Dès les premiers jours de l'année 220, Annibal avait expédié en Gaule et en Italie des hommes sûrs, chargés de préparer les voies pour sa grande entreprise. Le personnel de cette mission se composait d'agents diplomatiques, de fonctionnaires administratifs et d'officiers du service topographique. Les premiers avaient à sonder l'esprit des populations que l'année allait rencontrer sur son chemin, à nouer avec elles des relations amicales, à les gagner enfin à la cause de Carthage[1]. L'Italie, à cette époque, se trouvait partagée en trois
zones ethnographiques distinctes. Les Gaulois habitaient le nord ; les
Italiotes, le centre, et les Grecs, le midi de la péninsule. Rome, qui venait
de conquérir l'Italie centrale et l'Italie méridionale, commençait alors à
menacer l'indépendance de Les fonctionnaires administratifs avaient reçu mission d'étudier les ressources du pays dans lequel on allait s'engager, et de prendre, au préalable, toutes les dispositions de nature à imprimer une bonne marche aux différents services sans le secours desquels il n'est point d'armée possible. Ils devaient procéder à la recherche des approvisionnements de toute nature, en aménager les sources par voie démarchés passés en temps utile, en former partout des magasins sur des points convenablement choisis. Le lecteur pourra entrevoir ci-après, au chapitre Ve de ce livre, l'intendance carthaginoise remplissant à son plus grand honneur un rôle délicat et difficile. Les officiers du service topographique étaient chargés de
fournir au général en chef toutes les données pouvant servir de base à
l'établissement du projet d'expédition et au tracé de l'itinéraire. Suivant
ce programme, il leur était prescrit de réunir tous les documents relatifs à
l'histoire, au caractère, aux mœurs des populations diverses dont il fallait
obtenir, sinon l'alliance, au moins la neutralité. Annibal leur avait demandé
: un plan d'ensemble de la péninsule vers laquelle on marchait ; une
description détaillée de Le rapport des officiers topographes peut se résumer ainsi qu'il suit pour nos lecteurs : La nature a franchement accusé les limites de l'Italie.
Les Alpes centrales détachent, au sud-ouest et au sud-est, deux grandes
chaînes semi-circulaires, qui enveloppent une vaste vallée et l'isolent du
reste de l'Europe. Cette vallée continentale, une longue et étroite péninsule
qui s'y rattache au midi, trois grandes îles et quelques petites îles situées
à l'ouest : tels sont les éléments de la région italique, dont la superficie
totale est d'environ 3000 myriamètres carrés, un peu plus de la moitié de
celle de Riche d'un tel développement de frontières maritimes,
l'Italie l'est encore de sa situation privilégiée. Son admirable sol est
protégé au nord par un épais rideau de hautes montagnes, qui ne se laissent
pas facilement franchir. Placée au centre de La partie continentale de la région italique, ou Italie
septentrionale (alias Gaule cisalpine ou Circumpadane,
divisée en Cispadane et Transpadane), est cette vaste plaine
semi-circulaire qu'enveloppe l'énorme massif séparant la vallée du Pô des
bassins du Rhône, du Rhin et du Danube. Ce demi-cercle est décrit d'un rayon
de Les Alpes centrales, pennines, grées, cottiennes et
maritimes forment la ceinture occidentale de Les Apennins, qui continuent au sud la ceinture du bassin
du Pô, ne jettent vers le fleuve que des contreforts de dimensions
restreintes. Du col de Cadibone à la source du Ronco, cette chaîne présente
une longueur de Les Alpes rhétiques, carniques et juliennes dessinent un
massif tortueux de Les rivières tombent de la cime des Alpes à la manière des torrents, et ces montagnes, que ne recouvre aucun manteau de forêts, sont depuis longtemps veuves de tout sol végétal ; leurs roches mêmes, entraînées par les eaux, roulent à leur tour dans la plaine. Là, les fleuves collecteurs, sans cesse encombrés de débris erratiques, sont inévitablement condamnes aux exhaussements de lit et aux débordements. Ceux qui descendent à la mer Adriatique déposent à leur embouchure les matières qu'ils tenaient en suspension ; les atterrissements se forment, et, arrêtées par des barres qui s'entrecroisent dans un chaos de colmatages mobiles, les eaux se répandent par infiltration dans les terres circonvoisines. De là des marais, souvent pestilentiels. L'Italie continentale, dit
