HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE TROISIÈME. — ANNIBAL EN ESPAGNE.

CHAPITRE III. — SAGONTE.

 

 

Sagonte était une ville opulente, renommée pour son commerce, et la première des places fortes en deçà de l'Ebre. C'était une antique cité, dont on faisait remonter la fondation aux temps antéhistoriques, et qui tirait son nom, dit un poète[1], de Zacynthe, l'un des compagnons d'Hercule. Suivant d'autres traditions, elle eut pour premiers habitants des exilés de l'île de Zacynthe (Zante)[2], auxquels se mêlèrent plus tard quelques Rutules d'Ardée, ville du Latium[3]. Sagonte avait ainsi des relations d'origine avec les Grecs et les Italiotes[4] ; mais telle n'était pas, on le conçoit, l'unique raison de son étroite alliance avec Rome. Celle-ci ne tenait au protectorat que parce que le territoire sagontin lui donnait pied dans la péninsule.

Sagonte était située au nord de Valence, dans le bassin du Turutis (Palencia), à sept stades (1295 mèt.) du rivage, suivant Polybe, et mille pas (1470 mèt.), selon Tite-Live[5]. Cette distance est plus considérable aujourd'hui qu'au temps d'Annibal, et Belmas l'évalue à 4 kilomètres[6]. Elle s'élevait au pied d'une chaîne de montagnes qui, suivant Polybe[7], s'étend depuis la frontière de la Celtibérie et de l'Espagne jusqu'à la mer, c'est-à-dire au pied de l'amphithéâtre qui sert de contrefort au grand plateau central. Les environs étaient très-fertiles, mais la place elle-même était assise sur des hauteurs isolées, qui dominent toute la plaine. Le rocher jadis teint du sang d'Annibal, isolé de toutes parts et très-élevé[8], dont ce fort couronne les sommités longues et étroites, tombe à pic sur presque tout son pourtour et ne présente de pentes un peu accessibles que du côté de l'ouest ; mais... le sol y est presque entièrement dépourvu de terre[9]. Un saillant, qui regardait la partie plane et ouverte de la vallée, était la partie faible de l'enceinte[10], et c'est en ce point que le profil du mur accusait les plus fortes dimensions. De ce côté, d'ailleurs, une grande tour dominait l'assiégeant[11]. Deux mille ans plus tard, lors du siège de 1811, on remarque des dispositions analogues dans le système de fortification adopté. De ce côté (l'ouest), le fort se termine en pointe par une grosse tour, dite de Saint-Pierre, flanquée par deux branches, et ne présente qu'un front d'attaque très-resserré[12]. Au temps d'Annibal, les maçonneries des escarpes n'étaient pas très-solides. Au lieu d'être reliés par un bon mortier de chaux et de sable, les pierres et moellons n'étaient maintenus en place que par un simple mortier de terre, suivant l'usage des anciens[13].

Telle était la place dont Annibal avait résolu le siège. Suivant les instructions paternelles, il en avait scrupuleusement respecté le territoire, jusqu'au jour de l'entière soumission de la péninsule cisibérique[14]. Mais les Carpétans venaient de se rendre, l'automne précédent (220), et, dès lors, malgré l'excessive prudence des Carthaginois, Sagonte avait pressenti le sort qu'on lui réservait. Inquiète de l'avenir, voyant son existence compromise, elle n'avait plus cessé d'envoyer à Rome des émissaires chargés d'exposer la situation qui lui était faite.

Un casus belli ne fut pas difficile à trouver. Les Sagontins étaient souvent en guerre avec leurs voisins, principalement avec les Torbolètes, alliés ou sujets des Carthaginois. Annibal prit naturellement fait et cause pour la ville de Torbola, et coupa court aux prétentions de Sagonte, en dirigeant sur cette place la totalité de ses forces[15], que Tite-Live évalue à 100.000 hommes[16], et Eutrope à 170.000[17]. Ces chiffres énormes ne doivent point nous étonner, puisque, l'année suivante, nous voyons Annibal passer l'Eure à la tête de 102.000 hommes. En attendant, il emmène toute son armée sous les murs de la place, espérant sans doute qu'il n'aura pas à la faire rentrer à Carthagène, c'est-à-dire que le siège ne traînera pas en longueur.

Quel était le nombre des défenseurs enfermés dans la place ? On ne le sait pas au juste ; Tite-Live dit seulement qu'il était insuffisant[18]. Nous pourrons néanmoins avoir une idée du chiffre de la garnison alors nécessaire, en observant que, en 1811, la défense comptait environ 3.000 hommes.

Dès son arrivée, Annibal fait lui-même à cheval la reconnaissance détaillée de la place[19]. Il mesure les dimensions des diverses portions de l'enceinte, et dénonce les hostilités par une démonstration conforme aux habitudes militaires des temps antiques. La place est d'abord sommée d'ouvrir ses portes, et, sur son refus, le général formule une solennelle déclaration de guerre en lançant contre les murs un javelot qui s'y fiche avec un tremblement sonore. Aussitôt, les troupes d'investissement couvrent la ville d'une nuée de traits. Suivant l'exemple d'Annibal, les soldats font pleuvoir sur les défenseurs des flèches, des pierres, des pieux ferrés, des pots à poix, des projectiles de toute nature[20].

Le jeune général reconnaît bientôt qu'il est impossible d'avoir raison de la place autrement que par une attaque régulière, pied à pied ; qu'il faut, en d'autres termes, entreprendre un siège[21].

