Tout Etat dont la fortune repose sur le principe de l'industrie et du commerce est fatalement appelé au rôle de puissance maritime. Carthage semble avoir compris de bonne heure que l'importance de la flotte doit toujours être en harmonie avec celle de la marine marchande ; que, de plus, le nombre des vaisseaux de guerre d'une métropole se calcule d'après la richesse de ses colonies. Pour la sécurité de ses opérations commerciales et le
maintien des îles sous son étroite dépendance, il fallait à la fille de Tyr
la libre pratique des mers, et elle dut s'imposer des sacrifices qui firent
longtemps respecter son pavillon. Ses courses dans La marine militaire de Carthage brille d'un grand éclat au
temps de la première guerre punique, mais elle tombe rapidement de cet
apogée. Au temps d'Annibal, on la voit en pleine décadence, et l'état de
misère de la flotte suffit à expliquer l'échec du grand capitaine en Italie.
Il était coupé de Carthage, et les Romains tenaient De même que Carthage avait hérité des instincts de Tyr, les Américains d'aujourd'hui semblent avoir hérité de l'esprit maritime des Anglais. Si la guerre de la sécession (1861-1865) a fait proclamer la supériorité des Etats du Nord, c'est que la marine fédérale sut rigoureusement bloquer les ports du Sud, et couper de l'Europe tous les confédérés. La marine de Carthage était spécialement sous l'invocation des dieux. Neptune, Triton et les Cabires protégeaient le navire de guerre, et leurs images en ornaient la poupe. Ces poupées cabiriques portaient le nom de dieux Patæques. Un passage de Silius Italicus fait aussi connaître que le nom même du navire était ordinairement celui d'une divinité[1]. Esclave de ses idées religieuses, la population de Carthage se laissait vivement impressionner par tous les événements qui intéressaient sa gloire maritime. Les victoires navales y étaient célébrées par des réjouissances, et, quand survenait quelque défaite, un deuil national témoignait de la douleur publique. Alors les murs de la ville étaient drapés de noir, et des peaux de mouton, également noires, voilaient, tout autour du port, la face des petits dieux Patæques[2]. Les amiraux carthaginois ne doivent pas être confondus avec les officiers généraux des armées de terre. Ceux-ci avaient toujours sous leurs ordres le personnel de la flotte opérant de concert avec leurs troupes. Quand la flotte devait agir isolément, les amiraux et chefs d'escadre recevaient directement leurs instructions de la γερουσία. La pentarchie de la marine leur adressait des plis cachetés, qu'ils n'ouvraient qu'à une certaine hauteur en mer[3]. Les vaisseaux de guerre carthaginois étaient montés par des soldats de marine qu'on pourrait assimiler à nos compagnies de débarquement, par des gabiers et matelots, enfin par des rameurs chargés du service de propulsion. Ces derniers, dont le nombre était considérable[4], formaient un corps permanent, entretenu par l'Etat, et constamment exercé aux difficultés de l'art. Leur habileté assurait aux escadres carthaginoises une supériorité de marche dont la marine romaine osa seule leur disputer la gloire. Quelques chiffres feront juger de l'importance du matériel
naval de Pourquoi n'a-t-elle point fait usage de ces forces, qui semblent être restées quinze ans dans une immobilité complète ? C'est que sans doute le trésor public, épuisé, était incapable de nouveaux efforts budgétaires ; que la γερουσία ne pouvait plus ordonner d'armements ; que la marine carthaginoise était tombée dans l'état où se trouvait la marine espagnole au commencement de ce siècle[7]. Avant les guerres puniques, le navire de guerre carthaginois
était la simple trirème[8] ; mais Alexandre
et Demetrius Poliorcète ayant introduit en Europe l'usage des vaisseaux de
haut rang, Carthage suivit Le siège de Tyr (334) et celui de Rhodes (304) avaient singulièrement modifié l'art de l'attaque et de la défense des places maritimes, art qui doit atteindre son plus haut degré de perfection antique pendant le cours même de la guerre d'Annibal, à ce siège de Syracuse (212) immortalisé par le génie d'Archimède. On venait d'inventer de puissantes machines flottantes, des tortues de mer, des navires cataphractes, les aînés de ces vaisseaux cuirassés, que nous croyons peut-être d'invention moderne. II s'en était suivi toute une révolution dans les principes de l'art militaire naval, et, comme il a été dit plus haut, l'emploi des grands navires avait été