HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE TROISIÈME. — ANNIBAL EN ESPAGNE.

CHAPITRE VI. — CONQUÊTE DE LA CATALOGNE.

 

 

A l'heure où les hostilités allaient s'ouvrir en Italie, il importait d'assurer à la péninsule ibérique la tranquillité la plus complète pour la durée probable de la guerre, de la préserver de toute insurrection intérieure, de la mettre à l'abri de toute insulte de la part des Romains. Il était de bonne politique de garnir le pays d'une armée composée d'éléments étrangers, et, réciproquement, d'en éloigner les contingents espagnols, dont la turbulence était à craindre. Annibal désigna donc pour l'Afrique les Thersites, les Mastiens, les Ibères de la montagne et les Olcades, en tout 1.200 hommes de cavalerie et 13.850 d'infanterie, non compris un certain nombre de Baliares. Les uns allèrent tenir garnison à Carthage, les autres furent répartis dans les villes métagonitiques[1], c'est-à-dire sur le littoral africain sis à l'ouest de Kollo[2]. En opérant ainsi, le général carthaginois protégeait ses communications en arrière, de Kollo à Mers-el-Kebïr. C'était la métropole qui devait surveiller la côte, de Carthage à Kollo, et, à cet effet, elle reçut d'Annibal 4.000 fantassins tirés des villes mêmes de la Métagonie[3]. Ces mesures étaient fort sages. Tous les hommes se trouvaient dépaysés et servaient d'otages là où ils avaient à tenir garnison. Les derrières de l'Espagne, c'est-à-dire de la base d'opérations, devenaient ainsi parfaitement sûrs.

L'armée destinée aux garnisons de la péninsule compta 12.650 hommes d'infanterie, dont 11.850 Libyens, 300 Ligures, 500 Baliares ; et 2.450 de cavalerie, dont 350 Libyens ou Liby-Phéniciens, 300 Ilergètes[4], 1800 Imazir'en, Massyliens ou Massésyliens, Macéens et Maures. A la cavalerie fut adjointe une troupe de 21 éléphants[5]. L'escadre chargée du service des côtes de l'Espagne fut formée de 50 quinquérèmes, 2 quadrirèmes et 5 trirèmes[6]. En résumé, l'armée permanente qui allait demeurer en deçà de l'Èbre était, en nombre rond, d'un effectif de 15.000 hommes, dont 2.500 cavaliers, et elle était appuyée par une flotte de 57 navires[7].

Soldats, équipages et cornacs, tout était étranger à l'Espagne.

Restait à pourvoir au commandement de ces forces de terre et de mer.

Annibal avait alors auprès de lui ses trois frères, Asdrubal, Hannon et Magon. Le jeune et bouillant Magon devait le suivre en Italie ; il destinait à Hannon un poste important en deçà des Pyrénées ; le brave et intelligent Asdrubal était naturellement désigné pour l'emploi de gouverneur général de la péninsule. Annibal l'installa dans ces fonctions[8], et il n'eut jamais qu'à se louer de ce frère, digne et glorieux fils du grand Amilcar.

Le jeune général assemble ensuite ses soldats. Il avive chez tous la haine du nom romain, et promet solennellement les plus belles récompenses à ceux qui l'aideront à sauver sa patrie. Il remue en eux la fibre religieuse et appelle sur leur valeur la protection des dieux. En terminant ce beau mouvement oratoire, il fait lire l'ordre du jour qui fixe la date du départ pour l'Italie, et cette communication est accueillie avec le plus vif enthousiasme. Au jour dit, et par une belle matinée de printemps[9], l'armée tout entière s'ébranle et dit adieu à Carthagène, la ville des roses[10]. Cédant aux destins qui l'entraînent par delà les Pyrénées et les Alpes, elle s'éloigne à grands pas et ne songe plus qu'au salut de la métropole.

Pendant que ces belles troupes font leurs premières étapes, Annibal, qu'ont jusque-là préoccupé les soins d'une organisation difficile, Annibal songe enfin à son foyer. Sa première pensée est de soustraire sa femme et son enfant aux dangers de la guerre. Il ne peut songer à les emmener en Italie. L'Espagne ne lui parait pas non plus très-sûre ; après son départ, il le pressent, une lutte terrible va s'engager entre son frère Asdrubal et les Romains. Tout bien considéré, Imilcée et son fils s'embarqueront pour Carthage ; cette dure séparation est nécessaire.

Annibal a vu disparaître à l'horizon la voile qui emporte ce qu'il a de plus cher au monde. Il fait taire les voix émues de son cœur, et rejoint les colonnes qui s'acheminent vers la vallée de l'Èbre. Partie de Carthagène, l'armée se dirigea vers Etovisse (Oropesa), le long du littoral[11], et arriva au fleuve qui, suivant les traités, servait de limite aux Carthaginois et aux Romains. Jusque-là, les premiers sont sur leur terrain, et leur marche est facile ; mais la scène va changer. Sur la rive gauche se profilent les crêtes d'une âpre région, peuplée d'habitants à demi sauvages : c'est la Catalogne.

La Catalogne, dit le colonel Fervel[12], comprend le quadrilatère formé par les Pyrénées orientales, la Sègre, l'Èbre inférieur et la mer. Ce trapèze, qui a 35 lieues de largeur moyenne sur 44 de hauteur, est entièrement recouvert de hautes montagnes. Qu'on se figure un entassement sans ordre et presque sans interruption de montagnes de première grandeur, entre lesquelles serpentent une infinité de gorges repliées en tous sens, étroites, profondes et bordées de perpétuels escarpements ; puis, çà et là, quelques petites plaines, dont les plus considérables avoisinent la mer, et l'on aura une idée de l'aspect général de la Catalogne.

Le quadrilatère compris entre le Sègre, l'Èbre, la mer et les Pyrénées, dit aussi Malte-Brun[13], est un pays entièrement montagneux, excepté dans le voisinage des côtes. Sa charpente est formée par les ramifications des Pyrénées, qui s'y répandent d'une manière si confuse, qu'on ne trouve aucun enchaînement entre elles, et que la contrée n'apparaît que comme un entassement désordonné de sierras, de pics, de rochers, ouvert çà et là de gorges repliées en tous sens, d'étroits défilés, de vallons parcourus par des rivières torrentueuses et sujettes à des débordements.

Pour achever de faire connaître les limites de cette Suisse espagnole, due à un bizarre épanouissement des Pyrénées orientales, il n'y a plus qu'à en exposer l'hydrographie. Le Sègre[14], dont le développement total est de 240 kilomètres, coule d'abord perpendiculairement au crochet de Montlouis, c'est-à-dire du nord-est au sud-ouest. Un peu au-dessous de la Seu d'Urgel, il incline vers le sud, arrose Balaguer et Lérida, et conflue à l'Èbre, avec la Cinca, sous les murs de Mequinenza. Sa vallée, qui n'est qu'un défilé formidable, affecte nettement la forme dite en chapelet. Le thalweg n'est qu'une série continue de plaines en forme de cirque, alternant avec ces corridors étranglés, à parois verticales, que nos soldats de l'armée d'Afrique appellent des portes de fer[15]. Les gorges d'Organya sont les plus belles et les plus célèbres de toutes celles qui encaissent ainsi le lit du torrent. Les flancs de leurs murailles à pic sont moirés de cascatelles mousseuses, qui glissent silencieusement sur la roche, se dissimulent sous les touffes de lianes ou les bouquets de vigne sauvage, réapparaissent pour se cacher encore, et faire chute enfin sur des encorbellements qui les brisent. Çà et là de grandes cascades laissent aussi tomber sur le roc leurs belles nappes translucides. Sous les humides vitrines de ces mouvants paraboloïdes, s'agitent, comme sous le grillage des volières, des myriades d'oiseaux, défiant les grands vautours qui planent au zénith du gouffre.

De ses sources à son confluent le Sègre sert de fossé à l'important contrefort qui divise en deux parties distinctes le revers sud des Pyrénées orientales. L'une, région des vallées transversales, comprend tous les cours d'eau qui ont le Sègre pour commun déversoir ; l'autre, région des vallées latérales, est arrosée par le Llobregat, le Ter, la Fluvia et la Muga.

Ce second groupe, si nettement dessiné, constitue ce qu'on nomme le grand bassin de la Catalogne. C'est, au point de vue des opérations militaires, un échiquier fameux dont il convient d'étudier avec soin toutes les cases.

