HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.

CHAPITRE XII. — CONCLUSION.

 

 

L'esquisse que nous arrêtons ici ne saurait être considérée comme un tableau fini de Carthage au temps d'Annibal. La notoire indigence des textes ne permettait, en effet, qu'un tracé des lignes les plus essentielles du plan d'ensemble. Connaissant les axes principaux de l'édifice, il était possible d'en restituer les proportions vraies, mais non la distribution et les détails décoratifs, lesquels demeurent nécessairement lettre close, en l'état actuel de la science.

Avant de chercher à mieux vivifier le monde carthaginois, il est indispensable d'attendre avec patience que de quelque heureuse découverte jaillissent de nouvelles lumières. Pour faire plus que nous n'avons fait, il faut que la critique s'attache aux pas des explorateurs qui, à l'exemple de M. Beulé, fouilleront le sol de la Tunisie, de l'Algérie et du Maroc ; à ceux des savants qui étudieront les idiomes et l'ethnographie du continent africain. Il faut surtout que le hasard favorise de hardis voyageurs ; que des manuscrits puniques, grecs ou imazir'en, égarés peut-être, avec ceux d'Aristote et de Platon, dans quelque bibliothèque du Soudan, tombent sous la main d'un Oudney ou d'un Barth. Pour aujourd'hui, la sobriété s'impose à qui veut reproduire la physionomie vraie de la grande République éteinte. En élargissant le cadre, on s'exposerait à de graves mécomptes ; on ne fixerait qu'une image idéale, une vue panoramique, qui serait peut-être saisissante, car les couleurs locales dont on dispose sont multiples et vives ; mais l'œuvre n'accuserait, en définitive, qu'un violent effort de l'imagination. Or des travaux de cette nature ne sont point du domaine de l'histoire.

Quelque surprise que l'avenir réserve aux études sur Carthage[1], ceux qui se livreront à ces recherches auront toujours à fuir un dangereux écueil. Ils devront se garder d'accueillir avec trop d'empressement les documents épars dans les textes latins, car les Romains n'ont pas sérieusement étudié Carthage, et leurs jugements sont empreints d'une passion qu'ils ne cherchent même point à dissimuler. Leurs historiens et leurs poètes ont le plus souvent caricaturé les Carthaginois en un style ironique d'assez mauvais goût, et les personnages ainsi mis en scène sont certainement fort loin du type national. Les citoyens de Carthage n'étaient ni moins braves, ni moins habiles, ni moins vertueux, ni moins patriotes que ceux de Rome ; ils n'étaient ni plus cruels, ni plus perfides, ni plus corrompus. Mais ce qui promettait un triomphe sûr à la ville de Romulus, c'est que la fille de Tyr, sa rivale, n'était douée d'aucune espèce de génie politique, et ne pouvait, dès lors, maintenir un juste équilibre entre l'importance de son économie commerciale et le développement de sa puissance militaire. De plus, ainsi qu'on va le voir, son rôle en Occident touchait fatalement à sa fin, et le grand Annibal lui-même ne pouvait plus la préserver de la ruine.

 

 

 



[1] Les études sur Carthage, trop longtemps négligées, font aujourd'hui des progrès incessants et si rapides, que notre esquisse n'est déjà plus l'expression exacte de l'état d'avancement de la science. Pendant que nous écrivions ce deuxième livre de l'Histoire d'Annibal, les études topographiques de M. Daux reconstituaient dans tous ses détails l'empire carthaginois, et les belles découvertes archéologiques de ce savant restituaient aux emporia leur physionomie vraie.

L'historien n'est pas toujours tenu d'être lui-même archéologue ; il peut, à la rigueur, mettre sa responsabilité à couvert sous l'autorité d'un nom savant. Mais son devoir est de connaître tous les faits, de rejeter nettement ceux qui sont contestés ou suspects, de n'admettre, en dernier ressort, que ceux qui lui paraissent, au jour où il écrit, définitivement acquis à la science. Nous présentons, en conséquence, à l'appendice D, sous le titre Antiquités puniques, divers documents destinés à modifier et à rectifier certains passages de notre deuxième livre, documents précieux que nous devons à l'extrême obligeance de M. l'ingénieur Daux.