HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE DEUXIÈME. — CARTHAGE AU TEMPS D'ANNIBAL.

CHAPITRE IV. — GUERRE.

 

 

La γερουσία de Carthage confiait le département de la guerre à l'une de ses pentarchies, tout en se réservant la nomination des officiers généraux, le contrôle direct de leurs opérations, le droit de les traduire à sa barre, en cas de fautes graves contre la discipline ou contre les lois de l'honneur militaire.

Le grade d'officier général était fort recherché de l'aristocratie carthaginoise, car il conférait droit de préséance après celui de soff'ète ; c'est-à-dire que le choix de la γερουσία ne portait jamais que sur des fils de grandes familles, occupant déjà par leur fortune une haute position dans l'Etat. Les nominations du comité des Cent étaient soumises à l'approbation du σύγηλητος et de l'assemblée du peuple. Parfois l'armée, lui enlevant cette prérogative, proclamait elle-même un général. Mais, en ce cas encore, la ratification du sénat et du peuple était indispensable. Les soff'ètes n'étaient pas nécessairement généraux de la République, mais ils pouvaient l'être, et recevaient alors un brevet spécial, émané des bureaux de la pentarchie. La guerre terminée, ils résignaient le commandement. Réciproquement, durant son commandement, un général pouvait être nommé soff'ète. Il suit de là qu'il n'y avait entre ces deux titres distincts aucune corrélation nécessaire.

Chacune des armées actives de la République était commandée par un général investi d'une autorité déterminée, mais variable avec les circonstances. Celle d'un général en chef était rarement absolue ; on le soumettait, comme les autres généraux, à des commissaires chargés de diriger et de surveiller sa conduite.

Les commissaires, tous membres de la γερουσία, étaient munis de pleins pouvoirs. Ils traitaient les affaires politiques, contractaient les alliances et adressaient à Carthage des rapports réguliers. Enfin ils assistaient aux conseils de guerre présidés par les généraux. Tous les services administratifs des armées en campagne étant sous leur direction et leur contrôle, la γερουσία leur donnait pour adjoints un certain nombre de leurs collègues du sanhédrin, mais appartenant seulement au σύγηλητος. On verra ces commissaires au quartier général d'Annibal[1].

La sombre γερουσία s'était, avons-nous dit, réservé la juridiction militaire, et sa sévérité était extrême. Ses jugements, sans appel, étaient autant de condamnations à mort. L'honneur du commandement était si redoutable, que des généraux recouraient au suicide pour ne point affronter le terrible tribunal[2].

Le défilé de l'armée d'Italie, commandée par Annibal, doit mettre en évidence[3] tous les détails d'organisation des armées carthaginoises, et le tableau n'a plus besoin, pour être ici complété, que de quelques traits touchant les arsenaux et les fortifications d'une ville qui était, à elle seule, l'Etat tout entier.

Les arsenaux de Carthage paraissent avoir été considérables. Ces établissements contenaient, suivant Appien, jusqu'à deux cent mille armures complètes, une immense quantité de traits et de javelots, et deux mille catapultes[4]. Strabon, qui témoigne du même fait[5], porte à trois mille le nombre des machines de guerre.

Les manufactures d'armes en pleine activité pouvaient produire par jour cent boucliers, trois cents épées, mille traits de catapulte, cinq cents lances, et un nombre variable de machines névrobalistiques[6]. Strabon[7], qui enchérit encore sur Appien, constate une production de cent quarante boucliers par jour.

L'enceinte de Carthage présentait un développement d'environ 30 kilomètres[8], et comprenait la citadelle de Byrsa, dont le périmètre particulier, tangent intérieurement à celui de la place, mesurait 3 kilomètres au moins[9].

Il est assurément impossible de retrouver le tracé suivi par les ingénieurs carthaginois ; mais on doit se figurer une suite d'angles saillants et rentrants, de tours rondes[10] et de courtines, agencées de manière à procurer quelques flanquements.

Du côté de la mer, la place était défendue par des rochers à pic, formant escarpe naturelle, et la fortification se réduisait à une simple muraille dessinant le pourtour de Megara[11], contournant la ville basse à l'est, et coupant la Tænia suivant toute sa largeur (92m,50).

