A l'heure où les hostilités allaient s'ouvrir en Italie, il importait d'assurer à la péninsule ibérique la tranquillité la plus complète pour la durée probable de la guerre, de la préserver de toute insurrection intérieure, de la mettre à l'abri de toute insulte de la part des Romains. Il était de bonne politique de garnir le pays d'une armée composée d'éléments étrangers, et, réciproquement, d'en éloigner les contingents espagnols, dont la turbulence était à craindre. Annibal désigna donc pour l'Afrique les Thersites, les Mastiens, les Ibères de la montagne et les Olcades, en tout 1.200 hommes de cavalerie et 13.850 d'infanterie, non compris un certain nombre de Baliares. Les uns allèrent tenir garnison à Carthage, les autres furent répartis dans les villes métagonitiques[1], c'est-à-dire sur le littoral africain sis à l'ouest de Kollo[2]. En opérant ainsi, le général carthaginois protégeait ses communications en arrière, de Kollo à Mers-el-Kebïr. C'était la métropole qui devait surveiller la côte, de Carthage à Kollo, et, à cet effet, elle reçut d'Annibal 4.000 fantassins tirés des villes mêmes de la Métagonie[3]. Ces mesures étaient fort sages. Tous les hommes se trouvaient dépaysés et servaient d'otages là où ils avaient à tenir garnison. Les derrières de l'Espagne, c'est-à-dire de la base d'opérations, devenaient ainsi parfaitement sûrs. L'armée destinée aux garnisons de la péninsule compta 12.650 hommes d'infanterie, dont 11.850 Libyens, 300 Ligures, 500 Baliares ; et 2.450 de cavalerie, dont 350 Libyens ou Liby-Phéniciens, 300 Ilergètes[4], 1800 Imazir'en, Massyliens ou Massésyliens, Macéens et Maures. A la cavalerie fut adjointe une troupe de 21 éléphants[5]. L'escadre chargée du service des côtes de l'Espagne fut formée de 50 quinquérèmes, 2 quadrirèmes et 5 trirèmes[6]. En résumé, l'armée permanente qui allait demeurer en deçà de l'Èbre était, en nombre rond, d'un effectif de 15.000 hommes, dont 2.500 cavaliers, et elle était appuyée par une flotte de 57 navires[7]. Soldats, équipages et cornacs, tout était étranger à l'Espagne. Restait à pourvoir au commandement de ces forces de terre et de mer. Annibal avait alors auprès de lui ses trois frères, Asdrubal, Hannon et Magon. Le jeune et bouillant Magon devait le suivre en Italie ; il destinait à Hannon un poste important en deçà des Pyrénées ; le brave et intelligent Asdrubal était naturellement désigné pour l'emploi de gouverneur général de la péninsule. Annibal l'installa dans ces fonctions[8], et il n'eut jamais qu'à se louer de ce frère, digne et glorieux fils du grand Amilcar. Le jeune général assemble ensuite ses soldats. Il avive chez tous la haine du nom romain, et promet solennellement les plus belles récompenses à ceux qui l'aideront à sauver sa patrie. Il remue en eux la fibre religieuse et appelle sur leur valeur la protection des dieux. En terminant ce beau mouvement oratoire, il fait lire l'ordre du jour qui fixe la date du départ pour l'Italie, et cette communication est accueillie avec le plus vif enthousiasme. Au jour dit, et par une belle matinée de printemps[9], l'armée tout entière s'ébranle et dit adieu à Carthagène, la ville des roses[10]. Cédant aux destins qui l'entraînent par delà les Pyrénées et les Alpes, elle s'éloigne à grands pas et ne songe plus qu'au salut de la métropole. Pendant que ces belles troupes font leurs premières étapes, Annibal, qu'ont jusque-là préoccupé les soins d'une organisation difficile, Annibal songe enfin à son foyer. Sa première pensée est de soustraire sa femme et son enfant aux dangers de la guerre. Il ne peut songer à les emmener en Italie. L'Espagne ne lui parait pas non plus très-sûre ; après son départ, il le pressent, une lutte terrible va s'engager entre son frère Asdrubal et les Romains. Tout bien considéré, Imilcée et son fils s'embarqueront pour Carthage ; cette dure séparation est nécessaire. Annibal a vu disparaître à l'horizon la voile qui emporte
ce qu'il a de plus cher au monde. Il fait taire les voix émues de son cœur,
et rejoint les colonnes qui s'acheminent vers la vallée de l'Èbre. Partie de
Carthagène, l'armée se dirigea vers Etovisse (Oropesa), le long du littoral[11], et arriva au
fleuve qui, suivant les traités, servait de limite aux Carthaginois et aux
Romains. Jusque-là, les premiers sont sur leur terrain, et leur marche est
facile ; mais la scène va changer. Sur la rive gauche se profilent les crêtes
d'une âpre région, peuplée d'habitants à demi sauvages : c'est Le quadrilatère compris entre le Sègre, l'Èbre, la mer et les Pyrénées, dit aussi Malte-Brun[13], est un pays entièrement montagneux, excepté dans le voisinage des côtes. Sa charpente est formée par les ramifications des Pyrénées, qui s'y répandent d'une manière si confuse, qu'on ne trouve aucun enchaînement entre elles, et que la contrée n'apparaît que comme un entassement désordonné de sierras, de pics, de rochers, ouvert çà et là de gorges repliées en tous sens, d'étroits défilés, de vallons parcourus par des rivières torrentueuses et sujettes à des débordements. Pour achever de faire connaître les limites de cette