préconisé. Mais, comme le fait très-bien observer M. Beulé[12], il ne faut pas s'exagérer les dimensions du navire antique. Le savant archéologue démontre péremptoirement que le vaisseau de premier rang de la marine carthaginoise ne pouvait pas avoir plus de 5m,30 de largeur, hors œuvre. Quant à la longueur, qu'on ne saurait déterminer d'une manière certaine, elle devait être relativement énorme[13]. La vitesse était, en effet, la première des qualités à rechercher dans le navire de guerre, à une époque où l'art militaire naval se réduisait à cette tactique unique : manœuvrer de manière à enfoncer à coups d'éperon la muraille de l'adversaire, en évitant soi-même le choc de son éperon[14]. Nous avons exposé plus haut l'importance du matériel de la flotte ; il convient, en terminant ce chapitre, de donner une description sommaire des bassins où les escadres étaient maintenues au mouillage. La République avait plusieurs ports militaires, tels qu'Hippone[15], Kerkina[16], Cagliari, Carthage, etc. Le port circulaire d'Utique, l'alliée de Carthage, pouvait recevoir bon nombre de vaisseaux ; enfin, le lac de Tunis offrait une station sûre, où s'abritaient des forces considérables[17]. Mais le principal port militaire était le Cothon, creusé par la fondatrice Elissa. Les constructions primitives s'étaient successivement transformées en magnifiques édifices, pour lesquels l'art grec avait marié ses plus beaux effets aux heureuses conceptions des ingénieurs carthaginois. Les cales du Cothon furent d'abord de bois ; mais un vaste incendie les ayant détruites vers l'an 400[18], on dut les reconstruire en maçonnerie, et probablement suivant le plan dont Appien nous a conservé les lignes principales. Au milieu du port militaire, dit cet auteur[19], était une île bordée de grands quais, de même que le pourtour du bassin. Les quais présentaient une série de cales qui pouvaient contenir 220 vaisseaux. Au-dessus des cales, on avait
construit des magasins d'agrès. En avant de chaque cale, s'élevaient deux
colonnes d'ordre ionique, qui donnaient à la circonférence du port et de l'île l'apparence d'un
portique. Dans l'île, on avait disposé pour le directeur du port un pavillon d'où partaient les sonneries de trompette et les ordres
transmis à la voix, et d'où ce directeur exerçait sa surveillance. L'île
était située vers le goulet, et s'élevait sensiblement, afin que le navarque
vît tout ce qui se passait au large, sans que les navires du large pussent
plonger l'intérieur du port. Les marchands mêmes qui mouillaient dans le premier bassin ne voyaient
point les arsenaux du second ; une double muraille les en séparait, et une
entrée particulière leur donnait accès dans
la ville, sans qu'ils eussent à passer par le port militaire. M. Beulé a retrouvé des traces de cette brillante architecture hydraulique, mais, pour en découvrir quelques fragments, le courageux archéologue a dû procéder à de longues fouilles. Les ports de Carthage ne sont plus en l'état où ils étaient au temps d'Annibal. La nature, reprenant ses droits, a effacé peu à peu les travaux d'Elissa et de ses successeurs ; elle a comblé des ports qu'elle n'avait point creusés. Les alluvions de l'oued Medjerda, les sables de la plage, soulevés par le vent d'est, ont enseveli les bassins sous un sol factice, qui ne cesse de s'exhausser. C'est au point que les Arabes ont planté des vignes et des figuiers là où se balançaient jadis, bien assurés sur leurs amarres, les navires venus de tous les points du monde ancien[20]. Les beaux travaux de M. Beulé ont abouti, et nous
possédons aujourd'hui quelques données précises touchant les cales du port
militaire. Chacune d'elles avait 5m,40 de large, et l'on peut admettre Ce qui préoccupait surtout l'auteur de ces savantes recherches, c'était la décoration des cales ; c'étaient ces deux colonnes engagées aux têtes des refends, et qui, 220 fois répétées, donnaient à l'ensemble du port militaire l'aspect du portique le plus élégant et le plus riche du monde. M. Beulé a été assez heureux pour retrouver deux tambours
de colonne, et il estime que la magnifique décoration du port militaire est
un monument des arts de Ainsi, pour l'ornementation de ses établissements maritimes, Carthage invoquait le secours du génie de Corinthe et de Syracuse. Mais bientôt, et presque en même temps, Syracuse, Corinthe et Carthage reconnaîtront la supériorité politique du génie de Rome. |
[1] Silius Italicus, Puniq., XIV.