Le Llobregat (Rubricatus) prend ses sources sur le revers méridional de la portion de chaîne comprise entre le col de Port, à hauteur d'Urgel, et le massif de Tosas, au sud de Puycerda (Puig-Cerda). Il décrit d'abord plusieurs omégas s'alignant par la base, suivant la direction nord-sud ; mais le massif du Mont-Serrat[16] l'infléchit vigoureusement, et, dès lors, ses eaux coulent du nord-ouest au sud-est.

Son embouchure se trouve à 7 kilomètres sud de Barcelone, et ses alluvions impriment, en ce point, une forte saillie à la côte. Son bassin se limite, d'une part, au grand contrefort qui borde la rive gauche du Sègre, et, de l'autre, à une chaîne secondaire qui, se détachant des Pyrénées, un peu à l'ouest du col de Tosas, court aussi vers Barcelone, en laissant décrire à sa crête des méandres bizarres. Entassement presque informe de grands reliefs qui ne s'effacent que vers le littoral, chaos de croupes et de thalwegs qui s'enchevêtrent les uns dans les autres, le bassin du Llobregat est un inextricable fourré de montagnes abruptes et confuses ; c'est le centre de résistance, le réduit de la haute Catalogne.

Des flancs du Puig-Mal, d'une part, et du pic de Castalone, de l'autre, descendent quatre torrents : le Ripart, le Freiser, le Ter proprement dit et le Riutort. Le Ripart et le Freiser se réunissent en fourche à Ribas ; le Ter et le Riutort confluent de même à Campredon. Ribas et Campredon sont, à leur tour, comme les deux pointes d'une autre fourche, dont l'embase est à Ripoll. Tel est le bassin de réception du Ter. A Ripoll, commence le canal d'écoulement. Encaissé depuis ses sources jusqu'à son embouchure, le Ter suit d'abord une direction nord-sud jusqu'à l'aplomb de Vich. Là, il s'infléchit brusquement d'équerre et coule de l'ouest à l'est jusqu'à Girone, d'où, remontant légèrement vers le nord, il va se jeter à la mer, un peu au-dessous du golfe de Roses.

La chaîne pyrénéenne, deux contreforts adjacents et le pâté de la rive gauche du Ter dessinent le vaste entonnoir où s'engouffrent les eaux qui alimentent le torrent de la Fluvia. Ce bassin de réception, sillonné d'une multitude de déchirures, présente la forme d'une large conque, ouverte à l'est. Le canal d'écoulement, qui commence à Bezalu, se dirige aussi franchement vers l'est, entre des berges escarpées qui en rendent l'abord difficile. Le lit de déjection, qui s'ouvre à Bascara, et qu'embarrassent sans cesse des sables mobiles, va se perdre dans les marais de l'Ampurdan.

La portion de la grande chaîne correspondant au territoire de Pratz de Mollo est couronnée d'un large plateau de 10 kilomètres de longueur. C'est à ce plateau que la Muga prend naissance. Elle l'arrose dans toute son étendue, jusqu'au relèvement des Orts. Là, devenue torrent impétueux, et roulant au fond d'une gorge étroite, la Muga contourne d'abord les rochers d'Albanya et la croupe de la Magdelaine. Parvenue à la fonderie de Saint-Laurent, elle court définitivement vers le sud-est, débouche en plaine à Pont-des-Moulins, coule à pleins bords sur un lit vaseux, et se perd enfin dans les marais de Castillon.

Telle est, esquissée à grands traits, l'hydrographie de la Catalogne. Ce simple aperçu permettra d'en mieux saisir la physionomie orographique. On saura trouver des repères dans un dédale de communications difficiles, réseau à larges mailles, dont les nœuds sont des points forcés de passage, et quels passages ! On appréciera plus facilement la valeur défensive de cette contrée étrange, isolée pour ainsi dire du reste de la péninsule, dont elle est la place d'armes, le réduit, en ayant elle-même pour réduit le bassin du Llobregat.

Le Sègre, ce long couloir qu'envahissent des crues aussi subites que violentes, semble, à première vue, jouir d'une propriété militaire importante. On dirait un chemin naturel qui permet de tourner les rivières de la Catalogne tributaires directs de la Méditerranée. Mais le peu de largeur de la vallée en rend l'accès très-dangereux et la défense excessivement facile. Les places de Mequinenza, Lérida, Balaguer, viennent en aide aux obstacles naturels, et, de la Seu d'Urgel à Montlouis, la gorge où roule le Sègre est à peu près impraticable. Annibal ne songea pas à pénétrer bien avant dans cette voie, que tâtèrent après lui Scipion et César, et, après ceux-ci, l'armée française en 1646, 1691, 1794, et de 1807 à 1814.

Les affluents de gauche du haut Sègre correspondent à des passages importants qui ouvrent la Catalogne sur les vallées du Llobregat et du Ter. Il suit de là que l'occupation du Sègre, de Montlouis à la Seu d'Urgel, est nécessaire à qui veut dominer la haute Catalogne. C'est un chemin de ronde au pied d'une crête qu'il est indispensable de couronner pour plonger jusqu'au cœur de la province.

Le grand contrefort pyrénéen jeté entre les bassins du Sègre et du Llobregat présente une force de résistance considérable, et le massif du Mont-Serrat est particulièrement célèbre dans l'histoire militaire de la France[17]. Une position non moins importante est celle qu'occupe, sur le Cardoner, la place de Cardona, ce réduit pour les temps de malheur, comme disent les Catalans. C'est sous l'appui de cette place qu'ils se réorganisèrent en 1811, après le départ du maréchal Suchet pour Valence. Cardona, qui marque véritablement le centre militaire de la Catalogne, est un nœud remarquable de communications. De là, on peut pousser, au nord, sur Berga, centre naturel de défense dont les Espagnols ont, en 1811, fait sauter les fortifications ; à l'ouest, par Salsona, Oliana et la vallée du Sègre, on tend la main à la Seu d'Urgel, le grenier de la Catalogne ; au sud-est, on se relie à Manresa, autre position précieuse. Manresa, ville de 25.000 âmes, incendiée en 1811 par les troupes italiennes de Macdonald[18], est, à son tour, étoile entre Barcelone, Girone (par Vich) et Lérida (par Cervera, Tarrega et Belpuig). De Cervera, une autre route conduit a Barcelone, suivant la vallée de la Noya, sur le revers méridional du Mont-Serrat, par Igualada, Pobla, Martorell et Molino del Rey[19]. Une communication distincte des précédentes relie Lérida aux places voisines de la mer situées au sud de Barcelone. Elle passe par les fameux défilés de Montblanch, que Macdonald traversa en 18 to pour aller opérer sa jonction avec Suchet.

De Montblanch elle conduit à Valls, où Gouvion-Saint-Cyr mit les Espagnols en pleine déroute (25 février 1809) ; à Reus, qui ouvrit bientôt après ses portes à l'armée française ; enfin à Tarragone, qui fut assiégée et prise en 1811. Nous aurons terminé l'examen des voies de communication de cette portion de la Catalogne quand nous aurons mentionné l'embranchement qui, de Montblanch, descend normalement sur l'Èbre, à Mora[20]. Une dernière route dessert d'ailleurs le littoral par Amposta, où lord Bentinck passa l'Èbre (29 juillet 1813) ; Perello, le col et le fort de Balaguer, enlevé de vive force, en 1811, par le général Habert ; Cambrils, Tarragone et Villanova.

Quant aux places de l'Èbre, elles sont assez mal reliées entre elles. Coupé par de nombreux barrages, le fleuve n'est guère navigable que pendant la saison des crues, et l'on ne saurait donner le nom de routes aux chemins difficiles qui mènent de Mequinenza à Tortose[21]. Une armée qui veut dominer la vallée du Llobregat doit nécessairement occuper les points de Castellard de Nueh, Pobla, Baga, Pedra-Sorca. Doria, Nuria, les Sept Cases et Mollo sont pareillement les clefs du haut Ter. Quant à Tosas, elle commande à la fois les vallées du Ter et du Llobregat, et cette position est extrêmement importante ; car il est facile de barrer la gorge du haut Ter, étranglée entre d'énormes montagnes[22]. En descendant la portion transversale de la vallée de ce fleuve, une armée partie des Pyrénées orientales pourrait tourner toutes les défenses qui précèdent Girone, cette porte de la Catalogne inférieure ; mais il est difficile de profiter des propriétés stratégiques de ce chemin[23] et de prendre ainsi à revers les lignes de la Muga et de la Fluvia.