Suisse espagnole, due à un bizarre épanouissement des Pyrénées orientales, il
n'y a plus qu'à en exposer l'hydrographie. Le Sègre[14], dont le
développement total est de De ses sources à son confluent le Sègre sert de fossé à
l'important contrefort qui divise en deux parties distinctes le revers sud
des Pyrénées orientales. L'une, région des vallées transversales, comprend tous
les cours d'eau qui ont le Sègre pour commun déversoir ; l'autre, région des
vallées latérales, est arrosée par le Llobregat, le Ter, Ce second groupe, si nettement dessiné, constitue ce qu'on
nomme le grand
bassin de Le Llobregat (Rubricatus) prend ses sources sur le revers méridional de la portion de chaîne comprise entre le col de Port, à hauteur d'Urgel, et le massif de Tosas, au sud de Puycerda (Puig-Cerda). Il décrit d'abord plusieurs omégas s'alignant par la base, suivant la direction nord-sud ; mais le massif du Mont-Serrat[16] l'infléchit vigoureusement, et, dès lors, ses eaux coulent du nord-ouest au sud-est. Son embouchure se trouve à Des flancs du Puig-Mal, d'une part, et du pic de Castalone, de l'autre, descendent quatre torrents : le Ripart, le Freiser, le Ter proprement dit et le Riutort. Le Ripart et le Freiser se réunissent en fourche à Ribas ; le Ter et le Riutort confluent de même à Campredon. Ribas et Campredon sont, à leur tour, comme les deux pointes d'une autre fourche, dont l'embase est à Ripoll. Tel est le bassin de réception du Ter. A Ripoll, commence le canal d'écoulement. Encaissé depuis ses sources jusqu'à son embouchure, le Ter suit d'abord une direction nord-sud jusqu'à l'aplomb de Vich. Là, il s'infléchit brusquement d'équerre et coule de l'ouest à l'est jusqu'à Girone, d'où, remontant légèrement vers le nord, il va se jeter à la mer, un peu au-dessous du golfe de Roses. La chaîne pyrénéenne, deux contreforts adjacents et le
pâté de la rive gauche du Ter dessinent le vaste entonnoir où s'engouffrent
les eaux qui alimentent le torrent de La portion de la grande chaîne correspondant au territoire
de Pratz de Mollo est couronnée d'un large plateau de Telle est, esquissée à grands traits, l'hydrographie de Le Sègre, ce long couloir qu'envahissent des crues aussi
subites que violentes, semble, à première vue, jouir d'une propriété
militaire importante. On dirait un chemin naturel qui permet de tourner les
rivières de Les affluents de gauche du haut Sègre correspondent à des
passages importants qui ouvrent Le grand contrefort pyrénéen jeté entre les bassins du
Sègre et du Llobregat présente une force de résistance considérable, et le
massif du Mont-Serrat est particulièrement célèbre dans l'histoire militaire
de la France[17].
Une position non moins importante est celle qu'occupe, sur le Cardoner, la place
de Cardona, ce réduit pour les temps de malheur,
comme disent les Catalans. C'est sous l'appui de cette place qu'ils se
réorganisèrent en 1811, après le départ du maréchal Suchet pour Valence.
Cardona, qui marque véritablement le centre militaire de De Montblanch elle conduit à Valls, où Gouvion-Saint-Cyr
mit les Espagnols en pleine déroute (25 février 1809) ; à Reus, qui ouvrit
bientôt après ses portes à l'armée française ; enfin à Tarragone, qui fut assiégée
et prise en 1811. Nous aurons terminé l'examen des voies de communication de
cette portion de Quant aux places de l'Èbre, elles sont assez mal reliées
entre elles. Coupé par de nombreux barrages, le fleuve n'est guère navigable
que pendant la saison des crues, et l'on ne saurait donner le nom de routes
aux chemins difficiles qui mènent de Mequinenza à Tortose[21]. Une armée qui
veut dominer la vallée du Llobregat doit nécessairement occuper les points de
Castellard de Nueh, Pobla, Baga, Pedra-Sorca. Doria, Nuria, les Sept Cases et
Mollo sont pareillement les clefs du haut Ter. Quant à Tosas, elle commande à
la fois les vallées du Ter et du Llobregat, et cette position est extrêmement
importante ; car il est facile de barrer la gorge du haut Ter, étranglée
entre d'énormes montagnes[22]. En descendant
la portion transversale de la vallée de ce fleuve, une armée partie des
Pyrénées orientales pourrait tourner toutes les défenses qui précèdent
Girone, cette porte de Nous avons dit qu'une route reliait Manresa à Girone en
passant par Vich, poste fortifié des plus précieux, qui domine tout le massif
entre le Ter et le Llobregat, et sert d'appui aux places de la rive droite de
ce dernier cours d'eau[24]. Parallèlement à
cette route de Manresa à Vich, et au pied du grand massif de montagnes, sont
deux communications dont il faut tenir compte. L'une, dite l'ancienne route,
et défendue par Hostalrich, conduit de Barcelone à Girone. L'autre, la route de Girone est le point de C'est seulement en aval de Bezalu que Ce qui fait surtout la force de cet âpre pays, c'est la
