HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE TROISIÈME. — ANNIBAL EN ESPAGNE.

CHAPITRE IV. — RECONNAISSANCES.

 

 

Dès les premiers jours de l'année 220, Annibal avait expédié en Gaule et en Italie des hommes sûrs, chargés de préparer les voies pour sa grande entreprise. Le personnel de cette mission se composait d'agents diplomatiques, de fonctionnaires administratifs et d'officiers du service topographique.

Les premiers avaient à sonder l'esprit des populations que l'année allait rencontrer sur son chemin, à nouer avec elles des relations amicales, à les gagner enfin à la cause de Carthage[1].

L'Italie, à cette époque, se trouvait partagée en trois zones ethnographiques distinctes. Les Gaulois habitaient le nord ; les Italiotes, le centre, et les Grecs, le midi de la péninsule. Rome, qui venait de conquérir l'Italie centrale et l'Italie méridionale, commençait alors à menacer l'indépendance de la Circumpadane. Annibal songeait bien à réveiller les rancunes de la Grande-Grèce, mais c'était surtout l'alliance des Cisalpins qu'il désirait se ménager[2]. Quant aux Italiotes, à l'exception des Samnites peut-être, il ne pensait pas pouvoir les détacher du parti des Romains. En conséquence, les agents carthaginois avaient à proposer aux Cisalpins une alliance offensive et défensive, à s'ouvrir une route à travers les Gaules transalpine et cisalpine, à semer, s'il était possible, au cœur de l'Italie des germes de résistance à la domination romaine. La suite de ce récit dévoilera l'habileté de ces ambassadeurs secrets : l'un d'eux pénétra jusque dans les murs de Rome, où il ne fut arrêté qu'après plusieurs années de séjour clandestin.

Les fonctionnaires administratifs avaient reçu mission d'étudier les ressources du pays dans lequel on allait s'engager, et de prendre, au préalable, toutes les dispositions de nature à imprimer une bonne marche aux différents services sans le secours desquels il n'est point d'armée possible. Ils devaient procéder à la recherche des approvisionnements de toute nature, en aménager les sources par voie démarchés passés en temps utile, en former partout des magasins sur des points convenablement choisis. Le lecteur pourra entrevoir ci-après, au chapitre Ve de ce livre, l'intendance carthaginoise remplissant à son plus grand honneur un rôle délicat et difficile.

Les officiers du service topographique étaient chargés de fournir au général en chef toutes les données pouvant servir de base à l'établissement du projet d'expédition et au tracé de l'itinéraire. Suivant ce programme, il leur était prescrit de réunir tous les documents relatifs à l'histoire, au caractère, aux mœurs des populations diverses dont il fallait obtenir, sinon l'alliance, au moins la neutralité. Annibal leur avait demandé : un plan d'ensemble de la péninsule vers laquelle on marchait ; une description détaillée de la Circumpadane, pays des futurs alliés ; une exacte appréciation des obstacles naturels qui séparaient encore les Carthaginois de leurs adversaires, c'est-à-dire du Tessin, de la Trébie et du Pô, des Alpes et du Rhône : des Pyrénées et de l'Ebre, précieuses lignes de défense que les Romains pouvaient mettre à profit.

Le rapport des officiers topographes peut se résumer ainsi qu'il suit pour nos lecteurs :

La nature a franchement accusé les limites de l'Italie. Les Alpes centrales détachent, au sud-ouest et au sud-est, deux grandes chaînes semi-circulaires, qui enveloppent une vaste vallée et l'isolent du reste de l'Europe. Cette vallée continentale, une longue et étroite péninsule qui s'y rattache au midi, trois grandes îles et quelques petites îles situées à l'ouest : tels sont les éléments de la région italique, dont la superficie totale est d'environ 3000 myriamètres carrés, un peu plus de la moitié de celle de la France. Aucune partie de l'Europe, dit Napoléon, n'est située d'une manière aussi avantageuse que l'Italie pour devenir une grande puissance maritime. Le développement des côtes de terre ferme est d'environ 2.300 kilomètres. Les deux îles de Sardaigne et de Sicile ont 1.400 kilomètres de côtes. L'Italie, y compris ses grandes et petites îles, peut donc avoir 3.900 kilomètres de côtes ; la France en a 2.400.

Riche d'un tel développement de frontières maritimes, l'Italie l'est encore de sa situation privilégiée. Son admirable sol est protégé au nord par un épais rideau de hautes montagnes, qui ne se laissent pas facilement franchir. Placée au centre de la Méditerranée, l'Italie, tant que cette mer a été le seul champ nautique des peuples européens, a dominé l'Europe, l'Afrique et l'Asie ; mais, depuis la fin du moyen âge, les immenses progrès des marines de toutes les puissances océaniques l'ont fait singulièrement déchoir. On doit observer aussi qu'elle a toujours éprouvé la plus grande difficulté à constituer à ses habitants une patrie indépendante. C'est qu'il y a dans la conformation physique de cette contrée un défaut qui en neutralise l'opulence naturelle : elle est trop longue pour sa largeur, et les habitants du continent, de la péninsule et des îles, que séparent des distances considérables et des divergences non moins sensibles d'intérêts et de mœurs, ont quelque peine à se considérer comme compatriotes.

La partie continentale de la région italique, ou Italie septentrionale (alias Gaule cisalpine ou Circumpadane, divisée en Cispadane et Transpadane), est cette vaste plaine semi-circulaire qu'enveloppe l'énorme massif séparant la vallée du Pô des bassins du Rhône, du Rhin et du Danube. Ce demi-cercle est décrit d'un rayon de 240 kilomètres, et présente une superficie de 1000 myriamètres carrés. Le bassin du Pô est dessiné : d'une part, par le revers méridional des Alpes centrales et pennines, par le revers oriental des Alpes grées et cottiennes, par le revers septentrional des Alpes maritimes et de l'Apennin septentrional ; et, de l'autre, par le revers méridional des Alpes rhétiques, par le revers occidental des Alpes carniques et juliennes.

Les Alpes centrales, pennines, grées, cottiennes et maritimes forment la ceinture occidentale de la Circumpadane, suivant une courbe sinueuse de 56o kilomètres de développement. Leur versant méridional pousse des rameaux très-courts et, le plus souvent, normaux à la direction générale de la crête, de sorte que, à l'intérieur, ce cours de montagnes affecte la forme d'une muraille cylindrique, tandis qu'il se présente, à l'extérieur, sous l'aspect d'un vaste amphithéâtre dont les gradins se relient les uns aux autres par une multitude de rampes à pente douce. De Turin on n'aperçoit que des plaines : c'est un immense verger, un jardin magnifique, avec la chaîne alpestre pour mur de clôture. De Genève, au contraire, le regard, qui s'arrête d'abord à de petites collines, s'élève par degrés jusqu'aux neiges éternelles. D'un côté, la fraîcheur, les ruisseaux, les pâturages ; de l'autre, l'aridité, les torrents, les roches nues, les hauts escarpements.

Les Apennins, qui continuent au sud la ceinture du bassin du Pô, ne jettent vers le fleuve que des contreforts de dimensions restreintes. Du col de Cadibone à la source du Ronco, cette chaîne présente une longueur de 240 kilomètres, sur une largeur de 40 à 80. Le thalweg de la plupart des vallées coupe la direction du faîte sous une incidence de 90 degrés, et, par suite, les cours d'eau n'ont qu'un développement très-modeste.

Les Alpes rhétiques, carniques et juliennes dessinent un massif tortueux de 640 kilomètres, dont le versant méridional présente à peu près les mêmes caractères que celui des Alpes centrales, pennines, grées, cottiennes et maritimes. Toutefois, les masses d'appui sont plus élongées ; à l'escarpe verticale ont succédé les formes gracieuses d'un relief doucement accidenté.

La Circumpadane est un des plus riches pays du globe[3]. C'est, avons-nous dit, un immense jardin qu'arrosent des eaux limpides, que peuplent des gens énergiques, aimant passionnément le beau ciel sous lequel ils sont nés. Le climat en est tempéré, et généralement sain, sauf dans le voisinage de l'Adriatique.

Les rivières tombent de la cime des Alpes à la manière des torrents, et ces montagnes, que ne recouvre aucun manteau de forêts, sont depuis longtemps veuves de tout sol végétal ; leurs roches mêmes, entraînées par les eaux, roulent à leur tour dans la plaine. Là, les fleuves collecteurs, sans cesse encombrés de débris erratiques, sont inévitablement condamnes aux exhaussements de lit et aux débordements. Ceux qui descendent à la mer Adriatique déposent à leur embouchure les matières qu'ils tenaient en suspension ; les atterrissements se forment, et, arrêtées par des barres qui s'entrecroisent dans un chaos de colmatages mobiles, les eaux se répandent par infiltration dans les terres circonvoisines. De là des marais, souvent pestilentiels.