M. Lavallée[4],
est la contrée militaire de l'Italie, le théâtre
habituel des guerres entre Lorsqu'on tient l'Italie septentrionale, disait Napoléon, le reste de la péninsule tombe comme un fruit mûr. Sa profondeur moyenne est de 2 à Les bords du Pô, dit
encore M. Lavallée[5],
sont généralement plats, et ses eaux, lentes et
tranquilles, favorisent le passage d'une de ses rives à l'autre. La largeur
du lit facilite les transports. Par sa direction et le volume de ses eaux, il
est d'une grande importance stratégique, c'est un fossé qui couvre la
presqu'île, en arrière des remparts des Alpes, et, de quelque côté qu'on entre,
on ne saurait l'éviter. A l'ouest, peu important par lui-même, il l'est par
ses affluents ; à l'est, il est couvert par les rivières qui descendent
directement dans l'Adriatique. Au nord, il se présente par le travers
derrière la masse des Alpes, qui empêche toute grande invasion. Au sud, si l'on entre par le
défaut des Alpes et des Apennins, il n'en garde pas moins son importance,
parce qu'on ne saurait s'aventurer dans la presqu'île, sans avoir ses
derrières couverts par le fleuve. Le pays de
la rive gauche étant plus large, plus fertile, traversé par de grandes rivières,
et couvert par de hautes montagnes, est bien plus important que celui de la
rive droite ; et l'invasion se porte toujours de ce côté, même quand elle
entre par le midi. Les eaux qui descendent des Alpes sont des rivières ; nées
dans les glaciers, elles sont limpides et claires. Celles qui tombent des
Apennins sont des torrents ; elles sont bourbeuses et malsaines. De sa source à son embouchure, le Pô reçoit, de part et
d'autre, un grand nombre d'affluents, qui presque tous ont des noms célèbres
dans les fastes militaires des temps modernes et de l'antiquité. C'est que,
en se combinant deux à deux et avec le Pô, ces affluents forment des lignes
de défense naturelles, normales au cours du grand fleuve. Une armée qui, des Alpes, descend dans Le Tessin, ancienne limite du Piémont et de Le Tessin, Sur la droite du Pô, Cette ligne d'eau Tessin-Pô-Trebbia a, comme on le voit,
une importance stratégique considérable : elle coupe L'entrée en est couverte par les postes de Casteggio et de Montebello, qui commandent les routes de Pavie et de Plaisance. Annibal dut s'emparer de Clastidium (Casteggio), après sa victoire du Tessin, et le nom du village de Montebello est demeuré célèbre par suite de nos combats du 9 juin 1800 et du 20 mai 1859. Les Alpes, dit M. Duruy, forment, au centre de l'Europe, un épais massif, dont la
largeur varie de 2 à 4 degrés, et tracent, autour du bassin du Pô, une
demi-circonférence de Les Alpes occidentales, qui embrassent, suivant un demi-cercle, le bassin du Pô supérieur, sont divisées par les géographes en quatre massifs distincts, savoir : les Alpes pennines, grées, cottiennes et maritimes. Les Alpes pennines s'étendent du Saint-Gothard au mont
Blanc, sur une longueur de près de On distingue, dans les Alpes pennines, deux passages
principaux : le col du Simplon (altitude 20o5 mètres), conduisant de Bryg,
sur le Rhône, à Domo d'Ossola, dans le bassin du Tessin ; et le grand
Saint-Bernard (altitude Les Alpes grées se développent du mont Blanc au mont Cenis,
et séparent le bassin de l'Isère de celui de Les cols des Alpes grées sont difficilement praticables,
et l'on ne voit dans cette région que deux passages proprement dits : le
petit Saint-Bernard (altitude Les Alpes cottiennes s'étendent du mont Cenis au mont
Viso[15]. Elles ont Les points culminants de la chaîne cottienne[16] sont : le mont
Tabor ( Les Alpes maritimes décrivent, du mont Viso au col de
Cadibone, un arc de cercle de Considérées au point de vue géologique, les Alpes appartiennent aux trois grandes formations : granitique, schisteuse et calcaire. Le faîte est granitique. Sur les versants est et sud, les roches primitives descendent jusqu'aux plaines italiennes. Au nord et à l'ouest (Provence et Dauphiné), les montagnes sont presque entièrement calcaires[18]. Les Alpes centrales, pennines, grées et cottiennes sont