Il complète à cet effet l'investissement, et construit une circonvallation continue, renforcée de nombreux castella[22]. Puis il détermine le front d'attaque et le genre de travaux qui doivent se développer sur la croupe de l'ouest, seule praticable aux cheminements. C'est de ce côté seulement qu'Annibal pensait pouvoir procéder à ses approches, et le maréchal Suchet, en 1811, ne formulait pas d'autres conclusions que celles d'Annibal[23]. Les Carthaginois ouvrent donc, en avant de la croupe ouest, leur première parallèle, ou mieux, élèvent une suite de tours, que relient des courtines. Cette ceinture tourellée, qui faisait partie de la circonvallation, était sans doute en bois, car la terre manquait absolument. L'opération terminée, l'assiégeant déboucha de trois poternes (fornices), ménagées dans les courtines de la ceinture tourellée, et chemina, en galeries couvertes, vers le saillant de l'ouest, que protégeait la grande tour. Au début, tant qu'on se tint loin des murailles, la nature du terrain favorisa la pose des vignes ; mais, lorsqu'il fallut terminer les approches, le sol ne se prêta plus que très-difficilement à la mise en place des montants de galerie[24]. Le roc, que les Français durent pétarder en 1811, ne permettait plus l'enfoncement des poteaux[25]. Il était dès lors indispensable d'employer une autre méthode d'approches, et Annibal fit construire des tours mobiles[26], probablement destinées à l'attaque du centre. L'attaque de droite et celle de gauche ne firent vraisemblablement usage que du plutens[27].

Cependant les défenseurs ne demeuraient point inactifs, et l'élite de la jeunesse sagontine faisait de grands efforts pour repousser les assiégeants. D'abord une grêle de traits les écarte et ne laisse pas un moment de répit aux travailleurs (munientes, munitores). Puis les sorties commencent. Les assiégés se jettent sur les places d'armes, bouleversent tous les travaux de l'attaque, et tentent de les incendier[28]. Jamais, remarque Tite-Live, durant les mêlées qui suivaient ces irruptions subites (certumina tumultuaria), ils ne faisaient plus de pertes que les Carthaginois[29]. Un jour, en repoussant l'une de ces vigoureuses sorties, Annibal reçut à la cuisse[30] un trait (tragula)[31], qui le blessa grièvement. Durant le court espace de temps nécessaire à la guérison de cette blessure, les opérations du siège se réduisirent à un simple blocus[32] ; les engagements cessèrent, mais les travaux d'approches ne furent pas ralentis[33]. Malgré les difficultés du terrain, il fut bientôt possible de faire avancer les béliers jusqu'au pied des escarpes. Les approches se trouvaient terminées, et Annibal ordonna de battre en brèche.

Les béliers, mis en mouvement, frappèrent aussitôt les murs à coups redoublés[34], et en ébranlèrent vingt pans. Une large brèche s'ouvrit enfin : trois tours et les deux courtines qui les reliaient s'écroulèrent avec fracas[35]. Les assiégeants se crurent maîtres de la place. Dans les sièges de l'antiquité, les assauts présentaient, comme aujourd'hui, des difficultés sérieuses, à cause des décombres qu'il fallait franchir, et derrière lesquels les défenseurs attendaient l'ennemi de pied ferme. Sagontins et Carthaginois se heurtèrent violemment au sommet de la brèche, transformée en champ de bataille. Après une lutte inouïe, les assaillants durent lâcher pied et regagner leur camp. Il est à remarquer que le maréchal Suchet eut à subir, en 1811, un échec tout semblable. Après avoir vainement tenté d'enlever le fort par escalade (28 septembre), il en entreprit le siège régulier, et fit brèche à la tour Saint-Pierre. Le 18 octobre, les généraux Rogniat, Habert et Valée jugeant la brèche praticable, le signal de l'assaut fut donné, mais les Français furent repoussés par les Espagnols, qui lançaient des pierres, des grenades de verre, des obus, et hérissaient la brèche de leurs longues piques[36].

Deux mille ans plus tôt, les défenseurs de Sagonte, ancêtres de nos adversaires, lançaient sur les colonnes d'assaut des meules[37], des arbres entiers armés de fer[38], des traits enflammés, du nom de falariques[39]. Silius Italicus et Tite-Live ne sont point d'accord sur les propriétés de ce dernier projectile. Suivant le poète, c'était une poutre à plusieurs pointes d'airain ou de fer, et enduite, sur le reste de sa surface, de poix, de soufre et autres matières incendiaires. Elle réduisait en cendres les tours mobiles et emportait des files entières de soldats. Tite-Live réduit cet engin à des proportions plus modestes : c'était, dit-il, une arme de jet dont la hampe de sapin était arrondie sur toute sa longueur, sauf à l'extrémité garnie de fer. Cette extrémité, carrée comme celle du pilum romain, était enveloppée d'étoupes trempées dans la poix. Quant au fer, il avait 885 millimètres de long et pouvait transpercer à la fois le corps d'un homme et son armure. Comme la falarique était enflammée par le milieu, et que la combustion se trouvait singulièrement activée par les masses d'air heurtées sur la trajectoire ; lors même qu'elle ne faisait que se ficher dans un bouclier, l'homme atteint était obligé de le jeter au loin, et s'exposait ainsi sans défense aux coups de l'ennemi. Il est probable que les Sagontins avaient des falariques de divers calibres. En tous cas, ils se défendirent avec une grande énergie, comme le faisaient tous les peuples de l'antiquité. Dans ces temps reculés, chaque ville un peu considérable se fortifiait uniquement en vue de sa propre sûreté, et les habitants mêmes en formaient la garnison principale. Comme ils combattaient toujours pour leurs biens, leur liberté, leur vie, ils montraient ordinairement dans la défense une vigueur qu'on a rarement rencontrée dans les temps modernes. Annibal prit part à la lutte et faillit être écrasé sous une énorme pierre lancée par les défenseurs, mais il n'en monta pas moins bravement à l'assaut.