L'Italie continentale, dit M. Lavallée[4], est la contrée militaire de l'Italie, le théâtre habituel des guerres entre la France et l'Allemagne, le véritable rempart de la presqu'île, qui suit toujours ses destinées et ne lui est d'aucun secours. Aussi le principe de la conquête de l'Italie est-il de s'assurer de la domination de ce pays avant de s'enfoncer dans la longue et étroite presqu'île, et d'abandonner entièrement celle-ci, dès que celui-là est exposé. C'est ainsi qu'Annibal et Napoléon ont procédé à la conquête de l'Italie. Charles VIII, oublieux de ce principe, courut à la conquête de Naples sans s'inquiéter du bassin du Pô ; mais il lui fallut passer sur le ventre des confédérés italiens, quand il voulut revenir en France. Enfin Macdonald, en 1799, apprenant à Naples que les Français perdaient le bassin du Pô, se hâta d'abandonner la presqu'île avant que la retraite fût coupée ; mais il lui fallut livrer une bataille de trois jours sur la Trébie, et il ne ramena à Gênes que les débris de son armée.

Lorsqu'on tient l'Italie septentrionale, disait Napoléon, le reste de la péninsule tombe comme un fruit mûr.

La Circumpadane, ainsi que le nom l'indique, n'est autre chose que la vallée du Pô, et ce fleuve est l'un des plus grands de l'Europe. Il prend ses sources au mont Viso, et son cours total est de 520 kilomètres ; sa largeur est de 900 mètres à Crémone.

Sa profondeur moyenne est de 2 à 3 mètres ; mais les crues lui apportent jusqu'à 20 mètres de hauteur. Sa pente est environ de 0m,0002 par mètre.

Les bords du Pô, dit encore M. Lavallée[5], sont généralement plats, et ses eaux, lentes et tranquilles, favorisent le passage d'une de ses rives à l'autre. La largeur du lit facilite les transports. Par sa direction et le volume de ses eaux, il est d'une grande importance stratégique, c'est un fossé qui couvre la presqu'île, en arrière des remparts des Alpes, et, de quelque côté qu'on entre, on ne saurait l'éviter. A l'ouest, peu important par lui-même, il l'est par ses affluents ; à l'est, il est couvert par les rivières qui descendent directement dans l'Adriatique. Au nord, il se présente par le travers derrière la masse des Alpes, qui empêche toute grande invasion. Au sud, si l'on entre par le défaut des Alpes et des Apennins, il n'en garde pas moins son importance, parce qu'on ne saurait s'aventurer dans la presqu'île, sans avoir ses derrières couverts par le fleuve. Le pays de la rive gauche étant plus large, plus fertile, traversé par de grandes rivières, et couvert par de hautes montagnes, est bien plus important que celui de la rive droite ; et l'invasion se porte toujours de ce côté, même quand elle entre par le midi. Les eaux qui descendent des Alpes sont des rivières ; nées dans les glaciers, elles sont limpides et claires. Celles qui tombent des Apennins sont des torrents ; elles sont bourbeuses et malsaines.

De sa source à son embouchure, le Pô reçoit, de part et d'autre, un grand nombre d'affluents, qui presque tous ont des noms célèbres dans les fastes militaires des temps modernes et de l'antiquité. C'est que, en se combinant deux à deux et avec le Pô, ces affluents forment des lignes de défense naturelles, normales au cours du grand fleuve. La Circumpadane se trouve ainsi découpée, à courts intervalles, par des lignes d'eau sur les rives desquelles les armées en présence doivent nécessairement prendre position, et dont elles ont à se disputer les passages. La marche des opérations, dit l'archiduc Charles, dépend de la configuration du terrain, parce que la situation des montagnes et le cours des rivières déterminent invariablement les lignes et les points sur lesquels les armées doivent se rencontrer : c'est pourquoi les batailles décisives ont été livrées plusieurs fois sur les mêmes lieux, quoique dans des circonstances et avec des armes différentes. On ne s'étonnera donc point de rencontrer dans le récit qui va suivre plus d'un nom de place forte ou de fleuve que l'histoire de nos récentes guerres d'Italie a dû fatalement enregistrer.

Une armée qui, des Alpes, descend dans la Circumpadane rencontre, perpendiculairement à leur thalweg, tous les affluents de la rive gauche du Pô, et se voit arrêtée d'abord par la Doria-Baltea, puis par la Sesia. Combinée avec l'un des affluents de la rive droite, le Tanaro, la Bormida ou la Scrivia, et un élément du Pô, la Sesia forme successivement trois lignes de défense très-respectables ; mais, derrière ce système, s'ouvre un obstacle plus imposant encore, c'est la ligne d'eau Tessin-Pô-Trebbia.

Le Tessin, ancienne limite du Piémont et de la Lombardie, prend naissance au Saint-Gothard, traverse légèrement le lac Majeur[6], coule d'abord entre des collines boisées, puis à travers de larges prairies. La vallée, qui va toujours s'élargissant, présente aujourd'hui de vastes nappes de rizières, alternant avec des massifs de vignes et de mûriers[7]. Le cours du Tessin est rapide ; sa vitesse moyenne est de 2m,33, et, néanmoins, il se divise en bras tourmentés, qui baignent çà et là des îles assez considérables. Ces conditions hydrographiques n'empêchent pas que, presque partout, les gués y soient difficiles et incertains. En temps ordinaire, la profondeur du fleuve varie de 1 à 4 mètres ; sa largeur, de 6o à 1 00 mètres à l'origine, s'accroît rapidement à partir du lac Majeur : elle mesure de 150 à 200 mètres à Buffalora, et s'élève parfois à 600 mètres en aval de ce point.

La Trebbia prend sa source dans les Alpes maritimes, à l'ouest du col de Monte-Bruno, et conflue avec le Pô en amont de Plaisance. Cette rivière, partout guéable, a 500 mètres de largeur moyenne ; elle coule sur un lit de gravier, entre deux rives couvertes de broussailles. A sec durant l'été, elle est prise, l'hiver, de crues subites, qui en ravagent les berges et noient la vallée sous une épaisse couche d'eau. Du mont Corsico (aux sources opposées de la Scrivia et de la Trebbia) part un épais contrefort de l'Apennin septentrional, encaissant, à l'est, le bassin de la Trebbia. Cette longue croupe jette, à l'ouest, entre la Staffora et le Tidone, des ramifications qui aboutissent à la route de Plaisance à Tortone, et font de cette route un long défilé parallèle au Pô. C'est la célèbre Stradella.

Le Tessin, la Trebbia et l'élément du Pô compris entre leurs deux confluents forment une excellente ligne défensive contre les agressions venant des Alpes occidentales, et l'on peut juger de la valeur de l'obstacle par le rôle qu'il a joué dans l'histoire des guerres d'Italie. Dès l'an 587 avant l'ère chrétienne, le Gaulois Bellovèse était arrêté au Tessin par les. Etrusques défendant leur indépendance. Sans énumérer toutes les opérations qui, depuis lors, ensanglantèrent ces rives, rappelons-nous François Ier livrant bataille, en 1525, sous les murs de Pavie (Ti-Kino, Ticinum[8]), cette clef du Tessin, d'où le fleuve a tiré son nom. Ce jour-là, tout fut perdu pour nous fors l'honneur ; mais, aux premiers jours de juin 1859, notre jeune armée a vengé le roi chevaleresque, en envoyant aux échos de Pavie les noms de Buffalora, de Turbigo, de Magenta.

Sur la droite du Pô, la Trebbia, quoique moins imposante que le Tessin, n'en est pas moins une barrière dont il faut tenir compte, et plusieurs fois nous l'avons appris à nos dépens. En 1746, les Impériaux y battirent l'armée franco-espagnole ; en 1799, Macdonald y fut culbuté par les Russes.

Cette ligne d'eau Tessin-Pô-Trebbia a, comme on le voit, une importance stratégique considérable : elle coupe la Circumpadane, et protège franchement la péninsule italique. L'agresseur qui veut la forcer s'impose un grand déploiement de forces, et il n'a qu'un moyen de s'y dérober : c'est de défiler par la Stradella, comme ont fait les Français en 1796. Aussi la possession de ce passage a-t-elle été plus d'une fois et très-chaudement disputée.

L'entrée en est couverte par les postes de Casteggio et de Montebello, qui commandent les routes de Pavie et de Plaisance. Annibal dut s'emparer de Clastidium (Casteggio), après sa victoire du Tessin, et le nom du village de Montebello est demeuré célèbre par suite de nos combats du 9 juin 1800 et du 20 mai 1859.