Nous avons dit qu'une route reliait Manresa à Girone en passant par Vich, poste fortifié des plus précieux, qui domine tout le massif entre le Ter et le Llobregat, et sert d'appui aux places de la rive droite de ce dernier cours d'eau[24]. Parallèlement à cette route de Manresa à Vich, et au pied du grand massif de montagnes, sont deux communications dont il faut tenir compte. L'une, dite l'ancienne route, et défendue par Hostalrich, conduit de Barcelone à Girone. L'autre, la route de la Marine, relie aussi ces deux places par Mataro, Arenys de Mar et Calella[25].

Girone est le point de la Catalogne d'où rayonne le plus grand nombre de voies de communication. L'une d'elles, la principale, se dirige vers la France par la région comprise entre le Ter et la Fluvia. Là, les vallées sont profondes et les torrents rapides. D'immenses forêts d'arbres séculaires abritent sous leurs longues branches d'autres forêts de broussailles et de fougères ; et la végétation est si dense aux lianes de ces défilés sombres, qu'on a donné le nom de Selva à la campagne sise au nord de Girone. Ainsi tous les obstacles, tous les accidents, s'accumulent dans cette zone si facile à défendre.

C'est seulement en aval de Bezalu que la Fluvia peut passer pour une ligne de défense, et cet obstacle tire sa valeur non du volume des eaux, mais de l'escarpement presque continu des berges. Bien que la Fluvia soit une des grosses rivières de la Catalogne, les gués y sont nombreux, mais s'effacent à la moindre pluie d'orage ; cette ligne s'appuie d'ailleurs à deux bicoques, Olot et Castelfollit, et à la petite place de Bescara.

Ce qui fait surtout la force de cet âpre pays, c'est la rareté et le mauvais état des communications. Des sentiers difficiles relient Vich et Campredon à Olot. De deux stations de la Fluvia, situées, l'une en amont, l'autre en aval de Bescara, on peut gagner Girone par des sentiers de chèvres. Une de ces pistes, partant de Bezalu, passe par Banolas, où elle rencontre un affluent du Ter, qu'elle suit jusqu'à Girone ; une autre, débouchant de Toruella, aborde le Ter à Verges, et présente des difficultés qui l'ont rendue célèbre sous le nom de chemin de la Bisbal. Enfin, la grande route partant de Girone passe au pied même de Bescara, qui se trouve ainsi le centre de défense de la Fluvia. Cette route, du point de départ au point d'arrivée, gravit des pentes extrêmement roides : dans l'intervalle se trouve le fameux col Orriols, position magnifique où une armée entière peut aisément se développer.

La Fluvia, que nous venons d'étudier au point de vue militaire, doit en partie ses propriétés défensives à l'état de la plaine que borde sa rive gauche, aux marais de l'Ampurdan, si larges en hiver, si meurtriers en été. Le bassin dit de l'Ampurdan n'est autre chose que la vallée de la Muga, et cette vallée se divise en deux zones distinctes : le bas et le haut Ampurdan. Bien que la région du haut Ampurdan comprenne dans ses limites le système des hauteurs qui s'étagent à l'ouest de Figuières, elle n'est pas toujours à l'abri des émanations paludéennes. Nulle part le sol de l'âpre Catalogne n'est aussi bouleversé. Des solitudes arides, des crêtes de roc vif, des croupes aux lianes décharnés que moirent les lambeaux d'une végétation sombre, de fougueux torrents roulant dans des gorges ténébreuses, quelques misérables cabanes en encorbellement sur ces abîmes, et, pour communications, des sentiers en corniche au flanc des ravins : tel est l'étrange aspect de ces lieux désolés.

La route de France, de Bescara à Pont-des-Moulins, par Figuières, suit le pied des collines du haut Ampurdan. Le pays est, en outre, desservi par le chemin de Figuières à Bezalu, par Nevata, et un sentier qui mène de Campredon à Saint-Laurent de Muga, par le col de Bassagoda ; ce dernier fut fréquemment pratiqué par les bandes catalanes qui, en 1795, fourmillaient dans le triangle ayant pour sommets Olot, Campredon et la Magdelaine[26]. Mentionnons enfin un chemin voisin du littoral, passant au travers des marais, et qui porte le nom de San-Pedro Pescador.

Le pays tourmenté que nous venons d'explorer à vol d'oiseau est, on le conçoit, déchiré par de nombreux torrents. Les plus importants sont : l'Alga et le Manol. L'Alga descend du massif de Nostra-Senora del Monte et aboutit aux marais de Ciurana, derrière lesquels l'armée française prit position en 1795. Le Manol vient des hauteurs de Llorona, se grossit à gauche des torrents secondaires de Sistella et de la Terradas, passe au sud de Figuières, et va porter enfin ses eaux bourbeuses aux marais de Castillon. Comme, après la moindre inondation, les marais envahissent toute la côte du bas Ampurdan, et peuvent dès lors être considérés comme un épanouissement de l'embouchure de la Muga, celle-ci paraît, en définitive, n'être que le commun déversoir de l'Alga et du Manol.

Dans le rentrant formé par le Manol et la Muga s'élève la ville de Figuières, qui, dominée par le fort de San-Fernando, passait, en 1794, pour la plus forte place de l'Espagne[27], ce qui ne l'empêcha pas d'ouvrir ses portes à Pérignon (28 novembre 1794). Bien qu'elle n'intercepte aucun passage et n'appuie aucune ligne de défense, la place de Figuières n'en a pas moins une importance incontestable[28].

De Pont-des-Moulins, sur la Muga, la route de France se dirige du sud au nord, par la Jonquère, sur le col de Pertus, que couvre le canon de Bellegarde. Cette route partage le pays qu'elle coupe en deux régions assez disparates : à l'ouest, de hautes montagnes et des gorges ténébreuses ; à l'est, des accidents d'une importance secondaire, des enchaînements de collines aux faibles reliefs, de vallons aux profils adoucis ; d'un côté, une charpente d'énormes contreforts, qui, d'abord normaux à la chaîne pyrénéenne, s'infléchissent vers l'est et finissent par dessiner de vastes plateaux, dont la route de France contourne les bases ; de l'autre, quelques nervures peu saillantes, arc-boutant la bande inférieure du versant des Albères[29].

Il était indispensable d'esquisser, ainsi que nous venons de le faire, la physionomie de la Catalogne, pour bien mettre en évidence les propriétés militaires d'une contrée qui, durant les guerres de l'Empire, de 1808 à 1814, résista plus que toute autre aux efforts de l'armée française[30]. Cette esquisse nous permettra de mieux suivre les opérations d'Annibal. Les mœurs des nations se transforment, l'art militaire suit les progrès du temps ; mais l'état des lieux, qui commande, en définitive, les résolutions d'un général en chef, ne subit, avec le temps, que des modifications insignifiantes. Les dispositions stratégiques prises par les armées modernes opérant en Catalogne s'imposaient, pour ainsi dire, à l'armée carthaginoise, il y a deux mille ans.

La Catalogne, écrivait Dugommier[31], est une superbe et riche province par ses moissons de toute espèce et ses manufactures. Elle est recommandable par ses mines et ses ports sur la Méditerranée. Ces lignes pompeuses n'étaient malheureusement que l'expression d'une de ces illusions nationales dont on se payait alors en France. La configuration et la nature du sol interdisent les grandes cultures à la Catalogne, et ce pays ne peut subvenir à sa propre consommation. On y récolte peu de blé ; l'olivier, la vigne, les pâturages, l'exploitation des mines de fer et de plomb, voilà toute sa richesse. Tout y est si bien disposé pour la guerre que la pauvreté des lieux est le plus puissant auxiliaire de la défense ; les troupes n'y trouvent que très-difficilement à vivre. Si une armée, disait Vauban, ne veut mourir de faim en Catalogne, il faut qu'elle soit maîtresse du bas Èbre, ou que la mer s'en mêle[32]. Suchet, Gouvion-Saint-Cyr, Wellington, tous les généraux qui ont fait la guerre dans cette province ont, après Vauban, exprimé combien il est difficile d'y pourvoir à la subsistance et des hommes et des chevaux.