Après cette tentative infructueuse, il donna quelques jours de repos à ses troupes fatiguées, non sans avoir établi préalablement dans les places d'armes une garde suffisante à la protection des vignes et des autres ouvrages[40]. Pendant ce temps, les défenseurs se mirent à travailler sans relâche, et la nuit et le jour. Ils parvinrent à élever un nouveau mur, et la brèche ouverte par les Carthaginois fut complètement bouchée. Mais Annibal ne leur laissa pas un long répit et reprit vivement le cours de ses opérations. Les Sagontins virent de nouveau s'avancer la grande tour mobile, dépassant en hauteur tous les ouvrages (munimenta) de la place, et armée, à chacun de ses étages (tabulata), de catapultes et de balistes1. Ils virent s'élever une grande terrasse, un agger, probablement en bois[41]. Du haut de ce cavalier, les Carthaginois plongeaient les défenses de la ville, qu'ils accablaient de projectiles de toute espèce. Bientôt le rempart de Sagonte n'est plus tenable, et le jeune général s'empresse d'attacher au pied du mur une brigade de cinq cents mineurs[42] imazir'en. Les maçonneries de Sagonte étaient de médiocre valeur, ainsi que nous l'avons dit plus haut. Elles durent céder bien vite[43]. Dès que la brèche fut praticable, les colonnes d'assaut s'élancèrent et furent assez heureuses pour pénétrer dans la ville. Sans perdre de temps, elles se logèrent en un point culminant[44] voisin de la brèche, et cette espèce de nid de pie fut immédiatement couronné de batteries de balistes et de catapultes[45].

Pendant que les assiégeants élèvent le mur de genouillère de leur artillerie névrobalistique, et organisent un castellum qu'ils opposent à la citadelle de la place, les défenseurs reculent, et construisent en toute hâte un retranchement intérieur. On voit alors deux forteresses qui se regardent, s'observent et s'assiègent mutuellement.

Cependant les Sagontins s'affaiblissaient sensiblement. Les retranchements qu'ils bâtissaient l'un derrière l'autre rétrécissaient singulièrement leur ville ; leurs approvisionnements s'épuisaient ; ils souffraient de la faim[46] et n'espéraient plus voir arriver de Rome aucune armée de secours.

Un incident inattendu parut un instant ranimer les courages. Une partie de l'armée de siège venait de s'éloigner précipitamment, sous les ordres mêmes d'Annibal, pour aller châtier quelques peuplades espagnoles encore mal soumises, et qui cherchaient à s'affranchir du joug carthaginois. Les Orélans, et les Carpétans surtout, s'indignaient de la rigueur des levées, arrêtaient les agents de recrutement et fomentaient une nouvelle insurrection. L'expédition du jeune capitaine ne fut pas de longue durée. Il opéra avec tant de vigueur que les populations turbulentes durent immédiatement rentrer dans le devoir.

Durant cette course si rapide et féconde en résultats décisifs, les travaux de siège ne furent pas un seul instant interrompus. La conduite en avait été confiée à Maharbal, fils d'Imilcon, et cet officier sut remplir sa mission d'une manière très-honorable. Il maintint en toute occasion sa supériorité sur l'ennemi, et parvint à ouvrir une nouvelle brèche par le jeu simultané de trois béliers.

Annibal, à son retour, vit les assiégés à découvert, par suite de la ruine d'un long pan de murailles du retranchement intérieur, et, sans retard, il ordonna un nouvel assaut. Le combat qui suivit coûta beaucoup de sang de part et d'autre, mais une partie du réduit fut emportée[47]. Dans cette situation désespérée, deux hommes proposèrent de traiter, et l'on parlementa. Le Sagontin Alcon tenta vainement de fléchir Annibal, et l'Espagnol Alorcus ne put faire accepter aux assiégés les dures conditions du vainqueur. Le général carthaginois admettait bien en principe une capitulation, mais il exigeait que Sagonte rendit aux Torbolètes tout ce qu'elle leur détenait ; qu'elle livrât son trésor public et tous les biens des particuliers ; que chaque habitant, désarmé, sortît de la ville en n'emportant que ses vêtements. A ce prix seulement, les Sagontins pouvaient aller fonder une cité nouvelle en un point désigné par le général en chef.

Telles étaient les conditions qu'Alorcus posait, de la part d'Annibal, aux malheureux défenseurs de Sagonte. Pour entendre son discours, dit Tite-Live[48], la foule s'était peu à peu amassée, de manière que l'assemblée du peuple se trouva mêlée au sénat. Tout à coup, les principaux sénateurs s'éloignent avant qu'on ait rendu réponse, apportent au forum tout l'or, tout l'argent qui se trouve soit dans leurs maisons, soit dans le trésor public, le jettent sur un bûcher allumé à la hâte, et la plupart se précipitent eux mêmes dans les flammes. Déjà ce spectacle avait répandu dans la ville le trouble et la consternation, quand on entendit un nouveau tumulte du côté de la citadelle. Une tour, depuis longtemps battue, venait de s'écrouler. Aussitôt une colonne carthaginoise, s'élançant sur ces ruines, informa, par un signal, le général en chef que la place semblait renoncer à se défendre. Annibal estima qu'une occasion semblable ne lui permettait pas de différer une action de vigueur. Il fit donner toutes ses forces, et enleva la place en un clin d'œil.

Le siège avait duré huit mois[49].