les montagnes les plus majestueuses de l'Europe. Flanquées de larges
glaciers, elles sont festonnées d'une multitude de cols, que dominent des
pics formidables, et ces géants de neige ne semblent plantés là que pour
garder l'entrée de En gardant les débouchés des cols, on garde toute la
frontière ; mais, pour défendre tant de trouées, il faut éparpiller ses
forces, ou bien, si on les concentre, on risque de ne pas arriver à temps
au-devant de l'ennemi. Enfin, dit Machiavel[19], comme on ne peut employer un grand nombre d'hommes à la
défense des lieux sauvages, tant à cause de la difficulté des vivres que de la
gène du terrain, il est impossible de résister au choc de l'ennemi qui vient
vous attaquer avec des forces considérables. — Chacun sait avec quelles difficultés Annibal franchit les Alpes qui
séparent Les forts construits à l'origine des vallées des Alpes
sont, en réalité, de peu d'importance, car il est très-possible, sinon
facile, de les tourner ; l'attaque saura toujours découvrir des sentiers que
ne connaît pas la défense, ou dont elle ne soupçonnera pas qu'on doive faire
usage. Lorsque François Ier, roi de France, résolut
de passer en Italie pour recouvrer Quoi qu'il en soit, et malgré ces inconvénients majeurs, les Alpes n'en offrent pas moins à la défense un point d'appui sérieux, car elles rompent le cours des grands mouvements stratégiques. Bien des fois avant Annibal, ces majestueuses montagnes avaient
été franchies. Vers l'an 1364 avant l'ère chrétienne, ce sont les Gaulois
Ombres qui s'emparent de Pendant longtemps, il est vrai, les cols des Alpes n'avaient été connus et pratiqués que par des bandes décousues. La gloire d'Annibal est d'avoir, le premier, su plier la marche d'une armée régulière au mode suivi par des barbares[26], et le passage ouvert par ses ingénieurs a gardé son nom durant plusieurs siècles[27]. Après lui, la route des Alpes devint célèbre, et, en cela comme en toutes choses, les Romains ne tardèrent pas à copier les Carthaginois. Ce n'est toutefois qu'en 122, c'est-à-dire vingt-quatre ans après la ruine de Carthage, que le consul Domitius Ahenobarbus osa franchir le massif des Cottiennes et pénétrer chez les Allobroges. Les topographes au service d'Annibal s'assurèrent que, malgré des altitudes assez considérables[28], le passage des Alpes n'était cependant pas impossible[29]. Deux mille ans plus tard, le général Marescot, chargé par Bonaparte de faire la reconnaissance de cette chaîne, devait formuler les mêmes conclusions[30]. Le Rhône, qui prend naissance dans le massif du Saint-Gothard,
présente un cours de Depuis Lyon, dit M. Duruy[31], il court avec la rapidité d'une flèche : en quinze heures
il arrive à Beaucaire. Qu'un vent du midi passe sur les hautes cimes, et y
fonde, en quelques heures, les neiges de l'hiver, ou que les vents d'ouest
arrivent chargés d'une humidité qui, à cette altitude et dans l'atmosphère refroidie
par le voisinage des glaciers, se résout en pluies abondantes sur les Alpes
déboisées ; aussitôt, le long de leurs flancs dénudés, se précipitent mille
torrents, qui entraînent les sables et les rochers, comblent leurs anciens
lits, en cherchent de nouveaux, et vont grossir les rivières, puis le grand fleuve, de
leurs eaux troublées et impétueuses. Le limon
que le Rhône reçoit ainsi, il le porte jusqu'à Par sa position et son régime, le Rhône est donc de nature à doubler la valeur de la ligne de défense des Alpes. C'est un large fossé d'eau vive baignant le pied d'une escarpe géante. Les Pyrénées[32] sont des
montagnes de premier ordre, remarquables par leur grande épaisseur et
l'enlacement confus de leurs hases. La plus grande largeur de la chaîne se
