Le mieux tranché de tous les caractères anthropologiques, celui qui place le plus nettement la race adamique au premier rang de la création, c'est l'idée de Dieu. La croyance à un pouvoir d'ordre surhumain, ou, comme l'on dit, surnaturel, est un sentiment si naturel à l'homme, que ce fait psychologique paraît être une conséquence nécessaire de la définition de l'humanité ; et cette foi spontanée n'est universelle que parce que, suivant des principes divins, elle est indispensable au développement normal de la civilisation des peuples. L'idée de Dieu a pour premier effet de répartir les hommes par groupes définis ; de les relier entre eux (religio) par des devoirs réciproques ; de leur donner une famille, une patrie ; d'en faire des êtres moraux, adorant ensemble l'être supérieur qui exerce une influence directe sur leurs destinées. La diversité des religions du globe n'est que l'expression de la variété des modes de conception d'un objet unique. Le pouvoir providentiel ou surnaturel n'est pas envisagé partout sous le même aspect ; la latitude et la longitude assombrissent ou réchauffent les teintes de la grande image, et le génie de chaque peuple en reflète, à sa manière, la face qu'il a considérée. Qu'on laisse à part le phénomène du monothéisme juif, et l'on peut dire que toutes les religions de l'Orient se ressemblent : elles ont, en effet, pour fin commune l'adoration des objets et des forces de la nature. C'est ainsi que les Phéniciens eurent pour divinités premières le soleil, la lune, les étoiles, la terre, les fleuves ; ils se prosternèrent plus tard devant les causes des phénomènes physiques, c'est-à-dire les forces créatrice, conservatrice et destructrice, dont les effets les frappaient tour à tour d'admiration, de joie ou de terreur ; enfin, combinant deux idées distinctes, ils représentèrent ces forces par des objets matériels. Il n'entre point dans le cadre de cet ouvrage d'exposer les systèmes cosmogonique et théogonique au sein desquels a germé l'embryon de la religion carthaginoise. La science moderne a dévoilé le sens mystique du culte des Haalim, des Moloch, de Melkarth, des Cabires et d'Aschmoun. Le portrait de ces divinités bien connues n'offrirait plus ici rien d'intéressant, et nous ne saurions mieux faire que de renvoyer le lecteur aux ouvrages spéciaux[1]. A Carthage, la religion, antique et naïve auxiliaire de la politique, était, au plus haut degré, religion d'Etat. Tous les actes du gouvernement avaient pour cortège nécessaire une longue suite de cérémonies religieuses. Ainsi les grandes entreprises nationales étaient rappelées par des inscriptions commémoratives placées dans les temples de la ville ; l'établissement des colonies n'avait lieu que sous l'invocation du dieu Melkarth. Carthage envoyait aussi au Melkarth de Tyr des théories ou députations officielles ; des prêtres et des augures suivaient les généraux aux armées, et ceux-ci ne pouvaient rien faire sans leur assentiment préalable ; enfin, le nom des dieux de la République était toujours solennellement mentionné en tête du protocole des traités internationaux. On ne voit pas que les dignités sacerdotales aient été héréditaires à Carthage, bien que Justin les représente comme l'apanage de certaines familles[2]. Il est constant, d'ailleurs, que les fonctions de grand prêtre, honorées des plus hautes distinctions publiques, étaient toujours remplies par les premiers personnages de l'État[3]. Des fils de roi les ambitionnaient, et ce goût prononcé de l'aristocratie fut un obstacle à toute formation de castes religieuses analogues à celles de l'Egypte. Un gouvernement théocratique eût d'ailleurs été profondément antipathique au génie du peuple carthaginois. Les Romains ont dépeint Carthage sous les couleurs les plus sombres, et, dès lors, malgré soi, chaque fois qu'il est question de cette République, on songe, non sans horreur, aux sacrifices humains ; on croit entendre les cris des malheureuses victimes impitoyablement grillées dans le ventre d'airain des statues de Moloch. Cependant, ces sacrifices ne doivent pas faire aveuglément flétrir la civilisation carthaginoise. Les Romains et les autres peuples éclairés de l'antiquité se sont montrés tout aussi cruels[4] ; les modernes eux-mêmes n'ont pas résisté à l'instinct sinistre d'offrir à Dieu des hommes, leurs semblables ! Aujourd'hui, enfin, la férocité religieuse sévit encore, au cœur de l'Afrique, avec une extrême intensité. Pour ces raisons, il convient de juger les Carthaginois avec toute indulgence, et, s'ils sont décidément coupables, on doit condamner avec eux leurs ennemis, les Romains. Il faut également tenir compte du temps dont on écrit l'histoire, si