Les expéditions d'Espagne n'étaient, pour le jeune général, que le prélude d'une grande guerre, car un immense incendie allait embraser l'Occident : on a nommé la deuxième guerre punique. Cette lutte durera dix-huit ans (219-201), et l'importance de la cause débattue, le caractère original des opérations militaires, l'énormité des sacrifices amenant l'épuisement des deux nations rivales[1], la grandeur enfin des résultats acquis à la civilisation, tout doit profondément implanter dans la mémoire des hommes le souvenir d'une guerre dont le nom seul répond à l'idée d'un duel à mort[2]. Quand l'Angleterre sera épuisée, disait un jour Napoléon[3]..... un coup de tonnerre mettra fin aux affaires et vengera l'Europe et l'Asie, en terminant cette seconde guerre punique. Avant d'exposer le tableau des désastres qui vont
s'accumuler sous les coups du violent orage grondant déjà à l'horizon, il
convient de proclamer bien haut l'immuable loi dont l'évidence apparaît à la
lueur des premiers éclairs. Que de fois n'a-t-on pas maudit le principe de la
guerre, et solennellement proposé l'établissement d'une alliance universelle
! Les congrès de la paix ne sont pas d'aujourd'hui. Cependant, malgré les
déclamations des sophistes, les chants des poètes et les efforts des
philosophes, les hommes se feront toujours la guerre, parce que la guerre est
dans l'ordre et en pleine harmonie avec la définition de l'humanité. La guerre,
dite le fléau des peuples, n'est pas un fait contre nature, une monstruosité,
mais un grand phénomène, assujetti à une périodicité dont la raison est à peu
près constante ; un mode fatal et nécessaire de l'expansion et du
développement des races, par voie de mélange et de régénération. La politique et les armes, dit Voltaire, semblent malheureusement être les deux professions les
plus naturelles à l'homme. Il faut toujours ou négocier ou se battre.
Le mot malheureusement ne peut s'appliquer
ici qu'à l'une des faces de la question, qui, de sa nature, est complexe et
d'une difficile analyse. Si l'on n'envisage que le besoin de calme d'un pays,
durant une période donnée de son histoire ; si l'on ne songe qu'aux intérêts
actuels et au salut des peuples en présence, il est bien évident que la
guerre n'est, pour les nations considérées, qu'une source intarissable de
deuils et de misères. Mais qu'on s'élève un peu vers les régions de l'absolu
; qu'on embrasse les effets et les causes dans une étroite synthèse, et cette
guerre si redoutable apparaît aussitôt comme l'expression d'une loi
métaphysique, suivant laquelle les peuples s'épurent, se retrempent et sont
entraînés vers les grandes actions qui sont la fin des hommes. Pourquoi tant d'anathèmes
lancés contre cette loi ? Les perturbations qu'elle amène ne sont que d'un
jour ; les modifications qu'elle opère sont durables et fécondes. C'est par la guerre, dit M. Michelet[4], que le monde de l'antiquité a pu se connaître... Les Grecs et les Phéniciens ont découvert les cotes de Tout comme le monde géologique, les populations du globe
ont leurs bouleversements, leurs déchirements intérieurs, suivis de périodes
d'apaisement, dont les résultats pourraient, par analogie, s'appeler des
formations ethnologiques. Aveugle qui ne pénètre en leur essence les lois du
mécanisme régissant ces grands mouvements des peuples ! Il en est de
saisissantes. Ainsi les courants humains destinés à nourrir la sève des
nations occidentales ont, comme les gulf-streams de nos océans, des
directions déterminées. Les invasions se produisent généralement de l'est à
l'ouest et du nord au sud. Elles suivent parfois, il est vrai, le sens
inverse, mais l'anomalie n'est qu'apparente. Un peuple en marche de
l'occident vers l'orient ne fait que suivre un élément de la grande courbe
que décrivent les hommes ; or cette courbe est fermée. Partis des hauts
plateaux asiatiques, qui sont comme le berceau des peuples et le réservoir du
genre humain, les envahisseurs, après de longs circuits, reviennent à la
source commune. Les Vandales, venus du nord-est de l'Europe, tendaient, par
les côtes d'Afrique, vers le Gange et l'Indus. Les Anglais, de race indo-européenne,
ont repris possession des Indes. Aujourd'hui, les Américains, fils des
Anglo-Saxons, se rapprochent aussi des Indes par le chemin de fer du
Pacifique. Cette race aura fait le tour du monde, comme, dans les temps
antiques, l'Hercule phénicien a fait le tour de Il est encore une loi manifeste, celle de l'inégalité des