trouve au centre de son développement, et atteint en ce point Comme dans toutes les chaînes parallèles à l'équateur, lés pentes méridionales sont plus roides que celles du versant nord ; le trajet d'Espagne en France est donc plus ardu que l'opération inverse. Contrairement à ce qui existe dans les Alpes, les grandes vallées des Pyrénées s'ouvrent du nord au sud, ou du sud au nord ; elles sont, en d'autres termes, campées debout sur la chaîne, et ce n'est qu'aux extrémités qu'on les voit obliquer sur le méridien. Là seulement les communications deviennent praticables. La
longueur des Pyrénées françaises, dit M. Duruy, est de 40 myriamètres, et
leur épaisseur vers le centre, de 12. Elles ont, comme les Alpes et comme
toutes les montagnes dirigées dans le
sens de l'équateur, leur pente au nord et leur escarpement au midi. Aussi,
sur ces deux frontières, Les montagnes calcaires sont couronnées
de larges plateaux, dans lesquels il n'y a pas de brèches nombreuses. Telles
sont les Pyrénées, qui, par l'égale hauteur où se maintient leur ligne de
faîte, ressemblent à une longue muraille rarement interrompue par d'étroites
ouvertures. Du cap Creus à la vallée d'Aran, on compte bien soixante et
quinze cols ; mais, sur ce nombre, sept seulement sont praticables aux
voitures, et vingt-huit aux mulets. La hauteur moyenne des Pyrénées est de Les Pyrénées orientales, qui bordent Comme le rempart des Alpes, qui a pour fossé le Rhône,
l'escarpe pyrénéenne est précédée d'un large obstacle d'eau courante : c'est
l'Èbre. Au point de vue militaire, l'Èbre est le fleuve le plus important de
la péninsule ibérique, à laquelle il a donné son nom, car il barre nettement
toutes les vallées des Pyrénées. Son cours, de Tels étaient les obstacles naturels semés sur la route que l'armée carthaginoise se proposait de suivre. Il se présentait aussi des difficultés d'un autre ordre, et le général en chef voulait savoir s'il pouvait compter sur les bonnes dispositions des Gaulois transalpins et cisalpins. Quel était l'esprit de ces populations ? Pouvait-on faire fond sur leurs promesses ? Les données que lui rapportèrent ses officiers peuvent se résumer comme il suit : A l'aurore des temps historiques, la race des Galls occupe le territoire de notre France actuelle. Au temps des guerres puniques, ils sont encore à demi nomades ; leur organisation politique a pour base la famille et la tribu. Un groupe de tribus forme une nation, et plusieurs nations réunies composent une confédération ou ligue. Annibal rencontrera sur son passage la confédération des Volkes, celles des Voconces, des Allobroges, des Boïes, des Insubres, etc. La ligue gauloise des Celtes n'était séparée de la
peuplade ibérienne des Aquitains que parla Garonne, et les deux peuples
avaient de fréquentes querelles. A la suite de quelque guerre, des bandes de
nos ancêtres franchirent les cols occidentaux des Pyrénées, pour se ruer sur
l'Espagne, et bientôt la race gallique se trouva répandue sur plus de la
moitié de la péninsule (XVIe siècle avant Jésus-Christ).
Cette irruption, qui n'avait pu s'opérer sans commotions violentes, fut
l'origine d'un grand courant ethnographique, dirigé de l'Espagne vers
l'Italie. La peuplade des Sicanes passa la première les Pyrénées orientales,
traversa Les invasions des Sicanes et des Ligures avaient révélé
aux Galls l'existence de l'Italie, et c'est vers cette région qu'ils se
portèrent à l'heure de leurs grandes migrations. Vers l'an i364 avant Jésus-Christ,
une horde compacte (Ombres) franchit
les Alpes occidentales et se jeta sur Cette domination ne fut pas de longue durée. Dans le cours
du XIe siècle, un peuple venu du nord de Cependant, au sein de Tout le territoire compris entre les Alpes et les Apennins
était connu sous le nom de Gaule cisalpine[36] ; les Boïes, les
Insubres, les Sénons, les Anamans, s'appelaient Cisalpins. Les instincts
guerriers de ces peuples gaulois inspirèrent bientôt une terreur générale[37] : la bataille de
l'Allia (16 juillet 390), le sac de
Rome et le fameux vœ victis ! d'un brenn sans clémence apprirent
aux Romains qu'ils avaient affaire à de rudes adversaires. Pendant près de deux siècles, de 390 à 223, Rome lutta contre les Gaulois
cisalpins, et, plus d'une fois, la défaite de ses armées mit son existence en
péril[38].