Tous les défenseurs adultes furent passés par les armes, selon les lois de la guerre[50], et arrosèrent de leur sang les cendres du bûcher allumé par le grand, mais sauvage désespoir du sénat[51]. Tite-Live trouve cette mesure cruelle, et cependant nécessaire. Comment, dit-il[52], épargner des hommes qui se brûlaient dans leurs maisons avec leurs femmes et leurs enfants, ou qui, les armes à la main, combattaient jusqu'au dernier soupir ? Admirons les progrès dus au temps. Deux mille ans plus tard, en 1811, le brigadier espagnol Andriani est sommé par le maréchal Suchet de rendre le rocher fortifié de Sagonte. Il accepte une capitulation honorable. La garnison, qui s'est vaillamment défendue, sort, il est vrai, prisonnière de guerre, mais avec armes et bagages, et en défilant par la brèche. La guerre sera de tous les temps ; c'est un phénomène régi par une loi fatale de l'humanité ; loi dure et terrible, mais à laquelle la race adamique ne saura jamais se soustraire. Il est donc consolant de voir les mœurs s'adoucir et les nations se départir de leurs rigueurs[53].

Sagonte fournit un immense butin, dont tous les soldats de l'armée eurent leur part ; l'avide population de Carthage eut aussi la sienne.

La campagne s'avançait ; Annibal ne pouvait plus songer à rien entreprendre avant le printemps suivant : il rentra donc à Carthagène[54] prendre ses quartiers d'hiver (219-218), se reposer, se recueillir avant de tomber comme la foudre au cœur de l'Italie.

L'empereur Napoléon III dit[55] qu'Annibal avait généralement l'infériorité dans l'attaque des places. Ainsi, après la Trébie, il ne put se rendre maître de Plaisance[56] ; après Trasimène, il échoua devant Spolète ; trois fois il se dirigea sur Naples, sans oser l'attaquer ; plus tard, il fut obligé d'abandonner les sièges de Nola, de Cumes et de Casilinum[57]. Il faut bien observer que, en Italie, Annibal n'avait à sa disposition aucun matériel de siège, tandis qu'il en était autrement en Espagne. La conduite des travaux de Sagonte montre assez qu'il n'était point étranger à l'art de l'attaque et de la défense des places. Il connaissait certainement toutes les machines dont on faisait usage en Grèce depuis le temps d'Aristote. D'ailleurs la défense de Tyr, sous Alexandre (332), et le siège de Rhodes par Démétrius (304) avaient eu du retentissement, elles généraux carthaginois devaient être au courant des progrès de la poliorcétique. Si Annibal n'a pas réussi en Italie, c'est, répétons-le, qu'il manquait de matériel, et qu'il n'avait point les moyens de s'en procurer un qui pût suffire à ses besoins. Il ne faut pas oublier non plus que, à sa descente en Italie, il emporta Turin en trois jours, et que, avant Sagonte, il avait pris d'assaut Cartéja, Arbocala et Salamanque. Enfin on doit faire observer que, dans l'antiquité, un siège était toujours une opération délicate et difficile. Les moyens de la défense étaient alors équivalents à ceux de l'attaque, et prenaient parfois sur ceux-ci une supériorité prononcée. Il y avait, entre l'agression et la résistance, un équilibre qui n'a été rompu que par l'invention de la poudre ; et, derrière leurs murailles, quelques défenseurs résolus pouvaient longtemps tenir en échec une armée entière.

La chute de Sagonte avait fait tomber aux mains d'Annibal un énorme et précieux butin. L'argent recueilli fut mis en réserve pour les besoins de la guerre, ainsi que les approvisionnements de toute espèce dont regorgeaient les magasins de la place ; les prisonniers furent abandonnés aux soldats ; le reste des dépouilles prit la route de Carthage[58]. Les largesses du jeune général eurent les conséquences qu'il en attendait : les mercenaires se montrèrent aussitôt impatients de nouveaux combats, et la République parut disposée à faire de grands sacrifices pour aider aux succès de l'armée d'Italie[59]. Enfin, par une mesure habile et sage, Annibal s'assura le zèle des contingents espagnols. Il leur donna congé pour tout l'hiver (219-218), qu'ils allèrent passer dans leurs foyers, sous la condition de rejoindre à Carthagène, dès les premiers jours du printemps[60].

Pour ne pas interrompre le récit des événements, nous avons omis à dessein la plupart des faits diplomatiques qui, durant le siège de Sagonte, dessinèrent entre les gouvernements de Carthage et de Rome une situation très-tendue. Nous avons mentionné seulement deux ambassades romaines venues en Espagne. Il convient d'en rappeler l'insuccès, avant d'exposer les discussions qui devaient fatalement amener la guerre.

A la suite de son heureuse expédition contre les Carpétans (220-219), Annibal rentrait à Carthagène, quand il vit venir à lui des agents du sénat romain. Ceux-ci le conjurèrent, au nom des dieux, d'épargner Sagonte, alors sous le protectorat de Rome, et de respecter les traités[61]. L’habile général donna à entendre qu'il appuyait le parti des Sagontins. Il dit qu'une sédition venait d'éclater parmi les habitants de la place ; que les Romains, pris pour arbitres de la querelle, avaient injustement condamné à mort quelques-uns des premiers citoyens ; que, de tout temps, la coutume des Carthaginois avait été de prendre la défense des opprimés, et qu'il ne devait pas laisser une iniquité impunie. Et, en même temps, il écrivait au sénat de Carthage, pour savoir comment il devait traiter les Sagontins, qui, forts de l'alliance romaine, osaient attaquer quelques peuplades soumises à la République[62].

Les envoyés romains, voyant Annibal revendiquer ainsi le titre de protecteur immédiat de Sagonte, jugèrent qu'il n'était guère possible d'éviter une rupture. Ils quittèrent aussitôt l'Espagne, pour aller à Carthage faire entendre des protestations énergiques, mais sans se douter alors que l'Italie dût être le théâtre de la guerre qui se préparait. A leur sens, c'était le territoire espagnol qui devait prêter les champs de bataille, et la place de Sagonte devenir la base d'opérations des légions romaines[63]. Polybe, qui relate cette première députation romaine, blâme beaucoup Annibal de son emportement, de son irréflexion même. Il lui reproche d'avoir oublié les véritables griefs de Carthage, pour invoquer de vains prétextes ; d'avoir méconnu la justice et la vérité. Il dit que, puisque Annibal voulait le bien de son pays, il eût été plus raisonnable de sa part d'exiger des Romains la restitution de la Sardaigne ainsi que le dégrèvement d'une contribution injustement frappée, et, seulement en cas de refus, de leur déclarer la guerre.

