Les principes qui président à l'organisation des armées sont loin d'être immuables et fixes. Soumis aux conséquences de tous les événements qui modifient les conditions de la vie sociale et politique d'un peuple, ils doivent, à chaque heure de son histoire, s'infléchir aussi sous la main du temps. Il suit de là qu'un gouvernement s'expose à des désastres, ou, tout au moins, court de grands hasards, s'il a l'imprudence de reconnaître une autorité constante à des lois organiques qui, à certaines époques, lui ont valu des triomphes ; et que, réciproquement, telle mesure, dont il a une fois subi les funestes effets, peut ultérieurement assurer son salut, ou le couvrir de gloire. L'erreur n'est, le plus souvent, que la transformation hardie d'une vérité contingente el relative en principe essentiellement absolu ; et l'erreur, devenant proverbe, passe facilement pour sagesse des nations. C'est ainsi que, ayant entendu l'honnête Polybe tonner contre le danger des armées mercenaires[1], la philosophie de l'histoire s'est emparée de ce dire, et a condamné pour toujours la méthode des enrôlements à prix d'argent. Des gens qui se font payer leurs services de guerre semblent dès lors ne pouvoir faire que de mauvais soldats. On les regarde comme des agents naturellement perfides, des auxiliaires nécessairement dangereux, et pour la nation qui les enrôle et pour le général qui les emploie. Ces conclusions ne sont pas précisément exactes. Sans méconnaître en rien le mérite des années nationales qu'anime le souffle du patriotisme, on doit admettre que des mercenaires peuvent, en certaines circonstances, former une force imposante, capable de lutter avec énergie et dévouement pour la cause qu'ils sont appelés à défendre. En particulier, l'armée d'Italie dont nous allons suivre les mouvements était composée d'excellents soldats. Parmi les meilleures troupes du monde, Napoléon Ier comptait les Carthaginois au temps d'Annibal[2]. Et cependant, de combien d'opprobres l'histoire n'a-t-elle pas chargé cette armée à la solde de Carthage ? L'emploi des troupes mercenaires présente sans contredit des inconvénients, et les plus graves proviennent du peu de sens moral des enrôlés, de l'inhabileté du commandement, delà nécessité des licenciements à la paix, des imprudences et du manque de foi des gouvernements, ou du mauvais état de leurs finances. Les hommes qui s'engagent à servir contre rémunération ne sont pas, en général, il faut l'avouer, l'élite de la population à laquelle ils appartiennent. Ce sont des aventuriers, des déshérités, des désespérés de toute espèce. Audacieux et, le plus souvent, dépravés, ils sont capables de tous les excès. Si l'on n'y prend garde, ils peuvent dépouiller entièrement la nature humaine, et bientôt on leur voit toutes les allures de la bête fauve. Voilà l'inévitable bilan d'une mauvaise éducation première et d'une corruption prématurée. Tels étaient les éléments des armées de Carthage, tels ceux des armées de France du XIIe au XVIIe siècle[3]. Les bandes de condottieri, au temps des luttes des Guelfes et des Gibelins, n'étaient pas composées d'hommes meilleurs que les stipendiés des successeurs d'Alexandre. Ils valaient autant qu'eux, ni plus ni moins ; les mercenaires des temps futurs seront l'image fidèle de tous ceux du passé. Cependant, bien que flétri par la misère et le vice, qu'accompagnent d'ordinaire la bassesse et la cruauté, le mercenaire se sauve du mépris par de grandes qualités militaires. Il est brave, entreprenant, résolu, comme tous les hommes qui ont moins à perdre qu'à gagner au cours des événements. Rien ne l'effraye ; pour se faire un nom qui sonne, il risquera sa vie ; enfant du hasard, il la jouera aux dés. Ce caractère étrange, accessible aux bons comme aux mauvais conseils, offre encore de grandes ressources à qui sait en tirer parti ; tout le succès dépend du talent des hommes auxquels échoit le commandement. Du règne de Louis XI jusqu'à Richelieu, nous n'avons eu pour soldats que des étrangers ramassés par toute l'Europe ; mais ils étaient conduits par la noblesse française. Les Brabançons et les Routiers, gens de néant qui ne servoient de rien fors à piller et à mangier le pauvre peuple, firent merveille en leur temps, mais sous l'habile direction de Philippe-Auguste. Les aventuriers de tous pays que menaient Montréal, Jean de Malestroit, Haukwood, Carmagnola, François Sforce, savaient garder leurs rangs et gagner des victoires. Les Romains, eux aussi, qui firent usage de mercenaires durant la deuxième guerre punique[4], les virent se transformer, sous la main des consuls, en gens dignes de combattre à côté des légionnaires. En somme, des gens soldés peuvent constituer une puissante machine de guerre, s'ils sont disciplinés par de bons officiers[5]. Or les cadres carthaginois, empruntés à l'aristocratie du pays, étaient de haute valeur ; Annibal était homme de génie[6] ; comment son armée n'eût-elle pas été d'une solidité à toute épreuve ? Un gouvernement qui prend à sa solde des étrangers de toute langue doit prévoir les dangers qu'amènent d'ordinaire les licenciements. Celui de Carthage ne doit pas être pris pour modèle à cet égard, car il avait l'habitude de se défaire des gens qui l'incommodaient, soit en les déposant sur une île déserte, soit en les livrant traîtreusement à l'ennemi ; ou encore, en les embarquant sur des navires pourris, qui devaient couler à quelques encablures du port[7]. On doit également condamner les mesures violentes prises par les rois de France, qui avaient à se débarrasser des Malandrins et des Ecorcheurs. Toute puissance ayant le sentiment de sa dignité doit payer largement les gens dont elle a réclamé les services, et les rapatrier par des moyens avouables, aussitôt qu'elle n'a plus besoin d'eux. L'injustice, le manque de foi, la rétractation des promesses faites, ne sont pas moins déplorables. Carthage, la ville des marchands, voulut un jour obtenir une réduction sur des prix convenus ; elle formula des prétentions étranges et les soutint avec entêtement, malgré les conseils du grand Amilcar ; elle en fut châtiée par les excès de la guerre de Libye. Annibal, lui, ne trompa jamais les soldats sous ses ordres ; il tenait religieusement les promesses faites, et les récompenses promises étaient toujours magnifiques[8]. Annibal ne cessait de se préoccuper du bien-être de ses troupes, de leur santé, de leur subsistance[9]. Il avait tant de sollicitude pour ses compagnons d'armes ; il songeait tant et si bien à l’ordinaire du soldat, que notre François Rabelais, le grand rieur, quand il nous présente le tableau des grands hommes aux Champs Elysées, dont l'estat est changé en estrange manière, a bien soin de mettre en scène Annibal transformé en cocquassier (cuisinier). Et ce mot plaisant ne fait que résumer l'un des titres de gloire du grand capitaine, qui s'assurait le dévouement de ses hommes en leur témoignant un intérêt affectueux, en maintenant tous leurs droits en parfait équilibre avec leurs rudes devoirs. Annibal inspirait une confiance absolue à ses soldats, qui, en toute occasion, pouvaient compter sur lui, comme il comptait sur eux. Il y avait, entre les bras et la tête de l'armée, des liens mutuels d'affection et de reconnaissance. De plus, le général exerçait sur ces hommes l'ascendant de tous les grands capitaines ; il les dominait simplement et naturellement, en partageant leur bonne et leur mauvaise fortune, en méprisant le danger, ou plutôt, en n'y pensant pas, en supportant avec eux, et sans se plaindre, les nécessités du métier des armes, lequel, disait Napoléon, n'est pas métier de roses[10]. En résumé, par son honnêteté et sa profonde connaissance des hommes, par son administration intelligente, son impartialité, son amour du soldat, Annibal eut ses mercenaires toujours en main[11]. Il en fit les premiers soldats du monde[12], et les résultats qu'il obtint à la tête de ces bandes étonneront toujours ceux qui connaissent les difficultés du commandement. Il convient de faire observer d'ailleurs que, pour entraîner les masses qu'ils avaient à faire mouvoir, les généraux de l'antiquité pouvaient mettre enjeu des ressorts qui ne sont plus assez sous la main des modernes ; que, par exemple, en exaltant le sentiment religieux du soldat, ils en obtenaient facilement le maximum d'effet possible. Les corps sacerdotaux attachés aux armées romaines et carthaginoises y exerçaient un empire auquel l'autorité morale de nos dignes aumôniers de régiment n'est, sous aucun rapport, comparable ; et, si grand qu'en soit le prestige, notre messe au camp ne peut rappeler qu'en principe les imposantes cérémonies païennes, qui impressionnaient si vivement l'homme de guerre antique, remuaient son être et le transportaient dans le monde des prodiges. Et des prodiges d'héroïsme traduisaient les transports de son âme. Le grand Annibal, nous l'avons dit ailleurs, savait de quelles marques de respect il importait d'entourer les croyances de ses hommes, et principalement celles de ses superstitieux Africains[13]. Aussi les statues d'or des divinités, objets d'un culte universel, suivaient-elles en grande pompe les rangs de l'armée d'Italie[14], de même que l'arche d'alliance avait jadis accompagné les Hébreux de Moïse en marche vers la terre de Chanaan, Donnant toujours de pieux exemples, le jeune général enfermait sous sa tente les images des dieux carthaginois, et ces bronzes ne le quittaient jamais[15]. Les temps sont bien changés ! S'agit-il aujourd'hui de faire appel à l'énergie du soldat, de lui demander de généreux efforts, on invoque le patriotisme et l'honneur du drapeau. Ces mobiles ont une valeur incontestable ; mais l'antiquité le sentait aussi vivement que nous cet amour de la patrie et de la gloire ; et ce sentiment était chez elle d'une tout autre puissance, car tous les symboles nationaux et militaires étaient alors, chaque jour, solennellement consacrés aux dieux. L'histoire nous a conservé le nom de quelques officiers généraux de l'armée d'Italie. C'est d'abord Magon, frère d'Annibal, jeune homme plein de vigueur et d'entrain[16] ; il commande la légion carthaginoise. C'est Hannon, fils de Bomilcar, qui rendra bientôt de signalés services au passage du Rhône ; puis Maharbal, fils d'Imilcon, commandant en chef la cavalerie de l'armée ; il vient, en l'absence d'Annibal, de conduire avec intelligence les travaux du siège de Sagonte[17]. C'est dans sa bouche que les Romains doivent mettre la fameuse promesse du souper au Capitole cinq jours après la bataille de Cannes. On voit ensuite Adherbal, commandant en chef des ingénieurs, sous les ordres duquel s'exécuteront tous les ouvrages de campagne ; enfin Asdrubal qui, à la journée de Cannes, doit se distinguer par les plus brillantes charges de cavalerie. Mentionnons aussi Carthalon, général de cavalerie légère ; Bostar, Bomilcar, Giscon, aides de camp d'Annibal ; Annibal, dit Monomaque, que ses cruautés doivent rendre tristement célèbre[18]. Tous ces généraux sous les ordres d'Annibal appartenaient à l'aristocratie carthaginoise, et l'on est en droit d'admettre qu'ils partageaient les opinions politiques de leur général en chef. Le récit des divers épisodes de la deuxième guerre punique ne laisse apparaître entre eux aucune divergence d'idées manifestée par un acte d'insubordination. D'ailleurs, Annibal ne risquera jamais aucune entreprise importante sans avoir