[30], il savait bien que des maraudeurs isolés et même des groupes hostiles ne pouvaient manquer de harceler ses colonnes. Le jeune général eut sans doute à emporter d'assaut plus d'un village, à livrer plus d'un combat d'arrière-garde, et cette nécessité de montrer sa force, dit M. Amédée Thierry[31], ne nuisait pas médiocrement à la confiance que ses déclarations pacifiques avaient d'abord inspirée. Les trois colonnes carthaginoises eurent néanmoins raison des mauvaises dispositions des montagnards, et parvinrent, sans essuyer trop de pertes, aux plaines du Roussillon.

Annibal est le premier capitaine de l'antiquité qui ait frayé à une armée régulière[32] la voie des Pyrénées orientales, et le succès de cette opération hardie était bien de nature à frapper les esprits d'un profond étonnement. Scipion lui-même, lorsqu'il en fut instruit, ne put dissimuler sa surprise[33]. En apprenant que tant de difficultés avaient été vaincues, que tant de peuples avaient été domptés par la politique ou par les armes, les Espagnols laissèrent franchement éclater leur admiration. Les divers épisodes de cette marche hardie demeurèrent gravés en leur mémoire, et lorsque, cent quarante ans plus tard, Sertorius, à son tour, tenait les Romains en échec, ils lui donnaient le nom de second Annibal[34].

 

 

 



[1] C'est à tort que le colonel Fervel porte l'effectif total à 82.000 hommes, dont 73.000 fantassins. (Voyez Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées orientales, t. I, p. 8.)

[2] Polybe, III, XXXV.

[3] Campagnes, etc. introduction, p. 8.

[4] Il paraîtrait que le gros des légions du chef punique a réellement franchi notre barrière du midi au col de Roncevaux, si célèbre depuis Roland (Moniteur de l'armée du 21 mai 1865. Article emprunté au Constitutionnel.)

[5] Moniteur de l'armée du 21 mai 1865.

[6] Le nom de saut d'Annibal est encore donné, de nos jours, à un fort barrage en maçonnerie établi sur la petite rivière de Montalba, dont il arrêtait et déttournait les eaux, qu'un aqueduc, creusé en partie dans la roche vive, portait ensuite aux bains d'Arles. (Daudé de Lavalette, Recherches, p. 34.)

[7] Annuaire des Pyrénées-Orientales, pour l'année 1834, p. 177. Il s'agit vraisemblablement ici du barrage précédemment désigné sous le nom de saut.

[8] Une tradition populaire a conservé le nom d'Annibal à une brèche que l'on montre dans les rochers un peu au-dessus du village des Bains. (Colonel Fervel, Campagnes, etc. introduction, p. 8.)

[9] L'eau nécessaire à l'établissement d'Amélie-les-Bains est fournie par un canal de dérivation du Moudony. Ce canal prend naissance en amont d'un barrage que l'on a établi dans une des parties les plus abruptes et les plus étroites de la gorge du torrent, en un point que l'on désigne, dans le pays, sous le nom de digue d'Annibal. (Recueil d'établissements et d'édifices dépendant du département de la guerre.)

[10] Le point le plus élevé du col est coté Summum Pyrenaum sur l'Itinéraire d'Antonin et sur la Table de Peutinger.

[11] Campagnes, etc. introduction, p. 8.

[12] Histoire du Roussillon, Paris, Imprimerie royale, 1835.

[13] Recherches sur l'histoire du passage d'Annibal d'Espagne en Italie à travers les Gaules, Montpellier, 1838.

[14] Notes relatives aux Considérations sur l'art de la guerre, du général Rogniat.

[15] Silius Italicus, Puniques, III, v. 442, 443.

[16] On ne saurait disconvenir que les anciens n'aient donné le nom de Bébryces aux peuples qui habitaient depuis les environs de Narbonne jusqu'aux Pyrénées. (Dom Vaissète et Claude Vic, Histoire générale du Languedoc, t. I, note 10.)

[17] Cette répartition en trois colonnes remontait à l'époque du passage de l'Èbre. (Tite-Live, XXI, XXIII.) Il est probable que, après l'avoir une fois adoptée, Annibal la conserva durant sa marche d'Espagne en Italie.

[18] Kouk-el-ara, la conque de la rivière, le port à l'embouchure de la rivière.

[19] Bahr-el-estera, l'esplanade de la mer, le col voisin de la mer. — Le col de Belistre est à l'altitude 260 mètres.

[20] Aker-bahr, la tête sur la mer, le cap sur la mer.

[21] B-an-Ols pour B-ana-Ols, de la nourrice des Ols (sous-entendu : la ville). Il s'agit ici de Banyuls-sur-mer.

[22] Kouk-illi-Iberien, la conque de la fille des ibères, le port d'Illi-Iberien (Elne).

[23] Mak-ana, nourrice des Makes. Toutes ces dénominations topographiques ont pour souche commune un entrelac de racines phéniciennes et thimazirin, c'est-à-dire galliques. (Voyez l'appendice G, Notice ethnographique.)

[24] Le col de Banyuls est à l'altitude 362 mètres.

[25] Aker-b-estera, l'esplanade de la tête, le col du sommet. Le passage de Carbassera est à l'altitude 997 mètres, tandis que ceux de Banyuls et de Belistre sont respectivement à 362 mètres et 260 mètres.

[26] Illi-Iberien, la fille des Ibères. Suivant M. Amédée Thierry, le mot Illiberris devrait s'écrire Illi-Berri (ville neuve). Nous ne saurions admettre cette étymologie ; Illi-Iberien avait pour marine Collioure (Kouk-illi-Iberien, d'où les Latins ont fait Cancoliberri). C'était un centre de population fort important. Ruinée vers l'an 50 de notre ère, cette ville fut réédifiée par Constantin, qui lui donna le nom de sa mère Hélène, d'où, par contraction, le nom moderne d'Elne. (Voyez, sur la ville d'Illiberris, l'Histoire générale du Languedoc, t. I, p. 53 et note 9.)

[27] Tite-Live, XXI, XXIV.

[28] Ouvrage cité, t. I, p. 8.

[29] Polybe, III, XI.

[30] Tite-Live, XXI, XXIII.

[31] Histoire des Gaulois, t. I, p. 317.

[32] L'Hercule phénicien avait franchi les Pyrénées orientales.

[33] Polybe, III, XII.

[34] Histoire de Jules César, l. II, c. I, t. I, p. 171.