Mais si, dans ces circonstances, Annibal semble s'être départi de sa prudence habituelle, s'il émet des prétentions étranges, c'est qu'il est évidemment en quête d'un casus belli ; c'est qu'il a peur que Rome, alors affaiblie par ses luttes avec les Gaulois, ne fasse à son pays de larges mais dangereuses concessions. C'est bien avec intention, ce nous semble, qu'il accueille ainsi la première ambassade romaine : il voulait une rupture[64].

Plus tard, pendant que les Carthaginois poussaient activement les opérations du siège, après le premier assaut, demeuré infructueux, et au moment même où les mineurs allaient ouvrir la deuxième brèche, une autre ambassade romaine, ayant pour chefs P. Valerius Flaccus et Q. Bæbius Tamphilus[65], avait été signalée en vue de Sagonte[66]. Des agents carthaginois allèrent au-devant de ces personnages, et leur exposèrent qu'ils ne pouvaient être en sûreté ni dans les approches, ni dans les camps ; qu'au point où en étaient venues les choses, il n'était plus temps de négocier ; que le général en chef, tout à ses travaux de siège, n'avait plus à les entendre (219). Sur ce refus, et suivant leurs instructions, les envoyés mirent le cap sur Carthage, afin d'aller réclamer la personne même d'Annibal, en réparation de la violation du traité[67].

Mais, de son côté, Annibal avait déjà dépêché ses agents aux chefs de la faction Barcine. Le parti national paraissait devoir réunir une majorité compacte, et, à cet égard encore, les prévisions du général se réalisèrent. Seul dans le sanhédrin, Hannon réclama le respect des traités. Il parla longtemps, au milieu d'un profond silence, accordé moins à la valeur de ses opinions qu'à la haute position qu'il occupait dans l'Etat. Tite-Live, qui rapporte le texte de son long discours[68], dit que ses paroles furent empreintes de plus d'aigreur et de violence que celles mêmes de l'envoyé romain, Valerius Flaccus. Il avait conclu en demandant qu'on donnât satisfaction aux Romains, qu'on levât immédiatement le siège de Sagonte, qu'enfin on livrât la personne d'Annibal.

Mais le parti des riches devait échouer dans ses tentatives de désaveu ; la majorité Barcine ne se laissa pas entamer, et le gouvernement dut répondre à l'ambassade que la guerre était venue du fait des Sagontins, et non du général commandant en Espagne ; que les Romains agissaient fort injustement, s'ils soutenaient ces Grecs plus volontiers que les Carthaginois[69].

Pendant que ces discussions absorbaient le sanhédrin, les travaux du siège de Sagonte étaient loin de se ralentir, et bientôt ainsi que nous l'avons raconté, la place succombait. A cette nouvelle, les Romains ne se demandèrent pas s'ils devaient déclarer la guerre à Carthage[70] : la nécessité d'une telle résolution était par trop évidente. Ils dépêchèrent sans retard aux Carthaginois cinq nouveaux agents diplomatiques, munis d'instructions précises. C'étaient : Q. Fabius, M. Livius, L. Æmilius, C. Licinius et Q. Bæbius[71]. Suivant Tite-Live, ces commissaires devaient demander aux Carthaginois si Annibal avait été autorisé à faire le siège de Sagonte, et à formuler une déclaration de guerre, au cas probable où le jeune général ne serait pas désavoué par son gouvernement[72]. Polybe dit qu'ils étaient chargés de déclarer la guerre si on ne leur livrait pas le fils d'Amilcar[73]. Introduits dans le temple d'Aschmoun, les députés romains donnent la parole à Fabius, qui expose nettement la situation. On l'écoute, mais non sans quelques marques d'impatience. La majorité Barcine, plus unie que jamais, ne laisse pas prendre la parole au riche Hannon[74]. Un membre du sénat se lève, mais il est du parti d'Annibal ; c'est Gestar[75], que le sanhédrin vient de charger du soin de défendre les intérêts de Carthage, parce que, de tous les membres de l'assemblée, il est le plus capable de le faire[76]. Gestar ne parla point du traité d'Asdrubal et le considéra comme n'ayant jamais existé. D'ailleurs, eût-il été réellement conclu, qu'importait à la République, puisqu'il l'avait été sans son agrément ? En cela, Carthage invoquait un exemple donné par Rome elle-même, qui, lors de la guerre de Sicile, avait déclaré non recevables les conditions acceptées par Lutatius, sous prétexte que le traité avait été conclu sans l'autorisation du peuple. Les Carthaginois ne cessaient d'ailleurs d'interpréter ce traité des Ægates en sa teneur même, telle qu'elle résultait de l'échange des ratifications. Le texte consenti, répétaient-ils, ne porte rien qui regarde l'Espagne. Il ne fait que garantir une entière indépendance aux alliés des deux puissances contractantes ; or, à la date de la signature, les Sagontins n'étaient pas encore alliés de la République romaine[77].

Les députés romains refusèrent absolument d'admettre ce raisonnement. Discuter était possible, dirent-ils, tant que Sagonte était debout. Maintenant qu'elle a succombé, il ne reste plus aux Carthaginois qu'à punir ou à livrer les coupables, seul moyen de montrer qu'ils sont eux-mêmes étrangers à la chute de cette ville ; sinon, à se reconnaître les complices d'Annibal ou ses instigateurs.