préalablement assemblé en conseil des lieutenants qui paraissent avoir eu, en art militaire, toutes les connaissances que le sage Polybe exige d'un bon général d'armée[19]. On remarquait aussi au quartier général un assez grand nombre de jeunes Carthaginois, appelés à encadrer ultérieurement les troupes auxiliaires qu'on se proposait de lever en Gaule et en Italie, et qui, en attendant la formation de ces corps indigènes, servaient en qualité d'officiers d'ordonnance. Annibal attachait la plus grande importance à la bonne direction de tous ses services administratifs ; aussi des fonctionnaires spéciaux, qu'on pourrait assimiler aux intendants des armées modernes, eurent-ils à étudier à l'avance les ressources des régions où l'on allait opérer. Durant tout le cours de la deuxième guerre punique, on verra marcher un service des subsistances parfaitement organisé. Les agents de l'administration[20] seront chargés de ramasser les grains, de les réunir, d'en former des magasins[21] ; ils auront la garde des troupeaux formant l'approvisionnement de viande sur pied, et sauront admirablement conserver toutes les ressources provenant des razzias. L'économie de ces λειτουργιοί[22] sera telle, que le général en chef pourra distraire un jour, du service des subsistances, une masse de deux mille bœufs, qu'il sacrifiera sans inconvénient au succès d'une opération de guerre[23]. On ne négligera ni l’habillement ni l'armement. Les lignes stratégiques seront régulièrement semées de dépôts, où toute l'armée trouvera ses rechanges en effets d'habillements et de chaussure, en armes et tous objets de campement usés ou détériorés[24]. Des ordres seront donnés pour que le service de marche soit constamment assuré, pour que les routes soient praticables, pour que la nourriture des attelages et chevaux de bât soit, comme celle des hommes, l'objet des soins les plus minutieux[25]. Fut-il aussi créé des hôpitaux militaires, tant sur le
territoire de Il est assurément fort regrettable que, faute de documents précis, on ne puisse juger de l'administration carthaginoise, par comparaison avec ses similaires des armées modernes. Mais cette organisation, perdue pour nous, se laisse deviner grâce aux résultats obtenus, et, pour ne parler que des subsistances, on sait que, malgré les difficultés des communications, malgré l'état des cultures, partout moins avancé qu'aujourd'hui ; malgré les efforts de l'ennemi et la mobilité des alliés, il y eut toujours, à portée des colonnes expéditionnaires, des magasins pourvus de toute espèce de denrées. Partout et toujours, en Italie, les vivres vont être régulièrement distribués aux parties prenantes. Grâce à l'intelligence et à l'activité des intendants carthaginois, les mercenaires toucheront chaque jour leurs rations réglementaires de froment, de viande, de vin, de vinaigre pour mêler à l'eau, d'huile pour les onctions des membres, et de parfums pour la chevelure. Jamais ni les chevaux ni les éléphants ne manqueront de fourrage, et, sauf les cas de force majeure, tout ce qui est à prévoir sera prévu. Un gouvernement qui prend des mercenaires à son service doit se préoccuper, avant tout, du soin de maintenir ses finances en bon état. Il est indispensable que, suivant les principes d'un négociant prudent et sage, il puisse, à tout instant, faire honneur à sa signature. Or Carthage avait usé son crédit sur le marché des enrôlements, et, déjà, se manifestaient les premiers symptômes de la décadence[27]. En cela, comme en toutes choses, Annibal porta résolument remède aux maux qui rongeaient son pays. Il obtint de la γερουσία qu'elle fît frapper à Carthagène le numéraire indispensable au service de la solde des troupes. Usant d'ailleurs généreusement des produits de sa mine d'argent, lesquels étaient, comme on sait, considérables[28], il fit lui-même battre monnaie à son quartier général, et créa pour l'armée d'Italie un trésor dont l'administration fut confiée à de sages mechasbes[29]. Ces trésoriers-payeurs, similaires des questeurs de Rome, transformaient régulièrement en valeurs monétaires[30]. les riches lingots de Bebulo, et cette émission ne fut jamais interrompue durant le cours de la deuxième guerre punique. Aussi ne vit-on jamais en souffrance aucun des services administratifs de l'armée d'Italie. Il est certain que l'organisation de l'armée d'Annibal
comportait un service
topographique. Les officiers de ce corps vont faire la carte de Il est probable, nous le répétons, que les Carthaginois connurent la carte dessinée, car les Romains, beaucoup moins avancés qu'eux, ne tardèrent pas à faire usage des itinéraires[33]. Leurs dessins, fort imparfaits sans doute, avaient vraisemblablement besoin d'être doublés de longs mémoires descriptifs. Mais les dessinateurs devaient racheter la défectuosité de leurs méthodes par une grande sûreté de coup d'œil et une mémoire fidèle, qui, semblable à la plaque d'un appareil photographique, gardait l'empreinte des moindres accidents du terrain. Les peuples primitifs, ayant l'habitude de la vie en plein air et des longs parcours, sont, en ce qui concerne les détails topographiques, d'une perspicacité surprenante. Ils discernent rapidement toutes les propriétés militaires d'une position, se rendent compte de la profondeur d'un pli du sol, de l'altitude d'une roche, et fixent le tout dans leur esprit avec une précision qui tient du prodige. Les topographes carthaginois pouvaient donc satisfaire de vive voix à toutes les demandes de renseignements possibles, et, par eux, Annibal avait les moyens de dresser ses plans d'opérations d'après des données parfaitement sûres. D'ailleurs, comme tous les hommes de guerre, comme Napoléon, comme Vauban, comme César, le jeune général faisait en personne, au dernier moment, la reconnaissance du terrain sur lequel il devait engager ses troupes[34]. Les levers de ses officiers n'étaient jamais consultés par lui qu'à titre de renseignements préliminaires. La République entretenait un corps spécial, chargé de la fabrication des armes de toute espèce, de la construction et de la manœuvre de tous les engins névrobalistiques. On put apprécier toute la puissance de Carthage, quand elle livra aux consuls Manilius et Censorinus 200.000 armures et 2000 catapultes. Son immense arsenal, travaillant avec une rapidité prodigieuse, put façonner par jour jusqu'à i4o boucliers, 300 épées, 500 lances et 1000 traits de catapulte, si bien que, à la fin du siège de i46, on vit Scipion victorieux y recueillir encore 200.000 armes de toute espèce et 3000 machines de guerre. On peut juger, par ces chiffres, de l'importance des arsenaux de Carthagène[35] et des parcs attachés à l'armée d'Italie. Le corps faisant fonctions de l'artillerie et du génie de nos armées modernes était chargé de tous les travaux que comportent l'attaque et la défense des places[36]. Il avait dans ses attributions tous les ouvrages de campagne, fortification passagère, castramétation, baraquement, routes et ponts militaires ; en un mot, tous les travaux d'art qui préparent le succès des grandes opérations. Les ingénieurs d'Annibal, qui, suivant l'exemple de Pyrrhus, ont su embarquer des éléphants, vont bientôt leur faire passer le Rhône sur des trailles. Puis, sur le revers des Alpes, la simple cuisson d'un calcaire à l'air libre fera traiter de fable l'emploi de leurs méthodes originales. Après le passage du Pô, les ingénieurs assureront la sortie du Falerne, au moyen des fameuses troupes de bœufs aux cornes flamboyantes. Enfin, la communication par terre, établie, pour toute une escadre, entre le golfe et le port de Tarente, doit faire le plus grand honneur aux ingénieurs carthaginois, qu'imiteront plus tard ceux de Mahomet II. Parmi tous les travaux d'art de ces officiers d'élite, on remarquait surtout des constructions en maçonnerie d'une extrême solidité. Il est vraisemblable que, pour obtenir ainsi des résultats toujours et partout satisfaisants, ils suivaient l'exemple des lieutenants d'Alexandre, et emportaient dans leurs parcs, avec le reste du matériel, les sables destinés à la confection des mortiers[37]. Pline admire aussi sans réticences leurs ouvrages en pisé[38] ; les sémaphores, les tours, la fortification passagère qu'ils moulèrent de cette façon en Espagne surent résister plusieurs siècles à faction des intempéries de l'air[39]. Il est certain que, dans l'antiquité, un service télégraphique[40] était toujours attaché aux armées en campagne, et que la transmission des dépêches s'opérait le plus souvent par des moyens pyrotechniques (πυρσεία)[41]. Pour se tenir en communication avec ses lieutenants ou ses alliés, Annibal avait un corps des signaux[42], similaire de celui que nous voyons organisé chez quelques puissances modernes, notamment aux Etats-Unis d'Amérique. Ce sont les officiers de ce corps qui apprennent au gros de l'armée punique le passage du Rhône par le détachement d'Hannon[43] ; ce sont eux qui, plus tard, lors de la marche sur Tarente, entretiennent avec les conjurés des intelligences aboutissant à la chute de la place[44]. Le personnel carthaginois se distinguait par ses connaissances variées en astronomie, en météorologie, en gnomonique[45], par les procédés ingénieux dont il faisait usage pour remplir sagement et sûrement sa mission[46]. Annibal avait auprès de lui[47] deux secrétaires historiographes, chargés de tenir le journal des expéditions. C'étaient deux Grecs : Sosyle, de Lacédémone[48], et Philène[49]. Enfin le quartier général était le rendez-vous ordinaire des commissaires de la γερουσία. Comme toutes les Républiques, Carthage avait une politique essentiellement inquiète et défiante. Aussi entretenait-elle aux armées des agents ayant spécialement pour mission de surveiller tous les faits et gestes des généraux en chef, de les arrêter au besoin, et de les faire mettre en jugement. Le sanhédrin ne changea rien à ces déplorables habitudes, durant le cours de la deuxième guerre punique. Après Cannes (216), Magon, le jeune frère d'Annibal, part pour l'Espagne avec l'ordre d'y faire une levée de 20.000 hommes d'infanterie et 4000 chevaux ; il est accompagné de commissaires. Annibal conclut, en 215, un traité d'alliance avec Philippe de Macédoine ; des commissaires interviennent lors de la signature. Plus tard, en 210, Scipion prend Carthagène et y fait prisonniers dix-sept commissaires carthaginois[50] ; ces délégués du sanhédrin avaient surveillé les généraux chargés de diriger la défense de la place. Gens à l'esprit tracassier, ils adressaient rapport sur rapport à Carthage, et Carthage créait à ses généraux des difficultés de toute espèce. C'est ainsi qu'Asdrubal, frère d'Annibal, eut à se plaindre de leur persistance à faire changer sans cesse le personnel d'officiers qu'il avait sous ses ordres en Espagne[51]. De ce qui précède on peut conclure que l'armée d'Italie était soumise à la surveillance active d'un certain nombre d'inquisiteurs officiels, qui, plus d'une fois sans doute, durent entraver l'indépendance d'Annibal et comprimer les élans de son génie. Cet espionnage exercé par un gouvernement a réellement des
effets déplorables. Le commandement qui le subit perd toute liberté d'action,
et, se sentant les mains liées, n'ose plus ni concevoir une entreprise, ni
compter sur le secret qui, seul, peut assurer le succès des opérations. Rome,
plus sage que sa rivale, se donnait un dictateur au moment du danger.