Les Alpes, dit M. Duruy, forment, au centre de l'Europe, un épais massif, dont la largeur varie de 2 à 4 degrés, et tracent, autour du bassin du Pô, une demi-circonférence de 560 kilomètres, si bien décrite, que le col de Cadibone, extrémité des Alpes maritimes, se trouve sur le même méridien que le Saint-Gothard, nœud de toute la chaîne. Du côté de la France, se trouve, comme pour toutes les montagnes européennes dirigées dans le sens de l'équateur, l'inclinaison la moins rapide. Tandis que les hautes vallées tombent brusquement dans le Piémont et la Lombardie, elles descendent en pente douce dans la Provence, le Dauphiné et la Suisse, comme autant de routes s'ouvrant d'elles-mêmes devant les peuples du Nord. Aussi l'Italie a-t-elle subi plus d'invasions qu'elle n'en a fait. Le point culminant de cette chaîne est le mont Blanc, qui se dresse tout droit de plus de 3000 mètres au-dessus de Chamonix, où ses glaciers descendent et viennent mourir. Du col de Cadibone jusqu'au mont Blanc, les Alpes grandissent. Du mont Blanc au mont Rosa, la ligne de faite conserve une hauteur à peu près égale ; à partir de ce point, elle s'abaisse. Le Saint-Gothard, limite de l'ancienne Gaule, est déjà de 1.500 mètres au-dessous du mont Blanc. Mais ce qu'il perd en élévation, il le rachète par l'épaisseur de son massif, où viennent se rencontrer sept chaînes de montagnes. Comme des vastes lianes de ce colosse, descendent : le Rhône, qui va à la France ; le Rhin, qui va à l'Allemagne, et le Tessin, qui va à l'Italie ; il domine ces grandes voies naturelles, et est en quelque sorte la forteresse de l'Europe centrale.

Les Alpes occidentales, qui embrassent, suivant un demi-cercle, le bassin du Pô supérieur, sont divisées par les géographes en quatre massifs distincts, savoir : les Alpes pennines, grées, cottiennes et maritimes.

Les Alpes pennines s'étendent du Saint-Gothard au mont Blanc, sur une longueur de près de 160 kilomètres. Ce sont les montagnes les plus considérables de l'Europe, eu égard à l'importance de leur masse, à leur élévation et à l'étendue de leurs glaciers. On a dit que cette chaîne avait tiré son nom de celui des Carthaginois (Pœni)[9]. Tite-Live, qui mentionne celte tradition, croit à une autre étymologie, et parle d'un dieu Pennin, que les montagnards adoraient sur ces sommets perdus dans les nuages[10]. Il est probable que ces Alpes, frangées de pics (bein, benn, penn), doivent leur dénomination aux pointes aiguës qui en festonnent la cime[11].

On distingue, dans les Alpes pennines, deux passages principaux : le col du Simplon (altitude 20o5 mètres), conduisant de Bryg, sur le Rhône, à Domo d'Ossola, dans le bassin du Tessin ; et le grand Saint-Bernard (altitude 2.428 mètres), reliant Martigny à Aoste.

Les Alpes grées se développent du mont Blanc au mont Cenis, et séparent le bassin de l'Isère de celui de la Doria-Riparia. La crête, qui mesure plus de 100 kilomètres, dessine un rentrant prononcé dont la convexité regarde l'Italie. Du mont Iseran, point culminant de la chaîne (altitude 4.045 mètres), se détache un énorme contrefort qui, sous le nom d'Alpes de la Vanoise, isole le bassin de l'Arc de celui de l'Isère. Selon quelques auteurs, ces montagnes, généralement âpres et sauvages, s'appelleraient grées du nom de l'Hercule grec, qui, le premier, les aurait franchies[12]. Elles furent dites longtemps Graiœ ; mais les habitants les nommaient Craighes (du celtique craig, rocher) ou montagnes des rocs[13].

Les cols des Alpes grées sont difficilement praticables, et l'on ne voit dans cette région que deux passages proprement dits : le petit Saint-Bernard (altitude 2.192 mètres)[14], et le col du mont Cenis (altitude 2.165 mètres), conduisant de Saint-Jean-de-Maurienne à Suse.

Les Alpes cottiennes s'étendent du mont Cenis au mont Viso[15]. Elles ont 100 kilomètres de longueur, et se brisent suivant un angle aigu dont le sommet est pointé vers la France. Ce saillant, c'est le mont Tabor, d'où se détachent deux contreforts épais : celui des Alpes de Maurienne, qui court entre l'Arc et la Romanche, et va s'épanouissant sur l'Isère jusqu'au confluent du Drac, sans se laisser traverser par aucune route ; celui des Alpes du Dauphiné, séparant la haute Durance de la Romanche et du Drac, et semé de vastes glaciers.

Les points culminants de la chaîne cottienne[16] sont : le mont Tabor (3.172 mètres), le mont Genèvre (3.592 mètres) et le mont Viso (3.836 mètres). On y trouve sept passages principaux, parmi lesquels on remarque : le col du mont Genèvre (2.000 mètres), conduisant de Briançon à Césane ; le col de la Croix, de Mont-Dauphin à Pignerol ; enfin le col du Viso (3.040 mètres), qui présente de grandes difficultés. Un jour qu'il gravissait le mont Cervo, le général Bonaparte trancha nettement la question du passage des Alpes par Annibal. Il n'a pu prendre, s'écria-t-il, qu'un des cols du revers septentrional du Viso[17]. Grandes et mémorables paroles, témoignant d'un étonnant coup d'œil ; expression saisissante d'une intuition de génie !

Les Alpes maritimes décrivent, du mont Viso au col de Cadibone, un arc de cercle de 200 kilomètres de développement, dont la convexité regarde la France, et qui, dans sa partie sud-est, longe la mer, en laissant, entre son massif et la côte, une zone plane qui va se rétrécissant vers l'Italie. On compte dans cette chaîne dix points de franchissement, dont les plus fréquentés sont : le col d'Agnello, de Queyras à Castel-Delphin ; les cols de Longet, de Roure et de Maurin, reliant la vallée de l'Ubaye aux vallées de la Vraita et de la Maira ; le col de l'Argentière (2.013 mètres) ; le col de Tende (1.795 mètres), route de Nice à Turin ; le col de Cadibone (1.490 mètres), la plus forte dépression des Alpes occidentales.

Considérées au point de vue géologique, les Alpes appartiennent aux trois grandes formations : granitique, schisteuse et calcaire. Le faîte est granitique. Sur les versants est et sud, les roches primitives descendent jusqu'aux plaines italiennes. Au nord et à l'ouest (Provence et Dauphiné), les montagnes sont presque entièrement calcaires[18].

Les Alpes centrales, pennines, grées et cottiennes sont les montagnes les plus majestueuses de l'Europe. Flanquées de larges glaciers, elles sont festonnées d'une multitude de cols, que dominent des pics formidables, et ces géants de neige ne semblent plantés là que pour garder l'entrée de la Circumpadane. La plupart des passages naturels sont impraticables aux armées régulières ; mais, aujourd'hui, les routes du Simplon, du mont Cenis, du mont Genèvre et de la Corniche sont de magnifiques défis portés à la nature. La barrière est abaissée, le rempart est détruit, et le percement du mont Cenis va modifier plus profondément encore la nature des relations internationales de l'Italie et de la France.

En gardant les débouchés des cols, on garde toute la frontière ; mais, pour défendre tant de trouées, il faut éparpiller ses forces, ou bien, si on les concentre, on risque de ne pas arriver à temps au-devant de l'ennemi. Enfin, dit Machiavel[19], comme on ne peut employer un grand nombre d'hommes à la défense des lieux sauvages, tant à cause de la difficulté des vivres que de la gène du terrain, il est impossible de résister au choc de l'ennemi qui vient vous attaquer avec des forces considérables. — Chacun sait avec quelles difficultés Annibal franchit les Alpes qui séparent la Lombardie de la France, et ces montagnes qui s'élèvent entre la Lombardie et la Toscane. Cependant les Romains crurent devoir l'attendre d'abord sur le Tessin, et ensuite dans les plaines d'Arezzo, et ils préférèrent voir leur armée détruite par l'ennemi dans des lieux où, du moins, ils pouvaient le vaincre, que de la conduire sur les montagnes où l'âpreté des lieux l'aurait détruite. La théorie de Machiavel, on le voit, est qu'il ne faut point défendre les passages des montagnes, mais attendre en deçà l'invasion qu'on n'a pas pu arrêter au delà.