races devant le Dieu des armées. Certains peuples sont visiblement
privilégiés, et leur génie les prédestine à un rôle éminent dans le grand
drame ethnologique, dont les péripéties forment l'histoire du monde. Le sang
de Japhet, dit la Genèse[6], prévaudra
éternellement contre celui des populations sémitiques et des descendants de
Cham. C'est la race indo-européenne qui sera toujours la source de tout
progrès et de toute vraie civilisation. Les faits généraux de l'histoire
donnent bien raison aux paroles de l'Ecriture. On en a la preuve frappante,
si l'on considère, par exemple, le sort des Arabes, fils de Sem. Les Arabes
sont les derniers destructeurs de Carthage Dans cet ordre d'idées, peut-on trouver un cadre qui convienne au tableau des grandes scènes de la deuxième guerre punique ? Cette guerre, dit M. Duruy, est moins un débat entre Carthage et Rome qu'un duel entre Rome et Annibal. A notre sens, c'est plus que cela, plus qu'un simple débat international, plus que le duel d'un homme et d'une république. C'est une lutte de races qui, partout où elles se rencontrent, se heurtent avec violence ; et ces chocs retentissants n'ont jamais d'autre effet que de briser la rage et des enfants de Sem et des enfants de Cham. Carthage prétend vainement remonter le cours du fleuve ethnographique, pour étendre sa domination sur l'Italie. Condamnés à périr[7], les fils de Chanaan ne peuvent lutter à armes égales contre les Romains, représentants des races indo-européennes. Ainsi que dans l'ordre physique, où l'existence des êtres
est nécessairement limitée, il est, dans l'ordre ethnologique, une loi qui
assigne pour terme fatal à la vie des nations le moment où elles cessent
d'être utiles au monde. La mission de Carthage est accomplie ; son heure doit
sonner. Puissance asiatique transplantée sur les bords occidentaux de Elle-même semblait avoir un vague pressentiment de sa
ruine. Diodore de Sicile rapporte que les Carthaginois attachèrent un instant
le plus grand prix à la possession de l'île de Madère, parce qu'ils la
considéraient comme un asile en cas de détresse. Cette île, aux jours de
crise suprême, devait recevoir les fiers républicains, bannis des rivages de
l'Afrique. Une nouvelle Carthage fût alors sortie du sein de l'Océan.
Malheureux peuple ! il connaissait les bases fragiles de sa constitution,
mais son génie tutélaire[10] ne pouvait le
préserver d'une chute mortelle. La première guerre punique est le prologue de
l'agonie d'une race qui doit bientôt succomber ; la deuxième doit apprendre
au monde que les efforts d'un grand homme ne sauraient faire révoquer un
arrêt de A Rome est réservée la gloire d'être l'étoile de l'Occident. Encore à moitié barbare, rude et cruelle, mais douée d'un génie politique extraordinaire, fièrement esclave de ses devoirs, pleine de respect pour les lois, elle est seule alors, en Europe, à connaître la valeur du mot vertu. C'est elle qui sera la ville éternelle. Rome, cependant, s'usera vite après la chute de Carthage, qui lui aura ouvert des horizons nouveaux. En quelques siècles, la grande conquérante doit aussi se corrompre, elle qui demeure pure tant que sa rivale est debout[11]. Mais, avant de s'éteindre, ce foyer de toutes les vertus publiques resplendira des ardentes lumières du christianisme, et Rome en inondera les barbares qui l'envahiront, et sur les ruines du monde antique s'affermiront les bases de notre civilisation moderne. S'il est vrai, comme nous le croyons, que tous les grands hommes de guerre aient reçu d'en haut une mission dont ils n'ont point conscience, quelle est celle d'Annibal, le plus extraordinaire peut-être de tous les conducteurs de nations ? L'histoire permet-elle bien de dégager ici l'idée providentielle ? Oui, car, pour la transition de l'âge païen à l'ère chrétienne, il était besoin d'une vaste domination, et Dieu semble avoir suscité le grand Annibal tout exprès pour montrer au monde que Rome, alors, ne pouvait pas périr. A la République qui devait s'imposer aux destinées de l'Europe occidentale il fallait une énergie à toute épreuve ; à son génie dominateur, une inflexible persévérance. Annibal apparaît et inspire aux aigles romaines, encore timides, l'audace d'un sublime essor. Il retrempe les mœurs de la grande ville, il avive son patriotisme, apprend l'art militaire à ses consuls, rend ses légions plus redoutables que jamais. La descente d'Annibal en Italie, dit Saint-Évremond[12], réveilla l'ancienne vigueur des Romains. Ils firent la guerre