Le mur, faible et négligé en ce dernier point[12], était très-solidement établi du côté des ports, qu'il avait à couvrir[13]. Mais Carthage se sentait surtout vulnérable à l'ouest et au nord-ouest, et c'est là qu'elle avait accumulé ses meilleurs moyens de défense. L'isthme était coupé par une triple ligne de murailles, d'environ 5 kilomètres de développement total[14].

La configuration d'un terrain assez tourmenté avait dû guider les ingénieurs militaires, lors de la détermination du tracé de cette portion d'enceinte, dont Byrsa empruntait environ 250 mètres courants[15].

Au nord et au sud, l'enceinte propre de Byrsa se composait d'un double mur ; à l'est, elle était formée du péribole fortifié du temple d'Aschmoun. Nous avons dit que le plateau de la citadelle, d'environ 60 mètres d'altitude, avait un commandement important sur la ville basse. Cette différence de niveau était rachetée par une communication d'un caractère tout particulier. C'était un escalier de soixante marches, donnant accès au temple en temps ordinaire, mais pouvant être facilement démoli en cas de siège, car il n'était qu'appliqué sur le soubassement de l'édifice.

Quelques chiffres, donnés comme complément de cette description sommaire, feront mieux connaître l'importance de la place. Carthage, aux dernières années de son existence, et après une lutte séculaire, comptait encore une population de 700.000 âmes[16]. Byrsa, la citadelle, pouvait donner asile à 50.000 hommes[17] ; le temple d'Aschmoun, réduit de la citadelle, en contenait un millier[18].

Pour qu'on juge mieux encore de la valeur des fortifications de Carthage, il convient d'en dessiner le profil, en observant que le résultat des récentes découvertes de M. Beulé[19] est en parfaite concordance avec les données des textes.

Le mur d'escarpe était construit en pierres de taille[20]. C'était du tuf pris sur place, et protégé, contre l'érosion d'un air saturé de vapeurs salines, par un enduit de poix, ou de bitume[21]. L'appareil des murs était colossal. Les blocs qui formaient les assises mesuraient jusqu'à 1m,50 de longueur, 1m,25 de largeur et 1 mètre d'épaisseur.

Quoique les assises, dit M. Beulé[22], paraissent, au premier aspect, réglées, elles ont cependant des saillies et des retraites, des tenons et des mortaises, qu'on dirait empruntés à l'agencement des charpentes. Ces assemblages, dits à mâle et femelle, n'étaient pas encore, pour le génie carthaginois, une suffisante garantie de solidité ; les lits et les joints étaient garnis d'une couche de mortier fin.

L'épaisseur des murs, y compris une masse d'appui composée de voûtes en décharge, était de 10m,10[23] ; la hauteur d'environ 15 mètres[24], non compris le bahut et les tours[25].

Les trois lignes de murailles avaient même profil. Elles comprenaient chacune deux étages de voûtes[26], qui, du côté de la plaine, servaient au logement de 300 éléphants, 4.000 chevaux, 20.000 hommes d'infanterie, 4.000 de cavalerie.

En terminant cet aperçu, qui laisse admirer des proportions grandioses, il convient d'exposer les détails de construction d'un système de casemates parfaitement entendu.

Les anciens, dit M. le général Tripier[27], avaient des connaissances étendues sur la propagation du mouvement, et sur les vibrations produites dans les maçonneries et les terres par des chocs violents ; ils se servaient de béliers gigantesques.

Ils avaient reconnu que les vibrations sont une très-grande cause de destruction dans les maçonneries..... qu'il fallait leur procurer des points d'appui qui en empêchent les oscillations. Ils savaient que ces points d'appui s'obtiennent facilement avec économie, en opposant les murs perpendiculairement les uns aux autres..... C'est ainsi qu'ils ont été amenés à adosser à leurs murs primitifs d'enceinte des pieds-droits, et à jeter entre ces pieds-droits des voûtes, pour en contenir les vibrations ; ils ont fait de nombreuses applications de cette disposition, qui avait le double avantage de donner des logements et des magasins, et de créer de larges terre-pleins.

La plus considérable de ces applications était à l'enceinte de Carthage, qui avait deux rangs de voûtes[28].

Il est à remarquer, d'abord, que les matériaux employés, les pierres de taille, d'un tuf spongieux, donnaient, parleur nature même, une grande élasticité aux maçonneries ; et, en second lieu, que la disposition des différentes parties de l'œuvre lui assurait une résistance considérable.