Des difficultés d'un autre ordre naissent du caractère à demi sauvage des habitants, qui, à l'approche des étrangers, s'enfuient dans la montagne, en emportant toutes leurs provisions[33]. La race catalane, aussi vigoureuse qu'intelligente et fière, est singulièrement endurcie à toutes les fatigues du corps. Elle n'a qu'un besoin, mais violent, celui de l'indépendance ; qu'une passion, mais féroce, celle de la guerre de montagnes. Ce sont, disait Vauban, gens un peu pendards, aimant naturellement l'escoupetterie et se faisant un grand plaisir de chasser aux hommes[34].

A la première alarme, on voit debout tout homme en état de porter un fusil ; la jeunesse se forme en compagnies franches qui prennent le nom de Miquelets ; le reste de la population s'organise en Soumatens. Au premier son du tocsin, les habitants des villages abandonnent leurs demeures, enterrent leurs grains, replient leurs troupeaux et vont se réfugier sur des pitons inaccessibles. Mais les races primitives se laissent fatalement entraîner à des excès que la civilisation condamne ; ces rudes Catalans sont d'un courage incomparable, et, il faut bien le dire, leur cruauté est à la hauteur de leur courage[35].

En résumé, la Catalogne est une province difficile à soumettre, et, une fois soumise, difficile à maintenir dans le devoir[36]. Mais aussi, la possession en est des plus précieuses, car les obstacles de toute nature dont elle est couverte l'ont dotée d'un pouvoir de résistance incalculable. L'idée de la réunir à la France s'est nécessairement présentée à l'esprit de plus d'un de nos hommes d'État : de Charlemagne, qui a réalisé ce projet ; de Richelieu, qui le nourrissait à son lit de mort ; de Louis XIV, qui ne voulait plus de Pyrénées ; de Dugommier, qui conseillait de mettre la main sur ce nouveau boulevard[37] ; de Napoléon enfin, qui, par décret impérial du 21 janvier 1812, divisait la Catalogne en quatre départements[38]. Mais, avant ces noms illustres, il convient de citer ceux d'Amilcar et d'Annibal, qui, les premiers, découvrirent les propriétés militaires de cette Catalogne aux montagnes tourmentées comme les vagues de la mer qui bat ses rivages. Ils comprirent qu'elle était comme une inexpugnable forteresse, isolée du reste de la péninsule[39], et qu'il fallait, en cas de guerre sur le territoire italiote, y concentrer les arsenaux, les magasins, les dépôts de l'armée carthaginoise.

Mais il est temps de clore cette étude et de retrouver les troupes d'Annibal massées sur la rive droite de l'Èbre. 90.000 hommes d'infanterie, 12.000 hommes de cavalerie, en tout 102.000 hommes, se disposent à franchir le fleuve[40]. M. Duruy attribue un effectif trop restreint aux troupes carthaginoises qui vont procéder à cette opération ; l'éminent historien n'accorde que 94.000 hommes ; mais les textes sont précis et en accusent 102.000. Ces textes, d'une concision regrettable[41], semblent d'ailleurs démontrer que le passage s'effectua sans difficultés sérieuses[42]. Nous apprenons de Tite-Live que l'armée fut, à cette occasion, répartie en trois colonnes[43].

Pour déterminer aussi exactement que possible la direction de ces trois passages, il est d'abord indispensable de relire attentivement Polybe et Tite-Live, nos guides ordinaires. Après avoir franchi l'Èbre, dit Polybe (III, XXXV), il soumit les Ilergètes, les Bargusiens, les Ærénosiens et les Andonisiens, jusqu'aux Pyrénées. Opérant plus rapidement qu'il n'avait l'espérer, il enleva de vice force plusieurs places importantes, et livra nombre de combats qui lui coûtèrent beaucoup de monde. Tite-Live (XXI, XXIII) s'exprime comme il suit : Il soumis les Ilergètes, les Bargusiens, les Ausétans, et le Lacétanie, région qui occupe le versant méridional des Pyrénées. Ceci étant, il convient de mettre en regard l'un de l'autre ces deux récits succincts. Les Ίλουργηπτοί de Polybe, les Ilergètes de Tite-Live nous présentent la peuplade des Ilerdan, ayant pour place forte Alerda (Lérida), et pour capitale Athanagia[44], probablement Sananja, sur affluent du Sègre. Les Βαργουσίοι, ou Bargusii, avaient évidemment pour centre la place importante de Berga. Jusque-là, Polybe et Tite-Live sont parfaitement d'accord ; mais voici venir la divergence : l'un mentionne la soumission des Αίρηνόσιοι, des Άνδόσινοι, de tout le pays jusqu'aux Pyrénées ; l'autre, celle des Ausetani et de la Lacetania ; et, dès lors, il convient de soumettre ces dires à une analyse comparée.

Les Αίρηνόσιοι sont, à notre sens, la peuplade des Inrousien, ayant pour capitale Anresa, la moderne Manresa[45] ; les Άνδόσινοι, celle des Indonien, avec Andona (Cardona ou Kerdona) pour place forte principale[46]. Les Ausetani étaient répandus sur toute la Catalogne ; ils ont laissé des traces de leur passage à l'origine des hautes vallées (Tosas, col de Tosas) et sur l'Èbre (Ter-Tosa ou Der-Tosa, Tortose)[47]. La carte de Justus Perthes, de Gotha, indique aussi une ville du nom d’Ausa, vers le point qu'occupe la moderne Vich, au sud du sommet de l'angle droit décrit par le cours du Ter[48]. Lacetania, suivant Tite-Live (XXI, XXIII), est également une dénomination générique, celle de toute la Catalogne, et Justus Perthes a tenu compte de cette définition pour dresser sa carte de l'Espagne ancienne[49]. Tite-Live dit ailleurs que les Lacétans occupaient le pays situé entre la Fluvia et l'Èbre[50], et qu'ils étaient voisins des Ausétans[51].

En résumé, les concordances de Polybe et de Tite-Live démontrent qu'Annibal s'est rendu maître de Lérida et de Berga ; les divergences des deux historiens n'aboutissent point à des contradictions. Suivant le premier, les Carthaginois ont pris Manresa et Cardona ; d'après l'autre, ils ont aussi occupé le col de Tosas, Vich et toute la basse Catalogne, de la Fluvia jusqu'à l'Èbre, y compris Tortose. Les deux récits, loin de s'exclure, se corroborent donc mutuellement, et nous tracent un tableau d'ensemble fort rationnel de la marche qu'Annibal a dû fournir. On peut, dès lors, sans s'égarer dans le champ des hypothèses, retrouver les traces du jeune général pendant ses opérations en Catalogne.

Avant de passer l'Èbre, il divise son armée de 102.000 hommes en trois corps, que nous supposerons d'égale force, soit de 34.000 hommes chacun, et qui doivent, en se donnant toujours la main, s'avancer parallèlement vers les Pyrénées.

Le premier, celui de droite, comprenant sans doute le gros du bagage, les éléphants, les impedimenta, franchit le fleuve au gué d'Amposta, point de passage de lord Bentinck en 1813, et doit, en suivant le littoral, s'emparer de la basse Catalogne. Il est appuyé par la flotte carthaginoise.

Le deuxième corps passe à Mora, où le maréchal Suchet établit, en 1810, un pont volant et un dépôt de munitions. Il a pour mission de pousser droit sur la vallée du Llobregat et de soumettre le cœur du pays.

Le troisième, enfin, franchit le fleuve aux environs de Mequinenza[52], et se porte sur la vallée du Sègre.

Pendant que le deuxième corps, ou corps du centre, se dirige du sud au nord, par Tivisa, Montblanch, Cervera, vers son objectif, Manresa, pour pousser ensuite sur Cardona, Berga, Baga et le col de Tosas ; le corps de droite prend Tortose, Reus (Rous, tria capita), Tarragone (Ta-Ras-Ko), Barcelone (Bahr-Kino), Girone, Ampurias ; le corps de gauche s'empare de Lérida, Sananja, Solsona, la Seu d'Urgel et Puycerda[53].

Les trois corps combinent leur marche, et peuvent, à chaque instant, se porter l'un vers l'autre pour se prêter un solide appui. Sur la ligne de l'Èbre, les communications sont difficiles, mais le passage est encore praticable, puisque Palafox sut replier directement 15.000 hommes de Mequinenza sur Tortose ; et que le siège de cette dernière place fut entrepris par le maréchal Suchet, qui avait préalablement concentré ses moyens d'action au confluent du Sègre et de la Cinca.