quelque temps avec beaucoup d'incapacité, et un grand courage ; quelque temps, avec plus de suffisance et moins de résolution. Enfin, la bataille de Cannes perdue leur fit retrouver leur vertu, et en excita, pour mieux dire, une nouvelle, qui les éleva encore au-dessus d'eux-mêmes. Maîtresse de l'Italie centrale et méridionale, Rome se fût peut-être endormie dans le succès ; mais Annibal la tient en éveil, et, l'ayant fait trembler, lui lègue des forces vives qui lui vaudront l'empire universel. Merses profundo ; pulchrior evenit[13]. La profondeur des desseins providentiels ne se dérobe pas toujours aux yeux des hommes, et le concours des événements en est, au contraire, le plus souvent, l'irrécusable manifestation. Avant le commencement de ses luttes avec Rome, la situation de Carthage était des plus tendues ; ses théories économiques, si longtemps respectées, n'étaient plus admises nulle part, et sa pentarchie du commerce avait perdu l'hégémonie du marché du monde. En Orient, Phocée et Milet étaient, il est vrai,
complètement déchues, et l'antique splendeur de Tyr, effacée ; la riche
Corinthe[14]
ne pouvait plus soutenir de concurrence sérieuse. Mais deux puissances nouvelles,
Rhodes[15] et Alexandrie[16], venaient
d'accaparer le commerce d'importation de tous les produits de l'Asie et de
l'Afrique orientale dans le bassin de Des événements récents avaient encore rendu plus critique
une situation depuis longtemps intolérable. L'issue de la première guerre
punique, les embarras de la guerre de Libye, une suite non interrompue de
revers, et surtout les intrigues du gouvernement de Rome venaient de faire
perdre à la fille de Tyr Il ne restait à Carthage d'autres régions exploitables que celles de l'Afrique et des côtes occidentales de l'Espagne. C'était la ruine de son commerce, et, dès lors, toutes les sources vitales devaient tarir en elle[20]. Comment échapper à ces dangers pressants ? En Orient la lutte était difficile. La République ne pouvait songer à détrôner Alexandrie, ni à revendiquer l'héritage d'une métropole ruinée par Alexandre. L'opulente Rhodes ne semblait pas devoir davantage se laisser éclipser ; le récent écroulement du colosse qui symbolisait sa puissance n'avait pas ralenti son activité fiévreuse, et cet événement n'avait fait que provoquer, dans le monde commercial, un concert de bruyantes condoléances. D'un autre côté, Rome pesait déjà d'un grand poids sur les
affaires de l'Europe occidentale. Les colonies grecques et massaliotes
étaient dans sa dépendance ou sous son protectorat, et, par Marseille et
Sagonte, elle étendait la main jusqu'aux rives du Rhône et du Palencia.
Depuis longtemps aussi, elle commerçait pour son propre compte ; une
multitude de caboteurs italiotes sillonnaient Ainsi posé, le problème n'avait pas pour Carthage deux solutions possibles. La fille de Tyr devait vider au plus tôt une question de vie ou de mort, c'est-à-dire se jeter en désespérée sur un antagoniste redoutable, le prendre au corps, et, dans une lutte suprême, tenter de l'étouffer. L'aigle romaine, à peine éclose, menace déjà le monde ; qu'on la laisse prendre son vol, cette aigle aux serres d'acier, et Carthage aura vécu ! Rome elle-même jugeait que la coexistence des deux
Républiques était désormais impossible[22], et le fameux delenda Carthago
du vertueux Caton n'était peut-être qu'un lointain écho de l'opinion jadis
exprimée par les fidèles de la faction Barcine. La gloire d'Amilcar est
d'avoir entrevu la nécessité d'une guerre dont l'heureuse issue pouvait
non-seulement sauver Carthage, mais encore lui donner l'empire universel[23] ; celle
d'Annibal est d'avoir voulu réaliser les hardies conceptions de son père. Du jour où Annibal fut nommé général en chef,
dit Tite-Live[24],
il sembla qu'on lui eût assigné pour province
l'Italie, et pour mission la guerre avec les Romains. Il recueillit
pieusement l'héritage d'Amilcar, que la mort seule[25] avait empêché
d'opérer une descente en Italie. On a porté des jugements divers sur les causes de la
deuxième guerre punique. Placé trop près des événements pour mesurer les
proportions du tableau, et discerner les détails latents ou les motifs noyés
sous la demi-teinte, Polybe réduit à une question de personnes ce grand débat
international. La deuxième guerre punique, suivant lui[26], ne serait que