rareté et le mauvais état des communications. Des sentiers difficiles relient
Vich et Campredon à Olot. De deux stations de La route de France, de Bescara à Pont-des-Moulins, par Figuières, suit le pied des collines du haut Ampurdan. Le pays est, en outre, desservi par le chemin de Figuières à Bezalu, par Nevata, et un sentier qui mène de Campredon à Saint-Laurent de Muga, par le col de Bassagoda ; ce dernier fut fréquemment pratiqué par les bandes catalanes qui, en 1795, fourmillaient dans le triangle ayant pour sommets Olot, Campredon et la Magdelaine[26]. Mentionnons enfin un chemin voisin du littoral, passant au travers des marais, et qui porte le nom de San-Pedro Pescador. Le pays tourmenté que nous venons d'explorer à vol
d'oiseau est, on le conçoit, déchiré par de nombreux torrents. Les plus
importants sont : l'Alga et le Manol. L'Alga descend du massif de Nostra-Senora del
Monte et aboutit aux marais de Ciurana, derrière lesquels l'armée
française prit position en 1795. Le Manol vient des hauteurs de Llorona, se
grossit à gauche des torrents secondaires de Sistella et de Dans le rentrant formé par le Manol et De Pont-des-Moulins, sur Il était indispensable d'esquisser, ainsi que nous venons
de le faire, la physionomie de Des difficultés d'un autre ordre naissent du caractère à demi sauvage des habitants, qui, à l'approche des étrangers, s'enfuient dans la montagne, en emportant toutes leurs provisions[33]. La race catalane, aussi vigoureuse qu'intelligente et fière, est singulièrement endurcie à toutes les fatigues du corps. Elle n'a qu'un besoin, mais violent, celui de l'indépendance ; qu'une passion, mais féroce, celle de la guerre de montagnes. Ce sont, disait Vauban, gens un peu pendards, aimant naturellement l'escoupetterie et se faisant un grand plaisir de chasser aux hommes[34]. A la première alarme, on voit debout tout homme en état de porter un fusil ; la jeunesse se forme en compagnies franches qui prennent le nom de Miquelets ; le reste de la population s'organise en Soumatens. Au premier son du tocsin, les habitants des villages abandonnent leurs demeures, enterrent leurs grains, replient leurs troupeaux et vont se réfugier sur des pitons inaccessibles. Mais les races primitives se laissent fatalement entraîner à des excès que la civilisation condamne ; ces rudes Catalans sont d'un courage incomparable, et, il faut bien le dire, leur cruauté est à la hauteur de leur courage[35]. En résumé, Mais il est temps de clore cette étude et de retrouver les troupes d'Annibal massées sur la rive droite de l'Èbre. 90.000 hommes d'infanterie, 12.000 hommes de cavalerie, en tout 102.000 hommes, se disposent à franchir le fleuve[40]. M. Duruy attribue un effectif trop restreint aux troupes carthaginoises qui vont procéder à cette opération ; l'éminent historien n'accorde que 94.000 hommes ; mais les textes sont précis et en accusent 102.000. Ces textes, d'une concision regrettable[41], semblent d'ailleurs démontrer que le passage s'effectua sans difficultés sérieuses[42]. Nous apprenons de Tite-Live que l'armée fut, à cette occasion, répartie en trois colonnes[43]. Pour déterminer aussi exactement que possible la direction
de ces trois passages, il est d'abord indispensable de relire attentivement
Polybe et Tite-Live, nos guides ordinaires. Après
avoir franchi l'Èbre, dit Polybe (III, XXXV), il soumit les
Ilergètes, les Bargusiens, les Ærénosiens et les Andonisiens, jusqu'aux
Pyrénées. Opérant plus rapidement qu'il n'avait l'espérer, il enleva de vice
force plusieurs places importantes, et livra nombre de combats qui lui
coûtèrent beaucoup de monde. Tite-Live (XXI,
XXIII) s'exprime comme il suit : Il soumis les Ilergètes, les Bargusiens, les Ausétans, et
le Lacétanie, région qui occupe le versant méridional des Pyrénées.
Ceci étant, il convient de mettre en regard l'un de l'autre ces deux récits
succincts. Les Ίλουργηπτοί
de Polybe, les Ilergètes
de Tite-Live nous présentent la peuplade des Ilerdan, ayant pour place forte Alerda
(Lérida), et pour capitale Athanagia[44], probablement
Sananja, sur affluent du Sègre. Les Βαργουσίοι,
ou Bargusii,
avaient évidemment pour centre la place importante de Berga. Jusque-là,
Polybe et Tite-Live sont parfaitement d'accord ; mais voici venir la
divergence : l'un mentionne la soumission des Αίρηνόσιοι,
des Άνδόσινοι,
de tout le pays jusqu'aux Pyrénées ; l'autre, celle des Ausetani et de Les Αίρηνόσιοι
sont, à notre sens, la peuplade des Inrousien, ayant pour capitale Anresa,
la moderne Manresa[45] ; les Άνδόσινοι,
celle des Indonien,
avec Andona
(Cardona ou Kerdona) pour place forte
principale[46].
Les Ausetani
étaient répandus sur toute En résumé, les concordances de Polybe et de Tite-Live
démontrent qu'Annibal s'est rendu maître de Lérida et de Berga ; les
divergences des deux historiens n'aboutissent point à des contradictions.