Plus haut, Lérida se relie : à Tarragone, par les défilés de Montblanch ; à Barcelone, par Cervera, Igualada, le revers sud du Montserrat, ou vallée de la Noya. Au nord, enfin, Manresa est un nœud parfait de communications, d'où l'on tombe, à volonté, dans la vallée du Sègre, dans celle du Llobregat ou du Ter. Maîtres de l'origine des vallées supérieures, les corps de gauche et du centre ont pu facilement opérer leur jonction avec le corps de droite, par le Ter ou la Fluvia ; et nous aurons à discuter ultérieurement si la jonction a effectivement eu lieu en deçà des Pyrénées.

L'expédition ne dura que deux mois ; mais le succès n'en fut acheté qu'au prix d'un sang précieux. Les engagements de chaque jour et les sièges qu'il fallut entreprendre coûtèrent aux Carthaginois environ 21.000 hommes, soit le cinquième de leur effectif total[54], sacrifice énorme, mais non fait en pure perte, puisque la Catalogne était à eux. Cette forteresse de montagnes redoutables allait devenir, entre leurs mains, et le réduit de la péninsule ibérique et la base de leurs opérations en Circumpadane.

Cependant il fallait organiser le pays de manière à tirer de celte conquête tout le parti possible. Le jeune général chargea son frère Hannon du soin de faire régner l'ordre à l'intérieur de la province. Ainsi nommé gouverneur général de la Catalogne[55], Hannon, que M. Duruy appelle Magon[56], eut, à cet effet, à sa disposition une petite armée de 10.000 hommes d'infanterie et de 1000 chevaux[57]. Ces forces étaient jugées suffisantes pour qu'il pût tenir le pays par le moyen de garnisons solidement installées dans les places[58], demeurer maître des passages des Pyrénées[59] et pourvoir à la garde des magasins de dépôt de l'armée d'Italie[60].

Il n'est pas absolument impossible de déterminer en quel point le frère d'Annibal avait établi le siège de son gouvernement. En s'attachant aux textes, comme il convient de le faire en toute élude historique, on peut admettre que le quartier général de l'armée punique d'occupation était à Berga[61]. Cette position est, en effet, exceptionnellement favorable à toutes les opérations ayant pour objet la défense du territoire catalan et la sûre possession des cols de la frontière pyrénéenne. En pivotant autour de cette place, qui commande les bassins de tous les cours d'eau de l'intérieur, un petit noyau de bonnes troupes peut exercer sur le pays une action considérable. A portée des plaines d'Urgel, les détachements peuvent facilement vivre, et la disposition des communications qui rayonnent autour de Manresa leur vaut, pour ainsi dire, le don d'ubiquité dans la haute et dans la basse Catalogne. De plus, sans descendre des hauteurs qu'ils occupent, il leur est facile de gagner tous les cols de la grande chaîne[62].

Cependant la mission d'Hannon n'était pas sans présenter certaines difficultés. Les Romains avaient depuis longtemps pris pied en Catalogne, et y entretenaient un parti puissant. Il leur était donc facile d'agiter le pays, de s'y créer de nouvelles alliances, de ramènera eux les peuplades qui, lors des opérations d'Annibal, avaient déserté leur cause. C'est ce qu'ils ne manquèrent pas de faire, tant sur la côte que dans l'intérieur[63], aussitôt que les Carthaginois eurent passé les Pyrénées.

Le littoral catalan était bien semé de villes phéniciennes[64], dont l'active c00pération semblait assurée aux Carthaginois. Mais les liens d'une commune origine s'étaient sans doute fort relâchés sous l'action de la diplomatie romaine. Les ports de commerce qui avaient accueilli Annibal, lors de son passage par la Catalogne, ne devaient pas tarder à s'ouvrir aux Romains ; c'est à Ampurias[65] que Cneus Scipion débarquera ses légions, dès le début des hostilités en Espagne. Cette place ainsi que celle de Tarragone doivent servir aux Romains de base d'opérations, durant tout le cours de la deuxième guerre punique.

Les haines nationales, qui s'invétèrent avec les siècles, ne s'implantent si profondément dans l'esprit public que parce qu'elles sont une conséquence des rivalités économiques, un résultat de la concurrence commerciale et du froissement des intérêts privés. Or les Grecs et les Carthaginois, qui s'étaient tant de fois rencontrés et heurtés en Asie Mineure, dans l'Archipel et en Sicile, ne pouvaient sceller en Espagne une amitié bien durable. Les colonies grecques de la Catalogne et du Languedoc allaient nécessairement rendre de grands services au sénat de Rome, au détriment du sanhédrin de Carthage. Echelonnées du golfe de Roses à celui de Gênes, Roses, Agde, Marseille, la Ciotat, Antibes et Nice étaient comme les bureaux d'un service de correspondances maritimes, qui devait régulièrement faire connaître aux Romains les moindres mouvements d'Hannon[66].

D'ailleurs, il convient aussi de tenir compte du caractère et de la valeur personnelle du jeune frère d'Annibal. Hannon n'était pas plus capable de commander en Catalogne, que ne le fut plus tard le roi Joseph de gouverner l'Espagne sous l'autorité de Napoléon. Son impéritie militaire est frappante et rappelle les fautes du brave Augereau[67]. Mais, sans songer aux graves mécomptes qui peuvent attrister les débuts de la campagne d'Italie, Annibal, ferme en ses résolutions, poursuit à grands pas sa route vers les Pyrénées, et prend, avant de s'y engager, une mesure commandée par la raison politique. Il licencie une partie de ses troupes[68], et ne garde qu'une élite de 50.000 hommes d'infanterie et 9.000 hommes de cavalerie[69].

Le passage de l'armée d'Annibal en Catalogne a dû laisser des traces, que le temps a, malheureusement, effacées. On peut toutefois mentionner un pont dit d'Annibal, jeté sur le Llobregat, au confluent de la Noya[70], et aussi les Echelles d'Annibal, pointes de rochers qui se dressent à pic, en forme de degrés, sur le revers occidental du Mongri, à l'embouchure de la Fluvia, non loin de l'emplacement de l'antique Ampurias[71].

On se rappelle que, lors du passage de l'Èbre, et pour la conduite de ses opérations en Catalogne, Annibal avait partagé son armée en trois corps. L'un de ces corps, celui de droite, suivait le littoral, et, constamment en communication avec la flotte, comprenait la majeure partie de la cavalerie, ainsi que les éléphants ; il devait sans doute être chargé de l'escorte du trésor et du convoi. Bien que le jeune général allât régulièrement pousser des reconnaissances et diriger les opérations de guerre dans toutes les cases de l'échiquier catalan, il se tenait, le plus souvent, au corps de droite, qui était, en somme, le gros de l'armée, et dont tous les mouvements devaient être surveillés de près.

En résumé, la route suivie par ce corps de droite, et qu'on peut appeler la route d'Annibal en Catalogne, n'a pas dû s'écarter sensiblement du tracé qu'indique l'Itinéraire d'Antonin[72]. L'armée carthaginoise s'est dirigée d'Amposta sur Ampurias par Perello, Cambrils (Oleastrum), Tarragone (Ta-ras-ko), Vendrell (Palfuriana), Villafranca (Antistiana), Martorell (Fines), Barcelone (Bahrkino), la route de la Marine et Girone (Gerunda). Pendant que le corps de droite s'éloignait ainsi de la mer, à la hauteur des côtes de Garaf, et à partir de Calella jusqu'à Girone, de petits détachements suivaient, pour le flanquer, les sentiers qui bordent le rivage.

Annibal établit son quartier général sous Ampurias. Du haut de la montagne de Jupiter, où flotte le pavillon carthaginois, le regard des soldats embrasse le panorama des Pyrénées ; le coursier punique semble hennir d'impatience et dévorer l'espace qui le sépare encore des champs de l'Italie.

 

 

 



[1] Nous avons déjà dit qu'il vaudrait mieux écrire : eptagonitiques. L'Eptagonie est la région littorale sise à l'ouest du cap Bougaroni (Seba Rous, les Sept-Têtes, Έπταγώνιον).

[2] Ces détails sont donnés par Polybe (III, XXXIII), qui lui-même les a tirés de la Table de Lacinium.