— C'est pour ainsi dire pied à pied que les Romains firent
la conquête de l'Italie du nord, l'affermissant au fur et à mesure par
l'établissement de colonies. — En 223 (531 de Rome), les Romains prirent l'offensive, passèrent le Pô et subjuguèrent une grande partie
de En 283, Rome avait exterminé la nation senonaise et
corrigé les Boïes ; mais, violemment distraite de ces expéditions par les
embarras de la première guerre punique, elle avait négligé l'établissement
d'un nombre suffisant de colonies sur le territoire enlevé aux Sénons. En
232, la République ne possédait encore dans ce pays que deux centres
coloniaux : Sena et Ariminum. Ariminum était alors un foyer d'intrigues qui
permettait à sa politique d'agir assez commodément en Transpadane ; mais, dans
Une innombrable horde de Gésates se précipita vers les Alpes (228), et les brenn qui la commandaient déclarèrent qu'ils ne déboucleraient leurs baudriers qu'à l'heure où ils monteraient les marches du Capitole[42]. Les Romains furent d'abord battus aux environs d'Arezzo ; mais, un secours leur étant venu de Pise, leurs ennemis eurent sur les bras deux armées combinées. La déroute des Gaulois fut complète, et les consuls poussèrent jusqu'au territoire boïen, qu'ils ravagèrent en tous sens (228). Les Anamans, les Lingons et enfin les Boïes se soumirent, donnèrent des otages, et leurs villes principales, parmi lesquelles Mutine (Modène) et Clastidium (Casteggio), reçurent des garnisons romaines (224). Les années suivantes (223 et 222) furent consacrées à la conquête de l'Insubrie par les consuls Flaminius et Marcellus. Ce dernier prit Milan (222), et la chute de cette place entraîna celle de tous les autres points fortifiés. Rome frappa sur les Insubres une énorme contribution de guerre, confisqua la majeure partie de leur territoire et y installa des colonies (222). Les Cisalpins avaient à peine posé les armes, qu'ils
virent venir à eux les agents d'Annibal. Ceux-ci, bien pénétrés de cette idée
que l'entreprise de leur maître n'était possible qu'à la condition d'être le
prélude et le signal d'une levée de boucliers des ennemis de Rome, mirent
tout en œuvre pour gagner la confiance des Gaulois de Les Insubres, dit M.
Amédée Thierry[44],
accueillirent ces ouvertures avec faveur, mais, en
même temps, avec une réserve prudente ; pour les Boïes, dont plusieurs villes
étaient occupées par des garnisons romaines, impatients de les recouvrer, ils
s'engagèrent à tout ce que les Carthaginois demandaient. Comptant sur ces
promesses, Annibal envoya d'autres émissaires dans Le pays que les Romains connaissaient sous le nom de Gaule transalpine comprenait un grand nombre de nations issues de trois souches distinctes : la famille Ibérienne, partagée en deux branches, les Aquitains et les Ligures ; la famille Gauloise proprement dite, embrassant les races Gallique et Kimrique, celle-ci sous-divisée en deux rameaux : les Kimris de la première invasion, mélangés en grande partie aux Galls, et qu'on pourrait appeler Gallo-Kimris, et les Kimris de la deuxième invasion, ou Belges ; enfin, la famille Grecque Ionienne, composée des Massaliotes et de leurs colonies. La partie de Au temps d'Annibal, il ne restait plus de traces de
l'antique puissance des Ligures ; l'Ibero-Ligurie était, depuis deux siècles,
au pouvoir de deux peuplades belges, venues en conquérantes du nord de La région ligurique située à l'est du Rhône, et comprise
entre ce fleuve et les Alpes, l'Isère et Parmi les Gaulois que doit rencontrer l'armée
carthaginoise, se trouvent les Allobroges (All-Brog), maîtres du revers occidental
des Alpes, entre l'Arve, l'Isère et le Rhône. Ils habitaient alors le nord-ouest
de On cita enfin au général en chef le nom des Caturiges,
des Centrons
et des Graïocèles,
