On trouvait à Carthage toutes les industries de Tyr, sa métropole, c'est-à-dire la fabrication des tissus, les teintures et la verrerie. Ses manufactures de Malte étaient très-renommées, et nous savons qu'un Carthaginois, sans doute chef d'un grand établissement industriel, avait composé tout un traité sur l'art de confectionner les riches vêtements[1]. Un seul chiffre fera juger du luxe de ces chefs-d'œuvre : le péplum destiné à la statue d'Astarté coûtait plus de 700.000 francs[2]. Quant au verre, il était d'une finesse prodigieuse. Nos fabriques modernes, dit M. Beulé[3], n'obtiennent rien de plus mince, ni de plus délicat, dans le genre que nous nous plaisons à comparer à une mousseline légère. Le continent africain, cette terre mystérieuse dont les tribus centrales sont encore séparées de la grande famille humaine, tel était le vaste champ que la destinée avait offert aux explorations du commerce carthaginois. De bonne heure, le gouvernement avait compris l'importance de cette magnifique situation, et s'était attaché à prendre possession de la plus grande partie des côtes, pendant qu'il encourageait les voyages de découvertes à l'intérieur. Au nord, les comptoirs de Carthage s'échelonnaient de Les Carthaginois semblent avoir exploré beaucoup mieux que nous le continent africain, principalement le Soudan, qui en est, comme on sait, le grand entrepôt central, et il n'est pas impossible de retrouver leurs itinéraires. En effet, les routes d'Afrique, tracées d'une manière
invariable, passent par des points forcés, et sont aujourd'hui ce qu'elles
étaient il y a deux mille ans et plus. Ces chemins, connus de toute
antiquité, et suivant lesquels on pénètre au cœur du Soudan, peuvent se
classer en cinq grands réseaux distincts : ceux du Niger, de Les voies du Maroc et de l'Algérie, avec celles du Fezzan, étaient vraisemblablement les seules pratiquées par les Carthaginois. II convient en conséquence d'en indiquer ici le tracé général. Deux intrépides voyageurs, deux Français, Paul Imbert, en 1670, et René Caillié, de 1824 à 1828, ont victorieusement prouvé qu'il est possible de se rendre de Tafilelt à Timbektou. Cette ville mystérieuse, que Léon l'Africain avait aussi visitée, était bien connue des marchands de Carthage, et les Romains, qui héritèrent de leur commerce, y faisaient d'importantes affaires[5]. Le docteur Barth a, de son côté, démontré, en 1855, qu'on
peut se rendre directement de R'àt à Kano par Tin-Tellust, Ar'adez et
Katehna. Il suffisait donc de relier R'àt à l'Algérie pour mettre nos
possessions en communication avec le Soudan. C'est ce qui vient d'être fait,
et le problème a même été l'objet de trois solutions différentes. La première
est due à M. Bou-Derba, interprète de l'armée, qui, parti de Biskra en 1858,
est parvenu à R'àt par Tuggurt et Ouargla[6]. Peu de temps
après, de 185a à Les caravanes carthaginoises ont pu suivre ces lignes du Maroc et de l'Algérie ; il est possible aussi que, partant du golfe de Qàbes (petite Syrte), elles se rendissent dans le Souf, en côtoyant les Cht'out'. Mais il est vraisemblable qu'elles prenaient de préférence Tripoli et Lebeda pour points de départ. De Tripoli on peut aller à R'damès suivant les divers tracés décrits par MM. Dickson, Duveyrier, et le colonel Mircher. De R'damès on descend à R'àt, et de R'àt à Kano, sur les tracés de Barth. Toutefois, il semble que ce n'est point R'àt, mais Murzuk qui devait servir d'entrepôt au commerce de Carthage[8]. Or comment parvient-on à Murzuk ? Suivant trois routes, dont les deux dernières ont une section commune. La route la plus à l'ouest, celle qu'ont suivie, de 1850 à 1854, Richardson, Overweg et Barth, a pour points de passages principaux Tripoli, R'urian, Misda, Bir-el-Hassi et Murzuk. Tripoli est en même temps tète de la deuxième ligne, dite de Denham et Clapperton, passant par Bonjem, Sokna, Sebha, enfin Murzuk, point d'arrivée. La troisième voie ne diffère de celleci qu'en ce qu'elle a, non plus Tripoli, mais Lebeda (la grande Leptis) pour point de départ. Le major Lyon a parcouru, en 1819, ce chemin de Lebeba à Bonjem. C'est celui que, selon toute vraisemblance, suivaient les Carthaginois. Leurs caravanes, parties de Lebeda, gîtaient successivement à Bonjem, Sokna, Sebha, Murzuk. De Murzuk elles descendaient à Kouka, sur le lac Tchad, par Tegerri et Bilma, suivant l'itinéraire décrit par Barth et Vogel (1853-1855). Il est essentiel de remarquer que ce ne sont point là de vaines hypothèses, mais des inductions basées sur les données historiques. Hérodote, qui raconte le voyage des Nasamons, conducteurs de caravanes pour Carthage, dit expressément : Le chemin le plus court pour aller du pays des Lotophages à celui des Garamantes est de trente journées de marche[9]. Or les Lotophages habitaient les environs de Tripoli, et
les Garamantes, le Fezzan, cette oasis perdue dans un océan de sables.