la conséquence du ressentiment d'Amilcar à la suite du vol à main armée de Quant à l'Alexandrin Appien, il méconnaît absolument la vraie nature et des hommes et des choses. Il dit[27] que, en butte aux menaces de ses ennemis politiques, Annibal avait tenté de fonder sur la terreur publique son indépendance, sa sécurité, son pouvoir personnel ; qu'il avait voulu, par suite, jeter son pays dans les embarras de quelque grande guerre ; qu'il non avait pas trouvé de plus convenable que celle d'Italie, ni de plus longue durée, ni de plus glorieuse pour lui-même ; qu'eût-il été malheureux dans cette expédition, l'audace de l'entreprise et d'un commencement d'exécution devait être singulièrement profitable à sa gloire. La plupart des auteurs romains ont également accusé les Barca d'une ambition démesurée, laquelle serait, à leur sens, l'origine de la deuxième guerre punique. Écho des violentes invectives d'Hannon, qu'il appelle un vieil et sage citoyen, Machiavel[28] répète le dire de Tite-Live. Le grand Montesquieu lui-même ne peut s'empêcher de partager les craintes d'Hannon[29], et, de nos jours, nombre d'excellents esprits, disciples de M. Michelet[30] et de M. Duruy[31], adoptent sans réserve l'opinion de Montesquieu. Cependant il est difficile d'admettre que la seule ambition d'Annibal et ses aspirations à la royauté aient pu entraîner la République carthaginoise dans les hasards d'une guerre de cette importance. Dion-Cassius semble avoir mieux fait la distinction des causes réelles et des prétextes, des apparences et de la vérité. Il paraît, dit-il[32], bien difficile, pour ne pas dire impossible, que deux peuples libres et puissants, fiers et, pour tout dire en un mot, rivalisant d'habileté sur la mer, consentissent à respecter mutuellement leur indépendance... Chacun savait que ses destinées étaient en jeu. D'autres auteurs ont aussi franchement accusé les véritables causes de la deuxième guerre punique, et vengé la mémoire d'Annibal. Heeren démontre d'une manière péremptoire que les Barca ne faisaient point la guerre contrairement aux vœux de Carthage, et pour le compte de leur intérêt propre. Il prouve qu'en Espagne, en Italie, en Afrique, Annibal ne fut jamais que le représentant de la majorité du sanhédrin ; qu'il n'opérait qu'en conformité des vœux de cette majorité. M. Poirson partage l'avis de Heeren, et se prononce catégoriquement contre le jugement de Montesquieu[33] Avec M. Poirson, Heeren et Dion-Cassius, nous répéterons que la coexistence de Carthage et de Rome était manifestement impossible ; que l'une des deux Républiques devait nécessairement disparaître de la scène du monde ; que la faction Barcine, tant calomniée, était un parti essentiellement national ; qu'Annibal, enfin, n'eut que la patriotique ambition de sauver son pays. Pourquoi faire un crime aux Barca d'avoir su créer et diriger une majorité parlementaire ? Comment surtout reprocher à Annibal ses aspirations à la tyrannie ? Les soff'ètes, à Carthage comme à Tyr, étaient, de fait, des rois constitutionnels, et Annibal, fils de roi, pouvait être roi lui-même, dès le début de sa carrière, ainsi qu'il le fut après Zama[34]. Mais il faisait sans doute fort peu de cas du pouvoir pour le pouvoir lui-même. Chef du parti national, il sentait une grande cause se dresser derrière lui, le pousser en avant, et les forces qu'il avait en main suffisaient à l'accomplissement de son œuvre. Qu'eût-il donc gagné, le grand Carthaginois, à attenter contre les institutions de son pays ? L'établissement d'un gouvernement monarchique pouvait-il alors sauver Carthage ? On est en droit d'en douter. Deux cents ans plus tôt, une telle révolution eût peut-être consolidé pour longtemps la puissance punique ; mais, au temps d'Annibal, l'empire carthaginois se mourait d'un mal que tout remède gouvernemental était impuissant à guérir. Pour la fille de Tyr, il n'y avait plus de salut possible ailleurs que dans les hasards de la guerre, et, comme le dit un illustre écrivain[35], rien n'est respectable comme l'ambition d'Annibal, qui s'épuise et meurt pour épargner à sa patrie le malheur d'être conquise. Annibal, suivant les conseils de son père, a décidé que c'est à Rome même qu'il faut aller combattre Rome[36]. Sa descente en Italie refoulera les Romains sous les murs de leur ville ; tout le sang de la République affluera à son cœur. Dès lors, les légionnaires rentreront dans l'exercice de leurs droits civiques, et la discorde peut renaître au Forum ; et le parti populaire, toujours aux prises avec l'aristocratie, saura peut-être créer au sénat de sérieuses difficultés. Le jeune général sait aussi que le refus obstiné des Romains de partager avec les Italiotes tous leurs droits politiques est depuis longtemps une cause d'agitation[37]. Il espère que les alliés et les sujets de Rome profiteront de son arrivée, pour rompre un joug qu'ils ne subissent qu'en frémissant. Il songe ainsi à lier ses opérations militaires aux troubles de la guerre civile, aux désordres de la guerre sociale. Ce projet une fois arrêté dans son esprit, pourquoi ne