Les forts construits à l'origine des vallées des Alpes sont, en réalité, de peu d'importance, car il est très-possible, sinon facile, de les tourner ; l'attaque saura toujours découvrir des sentiers que ne connaît pas la défense, ou dont elle ne soupçonnera pas qu'on doive faire usage. Lorsque François Ier, roi de France, résolut de passer en Italie pour recouvrer la Lombardie, ceux qui s'opposaient à son entreprise fondaient les plus grandes espérances sur les Suisses, qu'ils croyaient capables d'interdire le passage des Alpes. Mais l'expérience leur prouva bientôt combien leur confiance était vaine ; car le roi, ayant laissé de côté deux ou trois défilés que défendaient les Suisses, s'en vint par un autre chemin entièrement inconnu (col d'Agnello), pénétra en Italie, et se trouva devant ses ennemis avant qu'ils se fussent doutés de son passage[20].

Quoi qu'il en soit, et malgré ces inconvénients majeurs, les Alpes n'en offrent pas moins à la défense un point d'appui sérieux, car elles rompent le cours des grands mouvements stratégiques.

Bien des fois avant Annibal, ces majestueuses montagnes avaient été franchies. Vers l'an 1364 avant l'ère chrétienne, ce sont les Gaulois Ombres qui s'emparent de la Circumpadane. En 587, un nouveau ban d'invasion gauloise se précipite sur les plaines du Pô : c'est Bellovèse, qui passe les saltus Taurini et combat sur les rives de ce Tessin, que ses arrière-neveux arroseront tant de fois de sang français[21]. De 587 à 521, se produisent les troisième et quatrième grandes invasions, composées de Boïes et de Lingons ; celle-ci franchit les Alpes pennines[22] ; celle-là, les Alpes maritimes[23]. Les Gaulois, dit Polybe[24], habitants des rives du Rhône, mainte et mainte fois avant Annibal, et tout récemment encore (pourquoi remonter plus haut ?), ont franchi les Alpes avec des forces immenses, pour combattre les Romains et secourir leurs frères des plaines du Pô. Un discours que Tite-Live place dans la bouche d'Annibal lui-même[25] nous apprend que le jeune général savait fort bien qu'il n'allait pas, le premier, aborder ces terribles obstacles, dont s'effrayait l'imagination de l'armée. Il connaissait l'histoire des invasions gauloises, et ses guides cisalpins n'avaient certainement pas omis de lui indiquer le chemin suivi, trois cent soixante-neuf ans plus tôt, par Bellovèse.

Pendant longtemps, il est vrai, les cols des Alpes n'avaient été connus et pratiqués que par des bandes décousues. La gloire d'Annibal est d'avoir, le premier, su plier la marche d'une armée régulière au mode suivi par des barbares[26], et le passage ouvert par ses ingénieurs a gardé son nom durant plusieurs siècles[27]. Après lui, la route des Alpes devint célèbre, et, en cela comme en toutes choses, les Romains ne tardèrent pas à copier les Carthaginois. Ce n'est toutefois qu'en 122, c'est-à-dire vingt-quatre ans après la ruine de Carthage, que le consul Domitius Ahenobarbus osa franchir le massif des Cottiennes et pénétrer chez les Allobroges.

Les topographes au service d'Annibal s'assurèrent que, malgré des altitudes assez considérables[28], le passage des Alpes n'était cependant pas impossible[29]. Deux mille ans plus tard, le général Marescot, chargé par Bonaparte de faire la reconnaissance de cette chaîne, devait formuler les mêmes conclusions[30].

Le Rhône, qui prend naissance dans le massif du Saint-Gothard, présente un cours de 780 kilomètres, dont 500 navigables. Au sortir de Lyon, il est large, impétueux, resserré, sur la droite, par les Cévennes, qui ne lui envoient que des torrents, et, sur la gauche, par les rameaux des Alpes, qui viennent mourir à sa rive. La vallée se rétrécit du confluent de l'Ardèche à celui de la Durance, et ne s'élargit de nouveau qu'en aval d'Avignon. Alors seulement, les berges s'abaissent et les eaux coulent paisiblement dans la plaine. La pente du fleuve, du lac de Genève à la mer, est de 0m,0005 par mètre. Entre l'Ardèche et la Durance cette pente s'élève à 0m,0007, et, pour remonter le courant, le halage devient nécessaire. Dans cet intervalle, un cheval ne peut tirer que sept tonnes et demie, et l'on peut juger par là de la vitesse du fleuve : elle est à Lyon de 2m, 10. Quant à sa largeur entre les deux affluents précités, elle mesure en certains points jusqu'à 1700 mètres.

Depuis Lyon, dit M. Duruy[31], il court avec la rapidité d'une flèche : en quinze heures il arrive à Beaucaire. Qu'un vent du midi passe sur les hautes cimes, et y fonde, en quelques heures, les neiges de l'hiver, ou que les vents d'ouest arrivent chargés d'une humidité qui, à cette altitude et dans l'atmosphère refroidie par le voisinage des glaciers, se résout en pluies abondantes sur les Alpes déboisées ; aussitôt, le long de leurs flancs dénudés, se précipitent mille torrents, qui entraînent les sables et les rochers, comblent leurs anciens lits, en cherchent de nouveaux, et vont grossir les rivières, puis le grand fleuve, de leurs eaux troublées et impétueuses. Le limon que le Rhône reçoit ainsi, il le porte jusqu'à la Méditerranée, où il jette, dans les grandes crues, en vingt-quatre heures, cinq millions de mètres cubes de matières terreuses. On peut le remonter à la voile jusqu'à Beaucaire ; en amont de cette ville, il faut le halage ou des remorques.

Par sa position et son régime, le Rhône est donc de nature à doubler la valeur de la ligne de défense des Alpes. C'est un large fossé d'eau vive baignant le pied d'une escarpe géante.

Les Pyrénées[32] sont des montagnes de premier ordre, remarquables par leur grande épaisseur et l'enlacement confus de leurs hases. La plus grande largeur de la chaîne se trouve au centre de son développement, et atteint en ce point 110 kilomètres ; elle n'en mesure plus que 50 ou 60 aux deux extrémités. Le corps principal, serré, compacte, aride, ne présente que quelques plateaux verdoyants, et encore sont-ils à peine habitables. La crête, essentiellement discontinue, n'a point, à proprement parler, de faîte, et ne fait que sauter d'un pic à l'autre, de sorte qu'une coupe horizontale, prise à une altitude suffisante, n'aurait pour représentation graphique qu'une suite de cercles isolés. La traversée du massif est fort pénible ; les passages y sont rares, tortueux, difficiles, et rappellent parfois les labyrinthes de la fable.

Comme dans toutes les chaînes parallèles à l'équateur, lés pentes méridionales sont plus roides que celles du versant nord ; le trajet d'Espagne en France est donc plus ardu que l'opération inverse. Contrairement à ce qui existe dans les Alpes, les grandes vallées des Pyrénées s'ouvrent du nord au sud, ou du sud au nord ; elles sont, en d'autres termes, campées debout sur la chaîne, et ce n'est qu'aux extrémités qu'on les voit obliquer sur le méridien. Là seulement les communications deviennent praticables.

La longueur des Pyrénées françaises, dit M. Duruy, est de 40 myriamètres, et leur épaisseur vers le centre, de 12. Elles ont, comme les Alpes et comme toutes les montagnes dirigées dans le sens de l'équateur, leur pente au nord et leur escarpement au midi. Aussi, sur ces deux frontières, la France a plus souvent fait l'invasion qu'elle ne l'a subie. — Annibal, Sertorius, les Arabes et les Aragonais de don Pèdre sont passés d'Espagne en France ; mais le premier seul avec succès ; encore avait-il d'avance les Gaulois pour alliés. — En 1814, Wellington, qui pénétrait par le côté le plus faible, n'est arrivé jusqu'à Toulouse que parce que la France était occupée ailleurs. — Les Gaulois, les Romains, Pompée, César, les Visigoths, les Francs, Charlemagne, Philippe III, Duguesclin, les années de Louis XIII et de Napoléon, ont, au contraire, victorieusement franchi les Pyrénées.

Les montagnes calcaires sont couronnées de larges plateaux, dans lesquels il n'y a pas de brèches nombreuses. Telles sont les Pyrénées, qui, par l'égale hauteur où se maintient leur ligne de faîte, ressemblent à une longue muraille rarement interrompue par d'étroites ouvertures. Du cap Creus à la vallée d'Aran, on compte bien soixante et quinze cols ; mais, sur ce nombre, sept seulement sont praticables aux voitures, et vingt-huit aux mulets. La hauteur moyenne des Pyrénées est de 2.800 mètres, ou de 1.000 mètres au-dessous des neiges perpétuelles. C'est dire qu'elles sont inabordables aux armées, lesquelles ne peuvent opérer qu'à l'ouest ou à l'est en deux points, où les nécessités géographiques ont fait créer deux fortes villes, Bayonne et Perpignan, les deux portes de la France sur l'Espagne.