peuples indépendants des cours supérieurs de L'argent répandu par les agents d'Annibal leur gagna facilement l'amitié des principaux chefs transalpins de famille ibérienne ou de famille gauloise ; mais il leur parut inutile d'essayer de négocier avec les gens de race grecque ionienne. Marseille, fondée par les Phocéens quatre siècles avant la
seconde guerre punique, possédait alors de riches comptoirs, échelonnés du
pied des Alpes maritimes jusqu'au cap Saint-Martin. Elle chevauchait, d'une
part, les colonies carthaginoises, et touchait, de l'autre, au territoire
italiote. Le petit port d'Hercule Monæcus (Monaco)
formait, à l'est, la tête de cette ligne d'établissements ; et, à l'ouest de
ce port, les perles de la côte étaient : Nicæa (Nice),
Antipolis (Antibes), Athenopolis,
Tauroentum (le bras de Saint-Georges et de
l'Evescat), Marseille ; à l'ouest de Marseille : Heraclæa Cacabaria (Saint-Gilles), Rhodanousia, Agatha (Agde) ; au delà des Pyrénées : Rhoda (Roses), Emporiæ (Ampurias), Halonis, Hemerecopium, etc. Par ses relations de commerce, Marseille était
toute-puissante en Gaule, et l'heureuse situation géographique dont elle
usait si bien éveilla de bonne heure la jalousie de Carthage. La prise de quelques barques de pécheurs
alluma la guerre entre les deux Républiques maritimes, et Carthage, battue en
plusieurs rencontres, dut se résoudre à demander la paix[51]. A l'heure où s'accomplissent les événements que nous allons raconter (218), Annibal ne peut songer à solliciter l'alliance des Massaliotes, car les concurrences et les rivalités commerciales jettent entre deux peuples de même avidité des abîmes qui, une fois ouverts, ne se referment plus. Dans la lutte qui se prépare, le rôle de Marseille est tout tracé : elle est l'alliée naturelle de Rome. Annibal l'a compris ; il s'abstient de toute tentative de rapprochement et fait preuve en cela d'un grand tact politique. L'avenir devait lui donner raison, car Marseille va servir Rome avec chaleur et fidélité[52], lui faire connaître en temps utile les mouvements de l'ennemi, lui révéler son itinéraire, travailler les nations gauloises, recevoir les légions dans ses murs, inquiéter enfin les voiles carthaginoises qui s'aventureront dans le golfe. C'est pour ces raisons qu'Annibal s'écarta du littoral de Malheureusement, le caractère essentiellement mobile des Gaulois
lui donnait de légitimes inquiétudes. Ils étaient,
dit l'Empereur[54],
d'un caractère franc et ouvert, hospitaliers envers
les étrangers, mais vains et querelleurs ; mobiles dans leurs sentiments,
amoureux des choses nouvelles, ils prenaient des résolutions subites,
regrettant le lendemain ce qu'ils avaient rejeté avec dédain la veille ;
portés à la guerre, recherchant les aventures, on les voyait fougueux a l'attaque,
mais prompts à se décourager dans les revers. L'éminent auteur de l’Histoire des Gaulois[55], nous fait de
nos ancêtres un portrait analogue : Une bravoure personnelle
que rien n'égale chez les peuples anciens ; un esprit franc, impétueux,
ouvert à toutes les impressions, éminemment intelligent ; mais, à côté de
cela, une mobilité extrême, point de constance, une répugnance marquée aux
idées de discipline et d'ordre, beaucoup d'ostentation, enfin une désunion
perpétuelle, fruit de l'excessive vanité. Partout où cette race s'est fixée à
demeure, on voit se développer des institutions sociales, religieuses et
politiques conformes à son caractère ; institutions originales, civilisation