Carthaginois et Romains ne sortaient point du thème qu'ils s'étaient imposé. Enfin Gestar s'étant écrié : Ne parlez plus de Sagonte ni de l'Ebre ; que ce qui couve depuis longtemps dans vos cœurs se produise enfin au grand jour ! Fabius se leva, et, faisant un pli à sa toge : Nous vous apportons, dit-il, ou la paix ou la guerre ; choisissez. — Choisissez vous-même, lui réplique-t-on fièrement. — Eh bien, la guerre ! reprend Fabius en secouant sa toge. — La guerre, soit ! s'écrient tous les sénateurs ; nous la soutiendrons avec l'enthousiasme que nous mettons à l'accepter[78]. Ainsi la deuxième guerre punique s'ouvrait par une solennelle déclaration et de hautains défis.

Les trois ambassades romaines dont nous venons de parler sont parfaitement distinguées dans l'Histoire de Jules César. Le sénat [romain], y est-il dit[79], se borna à expédier des commissaires, les uns auprès d'Annibal, qui ne les écouta pas, les autres à Carthage, où ils n'arrivèrent que lorsque Sagonte avait cessé d'exister... Les ambassadeurs romains envoyés pour exiger des indemnités, et même demander la tête d'Annibal, furent mal reçus, et revinrent en déclarant les hostilités inévitables.

La nouvelle des résolutions du sanhédrin emplit de joie le cœur d'Annibal.

 

 

 



[1] Silius Italicus, Puniques, I. — Voyez Pline, Hist. nat., XVI, LXXIX.

[2] Strabon, III, IV. — Appien dit, comme Strabon, que Sagonte était une colonie de Zante. (De Rebus Hisp., VII.) Mais l'historien d'Alexandrie, qui ne se pique jamais d'une grande exactitude en fait de descriptions géographiques, assigne à la ville de Sagonte une singulière position. Il dit que l'Èbre divise la péninsule ibérique en deux parties à peu près égales : qu'il est à cinq journées de marche des Pyrénées ; que les Sagontins sont établis entre l'Ebre et les Pyrénées. (De Rebus Hisp., VI et VII.) Ailleurs il reproduit encore cette étrange assertion, De Bello Hannibalico, III. — De Rebus Hispaniensibus, X.

[3] Tite-Live, XXI, VI. — Silius Italicus, Puniques, I.

[4] Cette origine n'est point improbable ; on retrouve sur les deux rivages des constructions pélasgiques. Voyez les conjectures de Petit-Radel sur l'origine pélasgique d'un grand nombre de villes d'Espagne. Sagonte semble avoir eu contre elle la haine de tous les Espagnols amis d'Annibal. Polybe ne parle point de l'héroïque résistance de ses habitants.

[5] Le pas (passus) romain est de 1m,479.

[6] Le rocher de Sagonte, isolé dans la plaine de Murviedro, à 4000 mètres du rivage, était, quoique entouré de nos camps, en communication de signaux avec les bâtiments qui tenaient la mer. (Belmas, Journaux des sièges de la Péninsule, t. IV, p. 96.)

[7] Polybe, III, XVII.

[8] Le terre-plein de la tour Saint-Pierre est à 125m,50 au-dessus des berges du Palencia. (Voyez le plan du siège de Sagonte par l'armée française d'Aragon, en 1811, dans l'Atlas des Journaux des sièges de la Péninsule, de Belmas.)

[9] Belmas, Journaux des sièges de la Péninsule, t. IV, p. 84.

[10] Tite-Live, XXI, VII.

[11] Tite-Live, XXI, VII.

[12] Belmas, Journaux des sièges de la Péninsule, t. IV, p. 84.

[13] Tite-Live, XXI, XI.

[14] Polybe, III, XIV.

[15] Polybe, III, XVII.

[16] Tite-Live, XXI, VIII.

[17] Eutrope, III, VII.

[18] Tite-Live, XXI, VIII.

[19] Silius Italicus, Puniques, I.

[20] On trouvera à la fin de ce volume (appendice F) un exposé des méthodes en usage, dans l'antiquité, pour l'attaque et pour la défense des places.

[21] Tite-Live, XXI, VII.

[22] Silius Italicus, Puniques, I.

[23] Il n'y a pas de choix sur le point d'attaque, et la partie sur laquelle nous avons du cheminer (Rapport du maréchal Suchet au major général, du 20 octobre 1811.)

[24] Tite-Live, XXI, VII. — Le texte porte à tort cœptis. Les septa ou haies n'étaient autre chose que les parois latérales de la vigne, que l'on plantait successivement comme des blindes verticales, et sur lesquelles on ajustait la toiture, par une méthode analogue à celle de la pose de nos blindes de ciel.

[25] Tite-Live, XXI, VIII.

[26] Tite-Live, XXI, X et XI.

[27] Silius Italicus, Puniques, I. — On donnait en général le nom de plutens à toute espèce de blindage en claie ou en peau. (Histoire de Jules César, l. III, c. X, t. II, p. 261.)

[28] Tite-Live, XXI, VII.

[29] Tite-Live insiste sur ce fait, attendu que, faute d'ouvrages extérieurs, les sorties, dans les sièges de l'antiquité, étaient ordinairement fort dangereuses pour la défense.

[30] Napoléon fut aussi blessé à la cuisse à son premier siège... la troisième (blessure) à la cuisse gauche, celle-ci très-profonde, provenant d'un coup de baïonnette reçu au siège de Toulon. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX, p. 708.)

[31] Tragula (et non tagula), projectile que lançaient les machines, mais dont les propriétés ne sont pas connues. (Voyez notre appendice F.)

