La conquête de Le tableau de cette marche mémorable d'Espagne en Italie,
si hardiment conçue, si vigoureusement exécutée, impose une admiration
sincère à tous les amis de l'histoire, mais doit nous intéresser plus que
personne, nous Français, dont le pays fut le théâtre de ces événements
extraordinaires. Nos provinces du Midi ont conservé le souvenir de ces
réguliers d'Annibal, qui, il y a près de vingt et un siècles, ont foulé le
sol de nos départements des Pyrénées-Orientales, de l'Aude, de l'Hérault, du
Gard, de Vaucluse, de Est-il donc impossible de retrouver le chemin suivi par
les Carthaginois dans les Pyrénées orientales, et doit-on dire avec le
colonel Fervel[3]
que : Le point de passage ne saurait être précisé ?
Nous estimons qu'on peut, sinon toucher du doigt la vérité, du moins obtenir
une approximation très-suffisante. Assurément, la question a été résolue en
des sens très-divers, et chaque érudit tient essentiellement à son opinion et
à son col. Mais il est hors de doute aussi qu'une imagination fantaisiste a, le
plus souvent, guidé les auteurs des systèmes qu'on a vus se produire. Il est
des théories étranges qui promènent très-gratuitement les Carthaginois le
long de la chaîne pyrénéenne, et, tout récemment encore, des journaux
très-sérieux les conduisaient au val de Roncevaux[4]. La saine
critique, en conséquence, conseille de n'accueillir qu'avec une réserve
extrême les solutions basées sur des traditions vagues, de ne tenir compte ni
du gué
d'Annibal découvert au pied de la ville de Sauveterre (Basses-Pyrénées)[5], ni du saut d'Annibal[6], ni du mur d'Annibal[7], retrouvés près
des bains d'Arles-sur-Tech (Pyrénées-Orientales),
ni de la brèche
d'Annibal[8] que l’on montre
au-dessus du village des Bains, ni de la digue d'Annibal[9] qui sert aux
approvisionnements d'eau de la station de bains d'Amélie. Il faut franchement
et définitivement ruiner toutes ces hypothèses, que ni la logique ni les
textes ne sauraient étayer. Quant aux auteurs qui ont sérieusement étudié l'itinéraire
d'Annibal, la plupart le conduisent par le col du Pertus, point de passage de
la voie romaine qui fut ouverte plus tard pour mettre l'Espagne et Cependant ce qu'il y a de plus
probable, dit le colonel Fervel[11], c'est que le
général carthaginois est passé à l'est du Pertus. Déjà, cet avis avait
été exprimé par M. Henry. Annibal, dit ce
consciencieux écrivain[12], se tenait, autant
que possible, rapproché de la mer, dont sa flotte côtoyait les bords. Quoique le col du Pertus ne l'en éloignât pas beaucoup, ceux de Les trois cols dont il s'agit ici,
dit à son tour de Lavalette[13], sont si rapprochés qu'Annibal a pu faire déboucher une
partie de ses troupes par ceux du Pertus et de Banyuls, en même temps que,
avec le gros de son armée, il arrivait par celui de Napoléon, enfin, était tellement convaincu qu'Annibal n'avait pas dû s'éloigner du littoral, que, par une de ces intuitions dont lui seul avait le secret, il n'hésite pas à le faire descendre à Collioure[14]. Nous estimons également que, partant d'Ampurias et prenant Elne pour premier objectif, l'armée carthaginoise a dû ranger la côte d'aussi près que possible ; que, par conséquent, elle s'est éclairée au moyen d'une colonne légère filant par le col de Belistre, voisin du cap Cerbère (Aker-bahr) ; que cette colonne d'éclaireurs s'est effectivement approchée de Collioure (Kouk-illi-Iberien) avant d'arriver à Elne (Illi-Iberien). Une deuxième colonne, celle du centre, a vraisemblablement
pris par le col de Banyuls ; une troisième, enfin, a dû passer par le col de
Carbassera (Aker-b-estera)
et descendre par Quoi qu'il en soit, il est rationnel de tracer ainsi qu'il
suit l'itinéraire de l'armée d'Annibal : les trois colonnes dont elle se
compose[17]
décampent ensemble d'Ampurias, franchissent, l'une après l'autre, Pendant que s'exécutait ce long mouvement tournant, les
colonnes de gauche et du centre se dirigeaient de conserve vers le nord, par
Perelada, Espolla et Saint-Genis. Parvenues en ce point, elles cessèrent de
faire route commune. La colonne du centre se mit à gravir le col de Banyuls[24], qu'elle
descendit par L'opération du passage de la chaîne pyrénéenne ne s'était point exécutée sans encombre. Le colonel Fervel prétend[28] qu'on dut employer dix mille travailleurs et mille chevaux à ouvrir un chemin dans la montagne ; mais nous n'avons découvert aucun texte qui mentionne ce détail. Les difficultés qu'Annibal avait à vaincre étaient vraisemblablement d'un autre ordre. Il avait à lutter contre la malveillance des peuplades gauloises, qui, retranchées sur leurs montagnes inaccessibles[29], devaient à chaque instant l'inquiéter. Bien qu'il fût maître des passages[30], il savait bien que des maraudeurs isolés et même des groupes hostiles ne pouvaient manquer de harceler ses colonnes. Le jeune général eut sans doute à emporter d'assaut plus d'un village, à livrer plus d'un combat d'arrière-garde, et cette nécessité de montrer sa force, dit M. Amédée Thierry[31], ne nuisait pas médiocrement à la confiance que ses déclarations pacifiques avaient d'abord inspirée. Les trois colonnes carthaginoises eurent néanmoins raison des mauvaises dispositions des montagnards, et parvinrent, sans essuyer trop de pertes, aux plaines du Roussillon. Annibal est le premier capitaine de l'antiquité qui ait frayé à une armée régulière[32] la voie des Pyrénées orientales, et le succès de cette opération hardie était bien de nature à frapper les esprits d'un profond étonnement. Scipion lui-même, lorsqu'il en fut instruit, ne put dissimuler sa surprise[33]. En apprenant que tant de difficultés avaient été vaincues, que tant de peuples avaient été domptés par la politique ou par les armes, les Espagnols laissèrent franchement éclater leur admiration. Les divers épisodes de cette marche hardie demeurèrent gravés en leur mémoire, et lorsque, cent quarante ans plus tard, Sertorius, à son tour, tenait les Romains en échec, ils lui donnaient le nom de second Annibal[34]. |
[1]
C'est à tort que le colonel Fervel porte l'effectif total à 82.000 hommes, dont
73.000 fantassins. (Voyez Campagnes de
[2] Polybe, III, XXXV.