procède-t-il pas à des armements maritimes, afin d'opérer sa descente en
Italie ? Que ne part-il des côtes d'Espagne, pour aller vers son objectif par
les golfes du Lion et de Gênes ? Cette traversée n'est pas considérable. Que
ne tente-t-il un débarquement sur un point des côtes de Toscane ? Mais Rome
est maîtresse de la mer. Carthage est ruinée depuis le traité des Agates ; sa
marine militaire n'est plus. Annibal n'a ni flottes ni équipages ; il ne lui
reste que quelques navires pour le service de la côte espagnole. Le golfe du
Lion est d'ailleurs assez dangereux pour effrayer un marin carthaginois[38]. Enfin, si l'on
cherche à longer le littoral du Languedoc, puis celui de Oui le projet est grand et hardi, mais la fortune protège l'audace et sourit à la jeunesse. Annibal était jeune[42], il était à cet âge heureux où les grands hommes savent, le plus souvent, se révéler au monde[43]. Le général Bonaparte ne comptait pas plus d'années[44] lorsque, tournant les Alpes, il allait, d'une main sûre, frapper la grande journée de Rivoli, et réaliser la plus profonde et la plus éclatante des conceptions humaines. Mais le dessein d'Annibal, tout audacieux qu'il paraît,
n'en est pas moins sagement conçu. L'armée carthaginoise, pensait le jeune
capitaine, aura pour base d'opérations la péninsule cisibérique et le
territoire même de Carthage. Elle pourra toujours, comme le géant de la
fable, se ranimer sous les baisers de sa mère, car la grande route du
littoral africain est une communication sûre. Les hommes, les munitions, les
vivres, arriveront sans encombre à Mers-el-Kebïr ou à Tanger, d'où ils
passeront facilement à Carthagène ou à Cadix. La marine romaine, si brave
qu'elle soit, n'osera certainement pas s'aventurer jusque dans les eaux de
Gibraltar, pour y offrir une bataille navale et couper ce service de va-et-vient.
L'Afrique sera dès lors solidement reliée à l'Espagne. En Espagne, les
Carthaginois sont maîtres de tous leurs mouvements jusqu'à la ligne de l'Èbre,
et, en avant de cette ligne, L'Italie, d'abord enserrée par l'archipel des trois grandes îles carthaginoises de Corse, de Sardaigne et de Sicile, est parvenue à briser cette étreinte. Derechef elle va se voir investie par la route d'Annibal, courbe - enveloppe de la première ligne d'approches. La vaste ellipse que le grand capitaine décrira tout entière court des brûlants rivages des Syrtes à la cime glacée des Alpes, et c'est du haut de ces Alpes superbes que va rouler sur Rome une avalanche humaine, grossie des contingents de vingt peuples gaulois[46]. Le prudent Annibal a su attendre en silence jusqu'au jour où ses résolutions, suffisamment élaborées, peuvent se démasquer sans inconvénient. Le traité de 228 défend aux Carthaginois de passer la ligne de l'Èbre ; le général en chef s'est bien gardé jusqu'ici d'inquiéter les populations transibériennes, et n'a fait que soumettre en deçà du fleuve celles qui n'acceptaient pas encore la domination de Carthage. Maintenant il est prêt. A l'exception de Un incident imprévu vint démontrer l'urgence d'une prompte entrée en campagne. Annibal était porté aux nues par le peuple de Carthage, mais on lui créait, d'autre part, de sérieux embarras. Le parti des riches, quelque temps contenu par la gloire militaire d'Amilcar, puis par la popularité d'Asdrubal le Beau, tenait en grand mépris la jeunesse d'Annibal[47] et s'agitait vivement eu tous sens. Quelques partisans des Barca, victimes de l'intrigue, venaient d'être odieusement persécutés, et le clairvoyant capitaine se sentait frappé dans la personne de ses amis politiques. Il comprit que, étant éloigné de Cartilage, il ne pouvait les soutenir qu'en commençant résolument la guerre, en répondant par des victoires aux basses calomnies des Hannon. Peut-être aussi était-il conduit à précipiter le cours des événements par la nécessité de prévenir quelque attentat[48] dirigé contre sa personne. Annibal donne ses derniers ordres. Depuis longtemps, il observe Sagonte ; l'incendie qu'il veut allumer n'attend plus