Carthage eût peut-être triomphé de Rome si, renonçant à une méthode absurde,
à cette inquisition d'État, qui avait fini par
absorber toute la puissance publique[52], elle eût
débarrassé son grand Annibal de ce gênant contrôle. Mais l'exemple de
Carthage ne guérira jamais l'esprit malade des Républiques, petites ou
grandes. Venise eut aux armées ses provéditeurs ; Mais il est temps de faire défiler[55] sous nos yeux cette armée d'Italie, dont la physionomie originale formerait aujourd'hui le plus étrange contraste avec celle de nos armées européennes. Le contingent carthaginois tenait la droite de l’am-machanat[56]. C'était une légion sacrée, servant de garde d'honneur au général en chef, et dans laquelle on n'admettait que les fils des grandes familles de Carthage ; dans ces rangs privilégiés, les jeunes nobles s'exerçaient au métier des armes et se préparaient au commandement des mercenaires. La légion carthaginoise n'était donc, en réalité, qu'une école militaire mobile, et le cadre en était assez restreint. L'histoire nous en fait connaître la proportion : une armée de 70.000 hommes ne comptait que 2.500 Carthaginois, soit 1/25e de l'effectif total[57]. Ce corps national se composait d'infanterie et de cavalerie. De taille moyenne mais fort bien prise, les soldats de cette infanterie portaient le grand bouclier circulaire, d'un mètre de diamètre, et une très-courte épée. Nu-pieds, vêtus d'une tunique rouge sans ceinture[58], ils étaient réputés braves et agiles, et rompus à toutes les ruses de guerre. La haute aristocratie carthaginoise affectionnait particulièrement la cavalerie. L'habillement et l'équipement de ces cavaliers étaient d'une grande richesse, et l'on ne parlait que du luxe de leurs armes et de leur vaisselle. Ils portaient aux doigts autant d'anneaux qu'ils comptaient de campagnes[59]. L'effectif ne dépassait pas mille chevaux[60], mais le petit nombre n'enlevait rien à la valeur d'une arme dont la solidité était devenue proverbiale. Après la légion carthaginoise marchaient les Africains. Ces hommes, d'aspect étrange, étaient aussi de taille moyenne, mais d'une constitution robuste. Des faisceaux de muscles, en saillie sur leurs membres grêles, témoignaient assez de leur vigueur. Ils avaient le teint bronzé, les dents blanches, des yeux noirs, vifs et intelligents, le front haut et bien fait. Un nez droit et effilé semblait témoigner de leurs instincts cruels. Ils se rasaient le crâne et le visage, et ne conservaient sous le menton qu'un étroit collier de barbe. Le front, les tempes, les bras, étaient semés de tatouages bleus. A côté de ces petits hommes de trempe solide[61], venaient les différents types nègres et tous les sang-mêlé du Sud. Coiffés d'une calotte de feutre rouge, de forme cylindrique, et qui se mariait à l'arrière de la tête, tous abandonnaient leur front luisant aux rudes baisers du soleil d'Afrique. Ils portaient une derbal ou chemise de laine blanche, descendant aux genoux et serrée à la taille par une mince lanière de cuir ou un abagous (ceinture). Un abid'i[62] (bernous) de laine, de peau de bouc ou de lion était jeté sur leurs épaules. Leurs jambes vigoureuses étaient nues, noires de poussière, couvertes de cicatrices ; une torbaga, ou sandale de cuir cru, protégeait leurs orteils disposés en large éventail. Une longue lance ou pique, un arc et des flèches, un bouclier de peau d'éléphant ou de cuir de bœuf[63], telles étaient généralement les armes des Africains d'Annibal[64] ; ce sont encore aujourd'hui celles des Touareg qui vivent au sud de nos provinces algériennes. Quelques contingents avaient aussi des engins de guerre particuliers. Ceux de Bérénice et de Barce portaient des dolones, sorte de fléau d'où sortait une lame de poignard au moment du lancé. Les Baniures étaient armés d'un bâton dont la pointe était durcie au feu ; les Makes, d'une catéie, espèce de croc attaché à une corde comme un harpon ; l'homme qui lançait ce fer pouvait ensuite le ramener à lui. Annibal eut le talent de soumettre à l'ordonnance ces
éléments hétérogènes, ramassés un peu sur tous les points du continent
africain, de D'un esprit vif et rusé[74], mais cruels et enclins aux razzias[75], comme toutes les populations primitives, les Imazir'en tuaient leurs prisonniers, leur coupaient la tête, jetaient leurs corps dans de grands feux, autour desquels ils dansaient et chantaient toute la nuit[76]. Les Africains n'ont pas changé depuis le temps d'Annibal, car nos expéditions de Kabylie ont été plus d'une fois attristées par des massacres de prisonniers. Ce peuple n'a modifié ni ses allures, ni son caractère, ni ses mœurs : il est toujours fier[77], inconstant et sans foi[78]. Il a toujours des passions très-vives[79], mais qui surexcitent son ardeur guerrière au lieu de l'amollir[80]. Les délices de Capoue n'ont jamais entamé ces natures de fer, et les plaisirs de Paris n'éteindront pas l'esprit essentiellement militaire de nos Turcos. Aussi pouvons-nous sans crainte accroître indéfiniment le nombre de ces solides bataillons d'Imergazen[81]. Après les Imazir'en venaient les Espagnols. Certaines
régions de la péninsule donnaient spécialement des fantassins d'élite, et
l'armée d'Italie s'était recrutée de Cantabres,
d'Asturiens,
de Celtibères,
de gens de Annibal les avait mis à l'uniforme. La saie nationale[83] à longs poils avait été remplacée par une tunique de lin d'une blancheur éblouissante, que rehaussaient de belles bordures d'un rouge vif. Rien n'accroît la valeur naturelle d'un soldat comme le plaisir qu'il trouve à se voir revêtu d'une tenue élégante. Le général en chef n'avait pas manqué de flatter sur ce point la coquetterie espagnole. L'armement de ces montagnards se trouvait simplifié ; on avait supprimé le javelot[84] et la fronde, mais ils conservaient le bouclier échancré et l'épée courte, qui leur servait à frapper d'estoc plus souvent que de taille[85]. Cette épée, qui allait faire merveille en Italie, devait être adoptée par les Romains avant la fin de la guerre[86]. L'Espagnol, naturellement disciplinable, se pliait facilement à toutes les exigences des règlements, et son intelligence lui permettait de mettre immédiatement à profit l'instruction militaire qu'on lui donnait. Sobre, patient, obéissant, infatigable et, de plus, accessible aux émotions que lait naître la rude poésie du métier des armes, l'Espagnol était le vrai soldat des grandes batailles. Annibal eut le talent de le former, et, depuis Annibal jusqu'à nos jours, l'infanterie recrutée dans la péninsule n'a pas cessé de jouir d'une réputation méritée. Les fantassins gaulois n'étaient pas d'un aspect moins
imposant. Ils avaient, comme les Espagnols, une taille extraordinaire[87], et l'expression
de leur visage était aussi farouche[88]. Ces robustes
hommes de guerre, tirés des tribus galliques voisines du littoral de L'habillement du Gaulois se composait : d'une braie ou pantalon large, analogue au seroual de nos zouaves ; d'une chemise à manches d'étoffe rayée, descendant à mi-cuisses[90] ; enfin d'une saie[91], surchargée d'ornements et retenue au cou par une agrafe de métal. Le casque était de cuivre et, le plus souvent, orné de cornes d'animaux ; souvent aussi, ce casque avait un cimier représentant quelque figure d'oiseau ou de bête fauve, le tout surmonté de panaches hauts et touffus, qui donnaient à l'homme un aspect gigantesque[92]. Le grand bonnet à poils des grenadiers de notre garde impériale n'est qu'un vestige traditionnel des modes suivies par nos ancêtres[93]. Ces guerriers avaient un goût prononcé pour la parure, et se plaisaient à étaler sur leur personne une véritable profusion de colliers, de bracelets, d'anneaux, de baudriers et de ceinturons d'or[94]. Les armes nationales étaient : le gais (gaisda), la catéie, le matras, la fronde, le saunion et le sabre droit[95]. Annibal n'avait laissé à ses Gaulois que ces longs sabres sans pointe[96], uniquement faits pour la taille, et dont ils savaient faire un si terrible usage. Ces armes, sorties des arsenaux de Carthagène, étaient d'une trempe solide, et ne risquaient point de se fausser au premier choc, comme les lattes de cuivre des montagnards transalpins[97]. Longtemps le soldat gaulois avait repoussé l'emploi des armes défensives, comme indignes du vrai courage. Bien plus, un point d'honneur étrange lui faisait quitter ses vêlements au moment du combat[98], et, malgré la discipline la plus sévère et des défenses réitérées, on voit encore, à la journée de Cannes, les réguliers d'Annibal se mettre nus jusqu'à la ceinture[99]. Suivant l'ordonnance, ils devaient porter une cuirasse de métal battu, ou une cotte de mailles. Ils avaient, en outre, un grand bouclier, bariolé des plus éclatantes couleurs, et sur lequel était ordinairement clouée quelque tête de sanglier ou de loup. Un bouclier et un casque sur ce modèle, une cuirasse en métal battu, à la manière grecque et romaine, ou une cotte à mailles de fer d'invention gauloise, un énorme sabre pendant sur la cuisse droite à des chaînes de fer ou de cuivre, quelquefois à un baudrier tout brillant d'or, d'argent et de corail ; avec cela, le collier, les bracelets, les anneaux d'or autour des bras et au doigt medius ; le pantalon, la saie à carreaux éclatants ou magnifiquement brodée ; enfin de longues moustaches rousses : tel on peut se figurer l'accoutrement militaire du noble gaulois, au IIe siècle avant notre ère[100]. Telle aussi, par conséquent, était à peu près la tenue d'un chef gaulois de l'armée d'Annibal. Le jeune général savait traiter chacune de ses troupes selon son caractère et ses aptitudes ; il aimait l'esprit de ses Gaulois et passait à ces grands enfants le goût des babioles, en récompense de leur bravoure. L'esprit national n'a pas changé en France, et c'est surtout de nos soldats qu'on peut dire : belle armée, bonne armée. Les ornements de l'uniforme sont loin de nuire à leur courage, et le législateur n'a pas à regretter pour eux la dépense de quelques plumets. Les Gaulois alors au service de Carthage avaient
l'habitude de se faire une voix forte et rude[101], afin
d'intimider l'ennemi. Au moment du combat, ils entonnaient des chants de
guerre, en frappant leurs grands sabres sur leurs boucliers, poussaient des
cris de bêtes féroces, et agitaient leurs armes en sautant et en dansant[102]. Ne
reconnaît-on pas encore là le soldat de Comme leurs ancêtres, compagnons de ce brenn qui trouvait plaisant de jeter son baudrier dans les balances de Rome ; comme leurs arrière-neveux, soldats de notre infanterie moderne, les Gaulois d'Annibal étaient gais et railleurs. A la façon des héros d'Homère, ils provoquaient leurs ennemis à des combats singuliers, et, une fois en leur présence, surexcitaient leur rage par un feu roulant de bons mots et d'injures, ou se mettaient à rire en leur tirant la langue[103]. Blessés à mort, éventrés ou la poitrine ouverte, ils plaisantaient encore ; ils raillaient un ennemi qui ne pouvait leur faire lâcher prise[104]. Enfin, la tactique se réduisait pour eux à une brusque vivacité de l'attaque et à la violence du premier choc. Bien qu'ils ne fussent pas très-disciplinables, les généraux carthaginois avaient une prédilection particulière pour les mercenaires gaulois, dont ils tiraient le meilleur parti. Amilcar prisait beaucoup leurs qualités, et attachait toujours à sa personne un certain nombre de ces intrépides soldats. Il en faisait sa garde, et leur confiait les missions qui, à la guerre, réclament le concours de l'intelligence, du dévouement et d'une audace à toute épreuve. Ces hommes réussissaient les surprises réputées impossibles, et c'est grâce à leur adresse qu'Amilcar, par exemple, sut mettre fin aux désertions qui, provoquées par les agents de Rome, désolaient l'armée carthaginoise de Sicile. Une nuit, le général commande quelques Gaulois résolus, qui vont se présenter aux avant-postes ennemis avec armes et bagages, ainsi que doit le faire tout bon déserteur. Les officiers romains s'avancent pour recevoir ces braves et loyaux compagnons ; mais ceux-ci se mettent à rire aux éclats, saisissent au cou les officiers recruteurs et, d'un tour de main, les étranglent[105]. Les soldats gaulois avaient de nombreux défauts : ils
aimaient à boire et à piller, et n'obéissaient point toujours du premier coup
; ils ne savaient garder ni l'immobilité ni le silence indispensables à la