[3] Carthage eut alors à sa disposition, pour la défense de l'Afrique, une armée de plus de 40.000 hommes.

[4] 200 Ilergètes seulement, selon Tite-Live. (Voir sur ce petit nombre une note de Schweighæuser. Polybe, III, XXXV.)

[5] 14 seulement, selon Tite-Live.

[6] Les équipages n'étaient au complet que sur 32 quinquérèmes et sur les 5 trirèmes.

[7] Infanterie : 12.650 hommes.

Cavalerie : 2.450 chevaux.

Eléphants : 21.

Flotte : 57 navires.

[8] Asdrubal eut sous ses ordres Bostar, nommé commandant de la place de Sagonte.

[9] Ύπό τήν έαρινήν ώραν, dit Polybe (III, XXXIV), ce qu'Isaac Casaubon traduit par principio veris.

[10] Pline, Hist. nat., XXI, X.

[11] Tite-Live, XXI, XXII.

[12] Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées orientales.

[13] Géographie, édition Lavallée.

[14] Alias la Sègre (Sicoris). Les correspondances officielles ont adopte le genre masculin.

[15] Plus exactement : portes d'enfer.

[16] Le Mont-Serrat est assez élevé pour que, de son sommet, on aperçoive les Baléares, distantes de plus de 60 lieues. Sa base a 8 lieues de circonférence. Les pics de cette montagne, découpés et détachés comme les doigts de la main, offrent de loin l'aspect d'un jeu de quilles gigantesques. Le Mont-Serrat est célèbre dans l'histoire militaire et religieuse de la Catalogne. Dix-huit siècles après Annibal, Ignace de Loyola sortait d'un des plis de la montagne et, comme Annibal, prenait pour objectif les murs de la ville éternelle.

[17] En 1808, les généraux français Schwartz et Chabran fouillèrent en vain le Mont-Serrat. Leurs attaques infructueuses ne servirent qu'à exalter le courage des Catalans. Ce ne fut qu'en 1811, le 2 à juillet, que le maréchal Suchet s'empara de cette position formidable, l'appui des rebelles et l'espoir des fanatiques de toute la Catalogne. (Lettre de Suchet, du 25 juillet 1811.) Dans cette montagne escarpée, fortifiée par la nature et par l'art, se trouvait un grand couvent, bourré de 2000 défenseurs, où les insurgés avaient établi un dépôt de vivres et de munitions et le siège de leur gouvernement. A peine le maréchal Suchet s'était-il éloigné pour aller former le siège de Sagonte, que les Catalans reprirent les postes fortifiés du Mont-Serrat. Leurs bandes y furent bientôt soutenues par une légion anglo-catalane, et le général Decaen n'enleva ces positions qu'en 1812. L'ennemi, fortement retranché, avait pour réduit un fort presque inaccessible, sur la cime des rochers de l'ermitage de Saint-Dimas. Decaen fit raser les défenses et incendier les bâtiments.

[18] Le nom de Macdonald se trouve mêlé à ceux de la plupart des points de cette route de Lérida à Barcelone. En 1810, les troupes qu'il commandait étaient campées sons Lérida, Tarrega, Cervera. En 1811, après avoir échappé au feu de Manresa, sa colonne fut attaquée au col Davi par les bandes du Mont-Serrat, et ne parvint qu'à grand'peine à Barcelone.

[19] Le pont de Molino del Rey, sur le Llobregat, fut attaqué et pris parles Espagnols le 15 janvier 1814.

[20] Suchet avait établi un pont volant à Mora et fait de cette place un magasin.

[21] Une route militaire de Tortose à Caspé, ouverte en 1708 par le duc d'Orléans, fut rétablie par Suchet en 1810.

[22] Lors de son expédition sur la manufacture d'armes de Ripoll, en octobre 1793, le général Dagobert éprouva d'immenses difficultés. Il lui fallait défiler sur des rampes d'une raideur excessive, au penchant des précipices, entre deux murailles de rochers, suivant des pistes où deux hommes à peine pouvaient marcher de front. Il prit néanmoins Campredon, poste autrefois fortifié, mais rasé sous Louis XIV, à la suite d'un siège remarquable, et qui n'était plus alors couvert que d'une simple chemise.

[23] Voyez, à la note précédente, les dangers que courut, en 1793, la colonne du général Dagobert.

[24] En 1814, l'armée française s'échelonnait de Barcelone à Girone : une division espagnole bordait la rive droite du Llobregat, de son embouchure à Manresa, et, de là, ces troupes donnaient la main au corps qui, de Vich, observait Girone et les deux rives du Ter.

[25] C'est cette dernière roule que prit, en 1808, le général Duhesme pour aller former le siège de la place de Girone, qui interceptait ses communications avec la France. A deux reprises il força le passage, malgré d'énormes coupures que défendaient des chaloupes canonnières et une frégate anglaises. Mais, à son retour, les hahas d'Arenys de Mar et de Calella étaient si considérables, le feu des embarcations était si vif, que la colonne française, abandonnant ses bagages, dut se frayer un chemin par la montagne afin de pouvoir rentrer à Barcelone.

[26] Gros massif, de 7 à 800 mètres de relief, situé sur la rive droite de la Muga, en face de Saint-Laurent.

[27] Lettre de Dugommier au Comité de salut public, du 16 octobre 1794.

[28] Figuières a joué son rôle dans les guerres de l'Empire. Sa chute, préparée par Macdonald, acheva de détruire, en 1811, l'espoir des bandes de la Catalogne.

[29] C'est sur la rive gauche de la Muga que se développèrent, en 1794, la plupart des 104 ouvrages de fortification de campagne construits par les Espagnols pour tenir tête à l'invasion française. Ces fameuses lignes de Figuières, qui s'appuyaient à la montagne Noire et au plateau de Roure, où l'on se vantait de ne craindre que Dieu ; ces formidables redoutes, armées de plus de 200 bouches à feu de gros calibre, furent, en moins de quatre heures, enlevées à la baïonnette par les soldats d'Augereau. Les Espagnols ne s'étaient pas donné la peine de prolonger les lignes de Figuières jusqu'à la côte, et l'on comprend qu'ils aient arrêté leurs ouvrages aux environs d'Espolla. L'énorme massif qui encombre tout le promontoire de Creu et les marécages du bas Ampurdan constituent, à l'est de la route de France, une barrière presque infranchissable, qu'appuie encore la place de Roses.

[30] Elle soutint six sièges remarquables : ceux de Roses (1808), de Girone (1809), de Lérida (1810), de Mequinenza (1810), de Tortose (1810-1811), et de Tarragone (1811).

[31] Lettre au Comité de salut public, du 12 mai 1794.

[32] C'est à peu près ce que le cardinal Du Bellay disait du Roussillon : On en est chassé par les armes, si l'on est en petit nombre ; par la faim, si l'on est en force.

[33] Les montagnes qui nous environnent nous empêchent de nous étendre, et le fanatisme des paysans, qui les fait fuir et emporter tout à notre approche, rend nos courses infructueuses. (Lettre de Duhesme à Berthier, 23 août 1808.)

[34] Les Catalans d'aujourd'hui ont tout à fait le génie et les mœurs de nos Kabyles algériens. Selon nous, la race kabyle, ou mieux tamazir't, n'est, comme l'indique l'onomatologie, qu'un rameau de la grande souche gaélique. La rude famille des Galls, dans ses fréquentes expansions du nord au sud, dut semer plus d'une fois, en descendant vers la Libye, des essaims qui se posèrent et surent se conserver en l'état dans les montagnes du pays basque, de la Cerdagne, de la Catalogne, aussi bien que sur les pitons du Djerdjera. La branche gallo-catalane a d'ailleurs ouvert ses veines à plus d'une infusion de sang phénicien ou carthaginois ; mais ces mélanges ont peu modifié sa nature première. Les mœurs qu'Annibal allait rencontrer en Catalogne pouvaient, sous plus d'un rapport, lui rappeler celles des Imazir'en. (Voyez l'appendice G, Notice ethnographique.)