que l'étincelle ; l'étincelle va jaillir du premier coup de javelot frappé contre la muraille de Sagonte. Ce n'est point, dit Machiavel, le hasard qui donna naissance à la seconde guerre qui éclata entre Rome et Carthage. Annibal, en attaquant les Sagontins, alliés de Rome en Espagne, n'en voulait pas précisément au premier de ces peuples ; il espérait seulement irriter la patience des armées romaines, afin d'avoir l'occasion de les combattre et de passer en Italie. En cela, le fils d'Amilcar ne fit que suivre les errements de la politique romaine, sans déroger au code du droit des gens. La campagne d'Italie une fois décidée, et le meilleur parti à prendre étant d'en brusquer les débuts, Sagonte se trouvait naturellement désignée aux premiers coups des Carthaginois. A la veille de franchir l'Èbre et les Pyrénées, Annibal ne pouvait laisser sur ses derrières une place alliée de Rome, prête à favoriser une descente des légions en Espagne, et à leur servir de base d'opérations. D'ailleurs, Sagonte passait pour imprenable, et il importait de frapper, par un éclatant succès, l'esprit des populations ibériennes, qui n'eussent pas manqué de tenter quelque mouvement après le départ de l'armée d'Italie ; il fallait de toute nécessité imprimer à la péninsule une terreur de nature à prévenir toute insurrection. Enfin, l'on devait trouver dans cette place d'immenses approvisionnements, fort précieux en vue de la campagne qui allait s'ouvrir ; de grandes richesses, dont une part, distribuée à l'armée, entretiendrait son ardeur, et l'autre maintiendrait dans de bonnes dispositions le peuple de Carthage, toujours âpre à la curée[49]. Pour tous ces motifs, il faut d'urgence attaquer la place. |
[1] Tite-Live, XXI, I. — Florus, II, III. — Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XIX.
[2] Tite-Live, XXI, I.
[3] Discours au Corps législatif, du 17 juin 1811.
[4] Histoire romaine.
[5] Essais, II, XXIII.
[6] Genèse, IX, 18, 25, 26 et 27.
[7] Deutéronome, XX, 17.
[8] Revue Contemporaine, 28 mai 1805.
[9] Pline, VII, LVII.
[10] Polybe, II.
[11] Saint Augustin, Cité de Dieu, III, XXI. — Pline, Hist. nat., XXXIII, LIII.
[12] Réflexions sur les différents génies du peuple romain, c. VI.
[13] Horace, Odes, IV, IV, v. 65. — Voyez aussi Valère-Maxime, passim.
[14]
Corinthe était sortie de terre, du XIIe au XIe siècle avant Jésus-Christ.
Homère parle des richesses qu'elle avait acquises sous ses premiers rois. Elle
fut détruite par les Romains la même année que Carthage (146). Corinthe
trafiquait, dans le bassin de
[15] Rhodes, bâtie dans l'île de ce nom, avait été fondée après l'invasion de Xerxès en Grèce (480). Sa splendeur commence aux temps qui suivent la mort d'Alexandre, c'est-à-dire un siècle avant la deuxième guerre punique.
[16]
Fondée en 332 par Alexandre, Alexandrie devait ses constructions maritimes à
l'architecte Chirocrate. (Strabon, XIV, I.) Voyez, sur la situation de ce port et
l'immense importance de son commerce, Strabon, II et XVII. Sous Ptolémée
Philadelphe (284-246), l'Egypte devint la première puissance maritime de
[17]
Les rivages de
[18] Les Carthaginois étaient naturellement attirés vers l'Italie proprement dite, mais ils ne purent y prendre pied. Les rivages de tout le pays étaient occupés par des peuples navigateurs et commerçants, comme Etrusques, Romains et Grecs, qui connaissaient trop bien leur intérêt pour y souffrir de nouveaux établissements Quant aux Grecs de la partie inférieure (Grande-Grèce), on me dispensera d'en parler, car comment des Grecs et des Carthaginois auraient-ils pu vivre d'accord ? (Heeren, loco cit.)
[19] Heeren, Politique et Commerce, t. IV.
[20] Elle était condamnée à périr, parce que les masses, tenant en mépris les principes économiques du grand Amilcar, avaient depuis longtemps déserté les champs. Carthage n'avait plus d'agriculture.
[21] Commercialement, Rome et Carthage étaient en concurrence. Partout et toujours, c'est la raison économique qui donne la clef des causes vraies du dissentiment ou de l'état d'hostilité des peuples.
[22] Le soin de sa grandeur future, de son existence même, lui faisait une loi de disputer l'empire de la mer à Carthage. (Histoire de Jules César, t. I, p. 184.)
Les deux nations comprenaient que la vie de l'une devait entraîner la mort de l'autre. (Cantu, Histoire universelle, IX.)
[23] C'est bien l'empire du monde qui est enjeu (Polybe, XV, IX ; X. — Tite-Live, XXIX, XVII. — Appien, De Rebus Hisp., IX.)
[24] Tite-Live, XXI, V.