[32] Tite-Live, XXI, VIII.

[33] Tite-Live, XXI, VIII.

[34] Tite-Live, XXI, VIII.

[35] Tite-Live, XXI, VIII.

[36] Silius Italicus, Puniques, I.

[37] Silius Italicus, Puniques, I.

[38] Silius Italicus, Puniques, I.

[39] Silius Italicus, Puniques, I. — Voyez aussi Tite-Live. XXI, VIII. On écrit parfois phalarique, et cette orthographe est rationnelle.

[40] Tite-Live, XXI, XI.

[41] Tite-Live, XXI, XI. On peut voir au musée de Saint-Germain des modèles de ces appareils névrobalistiques, restitués par le commandant De Reffye. (Voyez notre appendice F.)

[42] Tite-Live, XXI, XI.

[43] Silius Italicus, Puniques, I.

[44] Tite-Live, XXI, XI.

[45] Cette vigueur et cette activité justifient bien l'expression de saint Augustin : Saguntum ergo ferociter obsidebat. (Cité de Dieu, III, XX.)

[46] La famine se faisait cruellement sentir à Sagonte. (Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XX.) — Voyez ce que raconte Pline, Hist. nat., VII, III.

[47] Tite-Live, XXI, XII.

[48] Tite-Live, XXI, XIV.

[49] Neuf mois, selon Florus (II) ; huit ou neuf mois, suivant saint Augustin (Cité de Dieu, III, XX).

[50] Tite-Live, XXI, XIII.

[51] Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XX. — Les Sagontins, plutôt que de se rendre, allumèrent eux-mêmes leur bûcher. (Valère-Maxime, VI, VI, 1.)

[52] Tite-Live, XXI, XIV. — Sagonte fut ultérieurement relevée par les Romains. (Tite-Live, XXVIII, XXXIX.) On voit, en 205, une députation de dix Sagontins venir à Rome remercier le sénat de ses bienfaits, le féliciter des succès des légions romaines, lui demander la permission de déposer au Capitole leur offrande nationale. — Pline, Hist. nat., III, IV.

Les Romains firent frapper en l'honneur de Sagonte une médaille portant, à l'avers, une inscription en caractères celtibériens, et, au revers, cette légende latine : Saguntum invictum. (Voyez l'Univers pittoresque [Espagne] de Firmin Didot, 1844, page 39 et planche XXXII.)

[53] Le sort des Sagontins avait glacé de terreur toutes les nations de l'Occident. (Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XX et XXI.)

[54] Carthagène était alors comme la capitale et le centre d'opérations des Carthaginois en Espagne. (Polybe, III, XV.)

[55] Histoire de Jules César, l. I, c. V, t. I, p. 150 et 160.

[56] Tite-Live, XXVII, XXXIX.

[57] Tite-Live, XXIII, XV et XVIII. — Annibal prit par la famine les places de Casilinum et de Nucerie ; quant à la citadelle de Tarente, elle résista cinq ans, et ne put être forcée. (Tite-Live, XXVII, XXV.)

[58] Polybe, III, XVII. — Tite-Live, XXI, XVI.

[59] Un butin immense envoyé par le vainqueur avait fait taire la faction hostile aux Barca, et le peuple, comme les soldats, exalté par le succès, ne respirait que la guerre. (Histoire de Jules-César, l. I, c. V, t. I, p. 155.)

[60] Polybe, III, XXXIII.

[61] Polybe, III, XV. — Il s'agit principalement ici du traité intervenu, en 227, entre Asdrubal et la République romaine.

[62] Polybe, III, XV. — Ce sont les Torbolètes, alliés ou sujets des Carthaginois.

[63] Polybe, III, XV.

[64] Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XX.

[65] Ces noms, donnés par Tite-Live (XXI, VI), ne sont pas ceux qu'admet Silius Italicus. Suivant le poète, les représentants du sénat romain étaient Fabius et Publicola. (Puniques, II.)

[66] Mentionnée par Tite-Live et Silius Italicus, cette nouvelle mission est, à notre sens, distincte de celle qui se rendit à Carthagène alors que, suivant Polybe, le siège n'était pas commencé.

[67] Tite-Live, XXI, VI et IX.