Suivant le premier, les Carthaginois ont pris Manresa et Cardona ; d'après
l'autre, ils ont aussi occupé le col de Tosas, Vich et toute la basse
Catalogne, de Avant de passer l'Èbre, il divise son armée de 102.000 hommes en trois corps, que nous supposerons d'égale force, soit de 34.000 hommes chacun, et qui doivent, en se donnant toujours la main, s'avancer parallèlement vers les Pyrénées. Le premier, celui de droite, comprenant sans doute le gros du bagage, les éléphants, les impedimenta, franchit le fleuve au gué d'Amposta, point de passage de lord Bentinck en 1813, et doit, en suivant le littoral, s'emparer de la basse Catalogne. Il est appuyé par la flotte carthaginoise. Le deuxième corps passe à Mora, où le maréchal Suchet établit, en 1810, un pont volant et un dépôt de munitions. Il a pour mission de pousser droit sur la vallée du Llobregat et de soumettre le cœur du pays. Le troisième, enfin, franchit le fleuve aux environs de Mequinenza[52], et se porte sur la vallée du Sègre. Pendant que le deuxième corps, ou corps du centre, se
dirige du sud au nord, par Tivisa, Montblanch, Cervera, vers son objectif,
Manresa, pour pousser ensuite sur Cardona, Berga, Baga et le col de Tosas ;
le corps de droite prend Tortose, Reus (Rous, tria capita), Tarragone (Ta-Ras-Ko),
Barcelone (Bahr-Kino),
Girone, Ampurias ; le corps de gauche s'empare de Lérida, Sananja, Solsona, Les trois corps combinent leur marche, et peuvent, à
chaque instant, se porter l'un vers l'autre pour se prêter un solide appui.
Sur la ligne de l'Èbre, les communications sont difficiles, mais le passage
est encore praticable, puisque Palafox sut replier directement 15.000 hommes
de Mequinenza sur Tortose ; et que le siège de cette dernière place fut
entrepris par le maréchal Suchet, qui avait préalablement concentré ses
moyens d'action au confluent du Sègre et de Plus haut, Lérida se relie : à Tarragone, par les défilés
de Montblanch ; à Barcelone, par Cervera, Igualada, le revers sud du
Montserrat, ou vallée de L'expédition ne dura que deux mois ; mais le succès n'en
fut acheté qu'au prix d'un sang précieux. Les engagements de chaque jour et
les sièges qu'il fallut entreprendre coûtèrent aux Carthaginois environ 21.000
hommes, soit le cinquième de leur effectif total[54], sacrifice
énorme, mais non fait en pure perte, puisque Cependant il fallait organiser le pays de manière à tirer de celte conquête tout le parti possible. Le jeune général chargea son frère Hannon du soin de faire régner l'ordre à l'intérieur de la province. Ainsi nommé gouverneur général de la Catalogne[55], Hannon, que M. Duruy appelle Magon[56], eut, à cet effet, à sa disposition une petite armée de 10.000 hommes d'infanterie et de 1000 chevaux[57]. Ces forces étaient jugées suffisantes pour qu'il pût tenir le pays par le moyen de garnisons solidement installées dans les places[58], demeurer maître des passages des Pyrénées[59] et pourvoir à la garde des magasins de dépôt de l'armée d'Italie[60]. Il n'est pas absolument impossible de déterminer en quel point le frère d'Annibal avait établi le siège de son gouvernement. En s'attachant aux textes, comme il convient de le faire en toute élude historique, on peut admettre que le quartier général de l'armée punique d'occupation était à Berga[61]. Cette position est, en effet, exceptionnellement favorable à toutes les opérations ayant pour objet la défense du territoire catalan et la sûre possession des cols de la frontière pyrénéenne. En pivotant autour de cette place, qui commande les bassins de tous les cours d'eau de l'intérieur, un petit noyau de bonnes troupes peut exercer sur le pays une action considérable. A portée des plaines d'Urgel, les détachements peuvent facilement vivre, et la disposition des communications qui rayonnent autour de Manresa leur vaut, pour ainsi dire, le don d'ubiquité dans la haute et dans la basse Catalogne. De plus, sans descendre des hauteurs qu'ils occupent, il leur est facile de gagner tous les cols de la grande chaîne[62]. Cependant la mission d'Hannon n'était pas sans présenter certaines difficultés. Les Romains avaient depuis longtemps pris pied en Catalogne, et y entretenaient un parti puissant. Il leur était donc facile d'agiter le pays, de s'y créer de nouvelles alliances, de ramènera eux les peuplades qui, lors des opérations d'Annibal, avaient déserté leur cause. C'est ce qu'ils ne manquèrent pas de faire, tant sur la côte que dans l'intérieur[63], aussitôt que les Carthaginois eurent passé les Pyrénées. Le littoral catalan était bien semé de villes phéniciennes[64], dont l'active
c00pération semblait assurée aux Carthaginois. Mais les liens d'une commune
origine s'étaient sans doute fort relâchés sous l'action de la diplomatie
romaine. Les ports de commerce qui avaient accueilli Annibal, lors de son
passage par Les haines nationales, qui s'invétèrent avec les siècles,
ne s'implantent si profondément dans l'esprit public que parce qu'elles sont
une conséquence des rivalités économiques, un résultat de la concurrence