[25] Tite-Live, XXI, II.
[26]
La première cause de la guerre est le ressentiment
d'Amilcar Barca, père d'Annibal ; car, bien qu'il eût été défait en Sicile, son
courage n'en fut point abattu. Les troupes qu'il avait à Eryx étaient encore
entières et dans les mêmes sentiments que leur général. Si, cédant aux
circonstances, il avait traité, après la défaite des Carthaginois sur mer, son
indignation restait toujours la même et n'attendait que le moment d'éclater. Il
eût même pris les armes aussitôt après [le traité des îles Ægates, en
742], sans la guerre
que les Carthaginois eurent à soutenir contre les mercenaires. Mais il fallut
d'abord songer à cette révolte, et s'en occuper exclusivement. Ces troubles
apaisés, les Romains étant venus déclarer la guerre aux Carthaginois, ceux-ci
n'hésitèrent point à accepter le défi, persuadés que, ayant pour eux le droit
et l'équité, ils ne manqueraient pas de triompher facilement... Mais, comme les Romains observèrent très-peu la justice, les
Carthaginois durent subir la loi du plus fort. Accablés et sans ressources, ils
consentirent, pour avoir la paix, à abandonner
[27] De Bello Hannibalico, III.
[28] Machiavel, Discours sur Tite-Live, II, XXVII.
[29]
Dans quel danger, dit-il, n'eût pas été la république de Carthage, si Annibal avait
pris Rome ? Que n'eût-il pas fait dans sa ville après la victoire, lui qui
causa tant de révolutions après la défaite ? Hannon n'aurait jamais pu
persuader au sénat de ne point envoyer de secours à Annibal, s'il n'avait fait
parler que sa jalousie. Ce sénat, qu'Aristote nous dit avoir été si sage (chose
que la prospérité de cette République nous prouve si bien), ne pouvait être
déterminé que par des raisons sensées. Il aurait fallu être trop stupide pour
ne pas voir qu'une armée à 300 lieues de là faisait des pertes nécessaires, qui
devaient être réparées. Le parti d'Hannon voulait qu'on livrât Annibal aux
Romains. On ne pouvait, pour lors, craindre les Romains. On craignait donc
Annibal. On ne pouvait croire, dit-on, aux succès d'Annibal ; mais comment en
douter ? Les Carthaginois, répandus par toute la terre, ignoraient-ils ce qui
se passait en Italie ? C'est parce qu'on ne l'ignorait pas qu'on ne voulait pas
envoyer des secours à Annibal. Hannon devient plus ferme après
[30] Annibal, dit M. Michelet, une fois maître de l'Espagne et de l'Italie, que lui serait-il resté à faire, sinon d'assujettir Carthage ?
[31] Héritier des talents et de l'ambition d'Amilcar, mais plus audacieux, il voulut se faire, aux dépens de Rome, un empire qu'il n'était pas assez fort pour se faire aux dépens de Carthage. Une guerre avec Rome était, d'ailleurs, un moyen glorieux de mettre un terme à la lutte que soutenaient sa famille et son parti, et, malgré les traités, malgré la plus saine partie du sénat, il la commença. (M. Duruy, Histoire romaine.)
[32] Dion-Cassius, fragm. CXI des livres I XXXVI, édit. Gros, 1845.
[33] Ce que Montesquieu dit des vices de Carthage et de son sénat réfute complètement le passage de l'Esprit des lois. (M. Poirson, Histoire romaine, t. I, p. 420.)
[34] Cornelius Nepos, Annibal. — Rollin, Histoire ancienne.
[35] M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX.
[36] Racine, Mithridate, acte III, scène II.
Annibal l'a prédit, croyons-en ce grand homme :
On ne vaincra jamais les Romains que dans Rome.
Dirigé par celte pensée profonde que c'est à Rome même qu'il faut combattre Rome, il vient soulever contre elle ses sujets italiens mal soumis. (M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX.)
[37] Histoire de Jules César, t. I, p. 228.
[38] Malheur aux navires assaillis par la tempête dans ce golfe, que les marins du moyen âge appelaient la mer du Lion ! De Marseille à Port-Vendres, il n'y a pas un abri, car les ports de Cette et d'Agde sont des refuges bien difficilement praticables. Si nos galères, disait Vauban, sont prises de quelque mauvais temps sur les côtes d'Espagne, elles sont contraintes de traverser le golfe avec un péril extrême, pour se sauver comme elles peuvent à Marseille.
[39]
Une défaite navale aurait ruiné sans retour les
projets d'Annibal, et les flottes de Carthage ne dominaient plus sur
[40] Depuis un siècle qu'Alexandre avait suivi dans l'Inde les pas d'Hercule et de Bacchus, aucune entreprise n'avait été plus capable d'exalter et d'effrayer l'imagination des hommes. Et c'étaient aussi les traces d'Hercule qu'Annibal allait trouver dans les Alpes. (M. Michelet, Histoire romaine.)