Les Pyrénées orientales, qui bordent la Catalogne, s'étendent du pic de Corlitte au cap Creus ; la partie comprise entre le col de Pertus et le mont Saillfore porte le nom d'Albères. L'extrémité orientale dessine une large croupe, dont les pentes s'épanouissent en éventail vers la mer : c'est, en plan, un triangle ayant pour sommet le mont Saillfore, et pour base la zone littorale qui s'étend de Roses à Collioure. On trouve dans cette chaîne un grand nombre de cols, parmi lesquels on distingue ceux delà Perche, des Aires, de Coustouges, de Portell, du Pertus. En particulier, les Albères présentent vingt passages, dont les principaux sont : le col de Carbassera, ancienne voie romaine d'Illiberri à Ampurias ; le col de la Massane, système de quatre chemins qui se croisent au pied de la tour de ce nom[33]. Entre le mont Saillfore et la côte, on remarque : le col de Banyuls, dont la montée est âpre et tourmentée[34] ; le col de Belistre, dont les abords sont difficiles.

Comme le rempart des Alpes, qui a pour fossé le Rhône, l'escarpe pyrénéenne est précédée d'un large obstacle d'eau courante : c'est l'Èbre. Au point de vue militaire, l'Èbre est le fleuve le plus important de la péninsule ibérique, à laquelle il a donné son nom, car il barre nettement toutes les vallées des Pyrénées. Son cours, de 480 kilomètres, est généralement encaissé par des rochers à pic. De Mequinenza à Tortose, le pays est tellement bouleversé, que les eaux ne s'y sont ouvert une voie qu'à force de ravages, les hommes, qu'à force de travaux[35]. En aval de Tortose, les rives s'écartent l'une de l'autre, et bientôt la largeur du fleuve s'élève à 750 mètres ; les atterrissements commencent, et l'embouchure se perd dans les sables. Il existe, en aval de Tortose, un grand nombre de gués ; celui d'Amposta peut être franchi en un quart d'heure, à l'étiage, mais cette opération est toujours délicate.

Tels étaient les obstacles naturels semés sur la route que l'armée carthaginoise se proposait de suivre.

Il se présentait aussi des difficultés d'un autre ordre, et le général en chef voulait savoir s'il pouvait compter sur les bonnes dispositions des Gaulois transalpins et cisalpins. Quel était l'esprit de ces populations ? Pouvait-on faire fond sur leurs promesses ? Les données que lui rapportèrent ses officiers peuvent se résumer comme il suit :

A l'aurore des temps historiques, la race des Galls occupe le territoire de notre France actuelle. Au temps des guerres puniques, ils sont encore à demi nomades ; leur organisation politique a pour base la famille et la tribu. Un groupe de tribus forme une nation, et plusieurs nations réunies composent une confédération ou ligue. Annibal rencontrera sur son passage la confédération des Volkes, celles des Voconces, des Allobroges, des Boïes, des Insubres, etc.

La ligue gauloise des Celtes n'était séparée de la peuplade ibérienne des Aquitains que parla Garonne, et les deux peuples avaient de fréquentes querelles. A la suite de quelque guerre, des bandes de nos ancêtres franchirent les cols occidentaux des Pyrénées, pour se ruer sur l'Espagne, et bientôt la race gallique se trouva répandue sur plus de la moitié de la péninsule (XVIe siècle avant Jésus-Christ). Cette irruption, qui n'avait pu s'opérer sans commotions violentes, fut l'origine d'un grand courant ethnographique, dirigé de l'Espagne vers l'Italie. La peuplade des Sicanes passa la première les Pyrénées orientales, traversa la Gaule et, descendant la péninsule italique, alla s'établir en Sicile (1600 à 1000 avant Jésus-Christ). A sa suite, les Ligures, habitants du bassin de la Guadiana, furent refoulés vers la Catalogne, et franchirent aussi les Pyrénées. Trouvant les côtes méditerranéennes inoccupées et libres, ils s'y fixèrent à demeure, et bordèrent tout le golfe Ligustique, de l'embouchure du Var à celle de l'Arno.

Les invasions des Sicanes et des Ligures avaient révélé aux Galls l'existence de l'Italie, et c'est vers cette région qu'ils se portèrent à l'heure de leurs grandes migrations. Vers l'an i364 avant Jésus-Christ, une horde compacte (Ombres) franchit les Alpes occidentales et se jeta sur la Circumpadane. Ce pays, qui jouissait déjà d'un juste renom d'opulence, était alors au pouvoir des Sicules, qui se disaient autochtones. Ce peuple résista longtemps aux envahisseurs, mais, affaibli enfin, et las d'une lutte prolongée, il opéra sa retraite vers la pointe méridionale de l'Italie. Les Galls étaient donc maîtres de toute la vallée du Pô. Non contents de cette conquête, ils poussèrent jusqu'au Tibre et jetèrent hardiment les bases d'un empire gaulois embrassant plus de la moitié de la péninsule. Quant aux plaines circumpadanes, elles formèrent l'Is-Ombrie et l'Ombrie maritime.

Cette domination ne fut pas de longue durée. Dans le cours du XIe siècle, un peuple venu du nord de la Grèce traversa l'Is-Ombrie comme un torrent, passa l'Apennin et envahit l'Ombrie-maritime : c'étaient les Rasènes, plus connus sous le nom d'Etrusques. Transformée par leur main de fer, l'Is-Ombrie devint la nouvelle Etrurie ; le sang gallique dut fusionner avec celui des nouveaux envahisseurs, et ne se maintint pur de mélanges qu'en une seule contrée, qui a conservé le nom d'Ombrie. C'était alors le temps des grandes migrations asiatiques. Poussés par des hordes descendues du grand plateau central, les Kimris, habitants des rivages de la mer Noire, se réfugièrent en Occident, franchirent le Rhin et pénétrèrent dans la Gaule, qui devint le théâtre d'un nombre incalculable de croisements, de chocs et de mouvements en tous sens. Comprimées et refoulées, les nations galliques cherchèrent, à leur tour, un refuge, et de grosses bandes d'aventuriers passèrent les Alpes sous la conduite du fameux Bellovèse (587). Vainqueurs des Etrusques en une bataille livrée sur le Tessin, les compagnons de notre ancêtre Bellovèse reprirent le nom national d'Is-Ombres (Insubres), firent de Milan leur capitale (587), et appelèrent d'autres Gaulois en Italie. Guidés par Elitovius (587-521), les nouveaux émigrants s'établirent dans la Transpadane, bâtirent Brixia, Vérone, et s'étendirent jusqu'à la frontière des Vénètes.

Cependant, au sein de la Gaule, l'avant-garde des Kimris, poussée par d'autres flots de conquérants, franchit les Alpes pennines, et, comme une avalanche, fondit, elle aussi, sur les rives du Pô. C'était une armée composée de Lingons, d'Anamans, de Sénons et de Boïes (Bogs, hommes terribles). Les Boïes, les plus puissants de tous, relevèrent Felsina, l'ancienne capitale de la Circumpadane sous la domination des Etrusques, l'appelèrent de leur nom Bognonia (Bologne), et en firent le siège de leur gouvernement. Telle fut la clôture des invasions gallo-kimriques en Italie.

Tout le territoire compris entre les Alpes et les Apennins était connu sous le nom de Gaule cisalpine[36] ; les Boïes, les Insubres, les Sénons, les Anamans, s'appelaient Cisalpins. Les instincts guerriers de ces peuples gaulois inspirèrent bientôt une terreur générale[37] : la bataille de l'Allia (16 juillet 390), le sac de Rome et le fameux vœ victis ! d'un brenn sans clémence apprirent aux Romains qu'ils avaient affaire à de rudes adversaires. Pendant près de deux siècles, de 390 à 223, Rome lutta contre les Gaulois cisalpins, et, plus d'une fois, la défaite de ses armées mit son existence en péril[38]. — C'est pour ainsi dire pied à pied que les Romains firent la conquête de l'Italie du nord, l'affermissant au fur et à mesure par l'établissement de colonies. — En 223 (531 de Rome), les Romains prirent l'offensive, passèrent le Pô et subjuguèrent une grande partie de la Cisalpine. Mais, à peine le nord de l'Italie était-il placé sous la suprématie de la République, que l'invasion d'Annibal souleva de nouveau les habitants de ces contrées, qui vinrent grossir son armée, et même, lorsque ce grand capitaine fut forcé de quitter l'Italie, ils défendirent encore pendant trente-quatre années leur indépendance[39].