réussite de certaines opérations. Mais pas un corps de l'armée d'Italie
n'était mieux organisé pour dresser une embuscade, frapper un bon coup de
main, exécuter quelqu'une de ces feintes audacieuses qui faisaient tant crier
à la trahison, à la foi punique. Annibal, à l'exemple de son père, tenait beaucoup à ses Gaulois réguliers ; il comptait sur eux. C'étaient des hommes sûrs, dont il composait des détachements seuls capables de mener à bien certaines affaires[106], et qui, entre autres circonstances, lui furent d'un grand secours lors de la prise de Tarente. Fidèles à leur général, ils ne cessèrent de partager sa bonne et sa mauvaise fortune, et le suivirent jusqu'à Zama. Les troupes sous les ordres des ingénieurs se composaient d'ouvriers d'art, similaires de nos sapeurs et de nos mineurs[107]. On y voyait quelques Espagnols, mais la plus grande partie de ces hommes se recrutaient en Afrique. Ce sont des Imazir'en qu'on attache aux murs de Sagonte, et qui, plus tard, aux Alpes, tailleront le roc pour élargir le sentier de l'agadir (escarpement). Ces robustes Imergazen étaient à l'uniforme de leurs camarades de l'infanterie de ligne, et portaient de plus le thabanta (tablier de cuir). Une agelzim (hache), une thagehimth (hachette), une amger (faucille) et une thanouga (pied-de-biche) composaient leur outillage distinctif. Ils étaient fort habiles à construire des graba[108] destinés aux baraquements des troupes, à organiser, suivant la mode de leur pays, des silos pour les magasins de l'armée[109] ; enfin, comme tous les anciens, ils savaient confectionner très-rapidement des remparts en terre mélangée, par couches horizontales, à des fascines ou à des claies, le tout relié par une forte charpente[110]. Mais c'est aux jours d'assaut qu'ils rendaient les plus grands services. Ces hommes, naturellement lestes, et qui entretenaient leur agilité par des exercices continuels, s'armaient alors de crampons de fer, et, s'aidant comme ils pouvaient des saillies du roc, en tentaient résolument l'escalade. Dans les parties à pic ou trop glissantes, ils enfonçaient leurs crampons, qui formaient comme des échelons, et les premiers qui grimpaient ainsi hissaient ensuite leurs camarades[111]. Les Romains, qui appréciaient à sa valeur le mérite des sapeurs d'Annibal, employèrent tous les moyens possibles pour encourager leur désertion, et, plus d'une fois, durant le cours de la deuxième guerre punique, ils réussirent à les détourner de leur devoir. Au temps d'Alexandre, les généraux romains n'avaient
qu'une connaissance très-imparfaite de la guerre. Alors,
dit Saint-Evremond[112], il n'y avait parmi les Romains aucun bon usage de la cavalerie
; ils savaient si peu s'en aider qu'on la faisait mettre pied à terre au fort
du combat, et on lui ramenait ses chevaux pour suivre les ennemis quand ils étaient
en déroute. Il est certain que les Romains faisaient consister leur force
dans l'infanterie,
et comptaient pour peu de chose le combat qu'on pouvait rendre à cheval. Les
légions surtout avaient un grand mépris pour la cavalerie des ennemis, jusqu'à
la guerre de Pyrrhus, où les Thessaliens leur donnèrent lieu de changer de
sentiment. Mais celle d'Annibal leur donna depuis de grandes frayeurs ;
et ces invincibles légions en furent quelque temps si épouvantées qu'elles
n'osaient descendre dans la moindre plaine. Il est constant que, au début de la deuxième guerre punique. Rome n'avait pour ainsi dire point de cavalerie, mais bien ce qu'on pourrait appeler une infanterie à cheval. A Cannes, on voit encore Paul-Emile faire mettre pied à terre à ses cavaliers, afin qu'ils puissent se battre comme il convient à des gens de cœur, et Annibal de s'écrier, plein de joie : Que ne me les livre-t-on plutôt pieds et poings liés ! C'est que le jeune général savait par expérience que la cavalerie est réellement une arme, et le cheval autre chose qu'un véhicule de l'homme de guerre. Il connaissait la valeur de la charge fournie en temps opportun, et c'est par des charges à fond que se terminera la fameuse journée de Cannes. Il affectionnait particulièrement l'éparpillement des escadrons, suivi du ralliement en masse en un point donné, et ces manœuvres en cercle lui vaudront la victoire du Tessin. Annibal comptait donc beaucoup sur l'effet de sa cavalerie de ligne[113]. Il en attendait tous les succès de la campagne qui allait s'ouvrir[114], d'autant plus qu'il savait cette arme précieuse négligée chez les Romains[115], et même dédaignée des consuls. La cavalerie de ligne de l'armée d'Italie se composait d'Espagnols, de Gaulois et d'Imazir'en. Les Espagnols étaient excellents cavaliers. Leurs chevaux, dressés à gravir les pentes les plus roides, savaient aussi fléchir le genou au commandement. Deux guerriers montaient le même cheval ; pendant l'action, l'un des deux mettait pied à terre. Ils avaient pour armes une massue ou une hache, un sabre et une lance. La cavalerie des Gaulois était supérieure à leur infanterie[116]. Chaque cavalier noble était suivi de deux écuyers, qui se tenaient derrière le front des troupes, pendant que le maître combattait. Si le maître était tué, l'un des deux prenait sa place ; si celui-ci succombait à son tour, le second écuyer entrait dans le rang. Cette ordonnance originale se nommait τριμαρκίσια[117]. La cavalerie tamazir't était très-remarquable. La docilité du cheval africain[118], son aptitude à supporter toute espèce de fatigues, sa sobriété surtout[119], en faisaient le vrai cheval de guerre. Les Imazir'en prisaient fort les bêtes du Sud : chacune d'elles avait son nom, sa généalogie ; à sa mort, on lui consacrait un mausolée, et une épitaphe rappelait ses mérites[120]. En campagne, on les entourait de soins, et l'on voit les cavaliers d'Annibal, arrivés en Apulie après la rude journée de Thrasimène, faire aux jambes de leurs chevaux des lotions de vin généreux. Les Africains, véritables centaures, ne connaissaient ni la selle ni la bride[121]. Quelques-uns d'entre eux menaient deux chevaux au combat ; quand l'une des deux montures était fatiguée, le cavalier sautait vivement sur l'autre[122], sans quitter ses armes, et, de nouveau, se jetait au fort de la mêlée. Le cavalier amazir' était, comme le fantassin, vêtu du derbal et de l’abid'i de peau de lion. Il portait une lance à courte hampe, une épée, un arc et des flèches, un bouclier de peau de bœuf ou d'éléphant[123]. Libre de ses deux mains, il dirigeait sur l'ennemi des traits fort dangereux[124]. L'infanterie légère d'Annibal avait été recrutée en Ligurie, en Campanie, en Grèce, dans l'Asie Mineure, principalement en Cappadoce, en Gaule, en Espagne, en Italie, en Afrique et aux îles Baléares[125]. Les Baliares[126] formaient une arme spéciale. Chacun d'eux était muni de trois frondes, et aucun de ses coups ne portait à faux. La fronde, dit Florus[127], est la seule arme de ces peuples ; ils en font un exercice constant dès l'âge le plus tendre, et la mère ne donne à son enfant d'autre nourriture que celle qu'elle lui propose en but et qu'il parvient à atteindre. Le projectile était le plumbum ou glans, lingot de plomb fondu dans un moule, ou une balle d'argile, qui produisait l'effet de la balle d'une petite arme à feu[128]. L'effectif des Baliares dans les armées carthaginoises était ordinairement de mille tirailleurs. Les généraux les éparpillaient en avant de leur front de bataille ou sur les flancs de leurs colonnes, d'où ils ne cessaient de harceler l'ennemi. La proportion de frondeurs admise par Annibal étant d'environ 1/25e du chiffre total de l'infanterie, on doit présumer qu'il emmena en Italie environ deux mille Baliares. Les Romains avaient aussi, à cette époque, des funditores, mais bien inférieurs en adresse aux mercenaires carthaginois. A la suite de ce corps spécial de frondeurs baliares, marchait l'infanterie légère proprement dite[129], année de lances et de javelines[130], et portant le petit bouclier rond dit cetra[131]. L'élite de ces tirailleurs était encore tirée de l'Afrique septentrionale, et le recrutement s'en opérait sur toute la côte, de l'Egypte au Maroc. L'amergaz amazir' avait des armes de jet, qu'il maniait avec un art incomparable. Doué d'un coup d'œil extraordinaire, il manquait rarement le but visé[132]. Des marches forcées par les montagnes de son pays natal lui acquéraient dès l'enfance la réputation d'éminent amazzal (coureur). Quelques tribus africaines comptaient, comme celle des Autololes, des hommes qui savaient suivre un cheval enlevé au galop. Ces fantassins aux jarrets d'acier franchissaient des espaces considérables, soit qu'il leur fallût en silence ramper sous les broussailles pour se dérober à l'ennemi, soit que, à l'heure du combat, ils eussent à fondre avec impétuosité sur ses lignes. On les voyait alors sauter de crête en crête[133], bondir de rocher en rocher, en poussant des cris épouvantables[134]. Qui ne reconnaît à ce seul trait nos tirailleurs indigènes, ces lauréats des tirs à la cible, adroits comme des singes et souples comme des panthères ? Ils poussent encore ces horribles cris de bête fauve qui naguère ont frappé les échos de Magenta. Jules César admirait sans ambages les qualités de cette infanterie légère, capable des plus vigoureux élans[135]. Durant sa campagne d'Afrique, les Imazir'en ne cessèrent de l'inquiéter et de le tenir en échec. La cavalerie romaine n'osait les poursuivre, car elle craignait ces armes de jet dont ils se servaient si bien. Harcelée et à bout de patience, l'infanterie légionnaire venait-elle à s'arrêter pour les combattre, ils s'enfuyaient à toutes jambes, derrière le premier rideau de hauteurs, pour reparaître à quelques pas de là et reprendre le jet de leurs fameux projectiles. Deux mille ans après César, Napoléon Ier faisait encore l'éloge de ces Africains extraordinaires. Il les trouve adroits, dispos, aussi braves qu'intelligents, sachant se soustraire à la poursuite du pesamment armé, mais retournant l'accabler de leurs traits aussitôt qu'il avait pris son rang dans la légion. Et Napoléon ajoute : Quelque imparfaites que fussent alors les armes de jet, en comparaison de celles des modernes, lorsqu'elles étaient exercées de cette manière, elles obtenaient constamment l'avantage. Telle était aussi l'opinion d'Annibal. Le jeune général fondait grand espoir sur l'agilité de ses tirailleurs imazir'en[136]. La cavalerie légère se recrutait exclusivement en Afrique, et cette cavalerie numide, ou plutôt tamazir't, est demeurée célèbre ; elle était aux troupes carthaginoises ce que les Cosaques sont aux armées russes. Les cavaliers imazir'en savaient admirablement se défiler,
eux et leurs chevaux, derrière un bouquet d'arbres ou de broussailles, dans
un simple pli de terrain, d'où ils émergeaient tout à coup comme des êtres
fantastiques, pour se jeter, rapides comme l'éclair, dans la plaine[137]. C'est ainsi
que, en 217, Magon, frère d'Annibal, saura dissimuler, sous les berges d'un
petit affluent de Dès qu'une colonne ennemie se mettait en mouvement, les Imazir'en se jetaient en foule à la tête de son avant-garde, et couronnaient, à droite et à gauche, les mamelons qui bordaient sa route. Un autre essaim de cavaliers s'attachait pareillement à l'arrière-garde ; d'autres bandes enfin harcelaient les deux flancs[138]. A certains moments, toujours bien choisis, ces cavaliers épars fondaient sur leurs adversaires comme pour les envelopper ; mais, avec un ensemble admirable, ils s'arrêtaient à la distance voulue. Là, poussant leur cri de guerre, ils faisaient une décharge générale de leurs traits[139]. Puis ils regagnaient vivement les hauteurs afin d'échapper à toute poursuite. La retraite simulée était un élément de leur tactique : lorsque, fatigués d'être inquiétés par eux, les légionnaires faisaient halte et se préparaient à les disperser, ils s'enfuyaient à toute bride, mais pour se rallier en un point, d'où, faisant demi-tour, ils revenaient immédiatement à la charge[140]. Quelquefois cependant ils devaient, en réalité, battre en retraite devant des forces supérieures. Alors ils s'éparpillaient le plus possible, pour rompre l'ordonnance de l'ennemi et l'attirer dans quelque guet-apens. Les Romains avaient ordinairement l'imprudence de se laisser disséminer, et venaient, par petits détachements, donner dans des coupe-gorge, où ils étaient infailliblement écrasés[141]. Ces hardis cavaliers étaient d'ailleurs insaisissables.