commerciale et du froissement des intérêts privés. Or les Grecs et les
Carthaginois, qui s'étaient tant de fois rencontrés et heurtés en Asie Mineure,
dans l'Archipel et en Sicile, ne pouvaient sceller en Espagne une amitié bien
durable. Les colonies grecques de D'ailleurs, il convient aussi de tenir compte du caractère et de la valeur personnelle du jeune frère d'Annibal. Hannon n'était pas plus capable de commander en Catalogne, que ne le fut plus tard le roi Joseph de gouverner l'Espagne sous l'autorité de Napoléon. Son impéritie militaire est frappante et rappelle les fautes du brave Augereau[67]. Mais, sans songer aux graves mécomptes qui peuvent attrister les débuts de la campagne d'Italie, Annibal, ferme en ses résolutions, poursuit à grands pas sa route vers les Pyrénées, et prend, avant de s'y engager, une mesure commandée par la raison politique. Il licencie une partie de ses troupes[68], et ne garde qu'une élite de 50.000 hommes d'infanterie et 9.000 hommes de cavalerie[69]. Le passage de l'armée d'Annibal en Catalogne a dû laisser
des traces, que le temps a, malheureusement, effacées. On peut toutefois
mentionner un pont dit d'Annibal, jeté sur le Llobregat, au confluent de
la Noya[70],
et aussi les Echelles
d'Annibal, pointes de rochers qui se dressent à pic, en forme de degrés,
sur le revers occidental du Mongri, à l'embouchure de On se rappelle que, lors du passage de l'Èbre, et pour la conduite de ses opérations en Catalogne, Annibal avait partagé son armée en trois corps. L'un de ces corps, celui de droite, suivait le littoral, et, constamment en communication avec la flotte, comprenait la majeure partie de la cavalerie, ainsi que les éléphants ; il devait sans doute être chargé de l'escorte du trésor et du convoi. Bien que le jeune général allât régulièrement pousser des reconnaissances et diriger les opérations de guerre dans toutes les cases de l'échiquier catalan, il se tenait, le plus souvent, au corps de droite, qui était, en somme, le gros de l'armée, et dont tous les mouvements devaient être surveillés de près. En résumé, la route suivie par ce corps de droite, et
qu'on peut appeler la route d'Annibal en Catalogne, n'a pas dû
s'écarter sensiblement du tracé qu'indique l'Itinéraire d'Antonin[72]. L'armée carthaginoise
s'est dirigée d'Amposta sur Ampurias par Perello, Cambrils (Oleastrum),
Tarragone (Ta-ras-ko),
Vendrell (Palfuriana),
Villafranca (Antistiana),
Martorell (Fines),
Barcelone (Bahrkino),
la route de Annibal établit son quartier général sous Ampurias. Du haut de la montagne de Jupiter, où flotte le pavillon carthaginois, le regard des soldats embrasse le panorama des Pyrénées ; le coursier punique semble hennir d'impatience et dévorer l'espace qui le sépare encore des champs de l'Italie. |
[1] Nous avons déjà dit qu'il vaudrait mieux écrire : eptagonitiques. L'Eptagonie est la région littorale sise à l'ouest du cap Bougaroni (Seba Rous, les Sept-Têtes, Έπταγώνιον).
[2]
Ces détails sont donnés par Polybe (III, XXXIII), qui lui-même les a tirés de
[3] Carthage eut alors à sa disposition, pour la défense de l'Afrique, une armée de plus de 40.000 hommes.
[4] 200 Ilergètes seulement, selon Tite-Live. (Voir sur ce petit nombre une note de Schweighæuser. Polybe, III, XXXV.)
[5] 14 seulement, selon Tite-Live.
[6] Les équipages n'étaient au complet que sur 32 quinquérèmes et sur les 5 trirèmes.
[8] Asdrubal eut sous ses ordres Bostar, nommé commandant de la place de Sagonte.
[9] Ύπό τήν έαρινήν ώραν, dit Polybe (III, XXXIV), ce qu'Isaac Casaubon traduit par principio veris.
[10] Pline, Hist. nat., XXI, X.
[11] Tite-Live, XXI, XXII.
[12]
Campagnes de
[13] Géographie, édition Lavallée.
[14]
Alias
[15] Plus exactement : portes d'enfer.
[16]
Le Mont-Serrat est assez élevé pour que, de son sommet, on aperçoive les
Baléares, distantes de plus de 60 lieues. Sa base a 8 lieues de circonférence.
Les pics de cette montagne, découpés et détachés comme les doigts de la main,
offrent de loin l'aspect d'un jeu de quilles gigantesques. Le Mont-Serrat est
célèbre dans l'histoire militaire et religieuse de
[17]
En 1808, les généraux français Schwartz et Chabran fouillèrent en vain le
Mont-Serrat. Leurs attaques infructueuses ne servirent qu'à exalter le courage
des Catalans. Ce ne fut qu'en 1811, le 2 à juillet, que le maréchal Suchet
s'empara de cette position formidable, l'appui des
rebelles et l'espoir des fanatiques de toute
[18] Le nom de Macdonald se trouve mêlé à ceux de la plupart des points de cette route de Lérida à Barcelone. En 1810, les troupes qu'il commandait étaient campées sons Lérida, Tarrega, Cervera. En 1811, après avoir échappé au feu de Manresa, sa colonne fut attaquée au col Davi par les bandes du Mont-Serrat, et ne parvint qu'à grand'peine à Barcelone.
[19] Le pont de Molino del Rey, sur le Llobregat, fut attaqué et pris parles Espagnols le 15 janvier 1814.
[20] Suchet avait établi un pont volant à Mora et fait de cette place un magasin.
[21] Une route militaire de Tortose à Caspé, ouverte en 1708 par le duc d'Orléans, fut rétablie par Suchet en 1810.