[35] L'audace et la férocité des paysans n'eurent plus de bornes. Ils massacrèrent impitoyablement tous les détachements qu'ils surprirent sur les routes.... A Manresa (1811), tous les blessés qui furent pris par les paysans furent égorgés de la manière la plus barbare. L'exaspération des Catalans était à son comble, et il n'est pas de moyen qu'ils n'employèrent pour assouvir leur vengeance. A Barcelone et à Hostalrich, ils empoisonnèrent les farines et les citernes où nous allions puiser de l'eau (1812). (Belmas, Histoire des sièges de la Péninsule, passim.) — On met à prix la tête de chaque soldat français On promet des récompenses à ceux qui en feront déserter.... Milans, après avoir fait jeter une grande quantité d'arsenic dans les eaux qui arrivent au fort des Capucins, à Mataro, attaqua ce poste, croyant n'avoir affaire qu'à des moribonds. (Lettre du général Decaen au maréchal Suchet, 14 septembre 1812.)

Voilà ce qui se passait en 1811, et cependant, trois ans auparavant, Augereau avait essayé de dominer le pays par la terreur. Voici le passage le plus menaçant de la proclamation de ce général :

Catalans,

Vous venez de prendre les armes contre l'armée française ; vous en serez punis. Tous les malheurs désormais vont fondre sur vous.

Tout homme pris les armes à la main, vingt-quatre heures après la publication de la présente proclamation, sera pendu sans autre forme de procès, comme voleur de grand chemin. La maison où il fera résistance sera brûlée ; tout y subira le même sort. (Proclamation d’Augereau, du 28 décembre 1809.)

[36] De toutes les provinces révoltées en Espagne, je pense que ce sera la Catalogue la plus difficile à soumettre, à cause de l'opiniâtreté invincible des habitants, du nombre des places fortes, des montagnes et des miquelets. (Lettre du général Duhesme à Berthier, du 3 août 1808.)

... Des hommes qu'il ne suffit pas de vaincre pour les conquérir, puisqu'il  faut encore les contenir sans cesse et garder le pays sur tous les points. (Instructions de Berthier au maréchal Macdonald, duc de Tarente, commandant le 7e corps en Catalogne, 2 mai 1810.)

... Importante province, la plus difficile à conquérir de toutes celles de la péninsule, soit à cause de son sol hérissé d'obstacles, soit à cause de ses habitants, très-hardis, très-remuant et craignant pour leur industrie un rapprochement trop étroit avec l'empire français. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, XV.)

[37] Ce qui doit surtout décider à ménager les Catalans, c'est la certitude d'établir entre la France et l'Espagne un nouveau boulevard plus solide gue les Pyrénées. Tel est l'avantage que présentent les Catalans réunis à notre République. (Lettre de Dugommier au Comité de salut public, du 12 mai 1794.)

[38] Voici le tableau de cette division par départements et arrondissements :

[39] La position géographique de cette province l'isole du théâtre de la guerre dans le midi de l'Espagne. (Instructions de Berthier à Macdonald, du 2 mai 1810.)

[40] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, XXIII.

[41] ... διαβάς τόν Ίβηρα ποτορόν, dit simplement Polybe (III, XXXV).

[42] Il la [son armée] partagea en trois corps, et lui fit passer l'Èbre sans que personne se présentât pour s'y opposer. (Histoire générale du Languedoc, t. I, l. I.)

[43] Tite-Live (XXI, XXIII) dit expressément : Tripartito Iberum copias trajecit.

[44] Tite-Live, XXI, LXI. — Silius Italicus mentionne un antique siège de Lérida (Puniques, III.)

[45] An-Ras, la noble tête (crête de montagnes) et, par extension, la contrée où se trouve la noble tête. Le préfixe M indique l'individualité, et M-An-Bas sera, par conséquent, une tribu déterminée du pays Anras. Le pluriel Inrousien est le nom générique des habitants de la région Anras.

[46] Andona, la noble, la sainte, la divine place forte. C'est bien là le réduit pour les temps de malheur des Catalans d'aujourd'hui. La préfixe M implique, avons-nous dit, le sens d'individualité. Le chef espagnol que Tite-Live nomme Mandonius, et qui prit parti pour les Romains avec Indibilis (An-Do-Baal), était un homme d'Andona. (Tite-Live, XXVII, XVII.) — An-Do exprime la chose divine. Sur la voie militaire conduisant de Berga à Baga, on a trouvé une pierre portant cette inscription hybride : Endo castrorum, le dieu des camps. Les Espagnols ont donné le nom d'Andas, Andes, aux grandes montagnes dont leurs dieux paraissaient affectionner le séjour. — Nous connaissons en Kabylie une montagne du nom de Bou-Andas.

[47] Tite-Live, XXI, LXI.

[48] Isaac Casaubon écrit Andosinii sive Ausetani ; Ferreras (Hist. d'Espagne) estime aussi que la dénomination d'Andosiniens est synonyme de celle d'Ausétans. Tel est enfin l'avis de Daudé de la Valette : Les Andosiniens ou Ausétans, dit-il, avaient pour capitale Ausa, la moderne Vich.

[49] Suivant nous, on doit lire Macetania (Μακίων έθνος).

[50] Tite-Live, XXI, LX.

[51] Tite-Live, XXI, LXI.

[52] Mak'an Anza.

[53] En 1812, le général Quesnel occupa aussi Puycerda pour être maître des hautes vallées où les bandes catalanes avaient jusque-là trouvé un asile sûr.

[54] Polybe, III, XXXV.

[55] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, XXIII ; LX.

[56] ... Magon, laissé entre l'Èbre et les Pyrénées avec 10.000 bommes. (Histoire romaine.) L'éminent historien omet ici de tenir compte de 1000 cavaliers mentionnés par Polybe (III, XXXV) et par Tite-Live (XXI, XXIII), ce qui porte l'effectif total à 11.000 bommes. Il faut d'ailleurs observer que le frère d'Annibal connu sous le nom de Magon a le commandement de la légion carthaginoise, et que, loin de demeurer en Catalogne, il part pour l'Italie. Du reste, il est difficile de ne point commettre d'erreurs quand on fait mouvoir ensemble bon nombre de personnages carthaginois, et cela, à raison de la fréquence des homonymies. Faisons observer aussi que Magon n'est pas un nom punique, mais un simple surnom, ou mieux, un nom de guerre dans la véritable acception du mot. Il rappelait celui du peuple mako (Mak'ou), vaincu par les ancêtres.

[57] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, XXIII.

[58] Tite-Live, XXI, XXIV.

[59] Tite-Live, XXI, XXIII.

[60] Polybe, III, XXXV. — Tite-Live, XXI, LX.

[61] Polybe, III, XXXV.

[62] Hannon était spécialement chargé de veiller à la sûreté de ces passages. (Tite- Live, XXI, XXIII.)

[63] Berga était l'alliée de Rome (Polybe, III, XXXV), mais les Romains entretenaient des intelligences dans d'autres places de la haute et de la basse Catalogne. —Tite-Live, XXI, LX.

[64] Reus (Rous, tria capita), Tarragone (Ta-Ras-Ko), Barcelone (Bahr-Kino), la Bisbal (B-Aït-Baal), Perpignan (Rous-Kino). Les Phéniciens s'étaient aussi répandus sur les côtes du Languedoc. Ils occupaient le fort Brescou (Bahr-Ras-Ko) et avaient pénétré dans les vallées de l'Ariège et du Rhône, où le nom de Tarascon (Ta-Ras-Ko), par exemple, atteste l'antiquité de leurs établissements.

[65] La ville d'Ampurias (qu'il faut bien se garder de confondre, comme on le fait souvent, avec Castello de Ampurias, sur la Muga) était bâtie à l'embouchure de la Fluvia.De vastes marais, qui empestent une côte inabordable, des ruines noyées ça et là dans des mares d'eau croupissantes ; un misérable hameau, dont la fièvre éteint peu à peu la population étiolée ; c'est, avec le nom d'Ampurias, tout ce qu'il reste aujourd'hui d'une ville de 100.000 habitants, ce qu'il reste des murs d'où Annibal partait pour l'Italie. (Colonel Fervel, ouvrage cité.)

[66] Roses, qui commande le golfe de ce nom, observait l'ennemi et transmettait à Agde des avis qui arrivaient à Marseille et, de là, à Rome. Suivant une tradition du bas Languedoc, ce furent des embarcations agathoises qui portèrent à Marseille la nouvelle du passage des Pyrénées par Annibal. Or les maisons d'Agde sont toutes bâties en pierres de taille tirées d'une carrière de tuf noir ; la ville est sale et d'un aspect sinistre. Arrivé en vue de cette cité sombre, le jeune général, étendant vers les murs une main menaçante, se serait écrié : Urbs nigra, heu ! spelunca latronum ! Malgré les efforts de sa municipalité, la moderne ville d'Agde ressemble encore assez à un immense sarcophage (Νεκρόπολις, ville noire), et le voyageur qui, du wagon, aperçoit la lugubre tour de l'église, de répéter, non sans sourire : Agde la ville noire, le repaire de brigands !

