HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.

CHAPITRE VI. — AGRICULTURE.

 

 

On se représente ordinairement les Carthaginois comme un peuple exclusivement adonné au négoce. C'est là une grave erreur. Une agriculture perfectionnée ne contribuait pas moins que le commerce à leur opulence, car elle leur offrait le moyen d'attacher au sol les peuplades indigènes, et d'éteindre le paupérisme qui rongeait la cité[1]. Les produits agricoles assuraient d'ailleurs la régularité du commerce d'exportation, et encourageaient le cabotage par la perspective d'un fret de sortie qui ne faisait jamais défaut.

Scylax vante, à juste titre, la fertilité tout exceptionnelle du territoire de Carthage, les richesses des habitants, le nombre et la variété de leurs troupeaux[2]. Agathocle et Regulus, lors de leur descente en Afrique, furent frappés des merveilles agricoles qui s'offrirent à leurs yeux[3].

Ce n'étaient que prairies et jardins magnifiques, dus à d'habiles irrigations ; d'immenses plantations de vignes, d'oliviers, d'arbres à fruit de toute espèce ; des plaines immenses, couvertes de céréales.

La fertilité de l'Afrique est admirable, dit Polybe[4]. Les chevaux, les bœufs, les moutons, les chèvres, abondent tellement en ces contrées, qu'on ne saurait en trouver un aussi grand nombre en aucun lieu du monde. La plupart des peuplades africaines ne connaissent pas les fruits que donne la culture, ne se nourrissent que d'animaux, et vivent au milieu de troupeaux immenses. Quant à la force et à la quantité des éléphants, des lions[5] et des panthères, à la grandeur et à la beauté des buffles et des autruches, qui n'en a entendu parler ? Ces animaux n'existent pas en Europe, mais l'Afrique en est pleine.

Les désastres des deux premières guerres puniques semblent porter, plus que jamais, les esprits vers les entreprises agricoles. Après Zama, on voit le grand Annibal employer ses vieux soldats à l'amélioration des cultures industrielles ; il leur fait faire de grandes plantations d'oliviers[6], destinées à rétablir la prospérité de Carthage, alors si compromise. En même temps, Masinissa introduit chez les Imazir'en les méthodes et les instruments aratoires les plus perfectionnés. Jusqu'alors, dit Polybe[7], son royaume avait été stérile et ne produisait aucun fruit mangeable. Masinissa démontra qu'il pouvait être aussi fécond qu'aucune autre terre. Il fit défricher d'immenses plaines, qu'il affecta, suivant la nature du sol, à des cultures déterminées.

Ces encouragements portèrent leurs fruits, et, vers la fin de sa carrière, Annibal eut la joie d'apprendre que l'Afrique septentrionale était redevenue le plus riche pays du monde. Au milieu du IIe siècle avant notre ère, le vertueux Caton, opinant, suivant sa coutume, pour la ruine de Carthage, laissa tomber un jour dans le sénat de superbes figues, qu'il portait dans un pan de sa toge, et comme les sénateurs en admiraient la beauté : La terre qui les produit, dit-il négligemment, ne se trouve qu'à trois journées de Rome. Le mot fit son chemin.

Tout le territoire de Carthage semble avoir été couvert d'établissements agricoles, analogues aux colonies romaines créées en Italie jusqu'au temps des Gracques. Ces περιοικιδες, bien distinctes des πόλεις et des φρούρια du littoral, n'étaient point fortifiées, et devenaient la proie du premier aventurier qui se présentait en armes. Agathocle en prit deux cents. La fécondité d'un sol privilégié peut seule expliquer la multiplicité des villes, des camps, des postes, des horrea, des fermes, des haras, des châteaux et des maisons de plaisance qui couvraient alors la Zeugitane et la Bysacène[8]. L'Européen qui visite aujourd'hui la Tunisie et la province de Constantine reste plongé dans le plus profond étonnement devant cette accumulation de centres de populations, dont il foule à chaque pas les ruines[9].

L'aristocratie carthaginoise professait un grand amour pour l'agriculture. Magon, l'un de ses membres, propriétaire et écrivain distingué, a laissé un traité complet des méthodes dont il convient de faire usage dans les travaux des champs. Ce livre, estimé des Romains et traduit par Silanus, est fréquemment cité par Caton, Pline, Columelle, et par tous les auteurs qui ont écrit sur l'économie rurale[10].

Carthage eût dû suivre les sages conseils dont est rempli l'ouvrage de Magon. En s'attachant au sol, comme le voulait aussi le grand Amilcar ; en cherchant à devenir puissance essentiellement territoriale et continentale ; en s'appuyant ailleurs que sur les bases fragiles du commerce, et faisant tout au monde pour résister aux tentations du génie mercantile, la République eût peut-être prévenu sa ruine. Elle eût au moins vendu chèrement sa vie. Du moment où elle a négligé l'agriculture, dit Cicéron[11], rien n'a plus affaibli Carthage que la cupidité de ses citoyens, qui, pour se livrer exclusivement au commerce et à la navigation, négligeaient l'agriculture et les armes.

 

 

 



[1] Aristote loue le gouvernement de Cartilage de secourir ainsi les indigents.

[2] Scylax de Caryanda, dans les Petits Géographes grecs, éd. Müller.

[3] Diodore, II. — Polybe, I.

[4] Polybe, XII, III.

[5] Au temps de Polybe, les lions pullulaient tellement en Afrique, qu'ils s'en allaient, par bandes, investir de grandes villes. Pour intimider ces assiégeants de nouvelle espèce, les Carthaginois bloqués mettaient en croix tous ceux qu'ils pouvaient prendre. (Polybe, XXXIV, fragm. — Pline, Hist. nat., VIII, XVI, XVIII.) Ainsi fait de nos jours le cultivateur de France, qui cloue aux vantaux de la porte de sa grange les petits oiseaux de proie qu'il a tués.

Le lion d'Afrique est maintenant beaucoup plus rare que dans l'antiquité. Traquée de toutes parts, la race aura bientôt disparu, non par voie de refoulement, mais bien de destruction. Le lion ne peut vivre dans le S’ah'râ, qui est plat, dénudé, sans ressources ; il lui faut le nord des hauts plateaux, ou mieux, les régions boisées, tourmentées, mais opulentes du Tell. Encore une erreur à signaler : Il faut, dit le commandant Trumelet, faire son deuil du lion du désert, dont on a tant parlé. Il n'y a jamais eu de lions dans le S'ah'râ.

[6] Aurelius Victor, Vie de Probus.

[7] XXXIV, fragments. — Valère-Maxime, sans doute écho de Polybe, dit également de Masinissa : Terram quoque quam vastam et desertam arceperat perpetuo culturæ studio frugiferam reliquit. (VIII, XIII, 1.)

[8] De superbes maisons de campagne témoignent de l'opulence des propriétaires. Ces demeures offraient toutes les commodités de la vie. On y voyait part tout l'aisance et le luxe. (Diodore, II.)

[9] Nous ne citerons qu'un exemple : entre Constantine et Setif on retrouve, à des intervalles très-courts, des cités considérables, dont quelques édifices sont encore debout : Mons, Djemila (Cuiculum) et bien d'autres, qui, d'après les vestiges qu'elles ont laissés, devaient avoir l'importance de nos villes de France de premier ordre.

[10] Voyez un résumé de l'ouvrage de Magon dans Heeren (Idées sur le commerce et la politique des peuples de l'antiquité, t. IV).

[11] Cicéron, De republica, II, IV.