[22] Lors de son expédition sur la manufacture d'armes de Ripoll, en octobre 1793, le général Dagobert éprouva d'immenses difficultés. Il lui fallait défiler sur des rampes d'une raideur excessive, au penchant des précipices, entre deux murailles de rochers, suivant des pistes où deux hommes à peine pouvaient marcher de front. Il prit néanmoins Campredon, poste autrefois fortifié, mais rasé sous Louis XIV, à la suite d'un siège remarquable, et qui n'était plus alors couvert que d'une simple chemise.
[23] Voyez, à la note précédente, les dangers que courut, en 1793, la colonne du général Dagobert.
[24]
En
[25]
C'est cette dernière roule que prit, en 1808, le général Duhesme pour aller
former le siège de la place de Girone, qui interceptait ses communications avec
[26]
Gros massif, de 7 à
[27] Lettre de Dugommier au Comité de salut public, du 16 octobre 1794.
[28]
Figuières a joué son rôle dans les guerres de l'Empire. Sa chute, préparée par
Macdonald, acheva de détruire, en
[29]
C'est sur la rive gauche de
[30] Elle soutint six sièges remarquables : ceux de Roses (1808), de Girone (1809), de Lérida (1810), de Mequinenza (1810), de Tortose (1810-1811), et de Tarragone (1811).
[31] Lettre au Comité de salut public, du 12 mai 1794.
[32] C'est à peu près ce que le cardinal Du Bellay disait du Roussillon : On en est chassé par les armes, si l'on est en petit nombre ; par la faim, si l'on est en force.
[33] Les montagnes qui nous environnent nous empêchent de nous étendre, et le fanatisme des paysans, qui les fait fuir et emporter tout à notre approche, rend nos courses infructueuses. (Lettre de Duhesme à Berthier, 23 août 1808.)
[34]
Les Catalans d'aujourd'hui ont tout à fait le génie et les mœurs de nos Kabyles
algériens. Selon nous, la race kabyle, ou mieux tamazir't, n'est, comme
l'indique l'onomatologie, qu'un rameau de la grande souche gaélique. La rude
famille des Galls, dans ses fréquentes expansions du nord au sud, dut semer
plus d'une fois, en descendant vers
[35]
L'audace et la férocité des paysans n'eurent plus de
bornes. Ils massacrèrent impitoyablement tous les détachements qu'ils surprirent
sur les routes.... A Manresa (1811), tous les blessés qui furent pris par les paysans furent
égorgés de la manière la plus barbare. L'exaspération des Catalans était à son
comble, et il n'est pas de moyen qu'ils n'employèrent pour assouvir leur vengeance.
A Barcelone et à Hostalrich, ils empoisonnèrent les farines et les citernes où
nous allions puiser de l'eau (1812). (Belmas, Histoire des sièges de
Voilà ce qui se passait en 1811, et cependant, trois ans auparavant, Augereau avait essayé de dominer le pays par la terreur. Voici le passage le plus menaçant de la proclamation de ce général :
Catalans,
Vous venez de prendre les armes contre l'armée française ; vous en serez punis. Tous les malheurs désormais vont fondre sur vous.
Tout homme pris les armes à la main, vingt-quatre heures après la publication de la présente proclamation, sera pendu sans autre forme de procès, comme voleur de grand chemin. La maison où il fera résistance sera brûlée ; tout y subira le même sort. (Proclamation d’Augereau, du 28 décembre 1809.)
[36]
De toutes les provinces révoltées en Espagne, je pense
que ce sera
... Des hommes qu'il ne suffit pas de vaincre pour les conquérir, puisqu'il faut encore les contenir sans cesse et garder le pays sur tous les points. (Instructions de Berthier au maréchal Macdonald, duc de Tarente, commandant le 7e corps en Catalogne, 2 mai 1810.)
... Importante province, la plus difficile à conquérir de toutes celles de la péninsule, soit à cause de son sol hérissé d'obstacles, soit à cause de ses habitants, très-hardis, très-remuant et craignant pour leur industrie un rapprochement trop étroit avec l'empire français. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, XV.)
[37]
Ce qui doit surtout décider à ménager les Catalans,
c'est la certitude d'établir entre
[38] Voici le tableau de cette division par départements et arrondissements :
[39] La position géographique de cette province l'isole du théâtre de la guerre dans le midi de l'Espagne. (Instructions de Berthier à Macdonald, du 2 mai 1810.)
[40] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, XXIII.
[41] ... διαβάς τόν Ίβηρα ποτορόν, dit simplement Polybe (III, XXXV).
[42] Il la [son armée] partagea en trois corps, et lui fit passer l'Èbre sans que personne se présentât pour s'y opposer. (Histoire générale du Languedoc, t. I, l. I.)
[43] Tite-Live (XXI, XXIII) dit expressément : Tripartito Iberum copias trajecit.
[44] Tite-Live, XXI, LXI. — Silius Italicus mentionne un antique siège de Lérida (Puniques, III.)
[45] An-Ras, la noble tête (crête de montagnes) et, par extension, la contrée où se trouve la noble tête. Le préfixe M indique l'individualité, et M-An-Bas sera, par conséquent, une tribu déterminée du pays Anras. Le pluriel Inrousien est le nom générique des habitants de la région Anras.
[46] Andona, la noble, la sainte, la divine place forte. C'est bien là le réduit pour les temps de malheur des Catalans d'aujourd'hui. La préfixe M implique, avons-nous dit, le sens d'individualité. Le chef espagnol que Tite-Live nomme Mandonius, et qui prit parti pour les Romains avec Indibilis (An-Do-Baal), était un homme d'Andona. (Tite-Live, XXVII, XVII.) — An-Do exprime la chose divine. Sur la voie militaire conduisant de Berga à Baga, on a trouvé une pierre portant cette inscription hybride : Endo castrorum, le dieu des camps. Les Espagnols ont donné le nom d'Andas, Andes, aux grandes montagnes dont leurs dieux paraissaient affectionner le séjour. — Nous connaissons en Kabylie une montagne du nom de Bou-Andas.