[67] Augereau, qui avait remplacé Gouvion-Saint-Cyr dans le commandement du 7e corps, opérant en Catalogne, ne sut pas saisir la pensée de Napoléon, et fut, a son tour, remplacé, en 1810, par Macdonald. (Voyez les Instructions de Berthier à Macdonald, en date du 2 mai 1810.) — Chef d'une armée dont l'effectif était peut-être un peu faible, mais protégé parles obstacles accumulés dans les montagnes de la Catalogne, maître de la place deBcrga.quc devait faire Hannon ? Tout d'abord, maintenir en état ses communications avec les divers postes surveillant la province, ainsi que celles de ces postes entre eux ; en second lieu, appuyer sa gauche à Berga, et, face à la mer, se lier étroitement, par la droite, à l'armée de son frère Asdrubal. Au lieu d'agir ainsi, que fait-il quand les Romains opèrent leur premier débarquement à Ampurias ? Rien. Il paraît endormi dans son camp. Il n'a rien vu, rien appris, et, par suite, ne peut rien apprendre à son frère des événements qui viennent de se passer ; il laisse Cn. Scipion prendre le Mont-Serrat et faire librement, par le Llobregat, l'ascension de la haute Catalogne.

A cette situation, résultat de l'imprudence ou de l'apathie, quel remède pouvait-on encore apporter ? Que devait faire Hannon ? Envoyer à son frère Asdrubal dépêche sur dépêche, l'appeler à son aide, et, en attendant son arrivée, s'enfermer dans Berga pour s'y défendre avec vigueur. Au lieu de cela, que fait-il encore ? Sans attendre Asdrubal, il sort imprudemment de ses lignes et se fait battre à Scissis par Cn. Scipion, qui se garde bien de lui refuser la bataille. Rien de plus heureux, en effet, ne peut survenir aux Romains que d'avoir affaire séparément à chacun des deux frères. L'armée d'Hannon est détruite ; lui-même est fait prisonnier avec ses principaux officiers ; les magasins de l'armée d'Italie tombent aux mains du vainqueur, et la base d'opérations d'Annibal reçoit une atteinte qui l'entame assez profondément.

Tite-Live appelle Scissis la place sous laquelle se livra la bataille qui décida du sort de l'armée de Catalogne. Hannon avait par conséquent quitté Berga pour établir son quartier général dans cette ville de Scissis. On lit ailleurs (Univers, Espagne, t. I, p. 53) Cissa. Telle est l'orthographe adoptée par Justus Perthes, de Gotha. Il écrit en même temps Cinna, et ce nom, qu'il place aux environs de Guisona et d'Agramunt, est prudemment suivi du signe dubitatif. En admettant cette position, on voit qu'Hannon quitte Berga pour se porter vers Asdrubal, ce qu'il ne devait pas faire. Mais, étant donnée la nécessité de cette marche, on voit qu'elle n'est ni secrète ni rapide. Scipion se jette entre les deux frères pour les couper l'un de l'autre, et les battre séparément. Le brave et intelligent Asdrubal apprend l'immense désastre d'Hannon, au moment où il passe l'Èbre avec 8.000 hommes d'infanterie et 1.000 chevaux. (Tite-Live, XXI, LXI.) Ces forces, unies en temps utile à celles d'Hannon, eussent présenté un ensemble de 20.000 hommes, qui eût certainement donné à réfléchir aux légions romaines, car Cn. Scipion n'avait que 60 navires, 10.000 hommes d'infanterie et 700 chevaux. (Appien, De Bello Annibalico, XIV.) Mais les grands capitaines n'ont pas toujours des lieutenants de leur taille, et l'issue de la guerre dépend souvent de la manière dont ceux-ci comprennent ou exécutent les ordres du général en chef.

[68] Il renvoya 11.000 hommes dans leurs foyers, d'abord, pour se ménager l'amitié des peuplades de la péninsule ; en second lieu, pour laisser entrevoir et aux soldats qu'il emmenait en Italie, et à ceux qu'il plaçait en Espagne sous le commandement de ses frères, qu'il ne refuserait point de les libérer ultérieurement. Ces sages dispositions semblaient aussi de nature a rendre plus sympathiques à la nation espagnole les enrôlements qu'on pouvait avoir besoin de faire plus tard chez elle.

Tel est à peu près le récit de Polybe (III, XXXV), que Tite-Live dénature comme il suit : Quand on fut, dit-il, engagé dans les Pyrénées, et que le bruit d'une guerre avec les Romains eut pris plus de consistance parmi les barbares, 3.000 fantassins carpétans désertèrent... Annibal, n'osant ni les rappeler ni les retenir de force, de peur d'irriter tous ces esprits farouches, licencia plus de 7.000 hommes parmi ceux qui manifestaient de la répugnance à servir en Italie, feignant ainsi d'avoir, de son plein gré, congédié les Carpétans. (Tite-Live, XXI, XXIII.)

[69] Cette armée de 59.000 hommes, dit Polybe (III, XXXV), était, il est vrai, peu considérable, mais composée d'excellents soldats, merveilleusement aguerris. Annibal, au départ de Carthagène, avait 90.000 hommes d'infanterie et 12.000 de cavalerie, ensemble 102.000 hommes, qui se décomposaient comme il suit :

Appien, qu'il ne faut jamais consulter qu'avec une réserve extrême, prétend, à tort, qu'Annibal franchit les Pyrénées à la tête de ces 102.000 hommes. (Appien, De Bello Annibalico, IV.)

Le colonel Fervel commet une erreur analogue en disant que le jeune général engagea dans les cols de la grande chaîne 73.000 hommes d'infanterie. (Loco cit. introd. p. 7.) Il n'en avait que 50.000.

[70] Non loin de Martorell, au confluent de la Noya et du Llobregat, on voit sur ce dernier un pont très-ancien que la tradition attribue à Annibal. (Géographie de Malte-Brun, édit. Lavallée, t. I, p. 456.)

[71] Pomponius Mela (Géographie, t. VI, c. II) parle de la montagne de Jupiter, où l'on voit, sur la partie qui fait face à l'occident, des pointes de rochers s'élever brusquement en forme de degrés, et à peu de distance les unes des autres, ce qui leur a fait donner le nom d'Echelles d'Annibal. (Pomponius Mela écrivait deux cent cinquante ans après l'expédition d'Annibal.) Où étaient ces Scalæ Annibalis ? Quatre systèmes furent successivement proposés :

1° Joachim Vadianus (Commentaires sur P. Mela, Bâle, 1552) confond les Scalæ avec les Turres Annibalis dont parle Pline (XI, VII).

2° D'autres commentateurs de Pomponius Mela, entre autres Olivarius (Mela de Situ orbis libri tres, cum annotationibus Olivarii, Paris, 1536), placent les Echelles sur la côte de Garaf, c'est-à-dire au sud de Barcelone, entre l'embouchure du Llobregat et Villanova.

3° Pujades réfuta l'opinion qui précède et tomba dans une autre erreur. Il indiqua le lieu nommé l'Échelle (Scala), et situé près d'Ampurias, comme satisfaisant au texte de Mela.

4° De Marca (Hispania, Paris, 1688) démontra le peu de valeur des avis qui précèdent. Ayant d'ailleurs retrouvé les traces d'un camp punique non loin d'Ampurias, sur le revers occidental du Mongri ou Montjou (mons Jovis), il plaça les Echelles d'Annibal aux abords de ce camp.

C'est à l'opinion de De Marca qu'il convient de se rallier. On peut supposer que les habitants d'Emporium (Ampurias) s'étaient réfugiés sur le Montjou, qu'ils croyaient inaccessible, et qu'Annibal en ordonna l'escalade, soit pour frapper de terreur les Emporitains, soit pour habituer ses soldats à des opérations difficiles.

[72] Appien, qui ne recule jamais devant des énormités géographiques, dit nettement (De Rebus Hisp., VI) que l'Èbre roule par le milieu de l'Espagne, et ne se trouve qu'à cinq journées de marche des Pyrénées.