l'on veut se faire une juste idée des mœurs carthaginoises. Les religions antiques ne pouvaient donner à leurs adeptes un état de pureté remarquable, et l'on sait tout ce qui se passait à Rome. Là, les passions les plus brutales marchaient le front levé, et la prostitution réclamait officiellement ses victimes[5]. Tous les peuples de l'antiquité ont vécu entre deux cloaques : l'ergastule et le lupanar. Il n'y a donc point lieu de s'attendre à trouver chez les contemporains d'Annibal une grande sévérité de mœurs. On connaît le sacrifice que la déesse[6]. Tanit imposait aux plus belles vierges ; on sait que des prêtresses-courtisanes desservaient ses autels. Toutefois, malgré les miasmes qui chargeaient son atmosphère morale, le Carthaginois avait des qualités éminentes, que l'histoire n'a pas assez hautement reconnues, et ses mérites doivent enfin lui être restitués. Il professait un grand respect pour ses dieux2, et, quels que fussent les désordres de sa vie privée, son foyer demeurait pur. Il semble ne s'être jamais souillé des turpitudes polygamiques, qui abâtardissent si rapidement les races les plus vigoureuses. De là deux grands et nobles sentiments, profondément implantés dans son cœur : l'amour de la famille et le patriotisme. Les liens de la famille étaient fort étroitement serrés à Carthage[7] ; la sainteté du mariage y était en honneur ; le père aimait ses enfants avec un abandon extrême, et cet amour était payé de la plus franche piété filiale[8]. Quelle famille plus solidement unie que celle d'Amilcar ? Quelles jeunes filles mieux élevées que celles du Pænulus[9] ? Les personnages de Plaute ont tous une physionomie touchante : qu'on change les circonstances de la scène, et, en écoutant Hannon, Antérastile, Adelphasie, on croira entendre des personnages de nos jours. Le Carthaginois avait toutes les vertus de l'homme qui aime la vie d'intérieur ; il était sobre[10], actif, hospitalier[11], doux envers ses serviteurs et ses esclaves, lesquels faisaient, plus que partout ailleurs, partie intégrante de la famille[12]. L'amour du pays n'était pas moins prononcé chez lui, et l'on reconnaissait un enfant de Carthage, comme aujourd'hui l'on distingue un Anglais, à son esprit national. Ouvrons encore le Pænulus ; ne semble-t-il pas qu'Hannon et Agorastoclès, deux compatriotes, soient deux fils de la vieille Angleterre, se promettant mutuellement aide et assistance, et affirmant ensemble : England for ever ?[13] L'idole du dieu Melkarth (Mekk-Kartha) symbolisait le patriotisme punique, et, sous les inspirations du dieu, cet amour du pays sut enfanter des prodiges. Admirons donc, sans crainte et sans réserve, l'énergie et la constance des patriotes de la faction Barcine, tant décriés par les Romains. N'oublions ni Amilcar, ni ses dignes fils, qui tous, l'un après l'autre, se firent tuer pour sauver leur pays. Accordons un souvenir pur de tout reproche aux courageux citoyens qui soutinrent si bien les derniers coups de Rome, aux vaillants défenseurs qui s'ensevelirent sous les ruines de Carthage. |
[1] Consultez, sur la religion carthaginoise : Creuzer, Religions de l'antiquité ; — Munter, Religion der Carthager ; — Wilhem Bötticher, Geschichte der Carthager ; — Guigniaut et Alfred Maury, Notes et Eclaircissements sur les religions orientales ; — F. C. Movers, Intersuchungen über die Religion und die Gottheiter der Phœnizien, Bonn, 1841 ; — Munk, Inscription phénicienne de Marseille (Journal asiatique de Paris, 4e série, t. X, p. 473, 1847) ; — Dupuis, Origine de tous les cultes, passim. — Alfred Maury, Encyclopédie moderne, article Phéniciens.
[2] Le prêtre de Jupiter de l'île de Chypre, obéissant à l'ordre des dieux, promet à Elissa de la suivre avec sa femme et ses enfants, en stipulant qu'il jouira, ainsi que ses descendants, à perpétuité, du bénéfice des fonctions sacerdotales. (Justin, XVIII, V.)
[3] Appien, De Rebus Punicis, LXXX.
[4] Tite-Live, XXII, LVII.
[5] Après la défaite des Cimbres, les femmes des vaincus offrirent de se rendre si l'on promettait de les respecter. Marias refusa. (Plutarque, Vie de Marius.) Il fallait repeupler les lupanars de Rome.
[6] Plaute, Pænulus, v. 945, 948, 962, 1272.
[7] Plaute, Pænulus, v. 1061, 1063-1066, 1075, 1076.
[8] Plaute, Pænulus, v. 1258-1261.
[9] Plaute, Pænulus, v. 1178, 1180, 1181, 1199-1202, 1219, 1220.
[10] Tite-Live, XXIII, VIII.
[11] Plaute, Pænulus, v. 1048-1050 ; v. 1025, 1026.
[12] La nourrice des filles du Pænulus accueille son maître par ces paroles, qui honorent à la fois le maître et la servante :
O mi hore, salve, Hanno insperatissime
Mihi tuisque filiis, salve...
Plaute, Pænulus, v. 1122, 1123.
[13] Plaute, Pænulus, v. 1032-1036.