D'ailleurs, suivant le récit des voyageurs, il y a bien trente jours de
marche de Lebeda à Murzuk. Murzuk a toujours été, comme R'ât, un important
entrepôt, une étoile où se croisaient les caravanes qui, de la haute Egypte,
se rendaient à Carthage ou en Mauritanie ; où passent encore aujourd'hui
celles des pèlerins musulmans qui, de Fez, se dirigent vers Hérodote ajoute que, après les Garamantes (Murzuk), et à dix jours de marche, les voyageurs nasamons rencontraient les Atarantes ; puis, encore à dix jours de marche au sud, les Atlantes. Les Atarantes semblent devoir être placés, sur le tracé de Barth, au point dit Tar'aria-Dumma ; les Atlantes, soit aux environs de Bilma, comme le veut Heeren, soit mieux à l'oasis d'Ar'adem. La caravane carthaginoise était le plus souvent conduite par le négociant, qui faisait ainsi lui-même ses affaires. Athénée cite un Magon qui, trois fois, fit en personne le voyage du Soudan, n'ayant pour toutes provisions que de la farine d'orge. Quant au reste du personnel indispensable en de telles expéditions, il était pris dans le pays intersyrtique, principalement chez les Nasamons. C'est pourquoi la possession des Syrtes était pour Carthage d'une immense importance. Elle lui fut disputée par les Grecs de Cyrène, et la guerre que la légende a close par le dévouement des Philènes n'était qu'un débat provoqué par une question de grande voirie commerciale. Quels étaient les moyens de transport en usage ? Certains auteurs veulent que le dromadaire en ait été, alors comme aujourd'hui, le principal agent. Mais cela est peu probable, car le dromadaire n'est point originaire d'Afrique. Il a dû y être importé, et cette importation paraît de beaucoup postérieure à Annibal. L'histoire ne mentionne, pour la première fois, le vaisseau du désert que sous le règne du roi Juba, contemporain de César[10]. Les Nasamons employaient-ils d'autres bêtes de somme ? Des éléphants, des ânes ? On ne saurait l'affirmer. Il est plus probable qu'ils formaient eux-mêmes des brigades de porteurs, analogues à celles que décrit le capitaine Burton, dans la relation de ses voyages aux grands lacs équatoriaux du continent africain. Ce qui, d'ailleurs, semble autoriser cette hypothèse, c'est le peu de volume et de poids des marchandises échangées entre l'intérieur et la côte. Les Carthaginois allaient chercher dans le sud de la poudre d'or, des calcédoines, des ivoires, du coton, des esclaves ; ils y portaient du vin, de l'huile, des tissus, des verroteries. Le sel, le blé, les dattes, étaient aussi, sur leur route, de fructueux objets d'échange. L'or est fort rare dans l'Afrique septentrionale ; il n'en
existe ni dans le Tell, ni dans le S'ah'râ ; mais on le trouve en grande
abondance au sud du Niger. La calcédoine (καρχηδόνιος
λίθος, carbunculus)
se tirait, suivant Pline[11], du pays des
Garamantes (Phazania,
le Fezzan), qui eux-mêmes la faisaient venir des montagnes de
l'Afrique centrale. C'était une espèce d'agate, fort estimée des anciens. Les marchés du Soudan étaient, alors comme aujourd'hui, couverts de dents d'éléphants, d'étoffes de coton[12] et d'esclaves des deux sexes. La traite remonte en Afrique à la plus haute antiquité, et elle y persistera longtemps encore. Au temps d'Annibal, les esclaves noirs étaient un objet de luxe, non-seulement à Carthage, en Egypte, à Cyrène, mais aussi en Grèce et en Italie[13]. La γερουσία en employait un nombre considérable[14] à l'exécution des travaux publics et au service de la flotte. Elle les tirait principalement du pays des Tibbous. Ainsi que cela se pratique encore aujourd'hui, les noirs venaient à pied, menés comme des troupeaux. En échange de ces marchandises, Carthage, avons-nous dit, exportait au Soudan : le sel provenant des roches sahariennes[15] et celui qu'elle tirait des Macomades de la petite Syrte ; du vin, qu'aucune religion ne prohibait alors ; de l'huile, des dattes du S'ah'râ ; du blé, de la rassade ou verroterie[16], que ses usines fabriquaient à bon compte. En terminant cette nomenclature, il convient de mentionner le silphium, que les Carthaginois plaçaient un peu partout, principalement dans la Cyrénaïque[17]. Le gouvernement surveillait la culture de cette plante mystérieuse, et s'en réservait le monopole, ainsi que le font du tabac certains Etats modernes. La marine marchande allait répandre au loin tous les produits dont l'énumération précède, et à laquelle il faut ajouter des articles de bimbeloterie, des épices, des animaux rares, des instruments aratoires[18], des ustensiles de cuisine, des objets de toilette. Elle rapportait de Sicile de l'huile et du vin, dont elle