[47] Tite-Live, XXI, LXI.
[48]
Isaac Casaubon écrit Andosinii sive Ausetani
; Ferreras (Hist. d'Espagne) estime aussi que la dénomination
d'Andosiniens est synonyme de celle d'Ausétans. Tel est enfin l'avis de Daudé
de
[49] Suivant nous, on doit lire Macetania (Μακίων έθνος).
[50] Tite-Live, XXI, LX.
[51] Tite-Live, XXI, LXI.
[52] Mak'an Anza.
[53] En 1812, le général Quesnel occupa aussi Puycerda pour être maître des hautes vallées où les bandes catalanes avaient jusque-là trouvé un asile sûr.
[54] Polybe, III, XXXV.
[55] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, XXIII ; LX.
[56] ... Magon, laissé entre l'Èbre et les Pyrénées avec 10.000 bommes. (Histoire romaine.) L'éminent historien omet ici de tenir compte de 1000 cavaliers mentionnés par Polybe (III, XXXV) et par Tite-Live (XXI, XXIII), ce qui porte l'effectif total à 11.000 bommes. Il faut d'ailleurs observer que le frère d'Annibal connu sous le nom de Magon a le commandement de la légion carthaginoise, et que, loin de demeurer en Catalogne, il part pour l'Italie. Du reste, il est difficile de ne point commettre d'erreurs quand on fait mouvoir ensemble bon nombre de personnages carthaginois, et cela, à raison de la fréquence des homonymies. Faisons observer aussi que Magon n'est pas un nom punique, mais un simple surnom, ou mieux, un nom de guerre dans la véritable acception du mot. Il rappelait celui du peuple mako (Mak'ou), vaincu par les ancêtres.
[57] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, XXIII.
[58] Tite-Live, XXI, XXIV.
[59] Tite-Live, XXI, XXIII.
[60] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, LX.
[61] Polybe, III, XXXV.
[62] Hannon était spécialement chargé de veiller à la sûreté de ces passages. (Tite- Live, XXI, XXIII.)
[63] Berga était l'alliée de Rome (Polybe, III, XXXV), mais les Romains entretenaient des intelligences dans d'autres places de la haute et de la basse Catalogne. —Tite-Live, XXI, LX.
[64]
Reus (Rous, tria capita), Tarragone (Ta-Ras-Ko), Barcelone (Bahr-Kino),
[65]
La ville d'Ampurias (qu'il faut bien se garder de confondre, comme on le fait
souvent, avec Castello de Ampurias, sur
[66] Roses, qui commande le golfe de ce nom, observait l'ennemi et transmettait à Agde des avis qui arrivaient à Marseille et, de là, à Rome. Suivant une tradition du bas Languedoc, ce furent des embarcations agathoises qui portèrent à Marseille la nouvelle du passage des Pyrénées par Annibal. Or les maisons d'Agde sont toutes bâties en pierres de taille tirées d'une carrière de tuf noir ; la ville est sale et d'un aspect sinistre. Arrivé en vue de cette cité sombre, le jeune général, étendant vers les murs une main menaçante, se serait écrié : Urbs nigra, heu ! spelunca latronum ! Malgré les efforts de sa municipalité, la moderne ville d'Agde ressemble encore assez à un immense sarcophage (Νεκρόπολις, ville noire), et le voyageur qui, du wagon, aperçoit la lugubre tour de l'église, de répéter, non sans sourire : Agde la ville noire, le repaire de brigands !
[67]
Augereau, qui avait remplacé Gouvion-Saint-Cyr dans le commandement du 7e
corps, opérant en Catalogne, ne sut pas saisir la pensée de Napoléon, et fut, a
son tour, remplacé, en 1810, par Macdonald. (Voyez les Instructions de
Berthier à Macdonald, en date du 2 mai 1810.) — Chef d'une armée dont
l'effectif était peut-être un peu faible, mais protégé parles obstacles
accumulés dans les montagnes de
A cette situation, résultat de l'imprudence ou de l'apathie, quel remède pouvait-on encore apporter ? Que devait faire Hannon ? Envoyer à son frère Asdrubal dépêche sur dépêche, l'appeler à son aide, et, en attendant son arrivée, s'enfermer dans Berga pour s'y défendre avec vigueur. Au lieu de cela, que fait-il encore ? Sans attendre Asdrubal, il sort imprudemment de ses lignes et se fait battre à Scissis par Cn. Scipion, qui se garde bien de lui refuser la bataille. Rien de plus heureux, en effet, ne peut survenir aux Romains que d'avoir affaire séparément à chacun des deux frères. L'armée d'Hannon est détruite ; lui-même est fait prisonnier avec ses principaux officiers ; les magasins de l'armée d'Italie tombent aux mains du vainqueur, et la base d'opérations d'Annibal reçoit une atteinte qui l'entame assez profondément.