Jamais ils ne dirigeaient leur course effrénée vers la plaine, mais bien vers
des lieux accidentés, où, lancés à toute vitesse, ils descendaient les thalwegs
et gravissaient les croupes raboteuses, comme peut le faire un troupeau de
chèvres. On les voyait filer au galop à travers les térébinthes, les chênes
verts et les touffes de lentisques, pendant que les broussailles, frappant au
visage le cavalier romain, refroidissaient singulièrement son ardeur[142]. Ils
excellaient à dérouter l'ennemi, à lui faire faire quelque mouvement inopportun
ou imprudent, à le conduire, comme par la main, à de mauvaises manœuvres et,
de là, à la ruine. C'est ainsi que les cavaliers d'Annibal sauront inspirer
aux Romains la malheureuse idée de passer Après la deuxième guerre punique, les Romains prirent à leur solde des Imazir'en. Un jour de l'an 192, le consul Flaminius, opérant en Ligurie, se trouva pris dans un défilé rappelant celui des Fourches Caudines. Ne sachant comment sortir de ce mauvais pas, il se voyait perdu sans ressources, quand il eut l'idée de faire part de ses angoisses au commandant de la cavalerie tamazir't. L'Africain promit de forcer le passage. Ses huit cents cavaliers montèrent aussitôt à cheval et, avec un naturel parfait, vinrent se montrer aux avant-postes de l'ennemi, mais sans le provoquer en aucune façon. Rien n'offrait, à première vue, une plus triste apparence que ce détachement. Hommes et chevaux étaient petits et grêles ; les cavaliers, à moitié nus, n'avaient pour armes que des javelots ; les chevaux étaient sans mors et d'allure disgracieuse ; ils couraient le cou tendu et la tète hébétée. Pour ajouter au mépris qu'ils inspiraient et ne pas manquer de prêter à rire, les Imazir'en se laissaient tomber de cheval. Les Ligures, qui s'étaient d'abord apprêtés à repousser une attaque, posèrent bientôt leurs armes et se mirent à regarder en curieux cette étrange cavalerie. Les Africains continuaient leurs évolutions, avançant, reculant, mais se rapprochant toujours de l'entrée du défilé, comme s'ils n'étaient pas maîtres de leurs chevaux et qu'ils fussent emportés. Tout à coup, ils s'enlevèrent vivement, traversèrent les lignes ennemies et coururent mettre le feu aux villages de la plaine. Et les Ligures de courir aussi à la défense de leurs biens et, par suite, d'abandonner leur position. Le consul, dégagé, put continuer sa route[143]. Telle était la cavalerie légère qu'Annibal allait conduire en Italie. Les Romains devaient surtout souffrir de l'action combinée de l'infanterie et de la cavalerie thimazirin, car, en concertant leurs efforts, ces deux armes produisaient des effets merveilleux[144]. Les fantassins arrivaient sur l'ennemi au pas de course, et en même temps que les cavaliers ; ils combattaient et fuyaient avec eux[145]. Généralement, l'infanterie prenait position derrière la cavalerie et se trouvait ainsi délitée. L'ennemi inquiétait-il les cavaliers, ceux-ci battaient vivement en retraite, et les fantassins, brusquement démasqués, tenaient vigoureusement. Puis les cavaliers, qui, suivant leur coutume, allaient vite se reformer hors de la portée de l'ennemi, fournissaient une charge et dégageaient les fantassins. Ces derniers se remettaient en ligne pendant la reprise des chevaux, et les engagements se succédaient de cette façon, sans laisser aux adversaires un instant de répit. C'est le succès constant de ces troupes mixtes qui donna sans doute au centurion Q. Nævius l'idée de la création des vélites romains. Les vélites, organisés en 211, sous les murs de Capoue, étaient des hommes choisis parmi les fantassins les plus lestes. On les arma de sept javelots, à la façon des Imazir'en ; on leur apprit à sauter en croupe des cavaliers et à mettre vivement pied à terre[146]. Nos zouaves certainement ne connaissent pas tous l'histoire des vélites, et nous devons rappeler à leur gloire qu'eux aussi, sans ordres ni conseils d'aucune espèce, ont eu plus d'une fois l'heureuse inspiration de s'accrocher à la queue des chevaux de leurs amis, les chasseurs d'Afrique. Annibal disposait d'une force particulière, celle des
grands moteurs animés, dont les peuples d'Asie n'ont jamais cessé de faire
usage à la guerre. Les éléphants, ces derniers représentants des générations
paléontologiques ensevelies sous le diluvium, étaient alors presque inconnus en
Europe. Les Romains n'en avaient encore vu que lors de la descente de Pyrrhus
en Italie, et s'étaient fort épouvantés de ces bœufs de Lucanie, comme ils les
appelèrent d'abord[147]. La légende
avait transmis aux Romains contemporains d'Annibal le souvenir de la terreur
de leurs pères, soldats d'Héraclée et d'Asculum[148], et le jeune
général tenait essentiellement à frapper ses ennemis d'une terreur semblable[149]. Son armée
d'Italie comptait trente-sept éléphants[150]. C'est seulement
après Pyrrhus et Annibal[151] que les Romains
comprirent toute l'importance militaire de ces animaux, desquels, dit Montaigne[152], on tiroit des effects sans comparaison plus grands que
nous ne faisons à présent de nostre artillerie. Les éléphants
servaient souvent de retranchements mobiles, de masses couvrantes derrière
lesquelles se défilaient des pelotons d'infanterie, jusqu'au moment où
ceux-ci avaient à démasquer ce rideau : c'est ce que firent si bien les
troupes d'Annibal à la bataille de Tolède. Ou bien, vivant barrage, ils
avaient à rompre le courant, lors du passage d'un fleuve à gué. Dans ce cas,
on les rangeait dans l'eau en amont des troupes en marche, comme le fit
Amilcar à Les éléphants d'Annibal étaient conduits par des Nubiens. Ces nègres, vêtus d'une large abai'a rayée bleu et rouge, et coiffés d'un épais turban[155], étaient armés de flèches empoisonnées. Ils portaient aussi un maillet et un ciseau au tranchant acéré. L'usage de ces outils était la conséquence nécessaire d'un fait bien connu : les éléphants s'emportaient souvent et compromettaient la sûreté des divisions auxquelles ils appartenaient. C'est ainsi que, à Zama, ces animaux, d'un dressage difficile[156], sont lancés par Annibal à l'effet de rompre les lignes romaines. Effrayés et ahuris, les uns se jettent sur la cavalerie tamazir't ; les autres, après quelques minutes d'engagement avec les vélites, s'emballent à fond de train par les créneaux qu'a ménagés Scipion dans sa ligne de bataille[157]. Pour couper court à des dangers de cette nature, à chaque instant imminents, les cornacs avaient un moyen sûr d'abattre la bête folle dont ils n'étaient plus maîtres : ils ajustaient le tranchant du ciseau entre deux vertèbres cervicales, et, d'un coup de leur maillet, rompaient la ligne de la moelle épinière. Celte méthode expéditive était de l'invention d'Asdrubal, frère cadet d'Annibal[158]. L'organisation du train de l'armée d'Italie était également parfaite, et ce service fonctionna régulièrement durant la deuxième guerre punique. Malgré l'état des routes, malgré les marais, les escarpements et les fondrières, les convois destinés à l'armée ne se firent jamais attendre. Il est probable que, en Gaule, le train d'Annibal eut à sa disposition des équipages, c'est-à-dire ces chariots de guerre dont les Gaulois se servaient et qui les suivaient partout, pour porter les bagages et le butin[159]. Mais, dans les Alpes et en Italie, les transports carthaginois ne s'effectuèrent vraisemblablement qu'au moyen des ύποζύγια (jumenta), c'est-à-dire à dos de mulets et de chevaux de bât. Les mulets étaient tirés de l'Espagne, des Baléares et de l'Afrique. En Afrique surtout la thagmarth (jument) et l'aserd'oun (mulet) étaient réputés excellents ; on pouvait leur imposer une charge énorme et leur faire fournir de longues traites. Aujourd'hui encore nos Africains sont fiers de leurs bêtes de somme, et l'on connaît le proverbe : Lek'baïl sààoun iserda'n d'elàali then[160]. On a dit que, parmi les animaux qu'emmenait l'armée d'Italie, figuraient des dromadaires chargés de matériel. Aucun texte n'en fait mention, et il est très-probable qu'Annibal n'en avait pas. Le dromadaire, originaire de l'Asie, n'apparaît pour la première fois dans l'histoire de l'Afrique qu'au temps du roi Juba[161], le contemporain de Jules César. Telle était cette armée d'Italie, qui, sous la conduite
d'Annibal, allait franchir les Pyrénées et les Alpes. A l'heure où elle fut
formée à Carthagène, elle comptait 90.000 hommes d'infanterie et 12.000 de
cavalerie, en tout 102.000 hommes. Mais cet effectif devait bientôt se
fondre. La conquête de Cette armée, diminuée de près de moitié, doit encore
singulièrement se réduire. Les fatigues du chemin, le passage du Rhône, une
suite non interrompue d'engagements et de reconnaissances, et surtout l'âpre
montée des Alpes, feront perdre environ 33.000 hommes ; si bien que, en
arrivant aux plaines de Tel est le prix dont le jeune général n'hésite pas à payer la seule acquisition de son champ de bataille[162]. |
[1] En se servant de stipendiés tirés de pays divers, les Carthaginois peuvent, par cette politique, réussir à prévenir entre eux un dangereux accord, et les empêcher de se faire craindre de leurs chefs ; mais, lorsqu'une sédition éclate ou que le mécontentement se traduit par des murmures, comment rappeler les coupables au devoir, à la douceur, au repentir ? Rien de plus désastreux alors qu'un pareil système. Des soldats qui s'abandonnent à la colère ou à la haine ne le font pas en hommes, mais en bêtes fauves, et leur fureur ne connaît plus de bornes... Il n'est pas possible à un seul homme de les réunir tous pour leur tenir un langage uniforme... Comment s'y prendre ? Le général peut-il connaître l'idiome de chacun ? Dans ces circonstances, le général avait des interprètes, ou parlait par la bouche des officiers nationaux. Mais souvent les officiers eux-mêmes ne comprenaient pas ce qu'on leur disait, ou bien tenaient aux soldats un langage tout autre que celui dont ils étaient convenus avec le général, les uns par perfidie, les autres par ignorance. Ce n'était alors partout que confusion, défiance, ressentiment. (Polybe, I, LXVII.) — Essayait-on sur ces êtres dépravés l'effet d'un pardon généreux : ils taxaient la clémence de ruse et de perfidie, et devenaient, plus que jamais, ombrageux et défiants. Usait-on de répressions, la sévérité exaltait leur colère, et il n'était pas d'excès auxquels ils ne pussent se porter. Ils font vanité de cette audace, dépouillent la nature humaine et se changent en bêtes fauves. Des mœurs perverses, une mauvaise éducation dès l'enfance, sont l'origine de cette humeur sauvage, qu'entretiennent encore d'autres causes, parmi lesquelles l'insolence et la cupidité des chefs. Tous les germes de dépravation se trouvaient chez les mercenaires et plus encore chez leurs officiers. (Polybe, I, LXXXI.) — Les Carthaginois se servent de mercenaires étrangers ; les Romains, de troupes indigènes et nationales ; et, en cela encore, nous devons préférer la constitution romaine. La liberté de Carthage dépend sans cesse des bonnes dispositions des mercenaires ; celle des Romains, de leur propre courage et du concours de leurs alliés. Aussi, quelque malheureux qu'ils soient au commencement d'une guerre, les Romains l'emportent-ils à la fin, tandis que le contraire arrive à Carthage. Combattant pour leur patrie et leurs enfants, ils ne laissent jamais tiédir leur ardeur, et persévèrent dans leur audace jusqu'à l'heure de la victoire. (Polybe, VI, LII.)