n'avait jamais assez, eu égard à la grande consommation qui s'en faisait en
Afrique ; de l'île d'Elbe, du fer ; de Les navires de Carthage allaient en Espagne chercher de
l'argent et du plomb, des bois de construction, des chevaux, des moutons, des
tissus de poils de chèvre, des toiles de lin dites carbasa, des salaisons ; aux
Sorlingues, de l'étain[19] ; dans Il serait difficile de faire un exposé bien exact de l'organisation intérieure d'une maison de commerce carthaginoise. Quels en étaient les agents, les intermédiaires, les écritures ? Les méthodes en usage n'étaient certainement pas aussi simples que celles qui sont employées de nos jours. Le négociant ne pouvait guère confier à des tiers le soin de traiter ses affaires à l'étranger, ni aux colonies, encore moins au cœur de l'Afrique. Il faisait lui-même ses voyages, ses opérations de vente et d'achat. C'est ainsi que le Magon cité par Athénée visite trois fois le Soudan, et que l'Hannon de Plaute débarque en Etolie. Celui-ci est à la fois propriétaire et capitaine de son navire. Il est son propre subrécargue ; ses hommes d'équipage lui servent de portefaix[20]. Le commerce carthaginois, qui ne connaissait point le commis voyageur, avait besoin de correspondants. Les voyages que les marchands faisaient en personne nécessitaient des institutions de nature à leur assurer une bonne réception à l'étranger. Aussi, entre telle maison de Carthage et telle autre de Grèce, par exemple, existait-il des relations impliquant droit d'hospitalité réciproque. Ce droit ne pouvait s'exercer que sur la production du signe de reconnaissance convenu entre les parties[21]. Enfin le négociant avait besoin de courtiers et d'interprètes, pour le placement des marchandises qu'il débarquait. Ces agences existaient à Carthage, comme en Egypte et en Grèce[22]. On a vu d'ailleurs, que le marché de Carthage était pourvu de crieurs publics et de commissaires-priseurs[23]. Le commerce carthaginois apparaît sous un jour qui en accuse l'esprit jaloux et tyrannique. La métropole ouvrait son port au pavillon des puissances avec lesquelles elle avait des traités ; mais les colonies ne pouvaient point faire comme la métropole : le commerce libre leur était absolument interdit. En réalité, la colonie carthaginoise n'était qu'un magasin, un dépôt, où la vente et l'achat se faisaient pour le compte de Carthage, suivant des formes et à des prix déterminés. Il n'y avait point de négociants dans ces comptoirs, mais seulement des représentants, des commis. La politique de la γερουσία
fut invariable. Elle éloigna soigneusement les étrangers des régions
exploitées par ses nationaux, et dissimula comme elle put l'origine de leur
opulence. Ainsi l'Afrique et Carthage pensait aussi qu'il était nécessaire de maintenir dans une ignorance absolue de la valeur des choses les peuples barbares avec lesquels elle commerçait. Pour ce motif encore, elle élevait des barrières destinées à tenir à distance des étrangers qui eussent offert aux indigènes des pays exploités vingt fois ce qu'elle leur donnait elle-même. Rome eût peut-être payé un aureus ce que Carthage avait pour quelques grains de rassade. Telle est la politique dont les ressorts, habilement maniés, éloignèrent longtemps des Carthaginois toute concurrence sérieuse. Mais, fort heureusement pour les consommateurs, les monopoles ne peuvent être éternels. Il vint un jour où les Romains se lassèrent du système mis en vigueur par la γερουσία. Ils voulurent connaître cette Sardaigne, d'où l'on tirait tant de blé ; cette Sicile, qui produisait tant de vin et d'huile qu'on leur faisait payer si cher ; et, malgré les protestations d'Hannon, les soldats de Rome se lavèrent les mains dans la mer de Sicile[26]. |
[1] Athénée, XII, LVIII.