[68] Au nom des dieux, arbitres et garants des traités, je vous ai suppliés de ne pas envoyer à l'armée le fils d'Amilcar ; ni les mânes ni le rejeton d'un tel homme ne peuvent se résigner au repos, et, tant qu'il restera quelqu'un du sang et du nom de Barca, l'alliance romaine ne sera jamais possible. Un jeune homme était chez vous, brûlant de la soif de régner, et ne voyant, pour y parvenir, d'autre moyen que de semer guerre sur guerre, et de vivre entouré de soldats en armes ; et vous, vous nourrissez ce feu menaçant, vous envoyez ce jeune homme à l'armée ! Vous avez donc allumé l'incendie qui vous dévore. Vos soldats assiègent Sagonte, dont les traités leur défendent d'approcher. Bientôt les légions romaines assiégeront Carthage, conduites par ces mêmes dieux qui, dans la première guerre, ont vengé la violation des traités. Est-ce l'ennemi ou vous-mêmes, ou la fortune de l'un et l'autre peuple, que vous méconnaissez ? Des députés sont envoyés par des alliés, et pour des alliés ; votre digne général ne les admet pas dans son camp ; il abolit le droit des gens. Cependant, chassés comme ne l'ont jamais été les envoyés même d'un ennemi, ces députés se présentent devant vous ; ils demandent satisfaction, conformément aux traités ; ils ne mettent point la nation en cause, ils ne réclament qu'un seul coupable, l'auteur du crime. Plus ils montrent de douceur et de patience dans les premières démarches, plus, je le crains, une fois déchaînés, ils séviront avec rigueur. Rappelez-vous les îles Ægates, le mont Eryx, et tous les désastres que vous avez essuyés, et sur terre et sur mer, pendant vingt-quatre ans. Et votre général n'était pas un enfant ; c'était Amilcar lui-même, cet autre Mars, comme disent ses amis ; mais alors nous n'avions pas respecté Tarente, c'est-à-dire l'Italie, selon la prescription des traités ; de même que, aujourd'hui, nous ne respectons pas Sagonte. Aussi les dieux et les hommes eurent raison de nous ; et la question de savoir lequel des deux peuples avait rompu le traité, le sort de la guerre l'a décidé, en donnant, comme un juge équitable, la victoire au parti qui avait pour lui la justice. C'est contre Carthage qu'Annibal pousse aujourd'hui ses vignes et ses tours mobiles ; c'est le mur de Carthage qu'il ébranle à coups de béliers. La ruine de Sagonte (puisse ma prédiction être vaine !) retombera sur nos têtes ; cette guerre commencée contre les Sagontins, il faudra la soutenir contre Rome. Livrerons-nous Annibal ? me dira-t on. Je sais que, sur ce point, je ne puis guère faire autorité, à cause de mes inimitiés avec le père. Mais je ne me suis réjoui de la mort d'Amilcar que parce que, s'il vivait encore, nous aurions déjà la guerre avec Rome ; et partant, je hais et je déteste en ce jeune homme une furie, un vrai brandon de guerre. Non-seulement nous devons le livrer en expiation du traité violé, mais, si personne ne le réclame, il faut le déporter aux dernières limites du monde, et le reléguer en un point d'où son nom ne puisse arriver jusqu'à nous, et troubler le repos de la patrie. Je propose donc d'envoyer sur-le-champ une ambassade à Rome, pour donner satisfaction au sénat ; une autre vers Annibal, pour lui ordonner de lever le siège de Sagonte, et le livrer lui-même aux Romains ; une troisième enfin, pour restituer à Sagonte tout ce qu'on lui a pris. (Tite-Live, XXI, X.)

[69] Tite-Live, XXI, XI.

[70] Polybe, III, XX.

[71] Tite-Live, XXI, XVIII.

[72] Tite-Live, XXI, XVIII.

[73] Polybe, III, XX-XXXIII. — Les Romains n'avaient nul droit de demander qu'on leur livrât Annibal ; les Carthaginois seuls étaient en droit de le punir. (Grotius, De jure bellis et pacis, I, III.) — Le docte Gronovius prétend que ce raisonnement des Carthaginois n'était qu'une chicane, parce que Annibal, en attaquant Sagonte de son autorité privée, avait violé une clause du traité. Il est vrai qu'il y avait là en effet une infraction aux traités ; mais c'est cela même qui était en question. Et, jusqu'à ce qu'on en eût convaincu les Carthaginois, ils avaient raison de dire que ce n'était pas aux Romains à s'informer si Annibal avait agi, ou non, par ordre de la République. (Barbeyrac, Notes sur Grotius.)

[74] Silius Italicus (Puniques, II) lui prête en cette occasion un discours qu'on ne trouve ni dans Polybe, ni dans Tite-Live, et qui semble n'être qu'une imitation de celui que l'historien romain réfère à la deuxième ambassade.

[75] Silius Italicus, Puniques, II. — Voici le texte entier du discours de Gestar (Ag-Astaroth) : Romains, votre première ambassade fut certainement téméraire, lorsque vous vîntes réclamer Annibal, comme étant seul coupable du siège de Sagonte ; mais celle-ci, plus modérée dans les termes, est, en réalité, plus violente encore. Alors Annibal était seul accusé et réclamé : aujourd'hui, c'est à nous que vous prétendez imposer l'aveu d'une faute, et, par suite, une réparation immédiate. Pour moi, j'estime que la question est de savoir, non pas si le siège de Sagonte est résulté d'une volonté publique, mais bien s'il a été légitime ou injuste. Car c'est à nous seuls qu'il appartient de juger et de punir notre concitoyen, qu'il ait agi d'après des ordres ou sans ordres. Avec vous, nous n'avons qu'un point à discuter. Le fait accompli excède-t-il ou non les limites du traité ? Or, puisqu'il vous plaît de distinguer, parmi les actes des généraux, ceux qui émanent de leur initiative personnelle de ceux qu'ils n'accomplissent qu'en exécution d'ordres reçus, il existe entre Rome et nous un traité conclu par le consul Lutatius, dans lequel il est fait mention des alliés des deux parties, et nullement des Sagontins, car ils n'étaient pas encore vos alliés. Mais, dira-t-on, dans le traité fait avec Asdrubal, les Sagontins sont exceptés. A cela je ne répondrai que ce que vous m'avez appris vous-mêmes. En effet, vous ne vous êtes point crus liés par le traité du consul Lutatius, parce qu'il n'était autorisé ni par le sénat, ni par le peuple : en conséquence, il a été renouvelé par votre gouvernement. Si donc vous n'admettez que les traités rédigés sous votre sanction et par votre ordre, le traité qu’Asdrubal a souscrit à notre insu ne peut non plus nous obliger. Partant, ne parlez plus de Sagonte ni de l'Ebre, et que ce qui couve depuis longtemps dans vos cœurs se produise enfin en ce jour ! (Tite-Live, XXI, XVIII.)

[76] Polybe, III, XX.

[77] Polybe III, XXI.

[78] Polybe, III, XXI. — Tite-Live, XXI, XVIII. — Silius Italicus, Puniques, II. — Florus, II. — On voit par ces témoignages qu'Annibal n'a pas entrepris la deuxième guerre punique sans l'aveu de son gouvernement.

[79] Histoire de Jules César, l. I, c. V, p. 155.