Depuis l'aventureuse expédition d'Alexandre, tout semblait possible avec de l'audace. (M. Duruy.)
Les Romains attendaient Annibal par mer. Il prit les Pyrénées et les Alpes. Entreprise colossale ! mais, depuis l'expédition d'Alexandre dans les Indes, rien ne semblait impossible aux militaires. Alexandre avait suivi les traces de Bacchus. Annibal imita Hercule, qui s'était frayé un passage de l'Espagne en Italie. (Cantu, Histoire universelle.)
[41]
L'oreille s'est habituée aux concerts de louanges des Grecs et des Latins.
Voyez surtout un résumé rapide et saisissant de la deuxième guerre punique dans
saint Augustin (Cité de Dieu, III, XIX). — Les modernes ne tarissent pas non
plus sur ce sujet. Quand on considère, dit
Montesquieu, cette foule d'obstacles qui se présentèrent
devant Annibal, et que cet homme extraordinaire les surmonta tous, on a le plus
beau spectacle que nous ait fourni l'antiquité. (Grandeur et Décadence
des Romains.) — Quand je songe, dit
Saint-Evremond, qu'Annibal est parti d'Espagne, ou il
n'avait rien de fort assuré ; qu'il a traversé les Gaules, qu'on devait compter
pour ennemies ; qu'il a passé les Alpes, pour faire la guerre aux Romains, qui
venaient de chasser les Carthaginois de
[42] Silius Italicus, Puniques, I.
[43] De toutes les belles actions humaines... je penserois en avoir plus grande part à nombrer... avant l'âge de trente ans ; ouy, en la vie des mêmes hommes souvent. Ne le puis-je pas dire en toute seureté de celle de Hannibal ? (Montaigne, Essais, I, LVII.)
[44] Napoléon Ier, né en 1769, avait vingt-sept ans lors de la campagne de 1796-1797, c'est-à-dire l'âge d'Annibal préludant, en Espagne, aux opérations de sa célèbre campagne d'Italie.
[45] Polybe, III, XLVIII.
[46] Il lui convenait de traverser ces peuples barbares, tous pleins de la défiance qu'inspirait la grande ville italienne et du bruit de ses richesses. Il espérait bien entraîner contre elle les Gaulois des deux côtés des Alpes, comme il avait fait des Espagnols, et donner à cette guerre l'impétuosité et la grandeur d'une invasion universelle des barbares de l'Occident, comme plus tard Mithridate entreprit de pousser sur elle ceux de l'Orient ; comme enfin les Alaric et les Théodoric la renversèrent avec ceux du Nord. (M. Michelet, Histoire romaine, t. I.)
[47] Ceux qui étaient du parti contraire et qui avaient eu à se plaindre d'Amilcar Barca et d'Asdrubal prirent, a la mort de ceux-ci, la jeunesse d'Annibal en grand mépris. Rappelant les crimes jadis reprochés à Amilcar et à Asdrubal, ils provoquaient accusation sur accusation contre leurs amis et contre quiconque avait été mêlé aux intrigues de la faction Barcine. Le peuple, faisant cause commune avec ces accusateurs, et se souvenant des maux qu'il avait soufferts sous le gouvernement d'Amilcar et d'Asdrubal, ordonna que les accusés rendissent au trésor tout l'argent qu'ils avaient reçu de leurs illustres patrons, qui eux-mêmes l'avaient pris sur l'ennemi. Inquiétés de la sorte, les membres de la faction Barcine implorèrent l'appui d'Annibal, en lui donnant avis que, s'il négligeait de les secourir, il deviendrait lui-même le jouet des ennemis de son père. (Appien, De Rebus Hispaniensibus, VIII.)
Annibal vit bien que la situation faite à ses amis politiques n'était qu'un indice de la trame ourdie contre lui, et ne voulut point, comme l'avaient lait son père ct son beau-frère, vivre dans des transes continuelles ni dépendre éternellement de la légèreté des Carthaginois, si portés à répondre aux bienfaits par la plus noire ingratitude. Pour sa sécurité personnelle et celle de ses amis, il songea dès lors à jeter son pays dans les complications d'une grande guerre. (Appien, De Rebus Hispaniensibus, IX.) — On voit qu'Appien insiste ici sur des motifs que nous avons réfutés plus haut.
[48] Persuadé qu'il ne fallait pas perdre un moment, de peur que, s'il hésitait, il ne fût, comme son père, frappé de quelque coup du sort. (Tite-Live, XXI, V.)
[49] Polybe, III, XVII.