Y eut-il une littérature punique ? Et d'abord quelle est
la langue qui se parlait à Carthage ? La science moderne[1] est en droit d'affirmer
que le punique n'était qu'un dialecte de l'hébreu[2] ; mais on doit
admettre aussi que l'idiome phénicien, transplanté dans un pays où il vécut
pour ainsi dire côte à côte avec l'égyptien, d'une part, avec l'amazir'[3], de l'autre, dut
nécessairement faire des emprunts à ces deux langues, qui elles-mêmes
présentent entre elles quelques affinités. L'insuffisance des textes n'a pas
jusqu'à présent permis de fixer les éléments de l'idiome punique ou
carchédonique. Pour restituer la grammaire de la langue d'Annibal, nous ne
possédons d'autres éléments qu'un passage du Pænulus de Plaute[4] et quelques
monuments épigraphiques. Quant à ceux-ci, que les inscriptions soient
numismatiques, funéraires ou votives, le texte est toujours d'une concision
désespérante[5].
L'inscription trouvée, en 1846, à Marseille est assurément fort intéressante[6], mais elle ne
suffit pas à résoudre une question qui demeure encore fort obscure. Il faut
nécessairement, pour arriver à une solution complète, le secours de quelque
heureuse découverte, et, en attendant, il importe de fouiller sans relâche
les points de En l'absence de documents précis, est-il permis d'admettre que Carthage eut une littérature nationale ? Très-certainement, car, s'il ne nous reste point de monuments littéraires, nous possédons le témoignage des écrivains grecs et des écrivains romains. Pline l'Ancien rapporte que les bibliothèques publiques furent, après la ruine de la ville, données aux princes africains alliés de Rome ; Salluste cite expressément les libri punici du roi Hiempsal ; Polybe dit que Carthage eut des historiens ; l'école grecque, enfin, mentionne le nom d'un philosophe carthaginois, celui d'Asdrubal (Clitomaque). L'ouvrage le plus estimé des étrangers fut un traité d'agriculture, de Magon, traduit en latin par D. Silanus. Il était divisé en vingt-huit livres ; Caton, Pline, Columelle, tous les Romains qui ont écrit sur l'économie rurale, en font le plus grand éloge. On ne saurait douter, dit Heeren, de la littérature punique. Un ouvrage aussi considérable que celui de Magon ne pouvait être ni la première ni la dernière production littéraire. Non certes on ne saurait douter du génie littéraire de Carthage, patrie des Térence et des Augustin. Qui saura jamais mesurer exactement les effets de la vengeance de Rome ? Peut-être la deuxième guerre punique elle-même a-t-elle été le sujet d'une grande épopée nationale, dont le dernier manuscrit s'est perdu dans l'incendie de Carthage. Perte à jamais déplorable, puisque, dès lors, Annibal n'a plus inspiré que les chants de l'ennemi. Les sciences étaient, sans doute, loin d'être négligées à Carthage ; l'étude devait même en être singulièrement encouragée, si l'on en juge par les résultats obtenus dans l'exécution des travaux de tout genre. Une judicieuse observation permet seule de poser des lois physiques, et les lois bien comprises conduisent seules à des applications fécondes. Or les Carthaginois obtenaient partout des succès merveilleux. Leurs marins, leurs ingénieurs, leurs industriels, atteignaient, chacun en son art, au plus haut degré de perfection. De ce qui précède on doit conclure que le gouvernement de Carthage attachait le plus grand prix à la bonne direction de l'instruction publique. La sagesse économique de la γερουσία l'emportait sur ses habitudes de défiance[8], et, de bonne heure, elle eut l'intuition de ce grand principe que le travail intelligent des citoyens est essentiellement créateur de la fortune publique. Quant aux beaux-arts, quelques commentateurs nient qu'ils aient jamais fleuri à Carthage ; mais cette opinion est fort contestable. Si la terre d'Afrique ne voyait pas naître de grands artistes, il est au moins certain qu'elle faisait bon accueil aux étrangers qui lui apportaient des chefs-d'œuvre. Ce fait vient d'être confirmé par le résultat des fouilles
de M. Beulé. Carthage aimait les arts, et, tandis que, toute à ses affaires,
elle semblait ne s'occuper que de commerce et d'industrie, de guerre et de
navigation, elle conviait à l'ornementation de ses édifices les architectes,
les peintres, les sculpteurs de |
[1] Les premiers érudits qui s'occupèrent de la langue punique furent : l'abbé Barthélémy, Swinton, Dutens, Bayer, Tychsen, Akerblad, Bellermann ; puis vinrent Kopp et Hamaker, Lindberg, Gesenius, M. de Sacy, E. Quatremère et le docteur Judas.
[2] Saint Augustin vivait en Afrique en un temps où l'idiome punique était le seul en usage parmi des populations entières, et lui-même n'hésite pas à se reconnaître de race carthaginoise. Aussi répond-il un jour gaiement à l'un de ses adversaires qui l'a traité de raisonneur punique : Magna tibi pœna est disputator hic pœnus. Il convient, en conséquence, de tenir grand compte du témoignage d'Augustin, nettement formulé dans les extraits suivants : Istæ linguæ [hebræa et punica] non multum inter se differunt. (Quæstiones in Judices, l. VII, quæst. 16.) — Hunc [Christum] Hebræi dicunt Messiam, quod verbum linguæ punicæ consonum est, sicut alia permulta et pene omnia. (Contra litteras Petiliani, l. II, 104.) — Locutio est quam propterea hebræam puto quia et punicæ linguæ familiarissima est, in qua multa invenimus hebræis verbis consonantia. (Locutiones in Genes., l. I, 8 et 9.)
Le témoignage de saint Jérôme n'est pas moins explicite :
.... Quarum [Tyri et Sidonis] Carthago colonia, unde et Puni sermone corrupto quasi Phœni appellantur. — Quarum lingua linguæ hebrææ, magna ex parte, confinis est. (In Jerem., V, 25.)
Enfin Priscien (l. V) s'exprime à ce sujet comme il suit : Maxime cum lingua Prænorum, quæ chaldaræ vel hebææ similis est et syræ, non habeat neutrum genus... Les assertions de la science sont donc bien fondées.
[3] La langue tamazir't est celle qu'on appelle improprement libyque, berbère ou kabyle. De récentes études viennent de restituer la grammaire et le vocabulaire imazir'en. (Voyez le Dictionnaire français-berber de la commission nommée par le ministre de la guerre, le 22 avril 1842 ; voyez aussi l'Essai de grammaire kabyle, du colonel Hanoteau, Alger, 1858.)
[4] C'est une tirade de seize vers, dont les dix premiers passent pour du vrai punique.
[5] L'une des premières inscriptions puniques qu'on ait trouvées est celle de Thugga (1631). Depuis lors, on en a découvert à Malte, à Chypre, à Athènes, en Sicile, en Sardaigne, en Tunisie, à Tripoli, en Algérie, a Marseille.
[6]
Cette inscription, déterrée près de l'église de
[7]
On doit surtout interroger le sol de la province de Constantine ; les environs
de Guelma ne sont qu'un vaste champ d'inscriptions bilingues (punique et
amazir). On ne visitera pas sans intérêt le musée algérien du Louvre, le
cabinet des antiques de
[8] Justin (XXI, V) dit que le sanhédrin avait interdit aux Carthaginois l'étude de la langue grecque, et cela par raison politique. Ces mesures prohibitives ne durent pas sortir longtemps leur plein effet, car les contemporains d'Annibal parlaient toutes les langues étrangères. (Plaute, Pænulus, prologue, v. 112.)