[2] Mémorial de Sainte-Hélène, 28 août 1816.
[3] Sous Louis XIV les mercenaires suisses, allemands et irlandais formaient encore le sixième de l'effectif total de l'armée française.
[4] Zonaras, Annales, VIII, XVI.
[5]
Il a généralement suffi, à toutes les époques de l'histoire,
d'avoir de bons cadres pour organiser de bonnes troupes. C'est avec des troupes
mercenaires, mais bien encadrées, que les Carthaginois gagnèrent les batailles
de
[6] Il fallait la force et le génie d'un Annibal pour dompter des bordes sauvages et pour en former une armée qui battit même des légions romaines. (Heeren.)
[7]
C'est ainsi que périt, dit-on, Xanthippe, le sauveur de
[8] Polybe, III, LXIII. — Tite-Live, XXI, XLIII ; XLV.
Les auteurs qui reprochent à Annibal ses aspirations à la royauté citent à l'appui de leur dire le passage ci-dessus : Qui sociorum cives Carthaginienses fieri vellent, potestatem se daturum. Mais ce texte ne conclut guère en faveur du sens qu'ils désirent faire prévaloir. A celte époque, en effet, les divers Etals qui prenaient des étrangers à leur solde leur conféraient, a l'expiration du temps de service, des privilèges politiques considérables. Ainsi faisait le gouvernement de Rome. — Voyez, les congés militaires (diplomata) du musée de Saint Germain. Ces plaques de bronze donnaient droit de cité ct de mariage aux étrangers qui avaient servi dans les légions.
[9] Annibal s'abstenait de tout gain et des plus douces jouissances pour les procurer sans réserve à ceux dont le concours lui était nécessaire, et parvenait ainsi à leur faire volontiers partager ses fatigues. (Dion-Cassius, fragm. CLXIX des livres I-XXXVI, édit. Gros.) — Polybe, III, XLIX.
[10] Prenant la même nourriture, affrontant les mêmes périls, il était le premier à faire ce qu'il exigeait d'eux, dans l'espoir qu'ils s'associeraient à toutes ses entreprises, sans réclamer et avec ardeur ; parce qu'il ne les excitait pas seulement par ses paroles. (Dion-Cassius, fragm. CLXIX des livres I-XXXVI, édit. Gros.)
[11] Campé sur une terre ennemie pendant treize ans, si loin de son pays, malgré toutes les vicissitudes que présentait la guerre, à la tète d'une armée composée, non de citoyens, mais d'un ramas confus d'hommes de toutes nations, qui n'avaient ni les mêmes lois, ni les mêmes mœurs, ni le même langage ; dont l'extérieur, les vêtements, le culte, la religion et presque les dieux étaient différents, il sut les unir par des liens si indissolubles, que jamais on ne les vit ni divisés entre eux, ni soulevés contre leur général. (Tite-Live, XXVIII, XII.)
Polybe, XXIV, IX. Excerptum Valesianum. — Justin, XXXII, XXXIV.
On regarde comme un prodige que, dans un pays étranger et durant seize ans entiers, il n'ait jamais vu, je ne dis pas de séditions, mais de murmures, dans une armée toute composée de peuples divers, qui, sans s'entendre entre eux, s'accordaient si bien à entendre les ordres de leur général. (Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, III, VI.)
[12] Tite Live, XXX, XXVIII.
[13] Pline, Hist. nat., XXVIII, V.
[14] Pline, Hist. nat., XXXV, IV.
[15] Cornelius Nepos, Annibal, IX.
[16] Polybe, III, LXXI.
[17] Tite-Live, XXI, XII.
[18] Au temps où les Carthaginois songeaient à passer d'Espagne en Italie, la question des subsistances et des approvisionnements embarrassa vivement le conseil de guerre d'Annibal. La distance à franchir, non moins que les mœurs sauvages des peuples placés sur le parcours semblaient devoir rendre impossible l'expédition projetée. Le conseil agitait depuis longtemps cette question, quand Annibal Monomaque, invité à formuler son avis, dit que, à son sens, il n'y avait qu'un moyen de tourner la difficulté, c'était d'apprendre aux troupes à se nourrir de chair humaine. Annibal ne put méconnaître les avantages pratiques auxquels pouvait aboutir cette théorie étrange, mais ni lui ni ses lieutenants n'eurent le cœur d'en faire l'essai. (Polybe, IX, XXIV.)
Toutes les provisions se trouvaient insuffisantes pour l'armée d'Annibal, tant elle était nombreuse. On lui conseilla de la nourrir de la chair des ennemis. Annibal ne fut point choqué de cette proposition ; il se contenta de répondre qu'il craindrait que les soldats, à cet exemple, ne se dévorassent un jour les uns les autres, quand les corps ennemis viendraient à manquer. (Dion-Cassius, fragm. CLXXVIII, édit. Gros.) — Et Tite-Live de s'emparer de cette idée discutée par Annibal, de l'amplifier à sa façon et d'affirmer que le jeune général donnait à ses soldats des leçons d'anthropophagie. (Tite-Live, XXIII, V.)
[19] Voyez Polybe, IX, XII et suiv.
[20] Tite-Live (XXII, XXIII et XXIV) les appelle frumentatores. Mais ce nom peut s'appliquer aussi aux fourrageurs opérant sous les ordres des agents de l'administration.
[21] Nous citerons les magasins de Grenoble et de Dragonara (Gerunium), établis par les soins de l'intendance carthaginoise. Leur importance est incontestable. (Voyez Polybe, III, XLIX, C et CI.)
[22] Polybe, III, XCIII.
[23] Nous donnerons, au second volume de notre Histoire, le récit détaillé de cette belle opération, de celte fameuse sortie du Falerne, qu'ont racontée Polybe (III, XCIII), Plutarque (Fabius, X et XI), Tite-Live (XXXII, XVI, XVIII) et Silius Italicus (Puniques, VII). Ce n'est pas d'ailleurs la seule fois qu'Annibal ait fait usage, à la guerre, des troupeaux qui suivaient ses colonnes. Annibal, dit Frontin (Stratagèmes, II, V, 13), voyant qu'il était, comme les Romains, dans un pays dépourvu de bois, feignit de battre précipitamment en retraite et d'abandonner son troupeau. Les Romains s'emparèrent des bœufs ; mais, n'ayant point de combustible pour faire cuire cette viande, ils la dévorèrent crue. Profitant de leur prostration, conséquence inévitable d'une digestion pénible, Annibal revint brusquement les charger.
[24] Voyez Polybe, III, XLIX, C et CI.
[25]
Polybe, III, CI.
— La numismatique témoigne du soin qu'apportait Carthage à pourvoir à la
nourriture des chevaux de l'armée. Quelques monnaies de bronze frappées en
Sicile, et spécialement destinées à la solde des troupes, portent a l'avers : Partie antérieure d'un cheval au galop, couronné par
[26] C'est au temps de la deuxième guerre punique (219) qu'on vit à Rome le premier médecin. (Pline, Hist. nat., XXIX, VI.)
[27] L'histoire militaire de Rome et de Carthage, c'est-à-dire des armées qui sont nationales et de celles qui ne le sont pas, est toujours vraie. Quand, dans les premières, les grands principes de la gratuité et de l'obligation personnelle du service militaire disparaissent, il y a décadence. Quand, dans les secondes, les énormes efforts budgétaires que comporte leur entretien s'affaiblissent par suite de revers politiques, industriels ou commerciaux, il y a décadence aussi. (L'armée française en 1867, p. 42.)
[28] Pline, Hist. nat., XXXIII, XXXI.
[29] Mechasbim. Le nom de ces officiers, directeurs de la monnaie, est gravé sur les tétradrachmes de bronze frappés par Carthage, en Sicile, jusqu'au traité des îles Ægates. (Voyez l'appendice C, Numismatique de Carthage.)
[30] Dans le nombre des monnaies puniques parvenues jusqu'à nous, il en est certainement qui furent frappées par Annibal. La science aura-t-elle un jour en préciser les caractères distinctifs ? Il serait difficile de l'affirmer. Toujours convient-il de chercher n les reconnaître parmi celles dont le titre est le plus élevé. Les mines d'Espagne étaient alors d'un rendement facile, et le service de la monnaie du général en chef devait proscrire le potin. Quant au style, il est de la deuxième période numismatique ; il s'éloigne du style sicilien sans accuser encore la décadence. Toutes les pièces sont à tête de Cérès et de Proserpine, d'un modèle plein de noblesse et de distinction, et portent uniformément, au revers, le symbole national carthaginois, c'est-à-dire un cheval maigre et musclé, à l'encolure épaisse, mais non dépourvu d'élégance. (Voyez l'appendice C, Numismatique de Carthage.)