[2] Diodore de Sicile, I.
[3] Diodore de Sicile, I. — Polybe, V.
[4] Durant la deuxième guerre punique, Asdrubal achète en un seul jour 5.000 esclaves destinés à la rame. (Appien, I.) La proportion des rameurs était toujours très-grande. Pour 120 soldats de marine embarqués, on comptait à bord d'une quinquérème 300 rameurs et matelots. (Polybe, I.)
[5] Diodore de Sicile, XI, XX.
[6] Tite-Live, XXX, XLIII.
[7] Elle se composait (1805) de beaux et grands vaisseaux mais ces vastes machines de guerre, qui rappelaient l'ancien éclat de la monarchie espagnole sous Charles III, étaient, comme les vaisseaux turcs, superbes en apparence, inutiles dans le danger. Le dénuement des arsenaux espagnols n'avait pas permis de les gréer convenablement, et ils étaient, quant aux équipages, d'une faiblesse désespérante. (M. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, t. IV.)
[8] La trirème, inventée par les Corinthiens vers l'an 700, avait remplacé le pentecontore, et opère une première révolution dans l'art militaire naval.
[9] Polybe, I.
[10] Polybe, I.
[11] Appien, Puniq., CXXI.
[12] Fouilles à Carthage, p. 108 et 117.
[13] Tite-Live donne constamment aux navires de guerre le nom de naves longæ, par opposition à celui des transports, naves onerariæ.
[14] Il ne faut pas croire que l'éperon soit, plus que le navire cuirassé, d'invention récente. Les navires de l'antiquité étaient tous armés de becs solides renforcés d'épaisses lames de bronze, et Homère applique au vaisseau de Nestor l'épithète δεκέμβολος. On se battit ainsi à coups d'éperon jusqu'à la fin du moyen âge, et l'on voit, en 1340, les flottes d'Edouard III et de Philippe de Valois combattre à la manière des Carthaginois et des Romains. (Voyez la description du rostrum et de l'éperon dans le père Daniel, Histoire de la milice françoise.) La bataille de Lépante (1571) a fait prévaloir l'emploi de l'artillerie sur mer ; cependant, malgré les progrès de notre artillerie, nous en revenons aujourd'hui à un engin qui rappelle l'éperon et le rostrum antiques.
La tactique du vaisseau de guerre mû par des rames devait présenter une grande analogie avec celle du navire à vapeur moderne.
[15] Appien, I.
[16] Tite-Live, XXII, XXXI.
[17] Le lac de Tunis, qui est aujourd'hui ensablé, et qui ne peut plus livrer passage qu'à des embarcations légères, avait alors une profondeur suffisante, eu égard au tirant d'eau des vaisseaux romains et carthaginois. Ce lac, que les anciens appelaient λέμνη (stagnum), fut encore pratiqué par les navires de Bélisaire. (Voyez Procope, De bello Vand., I, XX.)
[18] Diodore, II. — Cet incendie se rapporte au règne de Denys l'Ancien.
[19] Appien, Puniq., XCVI.
[20] M. Boulé, Fouilles à Carthage, p. 96.
[21] Fouilles à Carthage, p. 108.
[22] Malgré l'état avancé de la science, dit l'Empereur (Histoire de Jules César, t. I, p. 144), nous n'avons pu retrouver qu'imparfaitement la construction des anciennes galères, et, encore aujourd'hui, le problème ne serait complètement résolu que si le hasard nous offrait un modèle.
Qui sait si les proportions du navire de guerre antique
ne pourront pas se déduire très-simplement des découvertes de M. Daux ? Cette
conséquence, que nous appelons de nos vœux, sera peut-être toute naturelle. M.
Daux, aussi savant archéologue qu'ingénieur distingué, vient de fouiller en tous
sens le sol de