pleine de mouvement et de vie, dont Ces institutions, loin de pouvoir donner à la nation gauloise quelque semblant d'homogénéité, détruisaient au contraire toute cohésion entre les éléments divers dont elle se composait, en deçà et au delà des Alpes. La discorde régnait à l'état permanent, non-seulement dans chaque confédération, dans chaque peuplade, mais encore au sein de chaque famille. Il y avait toujours partout deux partis en présence, se disputant une hégémonie essentiellement instable. La nationalité transalpine n'existait pas ; la confédération des Cisalpins, très-faiblement constituée, était loin de former noyau et de savoir masser autour d'elle des populations bien étroitement unies. Dans Ce morcellement politique, cette désunion des peuplades gauloises dut être pour Annibal un sujet de graves préoccupations ; mais il s'offrait à lui des compensations précieuses. L'esprit belliqueux de ces Gaulois lui promettait d'excellents soldats, et il se rappelait l'estime que leur accordait son père Amilcar. Le roi Pyrrhus les avait aussi traités avec faveur : il leur confiait, à la guerre, le rôle le plus difficile et, après la victoire, la garde de ses plus importantes conquêtes. La race gauloise avait éminemment l'esprit d'aventure[58]. La croyance à
l'immortalité de lame, l'idée d'une autre vie, entretenues parles druides, ne
laissaient jamais se refroidir leur ardeur. Aucune
des races de notre Occident n'a rempli une carrière plus agitée et plus
brillante. Les courses de celle-ci embrassent l'Europe, l'Asie et l'Afrique ;
son nom est inscrit avec terreur dans les annales de presque tous les peuples.
Elle brûle Rome, elle enlève Telle était cette race des Galls[60], que l'armée d'Italie allait rencontrer sur son passage, et qu'elle conviait hardiment au partage des dépouilles de Rome. |
[1] Tite-Live, XXI, XXIII.
[2] Il avait demandé des renseignements positifs sur la fertilité du pied des Alpes et de la vallée du Pô, sur les populations de ces contrées, sur leur esprit militaire et, avant tout, sur la haine qu'ils semblaient nourrir contre le gouvernement de Rome. C'est sur ce sentiment qu'il fondait ses meilleures espérances. Aussi n'était-il rien qu'il ne fît promettre à tous les chefs gaulois établis en deçà des Alpes et dans les Alpes mêmes, jugeant bien ne pouvoir faire la guerre en Italie que si, après avoir triomphé des difficultés d'une marche longue et pénible, il parvenait chez les Cisalpins et s'assurait de leur alliance, laquelle pouvait seule lui permettre de mener à bien une telle expédition. (Polybe, III, XXXIV.)
[3]
La fertilité de
[4] Géographie militaire.
[5] Géographie militaire.
[6] Pline, Hist. nat., II, CVI.
[7] Silius Italicus nous a laissé du fleuve une description charmante (Puniques, IV, v. 81-87.)
[8] Kino ou Kano c'est le port du pays. Ti-Kino est le port de fleuve, par opposition à Bahr-Kino, le port de mer. (Voyez, dans les Voyages de Barth, la description de Kano, le grand entrepôt du Soudan.)
[9] Pline, Hist. nat., III, XXI.
[10] Tite-Live, XXI, XXXVIII.
[11] Cette explication est de M. Amédée Thierry (Histoire des Gaulois, t. I, p. 120), et, suivant cette opinion, c'est de la montagne (pein) que le dieu aurait tiré son nom, au lieu d'avoir donné le sien à la montagne, ainsi que le prétend Tite-Live. On a trouvé à Saint-Pierre-Montjou diverses inscriptions rappelant le culte rendu à ce dieu des pics. Nous n'en citerons qu'une :
LVCIVS LVCILIVS
DEO PENINO
OPTIMO
MAXIMO
DONUM DEDIT.
[12] Cornelius Nepos, Annibal, III. — Pline, Hist. nat., III, XXI. — Ce passage d'Hercule est aussi mentionné par Silius Italicus (Puniques, III), par Virgile (Enéide, VI), par Diodore (IV, XIX), par Denys d'Halicarnasse (I, XII), par Ammien Marcellin (XV, IX).
[13] Voyez M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. I, p. 120.
[14]
M. Duruy (Hist. romaine, p. 117) dit que le petit Saint-Bernard est le plus facile passage qu'il y ait dans toute la chaîne des
Alpes. Cette opinion est discutable, car le petit Saint-Bernard, semé
d'obstacles, n'est pratiqué que par les chasseurs de
[15] Les Alpes cottiennes, dit Napoléon Ier, s'étendent depuis le col de l'Argentière jusqu'au mont Cenis. Les cols de l'Argentière, d'Agnello et du mont Cenis seraient ainsi dans la région cottienne.