[31] Tite-Live, XXI, XXIII. — Silius Italicus, Puniques, XII, v. 569, 570. — Polybe, III, LXXX.
[32] Silius Italicus, Puniques, IV, v. 826, 827.
[33]
Les Romains ne paraissent pas avoir eu d'autres cartes que leurs itinéraires. Ces documents étaient de deux sortes
: les uns, que Végèce appelle annotata,
ou écrits, n'étaient que des espèces de livres de poste, donnant la
nomenclature des localités, avec indication des routes et des distances (Itinéraire
à Antonin, par exemple). Les autres, désignés sous le nom de picta, ou
dessinés, indiquaient grossièrement les contours du pays, la direction des
roules et l'orientation relative des points principaux.
[34] C'est dans la bouche d'Annibal lui-même que Silius Italicus a mis ces mots rapportés plus haut (Silius Italicus, Puniques, IV, v. 826, 827.)
Le poète mentionne à chaque instant les reconnaissances du général en chef (Silius Italicus, Puniques, XII, v. 85 ; v. 565-570.)
[35] Lors de la prise de Carthagène, en 210, Scipion trouva dans la place 120 catapultes grand modèle, 281 petit modèle, 23 balistes grand modèle, une quantité considérable de scorpions grands et petits, d'armes et de traits de toute espèce. (Tite-Live, XXVI, XLVII.)
[36] C'est lui qui, lors du siège de Sagonte, a fait les approches et pratiqué les brèches.
[37] Pline, Hist. nat., XXXV, XLVII.
[38] Le pisé est-il d'invention phénicienne ou tamazir't ? Nous ne saurions décider la question, mais tout nous porte à admettre cette dernière hypothèse- Quoi qu'il en soit, les armées carthaginoises faisaient constamment usage du pisé et savaient le plier à tous leurs besoins. Elles le composaient d'une partie de pierrailles, de deux parties de chaux eu poudre et de quatre à six parties de terre franche ; le tout bien malaxé, fortement damé, monté par couches entre des moules de bois, et enfin soigneusement crépi sur toutes les faces.
[39] Pline, Hist. nat., XXXV, XLVIII.
[40]
Le mot télégraphique, quelque surprise
qu'il amène à l'esprit du lecteur, est ici parfaitement exact, car les
Carthaginois savaient correspondre à distance au moyen de signaux. Quatre ou
cinq siècles avant notre ère, ils avaient établi des sémaphores sur les côtes
de Sicile et d'Afrique ; ils expédiaient même des dépêches d'un littoral à
l'autre (voyez Polyen, VI, XVI) et faisaient ainsi disparaître une solution de
continuité de
Le personnel du service télégraphique était tenu de suivre des méthodes fixes, déterminées par les règlements, telles que celle des Clepsydres, attribuée à Enée (voyez Polyen, VI, XVI, et Polybe, X, XLIV), et celle des Alphabets, inventée par Cléoxène et Démoclite (voyez Polybe, X, XLV et XLVI). — Nous regrettons de ne pouvoir faire connaître ici tous les rouages de ce service, et nous nous bornons à constater qu'il avait à sa disposition des télescopes ou longues vues. (Polybe, X, XLVI.)
[41] Voyez, sur la πυρσεία, Polybe, X, XLIII, XLVII. — Les Assyriens, les Chaldéens, les Mèdes, les Phéniciens, les Grecs, connurent, de toute antiquité, les poudres fusantes et ces compositions inflammables qui reçurent plus tard le nom générique de feux grégeois. C'étaient des bitumes et des naphtes animés par des excitateurs à combustion vive. Les artifices du corps des signaux avaient probablement pour éléments des feux dits grégeois et des poudres fusantes à flammes diversement colorées.
[42] Polybe, X, XLVII.
[43] Polybe, III, XLIII. — Tite-Live, XXI, XXVII.
[44] Polybe, VIII, XXX. — Tite-Live XXV, IX.
[45] Voyez Polybe, IX, XV. — On attribue aux Phéniciens l'invention du gnomon, et l'organisation du fameux cadran solaire de Catane. Ils dessinèrent un cadran semblable dans le palais d'Achaz, roi de Juba.
[46] Ainsi, lorsqu'il s'agissait, par exemple, d'une nouvelle ou d'un ordre important, il y avait toujours contre-épreuve. La dépêche première était répétée par les correspondants en présence... (Polybe, IX, XIII - XVII.)
[47] C. Nepos, Annibal, XIII.
[48] Sur Sosyle, voyez Polybe, III, XX.
[49] Sur Philène, voyez : Polybe, I, XIV et XV, et III, XXVI ; — Cicéron, De Divinatione, I, XLIX ; — enfin Tite-Live, XXXVI, XLIX, qui l'appelle à tort Silenus. (Voyez l'appendice A, Notice bibliographique.)
[50] Polybe, X, XVIII.
[51] Polybe, XI, fragm. II.
[52] M. Michelet, Histoire romaine.
[53]
En 1796, Bonaparte enlève l'importante redoute de Dégo, qui lui ouvre les
plaines de
[54] Les commissaires du Directoire étaient des surveillants placés auprès des généraux pour suivre leurs actions, en rendre compte, et les faire arrêter s'ils causaient de l'ombrage.... Il [Salicetti] aborde Bonaparte, le félicite et veut s'enquérir de la position et des mouvements des différents corps de troupes. Bonaparte le regarde froidement ; sans lui répondre, il se tourne vers son état-major et s'éloigne... (J. B. Collot, Mémoires.)
[55] Défiler est bien le mot propre, car l'armée carthaginoise marchait musique en tête. (Silius Italicus, Puniques, I, v. 371 : II, v. 351 et 445.)
Le lituus était une longue trompette droite, de bronze ; la fistula tamazir't n'est sans doute autre chose que la r'aïta (au pluriel r'ouâit), espèce de clarinette qui, avec les t'boul (tambours), forme aujourd'hui encore la musique nationale de nos tirailleurs indigènes. Chaque corps de troupes avait ses étendards (Silius Italicus, Puniques, III, v. 231, 282, 407, 408.)
[56] Machanat et am-machanat sont des dénominations officielles de l'armée carthaginoise qu'on retrouve sur les monnaies de bronze frappées en Sicile, jusqu'en l'an 241. (Voyez l'appendice C, Numismatique de Carthage.)
[57] Diodore de Sicile, II.
[58] Puniceis tunicis... (Valère Maxime.)
[59] Aristote, Politique, VII, II.
[60] Diodore de Sicile, II.
[61] Salluste, De Bello Jugurthino, XII.
[62] Suivant l'usage, nous avons représenté par d' la consonne kabyle équivalente au dzal arabe.
[63] Salluste, De Bello Jugurthino, XCIV.
[64] Les Maures y joignaient un long sabre (khedama). Les khedama kabyles se fabriquent en majeure partie chez les Flissas (Issaflenses) du Djerdjern, dont ils ont pris le nom.
[65]
L'armée venue d'Afrique comprenait : 1° la légion
carthaginoise, 2° les symmaques
ou contingents des villes alliées : Utique, Hippo Regius, Vaga, Clypea,
Ruspina, la petite Leptis, Thapsus, Zama, Sabrata, Œa, la grande Leptis,
Bérénice, Barce, etc. 3° les auxiliaires ou stratiotes,
tirés de l'intérieur : Autololes, Baniures, Maures,Tritonides, Lotophages,
Garamantes, Makes, Nasamons, Marmarides, Adyrmachides, Nubiens, Éthiopiens,
etc. — Suivant Silius Italicus (Puniques, III), les principaux chefs de
corps étaient : Sichée, neveu d'Annibal, commandant les gens d'Utique et de
Clypea ; Antée (ou Stulée), ceux des villes de
[66] Tite-Live, XXII, XLVI.
[67] Virgile, Enéide, I, v. 339 ; IV, v. 40.
Il est un proverbe kabyle qui a cours aujourd'hui encore : Chez les Kabyles les hommes sont des guerriers.
[68] Polybe, IX, VII. — Tite-Live, XXVI, X.
[69] Salluste, De Bello Jugurthino, LXXXIX.
[70] Appien, De Rebus Punicis, XI.
[71] Salluste, De Bello Jugurthino, VII.
[72] Tite-Live, XXII, XLVI.
[73] Salluste, De Bello Jugurthino, VII.
[74] Salluste, De Bello Jugurthino, VII.
[75] Salluste, De Bello Jugurthino, XX.
[76] Salluste, De Bello Jugurthino, XCVII-XCVIII. — Les Romains les appelèrent barbares (du sanscrit war war), et le nom de Berbères est resté aux Imazir'en. (Voyez l'appendice G.)
[77] Virgile, Énéide, I, v. 523. — Valère Maxime, II, VI, 17.
[78] Il y eut quelques désertions d'Africains, dans l'armée d'Annibal, durant la longue guerre d'Italie.
[79] Tite-Live, XXX, XII. — XXIX, XXIII.
[80] Il est toujours passionné pour le plaisir. Il aime son jeu des thiddas (espèce de jeu de dames, qui se joue avec de petits cailloux), la naïve musique des r'ouaït (clarinettes) et des t'boul (tambours) ; il aime les chants monotones de sa poésie nationale, les longs entretiens, les lentes promenades sur les places de marché. Mais il aime avant tout le métier des armes.
[81]
Ce que l'Afrique peut produire de plus utile à
[82]
Silius Italicus (Puniques, III) nous a laissé le nom du chef de chacun
de ces contingents. Viriathe commandait les bandes de
[83] Les Espagnols avaient alors pour coiffure nationale une espèce de mitre ou bonnet ; pour vêtement, un sayon ou blouse de peau de chèvre ou de mouton, qui laissait nus les bras, le cou et une partie de la poitrine. Les plus riches se couvraient les épaules d'un manteau de peau de bête, d'importation carthaginoise, et qu'on nommait mastruga. Les pieds étaient chaussés de bottines de cuir, dites abarcus.
[84] Les Espagnols étaient ordinairement armés de deux petites piques, ou javelines, de trois à quatre pieds de long. Ces javelines, qu'en Espagne on appelle chuzos, étaient l'arme nationale par excellence. Les fantassins portaient aussi le bident (media luna), dont ils se servaient pour arrêter la cavalerie. C'était un croissant emmanché à une hampe, analogue à celui qui est encore en usage, dans quelques colonies espagnoles, pour couper le jarret des bœufs sauvages.
[85] Tite-Live, XXII, XLVI.
[86] Le ξίφος romain (ensis) fut remplacé, au temps de la guerre d'Annibal, par l'épée espagnole, qui était plus longue, plus pesante, et avait un tranchant. Elle était suspendue au flanc droit par un baudrier ; les officiers la portaient à gauche avec le ceinturon.
[87] Tite-Live, VII, X.
[88] Tite-Live, XXII, XLVI.
[89] Diodore de Sicile, V, XXVIII.
[90] Strabon, IV.
[91] Isidore de Séville (Origines) dit : Sagum, gallicum nomen. — La saie était donc un vêtement national, tout comme la braie (Gallia braccata).
[92] Diodore de Sicile, V, XXX. — Voyez M. Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, t. I, passim, et l'Histoire de Jules-César, l. III, c. II, t. II, p. 29 et suiv.
[93] La haute coiffure à plumes des Highlanders n'est également qu'une réminiscence des casques gaulois à panache.