[2] Athénée, XII, LVIII.
[3] Fouilles à Carthage, p. 56.
[4] En amazir' : aker'oua (tête de nation), avant-garde de peuple.
[5] Timbektou était, dit-on, au nombre des villes dont le nom servit à orner le triomphe de Balbus le Jeune.
[6] Le vrai chemin d'Alger à Kano, l'une des premières villes du Soudan, est, à notre sens, celui-ci : d'Alger à Medea (ancien chef-lieu du beylik de Titeri, ancien castrum Medianum, ecclesia Mediensis) ; là, organisation complète de la caravane. Départ de Medea pour El-Ar'ouât' (Laghouat) ; d'El-Ar'ouàt' à Ouargla, huit jours de marche ; d'Ouargla à R'àt, suivant l'itinéraire de M. Bou-Derba ; de R'ât à Kano, par le tracé de Barth.
[7] De R'damès à R'àt il existe une seconde route, celle de Richardson (1815).
[8] R'àt est d'ailleurs relié à Murzuk par deux routes : l'une dite de Denham et Clapperton (1822-1824), l'autre récemment parcourue par le docteur Barth.
[9] Hérodote, IV.
[10] De bello africano. — Il n'y avait guère que les Nasamons, voisins de l'Egypte, qui connussent alors le dromadaire, et ce n'est qu'au temps de Juba, comme nous le disons, que l'usage s'en répandit à l'ouest du méridien de Carthage. Le djemel et le mehâri n'ont été communément employés, en Afrique, qu'à la suite de l'invasion arabe.
[11] Pline, XXVII, VII.
[12] Le coton croit spontanément sur les bords du lac Tchad. Les étoffes se vendent sous forme de tobés (espèce de blouses) et d'abaï'as.
[13] Voyez l'Eunuque de Térence (acte I, scène II). Le Carthaginois Térence, esclave lui-même, naquit vers l'an 192, soit neuf ans avant la mort d'Annibal.
[14] Appien, I.
[15] Hérodote le désigne sous le nom d'άλός μέταλλον.
[16] Les nègres donnent à cette rassade les noms de samsam et kimaraphamba. Que deviennent ces ornements primitifs dont, depuis des siècles, il a été importé tant de milliers de tonnes en Afrique ?
[17] Strabon. — Le silphium était un arbrisseau dont on tirait, par incision, un suc très-recherché, employé comme condiment. C'était le laser (laserpitium).
[18] Plaute, Pœnulus, v. 1006, 1007, 1009, 1013, 1014.
[19] Il n'est pas sur que le métal dit κασσίτερος soit le stannum des Latins.
[20] .... Viden homines sarcinatos consequi ?
[21] Plaute, Pœnulus, v. 974, 1042, 1043, 1047.
[22] Plaute, Pœnulus, v. 1010.
[23] Polybe. Texte du premier traité consenti entre Rome et Carthage (509 avant l'ère chrétienne).
[24] Carthage avait un singulier droit des gens : elle faisait noyer tous les étrangers qui trafiquaient en Sardaigne... (Montesquieu, Esprit des lois.)
[25] Festus Avienus. — Strabon, III.
[26] Consultez, sur le commerce carthaginois : Heeren, Idées sur le commerce et la politique des peuples de l'antiquité ; — Bötticher, Histoire de Carthage (Geschichte der Carthager).