En 283, Rome avait exterminé la nation senonaise et corrigé les Boïes ; mais, violemment distraite de ces expéditions par les embarras de la première guerre punique, elle avait négligé l'établissement d'un nombre suffisant de colonies sur le territoire enlevé aux Sénons. En 232, la République ne possédait encore dans ce pays que deux centres coloniaux : Sena et Ariminum. Ariminum était alors un foyer d'intrigues qui permettait à sa politique d'agir assez commodément en Transpadane ; mais, dans la Cispadane, elle ne faisait aucun progrès. Là, tous ses efforts échouaient contre la résistance de la confédération boïenne. Lorsque, en 232, arrivèrent les triumvirs chargés d'allotir le territoire des Sénons, l'inquiétude des Boïes, alors à son comble, leur inspira l'idée de former de toutes les nations de la Circumpadane une ligue offensive et défensive. Seuls, les Insubres répondirent à cet appel, et la ligue Insubro-Boïenne, sentant son impuissance, appela résolument à son aide les Gaulois transalpins[40], habitants du revers occidental des Alpes jusqu'aux rives du Rhône, Gaulois que leurs frères d'Italie connaissaient sous le nom générique de Gésates (Gaisdæ), c'est-à-dire guerriers armés du gais[41].

Une innombrable horde de Gésates se précipita vers les Alpes (228), et les brenn qui la commandaient déclarèrent qu'ils ne déboucleraient leurs baudriers qu'à l'heure où ils monteraient les marches du Capitole[42]. Les Romains furent d'abord battus aux environs d'Arezzo ; mais, un secours leur étant venu de Pise, leurs ennemis eurent sur les bras deux armées combinées. La déroute des Gaulois fut complète, et les consuls poussèrent jusqu'au territoire boïen, qu'ils ravagèrent en tous sens (228). Les Anamans, les Lingons et enfin les Boïes se soumirent, donnèrent des otages, et leurs villes principales, parmi lesquelles Mutine (Modène) et Clastidium (Casteggio), reçurent des garnisons romaines (224). Les années suivantes (223 et 222) furent consacrées à la conquête de l'Insubrie par les consuls Flaminius et Marcellus. Ce dernier prit Milan (222), et la chute de cette place entraîna celle de tous les autres points fortifiés. Rome frappa sur les Insubres une énorme contribution de guerre, confisqua la majeure partie de leur territoire et y installa des colonies (222).

Les Cisalpins avaient à peine posé les armes, qu'ils virent venir à eux les agents d'Annibal. Ceux-ci, bien pénétrés de cette idée que l'entreprise de leur maître n'était possible qu'à la condition d'être le prélude et le signal d'une levée de boucliers des ennemis de Rome, mirent tout en œuvre pour gagner la confiance des Gaulois de la Circumpadane. Ils répandirent l'argent à pleines mains, et leur éloquence, jointe à ces profusions, sembla réveiller l'énergie d'un peuple que ses dernières défaites avaient plongé dans une léthargie profonde[43]. Les Carthaginois, disaient-ils aux Boïes et aux Insubres, s'engagent, si vous les secondez, à chasser les Romains de votre pays, à vous rendre le territoire conquis sur vos pères, à partager fraternellement avec vous les dépouilles de Rome et des nations sujettes ou alliées de Rome.

Les Insubres, dit M. Amédée Thierry[44], accueillirent ces ouvertures avec faveur, mais, en même temps, avec une réserve prudente ; pour les Boïes, dont plusieurs villes étaient occupées par des garnisons romaines, impatients de les recouvrer, ils s'engagèrent à tout ce que les Carthaginois demandaient. Comptant sur ces promesses, Annibal envoya d'autres émissaires dans la Transalpine pour s'y assurer un passage jusqu'aux Alpes.

Le pays que les Romains connaissaient sous le nom de Gaule transalpine comprenait un grand nombre de nations issues de trois souches distinctes : la famille Ibérienne, partagée en deux branches, les Aquitains et les Ligures ; la famille Gauloise proprement dite, embrassant les races Gallique et Kimrique, celle-ci sous-divisée en deux rameaux : les Kimris de la première invasion, mélangés en grande partie aux Galls, et qu'on pourrait appeler Gallo-Kimris, et les Kimris de la deuxième invasion, ou Belges ; enfin, la famille Grecque Ionienne, composée des Massaliotes et de leurs colonies.

La partie de la Ligurie située à l'ouest du Rhône, entre ce fleuve et les Pyrénées, porte chez les anciens géographes le nom d'Ibero-Ligurie. Bien avant la deuxième guerre punique, l'Ibero-Ligurie avait appartenu à trois grands peuples : les Sordes, les Elésykes et les Bébrykes. Les Sordes (Sordi, Sardi, Sardones), établis au pied des Pyrénées, avaient poussé leurs conquêtes assez loin sur la côte d'Espagne. Leurs villes principales de la Gaule étaient Ill-Iberica (Illiberri, Elne) et Rous-Kino (Castel-Roussillon, à 4 kilomètres de Perpignan). Les Elésykes habitaient au-dessus des Sordes, jusqu'au Rhône ; Nîmes et Narbonne étaient leurs premiers chefs-lieux. Les Bébrykes occupaient, on le suppose, les Pyrénées orientales, ainsi qu'une portion du revers occidental des Cévennes.

Au temps d'Annibal, il ne restait plus de traces de l'antique puissance des Ligures ; l'Ibero-Ligurie était, depuis deux siècles, au pouvoir de deux peuplades belges, venues en conquérantes du nord de la Gaule. De l'an 400 à 281 avant notre ère, une horde de race kimrique, celle des Belges (Belg, Bolg, Volg, Volk), avait franchi le Rhin, envahi la Gaule septentrionale, et poussé jusqu'à la Seine. Mais les Galls et les Kimris de la première invasion lui avaient opposé une vigoureuse résistance. Deux tribus seulement, celles des Arécomikes et des Tectosages, étaient parvenues à se faire jour dans la mêlée, avaient traversé la Gaule dans toute sa longueur et pu s'emparer du pays situé entre le Rhône et les Pyrénées orientales. Maîtres du territoire des Elésykes, c'est-à-dire de l'Ibero-Ligurie sise entre les Cévennes et la mer, les Volkes Arécomikes lui avaient imposé leur nom. Les Volkes-Tectosages avaient chassé les Bébrykes et s'étaient installés à demeure depuis les Cévennes jusqu'à la Garonne et au cours inférieur du Tarn. Les Volces, dit l'Empereur[45], occupaient tout le bas Languedoc, de la Garonne au Rhône ; ils avaient émigré du nord de la Gaule ; ils se subdivisaient en Volces Tectosages, qui avaient Tolosa (Toulouse) pour capitale, et en Volces Arécomikes. Nîmes était le chef-lieu de ces derniers.

La région ligurique située à l'est du Rhône, et comprise entre ce fleuve et les Alpes, l'Isère et la Méditerranée, était désignée par les anciens géographes sous le nom de Celto-Ligurie ; c'était le domaine d'une multitude de tribus groupées en plusieurs confédérations. Les Salyes (Salluves)[46] dominaient presque tout le pays au sud de la Durance et avaient Ara-léat (Arelate, Arles) pour capitale. A l'est des Salyes, se trouvaient les Albykes (Albici), habitant le sud du département des Basses-Alpes et le nord de celui du Var. Au-dessous des Albykes, vers la mer, venaient les Verrucins, les Sueltères, les Oxibes, les Néruses et les Décéates ou Déciates ; ceux-ci occupaient la partie occidentale du département des Alpes-Maritimes. Au nord de la Durance et jusqu'à l'Isère, la seule nation considérable était celle des Voconces, dont le territoire avait pour limites : au sud, la Durance ; au nord, le Drac ; à l'est, le pied des Alpes. Elle possédait ainsi les départements de la Drôme et des Hautes-Alpes, partie méridionale de l'Isère et partie septentrionale de l’Ardèche. Entre la frontière occidentale des Voconces, le Rhône et la Durance, étaient les Ségalaunes, les Tricastins et les Cavares. Ces derniers formaient une nation puissante, qui, suivant Strabon[47], partageait avec les Voconces la domination de tout le pays compris entre l'Isère et la Durance ; ses villes les plus importantes étaient Avignon et Cavaillon. M. Amédée Thierry range les Cavares et les Volkes au nombre des Ligures, et cela malgré leur origine gauloise incontestable, parce que, dit-il[48], ces nations, par leur situation, par leurs intérêts politiques et commerciaux, et par leurs liens fédératifs, appartenaient beaucoup plus à la race ligurienne qu'elles n'appartenaient à leur propre race.