Tite-Live appelle Scissis la place sous laquelle se livra la bataille qui décida du sort de l'armée de Catalogne. Hannon avait par conséquent quitté Berga pour établir son quartier général dans cette ville de Scissis. On lit ailleurs (Univers, Espagne, t. I, p. 53) Cissa. Telle est l'orthographe adoptée par Justus Perthes, de Gotha. Il écrit en même temps Cinna, et ce nom, qu'il place aux environs de Guisona et d'Agramunt, est prudemment suivi du signe dubitatif. En admettant cette position, on voit qu'Hannon quitte Berga pour se porter vers Asdrubal, ce qu'il ne devait pas faire. Mais, étant donnée la nécessité de cette marche, on voit qu'elle n'est ni secrète ni rapide. Scipion se jette entre les deux frères pour les couper l'un de l'autre, et les battre séparément. Le brave et intelligent Asdrubal apprend l'immense désastre d'Hannon, au moment où il passe l'Èbre avec 8.000 hommes d'infanterie et 1.000 chevaux. (Tite-Live, XXI, LXI.) Ces forces, unies en temps utile à celles d'Hannon, eussent présenté un ensemble de 20.000 hommes, qui eût certainement donné à réfléchir aux légions romaines, car Cn. Scipion n'avait que 60 navires, 10.000 hommes d'infanterie et 700 chevaux. (Appien, De Bello Annibalico, XIV.) Mais les grands capitaines n'ont pas toujours des lieutenants de leur taille, et l'issue de la guerre dépend souvent de la manière dont ceux-ci comprennent ou exécutent les ordres du général en chef.
[68] Il renvoya 11.000 hommes dans leurs foyers, d'abord, pour se ménager l'amitié des peuplades de la péninsule ; en second lieu, pour laisser entrevoir et aux soldats qu'il emmenait en Italie, et à ceux qu'il plaçait en Espagne sous le commandement de ses frères, qu'il ne refuserait point de les libérer ultérieurement. Ces sages dispositions semblaient aussi de nature a rendre plus sympathiques à la nation espagnole les enrôlements qu'on pouvait avoir besoin de faire plus tard chez elle.
Tel est à peu près le récit de Polybe (III, XXXV), que Tite-Live dénature comme il suit : Quand on fut, dit-il, engagé dans les Pyrénées, et que le bruit d'une guerre avec les Romains eut pris plus de consistance parmi les barbares, 3.000 fantassins carpétans désertèrent... Annibal, n'osant ni les rappeler ni les retenir de force, de peur d'irriter tous ces esprits farouches, licencia plus de 7.000 hommes parmi ceux qui manifestaient de la répugnance à servir en Italie, feignant ainsi d'avoir, de son plein gré, congédié les Carpétans. (Tite-Live, XXI, XXIII.)
[69] Cette armée de 59.000 hommes, dit Polybe (III, XXXV), était, il est vrai, peu considérable, mais composée d'excellents soldats, merveilleusement aguerris. Annibal, au départ de Carthagène, avait 90.000 hommes d'infanterie et 12.000 de cavalerie, ensemble 102.000 hommes, qui se décomposaient comme il suit :
Appien, qu'il ne faut jamais consulter qu'avec une réserve extrême, prétend, à tort, qu'Annibal franchit les Pyrénées à la tête de ces 102.000 hommes. (Appien, De Bello Annibalico, IV.)
Le colonel Fervel commet une erreur analogue en disant que le jeune général engagea dans les cols de la grande chaîne 73.000 hommes d'infanterie. (Loco cit. introd. p. 7.) Il n'en avait que 50.000.
[70]
Non loin de Martorell, au confluent de
[71] Pomponius Mela (Géographie, t. VI, c. II) parle de la montagne de Jupiter, où l'on voit, sur la partie qui fait face à l'occident, des pointes de rochers s'élever brusquement en forme de degrés, et à peu de distance les unes des autres, ce qui leur a fait donner le nom d'Echelles d'Annibal. (Pomponius Mela écrivait deux cent cinquante ans après l'expédition d'Annibal.) Où étaient ces Scalæ Annibalis ? Quatre systèmes furent successivement proposés :
1° Joachim Vadianus (Commentaires sur P. Mela, Bâle, 1552) confond les Scalæ avec les Turres Annibalis dont parle Pline (XI, VII).
2° D'autres commentateurs de Pomponius Mela, entre autres Olivarius (Mela de Situ orbis libri tres, cum annotationibus Olivarii, Paris, 1536), placent les Echelles sur la côte de Garaf, c'est-à-dire au sud de Barcelone, entre l'embouchure du Llobregat et Villanova.
3° Pujades réfuta l'opinion qui précède et tomba dans une autre erreur. Il indiqua le lieu nommé l'Échelle (Scala), et situé près d'Ampurias, comme satisfaisant au texte de Mela.
4° De Marca (Hispania, Paris, 1688) démontra le peu de valeur des avis qui précèdent. Ayant d'ailleurs retrouvé les traces d'un camp punique non loin d'Ampurias, sur le revers occidental du Mongri ou Montjou (mons Jovis), il plaça les Echelles d'Annibal aux abords de ce camp.
C'est à l'opinion de De Marca qu'il convient de se rallier. On peut supposer que les habitants d'Emporium (Ampurias) s'étaient réfugiés sur le Montjou, qu'ils croyaient inaccessible, et qu'Annibal en ordonna l'escalade, soit pour frapper de terreur les Emporitains, soit pour habituer ses soldats à des opérations difficiles.
[72] Appien, qui ne recule jamais devant des énormités géographiques, dit nettement (De Rebus Hisp., VI) que l'Èbre roule par le milieu de l'Espagne, et ne se trouve qu'à cinq journées de marche des Pyrénées.