[16] Au temps d'Auguste, le roi Cottus aurait ouvert une route dans cette partie des Alpes, et la région tout entière aurait gardé son nom. (Ammien Marcellin, XV.) Telle serait l'origine du nom d'Alpes cottiennes.
[17] J. B. Collot, Mémoires.
[18] Pline, Hist. nat., XXXVI, I.
[19] Discours sur Tite-Live, l. I, édit. Louandre.
[20] Machiavel, Discours sur Tite-Live, l. I, édit. Louandre.
[21] Tite-Live, V, XXXIV.
[22] Tite-Live, V, XXXV.
[23] Tite-Live, V, XXXV.
[24] Polybe, III, XLVIII.
[25] Tite-Live, XXI, XXX.
[26] Pline, Hist. nat., XXXVI, I.
[27] Appien, De Bello Annibalico, IV.
[28]
L'élévation des Alpes est d'un tiers environ supérieure à celle des Pyrénées.
Voici le tableau des altitudes des points les plus remarquables : mont Pelvo,
Alpes cottiennes : mont Viso,
Alpes grées : mont Cenis,
Alpes pennines : col du Bonhomme,
[29] Polybe, III, XIV.
[30] M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. I. p. 358.
[31] Introduction à l'Histoire de France.
[32]
Pour une description complète des Pyrénées, voyez les Campagnes de
[33] C'est la que passa l'armée de Philippe le Hardi, en 1185.
[34] Ce col fut pratiqué par les Espagnols, en 1793 et 1794.
[35] L'Èbre passe, en ces parages, au fond à une gorge très-tourmentée. C'est le fameux défilé de Las Armas, l'un des plus dangereux de la péninsule.
[36]
A l'époque de Tarquin l'Ancien (616-578), deux
expéditions partaient de
[37]
Les Gaulois cisalpins n'étaient que des aventuriers, pillant chaque année
l'Étrurie,
[38] Salluste, De Bello Jug.
[39] Histoire de Jules César, l. III, c. I, t. II, p. 2 et 3.
[40] Polybe, II, XXII.
[41] Le gais était un bâton dont la pointe, durcie au feu, faisait l'office d'un fer de lance. C'est le prototype du pilum romain.
[42] Florus, II, IV.
[43] Polybe, III, XXXIV. — Tite-Live, XXI, XXV, XXIX, LII.
[44] M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, t. II, p. 373.
[45] Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 21.
[46] Alias Sallyens ou Salluviens (département des Bouches-du-Rhône, et partie occidentale du Var).
[47] Strabon, IV.
[48] Histoire des Gaulois, t. I, p. 441.
[49] Voyez M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, et l'Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 20.
[50] Histoire de Jules César, I. III, c. II, t. II. p. 21.
[51] Justin, XLIII, V. — Strabon, IV.
[52] Strabon, IV. — Polybe, III, XCV. — Cicéron, Philip., VIII, VI et VII, passim.
[53]
Si Annibal fit acte de prudence en s'éloignant des établissements massaliotes
durant sa marche de l'Èbre au Tessin, Marseille, en agissant comme elle le fit,
sut consulter sagement les intérêts de son avenir. Les résultats de la seconde guerre punique, dit M. Amédée Thierry, furent immenses pour la colonie
phocéenne. Les établissements carthaginois en Espagne étaient détruits,
[54] Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 31 et 32.
[55] M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, introduction.
[56] Histoire de Jules César, l. III, c. II, t. II, p. 42 et 43.
[57] Napoléon Ier, Précis des guerres de César.
[58] Histoire de Jules César, l. III, c. I, t. II, p. 2.
[59] M. Amédée Thierry, Histoire des Gaulois, introduction.
[60] Suivant l'usage nous avons écrit Gall : mieux vaudrait Ag-All. Les All, les Oll, les Ill ; tels sont les noms de quelques peuplades gauloises du midi de In France, qu'Annibal doit rencontrer sur son passage. (Voyez, à la fin du présent volume, l'appendice G, Notice ethnographique.)