Parmi les Gaulois que doit rencontrer l'armée carthaginoise, se trouvent les Allobroges (All-Brog), maîtres du revers occidental des Alpes, entre l'Arve, l'Isère et le Rhône. Ils habitaient alors le nord-ouest de la Savoie et la plus grande partie du département de l'Isère[49].

On cita enfin au général en chef le nom des Caturiges, des Centrons et des Graïocèles, peuples indépendants des cours supérieurs de la Durance, de l'Isère et des montagnes de la Tarantaise[50].

L'argent répandu par les agents d'Annibal leur gagna facilement l'amitié des principaux chefs transalpins de famille ibérienne ou de famille gauloise ; mais il leur parut inutile d'essayer de négocier avec les gens de race grecque ionienne.

Marseille, fondée par les Phocéens quatre siècles avant la seconde guerre punique, possédait alors de riches comptoirs, échelonnés du pied des Alpes maritimes jusqu'au cap Saint-Martin. Elle chevauchait, d'une part, les colonies carthaginoises, et touchait, de l'autre, au territoire italiote. Le petit port d'Hercule Monæcus (Monaco) formait, à l'est, la tête de cette ligne d'établissements ; et, à l'ouest de ce port, les perles de la côte étaient : Nicæa (Nice), Antipolis (Antibes), Athenopolis, Tauroentum (le bras de Saint-Georges et de l'Evescat), Marseille ; à l'ouest de Marseille : Heraclæa Cacabaria (Saint-Gilles), Rhodanousia, Agatha (Agde) ; au delà des Pyrénées : Rhoda (Roses), Emporiæ (Ampurias), Halonis, Hemerecopium, etc.

Par ses relations de commerce, Marseille était toute-puissante en Gaule, et l'heureuse situation géographique dont elle usait si bien éveilla de bonne heure la jalousie de Carthage. La prise de quelques barques de pécheurs alluma la guerre entre les deux Républiques maritimes, et Carthage, battue en plusieurs rencontres, dut se résoudre à demander la paix[51].

A l'heure où s'accomplissent les événements que nous allons raconter (218), Annibal ne peut songer à solliciter l'alliance des Massaliotes, car les concurrences et les rivalités commerciales jettent entre deux peuples de même avidité des abîmes qui, une fois ouverts, ne se referment plus. Dans la lutte qui se prépare, le rôle de Marseille est tout tracé : elle est l'alliée naturelle de Rome. Annibal l'a compris ; il s'abstient de toute tentative de rapprochement et fait preuve en cela d'un grand tact politique. L'avenir devait lui donner raison, car Marseille va servir Rome avec chaleur et fidélité[52], lui faire connaître en temps utile les mouvements de l'ennemi, lui révéler son itinéraire, travailler les nations gauloises, recevoir les légions dans ses murs, inquiéter enfin les voiles carthaginoises qui s'aventureront dans le golfe.

C'est pour ces raisons qu'Annibal s'écarta du littoral de la Gaule et chercha son passage ailleurs que par les Alpes maritimes[53]. Il prit un chemin plus long et plus difficile, aimant mieux se confier aux Volkes et aux Allobroges que de courir à une perte certaine en pénétrant dans la zone soumise à l'influence des Massaliotes.

Malheureusement, le caractère essentiellement mobile des Gaulois lui donnait de légitimes inquiétudes. Ils étaient, dit l'Empereur[54], d'un caractère franc et ouvert, hospitaliers envers les étrangers, mais vains et querelleurs ; mobiles dans leurs sentiments, amoureux des choses nouvelles, ils prenaient des résolutions subites, regrettant le lendemain ce qu'ils avaient rejeté avec dédain la veille ; portés à la guerre, recherchant les aventures, on les voyait fougueux a l'attaque, mais prompts à se décourager dans les revers. L'éminent auteur de l’Histoire des Gaulois[55], nous fait de nos ancêtres un portrait analogue : Une bravoure personnelle que rien n'égale chez les peuples anciens ; un esprit franc, impétueux, ouvert à toutes les impressions, éminemment intelligent ; mais, à côté de cela, une mobilité extrême, point de constance, une répugnance marquée aux idées de discipline et d'ordre, beaucoup d'ostentation, enfin une désunion perpétuelle, fruit de l'excessive vanité. Partout où cette race s'est fixée à demeure, on voit se développer des institutions sociales, religieuses et politiques conformes à son caractère ; institutions originales, civilisation pleine de mouvement et de vie, dont la Gaule transalpine offre le modèle le plus pur et le plus complet. On dirait, à suivre les scènes animées de ce tableau, que la théocratie de l'Inde, la féodalité de notre moyen âge et la démocratie athénienne se sont donné rendez-vous sur le même sol, pour s'y combattre et y régner tour à tour.

Ces institutions, loin de pouvoir donner à la nation gauloise quelque semblant d'homogénéité, détruisaient au contraire toute cohésion entre les éléments divers dont elle se composait, en deçà et au delà des Alpes. La discorde régnait à l'état permanent, non-seulement dans chaque confédération, dans chaque peuplade, mais encore au sein de chaque famille. Il y avait toujours partout deux partis en présence, se disputant une hégémonie essentiellement instable. La nationalité transalpine n'existait pas ; la confédération des Cisalpins, très-faiblement constituée, était loin de former noyau et de savoir masser autour d'elle des populations bien étroitement unies.

Dans la Gaule, les druides étaient parvenus à établir un centre religieux, mais il n'existait point de centre politique. Malgré certains liens fédératifs, chaque Etat était bien plus préoccupé de son individualité que de la patrie en général. Cette incurie égoïste des intérêts collectifs, cette rivalité jalouse entre les différentes peuplades, paralysèrent les efforts de quelques hommes éminents, désireux de fonder une nationalité[56]... Et, en écrivant ces lignes, l'historien de Jules César cite Napoléon Ier : La principale cause de la faiblesse de la Gaule était dans l'esprit d'isolement et de localité qui caractérisait la population ; à cette époque, les Gaulois n'avaient aucun esprit national, ni même de province ; ils étaient dominés par un esprit de ville.... Rien n’est plus opposé à l'esprit national, aux idées générales de liberté que l'esprit particulier de famille ou de bourgade[57].

Ce morcellement politique, cette désunion des peuplades gauloises dut être pour Annibal un sujet de graves préoccupations ; mais il s'offrait à lui des compensations précieuses. L'esprit belliqueux de ces Gaulois lui promettait d'excellents soldats, et il se rappelait l'estime que leur accordait son père Amilcar. Le roi Pyrrhus les avait aussi traités avec faveur : il leur confiait, à la guerre, le rôle le plus difficile et, après la victoire, la garde de ses plus importantes conquêtes.

La race gauloise avait éminemment l'esprit d'aventure[58]. La croyance à l'immortalité de lame, l'idée d'une autre vie, entretenues parles druides, ne laissaient jamais se refroidir leur ardeur. Aucune des races de notre Occident n'a rempli une carrière plus agitée et plus brillante. Les courses de celle-ci embrassent l'Europe, l'Asie et l'Afrique ; son nom est inscrit avec terreur dans les annales de presque tous les peuples. Elle brûle Rome, elle enlève la Macédoine aux vieilles phalanges d'Alexandre, force les Thermopyles et pille Delphes ; puis elle va planter ses tentes sur les ruines de l'ancienne Troie, dans les places publiques de Milet, aux bords du Sangarius et à ceux du Nil ; elle assiège Carthage, menace Memphis, compte parmi ses tributaires les plus puissants monarques de l'Orient ; à deux reprises elle fonde dans la haute Italie un grand empire et elle élève au sein de la Phrygie cet autre empire des Galates qui domina longtemps toute l'Asie Mineure[59].

Telle était cette race des Galls[60], que l'armée d'Italie allait rencontrer sur son passage, et qu'elle conviait hardiment au partage des dépouilles de Rome.

 

 

 



[1] Tite-Live, XXI, XXIII.

[2] Il avait demandé des renseignements positifs sur la fertilité du pied des Alpes et de la vallée du Pô, sur les populations de ces contrées, sur leur esprit militaire et, avant tout, sur la haine qu'ils semblaient nourrir contre le gouvernement de Rome. C'est sur ce sentiment qu'il fondait ses meilleures espérances. Aussi n'était-il rien qu'il ne fît promettre à tous les chefs gaulois établis en deçà des Alpes et dans les Alpes mêmes, jugeant bien ne pouvoir faire la guerre en Italie que si, après avoir triomphé des difficultés d'une marche longue et pénible, il parvenait chez les Cisalpins et s'assurait de leur alliance, laquelle pouvait seule lui permettre de mener à bien une telle expédition. (Polybe, III, XXXIV.)