[94] Strabon, IV. — Diodore, V. — Silius Italicus, Puniques, IV. — Virgile, Enéide, VIII. — Q. Claudius (ap. Aulu-Gelle, IX, III) parle d'un Gaulois : torque atque armillis decoratus. — A la bataille de Fésules (228), on ne voyait pas un Gaulois qui ne fût couvert de chaînes, de colliers, de bracelets d'or.
[95] Le gais gallique était un pieu durci au feu ; c'est le type primitif du pilum. La catéie était aussi un pieu qu'on lançait enflammé sur l'ennemi. Le matras ou matar était un trait ou javelot. Le saunion était une pique, ou lance, d'invention gauloise. Le fer, long de 0m,44 et large de 0m,15, se recourbait vers la base en forme de croissant, à peu près comme celui d'une hallebarde. Cette arme terrible faisait des blessures réputées mortelles. (Diodore, V, XXX. — Strabon, IV.)
[96] Tite-Live, XXII, XLVI.
[97] Les armes fabriquées dans les Gaules étaient de mauvaise trempe, et causaient souvent la défaite de ceux qui s'en servaient. (Polybe, II, XXX.) Elles se faussaient ou s'ébréchaient au premier coup. (Polybe, II, XXXIII, XXXIV.)
[98] Q. Claudius, ap. Aulu-Gelle, IX, III.
[99] Tite-Live, XXII, XLVI. — Aujourd'hui encore, en France, les hommes de nos régiments quittent leur chemise pour se battre en duel et se mettent, comme ils disent, à poil.
[100] M. Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, t. I.
[101] Diodore de Sicile, V, XXXI.
[102] Tite-Live, V, XXXVII. — Q. Claudius, ap. Aulu-Gelle, IX, III.
[103] Q. Claudius, loco cit.
[104] Pausanias, X, XXI.
[105] Frontin, Stratagèmes, III, XVI.
[106] Polybe, VIII, XXXIII.
[107] Le mineur avait pour outils : le pic à roc, la doloire, la hache, le ciseau ou pistolet, la pince, le coin, la masse, la pelle.
[108] Graba, pluriel de gourbi. — Polybe, XIV, I. — Tite-Live, XXX, III.
[109] Incertus auctor, De Bello Africano.
[110] L'amergaz était remarquable par son talent d'anek'k'ack (piocheur) et d'amr'raz (creuseur) ; il excellait à couper le bois et à le mettre en œuvre.
[111] Tite-Live, XXVIII, XX.
[112] Réflexions sur les différents génies du peuple romain, c. IV.
[113] C'était dans la cavalerie qu'Annibal incitait toutes ses espérances. (Polybe, III, II.)
La perte de 500 Numides déserteurs lui fut plus sensible que tout autre échec. (Tite-Live, XXVI, XXXVIII.)
[114] La cavalerie seule d'Annibal donnait la victoire à Carthage et causait les défaites de Rome. (Polybe, IX, III.)
[115] La cavalerie carthaginoise valait mieux que la romaine pour deux raisons l'une, que les chevaux numides et espagnols étaient meilleurs que ceux d'Italie ; et l'autre, que la cavalerie romaine était mal armée ; car ce ne fut que dans les guerres que les Romains firent en Grèce qu'ils changèrent de manière, comme nous l'apprenons de Polybe (VI, XXV). (Montesquieu, Grandeur et Décadence des Romains, c. IV.
[116] Strabon, IV.
[117] Pausanias, Phoc., XIX, X, XI.
[118] Tite-Live, XXIII, XXIX.
[119] Appien, De Rebus Punicis, XI.
[120] Voici l'inscription d'un de ces curieux monuments :
Fille de
Fille du Gétule Equinus,
Rapide à la course comme les vents,
Ayant toujours vécu vierge,
Spenduza, tu habites les bords du Léthé.
(Recueil d'inscriptions d'Orelli.)
[121] Silius Italicus, Puniques, XVII. — Incertus auctor, De Bello Africano, XIX. — Virgile, Énéide, IV, v. 41.
[122] Tite-Live, XXIII, XXIX.
[123] Strabon, XVIII, III.
[124] Salluste, De Bello Jugurthino, IV. Silius Italicus, Puniques. XVII.
[125] Les Ligures étaient entrés au service de Carthage au commencement des guerres puniques ; les Campaniens, lors des guerres avec Syracuse (Diodore, I) ; les Grecs, à l'époque de la descente de Pyrrhus en Italie (Polybe, I). (Voyez Polybe, XI, XIX.)
[126] On tire souvent le mot Baliare du grec βάλλω, mais cette étymologie est discutable. M. Nisard a proposé celle de bal jaroh (punique) jeter. Le nom de ces tirailleurs n'est autre que celui des îles Bahr'lrat, dont ils étaient originaires. Les plus habiles venaient d'Ivice (Ebusus, l'île des Pins) ; à l'expiration de leur congé, on leur donnait ordinairement une femme pour prix de leurs services.
[127] Florus, Hist. rom., III.
[128]
Le glans brisait les boucliers et les
cuirasses. — On a trouvé dans les ruines de Carthage
une foule de balles ovoïdes en terre cuite. (Histoire de Jules César,
l. III, c. VIII, t. II, p. 211.) — Voyez, au musée de Saint-Germain, un grand
nombre de balles de plomb de forme ovoïde. Ces projectiles antiques ne sont pas
sans analogie avec les balles en stéatite dont font usage, aujourd'hui encore,
les indigènes de
[129] Polybe donne le nom de ψιλοί, εΰζωνοι, λογχοφόροι aux hommes de cette infanterie légère, que les Romains appelaient levis armatura. La levis armatura romaine se composait de ferentarii, de rorarii, d'accensi, de velites. Ces derniers ne furent créés qu'au temps du siège de Capoue (211). Les ferentarii n'avaient point de bouclier et ne portaient que des armes de jet. Placés sur les ailes du front de bataille, ils engageaient ordinairement l'action, en lançant une grêle de traits sur la ligne ennemie. Les rorarii, nus jusqu'à la ceinture, vêtus d'une simple jaquette, chaussés de bottines (voyez au musée de Saint-Germain un modèle de ces bottines, dites caligœ), armés aussi d'armes de jet, mais se couvrant d'un bouclier, étaient placés en serre-files derrière les triaires. Les accensi, places derrière les rorarii, ne portaient ni armure ni armes offensives. Ils lançaient des pierres à la main et se battaient à coups de poing. En outre, les alliés fournissaient à Rome des sagittarii, des jaculatores, des funditores.
[130] Les λογχοφόροι d'Annibal étaient armés de la λόγχη, lance longue et légère, à tête plate et très-large, pouvant servir à volonté d'arme de main ou de jet. Le λόγχος (spiculum), distinct de la λόγχη (lancea), était un trait muni d'un fer barbelé. La javeline (jaculum) était une arme de jet. Jaculum est le nom générique de tous les traits lancés à distance. L'infanterie légère d'Annibal comptait aussi quelques archers.
[131] Simple morceau de bois recouvert de peau.
[132] On dit encore aujourd'hui que le Kabyle est un habile ah'akhar (viseur).
[133] Appien, De Bello Annibalico, XXII.
[134] Ir'ill ! Ir'ill ! est un des cris de guerre du peuple amazir'.
[135] Incertus auctor, De Bello Africano, LXX et LXXI.
[136]
Ces Imazir'en, nous l'avons déjà dit, sont certainement de race gallique. Ce
qui le prouve, c'est la ressemblance des noms de lieux en Irlande et en
Kabylie. Ce sont, d'autre part, les résultats de la comparaison des monuments
mégalithiques de l'Algérie et de
L'archéologie céramique nous apporte aussi ses
arguments. On a récemment trouvé au mont Beuvray (l'ancien Bibracte), à
Nous ferons enfin appel aux craniologistes. Nous les prierons de voir de près les débris humains trouvés dans le dolmen de Roknia (Algérie), et que M. Bourguignat a donnés au musée. Nous leur demanderons si les crânes des Imazir'en de l'antiquité ne sont pas de la même famille que ceux de nos contemporains de sang gaulois. (Voyez l'appendice G, Notice ethnographique.)
[137] Incertus auctor, De Bello Africano, VII.
[138] Incertus auctor, De Bello Africano, LXX.
[139] Les cavaliers avaient sans doute le même armement que les fantassins et lançaient à distance le λόγχος ou la λόγχη. Polybe donne à ces tirailleurs à cheval le nom d'άκροβολιολαί.
[140] Incertus auctor, De Bello Africano, LXX.
[141] Salluste, De Bello Jugurthino, I.
[142] Salluste, De Bello Jugurthino, I.
[143] Tite Live, XXXV, XI.
[144] Incertus auctor, De Bello Africano, LXX.
[145] Incertus auctor, De Bello Africano, LXIX.
[146] Tite-Live, XXVI, IV. — Valère-Maxime, II, III. — Polybe, VI, XXII.
[147] Les Romains appréciaient hautement la gloire du soldat qui tuait un éléphant dans une bataille : un beau surnom lui conférait aussitôt des titres de noblesse militaire. C'est ainsi que, plus tard, le vainqueur des Gaules fut appelé César, parce qu'un de ses ancêtres avait été vainqueur d'un des éléphants (casar, en langue punique) de Pyrrhus ou d'Annibal. (Voyez l'Histoire de Jules César, l. II, c. I, t. I, p. 252, note 1.)
[148] Les légions chargèrent à sept reprises la phalange près de céder, lorsque les éléphants, inconnus aux Romains, vinrent décider la victoire en faveur de e l'ennemi. (Histoire de Jules César, l. I, c. III, t. I, p. 81.)
[149] Les Carthaginois ne connurent l'art de transporter les éléphants par mer qu'au temps de leur lutte avec les Romains. (Diodore, II.)
[150] Polybe, III, XIII. — Appien, De Bello Annibalico, IV.
[151] Dès qu'ils surent le parti qu'ils pouvaient en tirer, les Romains employèrent aussi les éléphants. Juvénal, XII, v. 107-109.
[152] Essais, II, XII.
[153] Tite-Live, XXI, XLVII.
[154] Voyez : Pline, VIII, VII ; — Florus, I, XVIII ; — Élien, Hist. anim., I, XXXVIII ; — P. Orose, IV, I ; — Armandi, Histoire militaire des éléphants. — C'est Pyrrhus qui révéla aux Carthaginois l'utilité des éléphants à la guerre. Carthage ne s'était jusqu'alors servie que de chars.
[155] Silius Italicus, Puniques, III.
[156] Incertus auctor, De Bello Africano, XXVII.
[157] Polybe, XV, XII.
[158] Tite-Live, XXVII, XLIX.
[159] Hirtius, De Bello Gallico, VIII, XIV. — César, Comm. passim.
[160] Les Kabyles ont de bons mulets. — Que de fois ces bons petits iserd'an n'ont-ils pas porté, à des distances considérables, le biscuit de nos colonnes expéditionnaires !
[161] Incertus auctor, De Bello Africano, LXVIII. — Le chameau fut dès lors l'animal royal par excellence ; nos Kabyles d'aujourd'hui l'appellent encore al roum', le royal. Pour eux, nos soldats sont des roumis, c'est-à-dire des royaux, des impériaux. Ils donnaient déjà ce nom aux Grecs de l'armée d'Alexandre le Grand.
[162] Mémorial de Sainte-Hélène, 14 novembre 1816.