[3] Campagnes, etc. introduction, p. 8.
[4] Il paraîtrait que le gros des légions du chef punique a réellement franchi notre barrière du midi au col de Roncevaux, si célèbre depuis Roland (Moniteur de l'armée du 21 mai 1865. Article emprunté au Constitutionnel.)
[5] Moniteur de l'armée du 21 mai 1865.
[6] Le nom de saut d'Annibal est encore donné, de nos jours, à un fort barrage en maçonnerie établi sur la petite rivière de Montalba, dont il arrêtait et déttournait les eaux, qu'un aqueduc, creusé en partie dans la roche vive, portait ensuite aux bains d'Arles. (Daudé de Lavalette, Recherches, p. 34.)
[7] Annuaire des Pyrénées-Orientales, pour l'année 1834, p. 177. Il s'agit vraisemblablement ici du barrage précédemment désigné sous le nom de saut.
[8] Une tradition populaire a conservé le nom d'Annibal à une brèche que l'on montre dans les rochers un peu au-dessus du village des Bains. (Colonel Fervel, Campagnes, etc. introduction, p. 8.)
[9] L'eau nécessaire à l'établissement d'Amélie-les-Bains est fournie par un canal de dérivation du Moudony. Ce canal prend naissance en amont d'un barrage que l'on a établi dans une des parties les plus abruptes et les plus étroites de la gorge du torrent, en un point que l'on désigne, dans le pays, sous le nom de digue d'Annibal. (Recueil d'établissements et d'édifices dépendant du département de la guerre.)
[10]
Le point le plus élevé du col est coté Summum
Pyrenaum sur l'Itinéraire d'Antonin et sur
[11] Campagnes, etc. introduction, p. 8.
[12] Histoire du Roussillon, Paris, Imprimerie royale, 1835.
[13] Recherches sur l'histoire du passage d'Annibal d'Espagne en Italie à travers les Gaules, Montpellier, 1838.
[14] Notes relatives aux Considérations sur l'art de la guerre, du général Rogniat.
[15] Silius Italicus, Puniques, III, v. 442, 443.
[16] On ne saurait disconvenir que les anciens n'aient donné le nom de Bébryces aux peuples qui habitaient depuis les environs de Narbonne jusqu'aux Pyrénées. (Dom Vaissète et Claude Vic, Histoire générale du Languedoc, t. I, note 10.)
[17] Cette répartition en trois colonnes remontait à l'époque du passage de l'Èbre. (Tite-Live, XXI, XXIII.) Il est probable que, après l'avoir une fois adoptée, Annibal la conserva durant sa marche d'Espagne en Italie.
[18] Kouk-el-ara, la conque de la rivière, le port à l'embouchure de la rivière.
[19]
Bahr-el-estera, l'esplanade
de la mer, le col voisin de la mer. — Le col de Belistre est à
l'altitude
[20] Aker-bahr, la tête sur la mer, le cap sur la mer.
[21] B-an-Ols pour B-ana-Ols, de la nourrice des Ols (sous-entendu : la ville). Il s'agit ici de Banyuls-sur-mer.
[22] Kouk-illi-Iberien, la conque de la fille des ibères, le port d'Illi-Iberien (Elne).
[23] Mak-ana, nourrice des Makes. Toutes ces dénominations topographiques ont pour souche commune un entrelac de racines phéniciennes et thimazirin, c'est-à-dire galliques. (Voyez l'appendice G, Notice ethnographique.)
[24]
Le col de Banyuls est à l'altitude
[25]
Aker-b-estera, l'esplanade
de la tête, le col du sommet. Le passage de Carbassera est à l'altitude
[26] Illi-Iberien, la fille des Ibères. Suivant M. Amédée Thierry, le mot Illiberris devrait s'écrire Illi-Berri (ville neuve). Nous ne saurions admettre cette étymologie ; Illi-Iberien avait pour marine Collioure (Kouk-illi-Iberien, d'où les Latins ont fait Cancoliberri). C'était un centre de population fort important. Ruinée vers l'an 50 de notre ère, cette ville fut réédifiée par Constantin, qui lui donna le nom de sa mère Hélène, d'où, par contraction, le nom moderne d'Elne. (Voyez, sur la ville d'Illiberris, l'Histoire générale du Languedoc, t. I, p. 53 et note 9.)
[27] Tite-Live, XXI, XXIV.
[28] Ouvrage cité, t. I, p. 8.
[29] Polybe, III, XI.
[30] Tite-Live, XXI, XXIII.
[31] Histoire des Gaulois, t. I, p. 317.
[32] L'Hercule phénicien avait franchi les Pyrénées orientales.
[33] Polybe, III, XII.
[34] Histoire de Jules César, l. II, c. I, t. I, p. 171.