[3] La fertilité de la Circumpadane était jadis célèbre. Polybe, Plutarque, Tacite, n'hésitent pas à reconnaître la prééminence de cette région sur le reste de l'Italie. Dès la plus haute antiquité, on vantait ses pâturages, ses vignes, ses champs d'orge et de millet, ses bois de peupliers et d'érables, ses forêts de chênes, où s'engraissaient de nombreux troupeaux de porcs, base du régime alimentaire de ses heureux habitants.

[4] Géographie militaire.

[5] Géographie militaire.

[6] Pline, Hist. nat., II, CVI.

[7] Silius Italicus nous a laissé du fleuve une description charmante (Puniques, IV, v. 81-87.)

[8] Kino ou Kano c'est le port du pays. Ti-Kino est le port de fleuve, par opposition à Bahr-Kino, le port de mer. (Voyez, dans les Voyages de Barth, la description de Kano, le grand entrepôt du Soudan.)

[9] Pline, Hist. nat., III, XXI.

[10] Tite-Live, XXI, XXXVIII.

[11] Cette explication est de M. Amédée Thierry (Histoire des Gaulois, t. I, p. 120), et, suivant cette opinion, c'est de la montagne (pein) que le dieu aurait tiré son nom, au lieu d'avoir donné le sien à la montagne, ainsi que le prétend Tite-Live. On a trouvé à Saint-Pierre-Montjou diverses inscriptions rappelant le culte rendu à ce dieu des pics. Nous n'en citerons qu'une :

LVCIVS LVCILIVS

DEO PENINO

OPTIMO

MAXIMO

DONUM DEDIT.

[12] Cornelius Nepos, Annibal, III. — Pline, Hist. nat., III, XXI. — Ce passage d'Hercule est aussi mentionné par Silius Italicus (Puniques, III), par Virgile (Enéide, VI), par Diodore (IV, XIX), par Denys d'Halicarnasse (I, XII), par Ammien Marcellin (XV, IX).

[13] Voyez M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. I, p. 120.

[14] M. Duruy (Hist. romaine, p. 117) dit que le petit Saint-Bernard est le plus facile passage qu'il y ait dans toute la chaîne des Alpes. Cette opinion est discutable, car le petit Saint-Bernard, semé d'obstacles, n'est pratiqué que par les chasseurs de la Tarentaise.

[15] Les Alpes cottiennes, dit Napoléon Ier, s'étendent depuis le col de l'Argentière jusqu'au mont Cenis. Les cols de l'Argentière, d'Agnello et du mont Cenis seraient ainsi dans la région cottienne.

[16] Au temps d'Auguste, le roi Cottus aurait ouvert une route dans cette partie des Alpes, et la région tout entière aurait gardé son nom. (Ammien Marcellin, XV.) Telle serait l'origine du nom d'Alpes cottiennes.

[17] J. B. Collot, Mémoires.

[18] Pline, Hist. nat., XXXVI, I.

[19] Discours sur Tite-Live, l. I, édit. Louandre.

[20] Machiavel, Discours sur Tite-Live, l. I, édit. Louandre.

[21] Tite-Live, V, XXXIV.

[22] Tite-Live, V, XXXV.

[23] Tite-Live, V, XXXV.

[24] Polybe, III, XLVIII.

[25] Tite-Live, XXI, XXX.

[26] Pline, Hist. nat., XXXVI, I.

[27] Appien, De Bello Annibalico, IV.

[28] L'élévation des Alpes est d'un tiers environ supérieure à celle des Pyrénées. Voici le tableau des altitudes des points les plus remarquables : mont Pelvo, 3.035 mètres ; col Longet, 3.155 ; col de Fenestres, 2.228.

Alpes cottiennes : mont Viso, 3.836 mètres ; mont Genèvre, 3.592 ; col d'Agnello, 3.245 ; col de Servières, 2.921 ; passage du mont Genèvre, 1.974 ; col de Fenestre, 2.216 ; mont Pelvoux, 4.097 ; mont Olan, 4.212.

Alpes grées : mont Cenis, 3.493 mètres ; mont Iseran, 4.045 ; passage du mont Cenis, 2.065 ; passage du Saint-Bernard, 2.192.

Alpes pennines : col du Bonhomme, 2.446 mètres ; mont Blanc, 4.795 ; le Géant, 4.206 ; hospice du Grand-Saint-Bernard, 2.428 ; mont Cervin, 4.525 ; mont Rosa, 4.618.

[29] Polybe, III, XIV.

[30] M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. I. p. 358.

[31] Introduction à l'Histoire de France.

[32] Pour une description complète des Pyrénées, voyez les Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées orientales, du colonel Fervel, t. II, p. 364 et suivantes.

[33] C'est la que passa l'armée de Philippe le Hardi, en 1185.

[34] Ce col fut pratiqué par les Espagnols, en 1793 et 1794.

[35] L'Èbre passe, en ces parages, au fond à une gorge très-tourmentée. C'est le fameux défilé de Las Armas, l'un des plus dangereux de la péninsule.

[36] A l'époque de Tarquin l'Ancien (616-578), deux expéditions partaient de la Gaule celtique..... l'autre [expédition], franchissant les Alpes, s'établissait en Italie, dans la contrée située entre ces montagnes et le Pô. Bientôt les envahisseurs se transportèrent sur la rive droite de ce fleuve, et presque tout le territoire compris entre les Alpes et les Apennins prit le nom de Gaule cisalpine. (Histoire de Jules César, l. III, c. I, t. II, p. 2.)

[37] Les Gaulois cisalpins n'étaient que des aventuriers, pillant chaque année l'Étrurie, la Campanie, la Grande-Grèce. Ils côtoyaient la mer Supérieure et évitaient le voisinage des montagnards de l'Apennin, surtout les approches du Latium, petit canton peuplé de nations belliqueuses cl pauvres, parmi lesquelles les Romains tenaient alors le premier rang.

[38] Salluste, De Bello Jug.

[39] Histoire de Jules César, l. III, c. I, t. II, p. 2 et 3.

[40] Polybe, II, XXII.

[41] Le gais était un bâton dont la pointe, durcie au feu, faisait l'office d'un fer de lance. C'est le prototype du pilum romain.

[42] Florus, II, IV.

[43] Polybe, III, XXXIV. — Tite-Live, XXI, XXV, XXIX, LII.

[44] M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. II, p. 373.

[45] Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 21.

[46] Alias Sallyens ou Salluviens (département des Bouches-du-Rhône, et partie occidentale du Var).

[47] Strabon, IV.

[48] Histoire des Gaulois, t. I, p. 441.

[49] Voyez M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, et l'Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 20.

[50] Histoire de Jules César, I. III, c. II, t. II. p. 21.

[51] Justin, XLIII, V. — Strabon, IV.

[52] Strabon, IV. — Polybe, III, XCV. — Cicéron, Philip., VIII, VI et VII, passim.

[53] Si Annibal fit acte de prudence en s'éloignant des établissements massaliotes durant sa marche de l'Èbre au Tessin, Marseille, en agissant comme elle le fit, sut consulter sagement les intérêts de son avenir. Les résultats de la seconde guerre punique, dit M. Amédée Thierry, furent immenses pour la colonie phocéenne. Les établissements carthaginois en Espagne étaient détruits, la Campanie et la Grande-Grèce horriblement saccagées et esclaves, la Sicile épuisée ; Massalie hérita du commerce de tout l'Occident. Durant et après la troisième guerre punique, elle suivit, en Afrique, en Grèce, en Asie, les Romains conquérants. Partout où l'aigle romaine dirigeait son vol, le lion massaliote accourait partager la proie. La ruine de Carthage, la ruine de Rhodes, l'assujettissement des métropoles marchandes de l'Asie Mineure, livrèrent à cette ville le monopole de l'Orient ; elle avait déjà celui de l'Occident. (M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. I, p. 541.)

[54] Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 31 et 32.

[55] M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, introduction.

[56] Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 42 et 43.

[57] Napoléon Ier, Précis des guerres de César.

[58] Histoire de Jules César, l. III, c. I, t. II, p. 2.

[59] M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, introduction.

[60] Suivant l'usage nous avons écrit Gall : mieux vaudrait Ag-All. Les All, les Oll, les Ill ; tels sont les noms de quelques peuplades gauloises du midi de In France, qu'Annibal doit rencontrer sur son passage. (Voyez, à la fin du présent volume, l'appendice G, Notice ethnographique.)