L'épaisseur 10m,10 du mur d'enceinte comprenait celle du mur de parement, qui était de 2 mètres[29], et non point 2m,51, ainsi que le suppose M. le général Tripier. La différence 8m, 10 était afférente à la masse d'appui creuse. Celle-ci comprenait : un corridor voûté longitudinal de 1m,90 de largeur, les murs de tête et de fond des casemates, de 1 mètre d'épaisseur chacun, et le vide de ces casemates.

La casemate affectait, en plan, la forme du fer à cheval. C'était un rectangle de 3m,60 sur 2m,55, dont les petits côtés, perpendiculaires au corridor, se raccordaient au fond, suivant une demi circonférence de 3m,30 de diamètre, d'où résultait, pour la salle, une profondeur maximum de 4m,20.

Les pieds-droits de la casemate avaient 1m,10 d'épaisseur, et ces dimensions mêmes donnent à penser que les deux étages étaient voûtés.

En donnant, comme nous l'avons fait, 15 mètres de hauteur totale à la fortification, et en admettant une épaisseur de voûte de 1 mètre, il reste 6m,50 pour la hauteur sous clef de chaque étage.

C'est à peu près celle du plancher romain dont M. Beulé a retrouvé les traces. Les murs des casemates montrent, à 6 mètres au-dessus du rocher, les refouillements des trous d'encastrement des solives. Mais l'éminent archéologue admet trois étages, et nous sommes ici en désaccord avec lui. Nous n'en voyons que deux, et le texte d'Appien est formel à cet égard[30].

Telles étaient les imposantes fortifications de Carthage. Qu'on se représente cette muraille haute de 15 mètres, offrant, au-dessus de ses deux étages de voûtes, une terrasse, ou terre-plein, de plus de 10 mètres de largeur. Que, de 60 en 60 mètres[31], on élève par la pensée des tours dominant le terre-plein de toute la hauteur de leurs quatre étages[32] ; qu'entre ces tours et ces murs à bahut, l'historien fasse mouvoir tout un peuple de défenseurs, et l'on aura la plus haute idée du génie militaire de Carthage[33].

 

 

 



[1] Voyez ci-après, l. III, c. V.

[2] Diodore de Sicile, II.

[3] Voyez ci-après, l. III, c. V.

[4] Appien, Puniq., LXXX.

[5] Strabon, XVII, III.

[6] Appien, loco cit.

[7] Strabon, XVII, III.

[8] Orose (IV, XXII) dit 20 milles ; Eutrope, 22 ; Tite-Live (Epit. du livre LI), 23. Strabon donne à cette enceinte un développement total de 360 stades (66 kilom. 600 mèt.) ; mais le texte est vraisemblablement entaché d'erreur. Nous avons pris les dimensions minima données par P. Orose, soit 29 kilomètres 585 mètres.

[9] Orose (IV, XXII) dit 2 milles ; Eutrope, un peu plus de 2 milles ; Servius, 12 stades ou 4.070 mètres. Nous adopterons encore ici le minimum d'Orose, 2958m,52.

[10] Le demi-cercle est la figure favorite de l'architecture carthaginoise pour toute espèce de constructions.

[11] Scipion escalada le mur de Megara en 147.

[12] Le consul Censorinus y fit très-facilement brèche en 149.

[13] En 147, les Carthaginois renforcèrent encore cette partie de l'enceinte. Ils la doublèrent d'un rempart avec fossé, qui coupait, dans toute sa longueur, le quai des marchandises. C'est par là cependant que Scipion pénétra en 146.

[14] L'isthme avait 25 stades (ou 4 kilomètres 625 mètres) de largeur. On peut ajouter 375 mètres pour les brisures du tracé.

[15] Orose, IV, XXII.

[16] Strabon, XVII, III.

[17] Appien, Puniq., CXXX. — Voyez aussi Tite-Live et Polybe. — Florus dit 40.000 hommes ; Orose, 30.000 hommes et 25.000 femmes.

[18] Appien dit environ 900 (Puniq., CXXX.)

[19] Fouilles à Carthage, Paris, 1861.

[20] Orose, IV, XXII.

[21] Pline, Hist. nat., XXXVI, XXII.

[22] Fouilles à Carthage, p. 61.

[23] Appien dit (Puniq., XCV) : 9 mètres. Diodore (Reliquiæ, XXXII, XIV ; Excerpta Photii) dit : 9m,90. Les fouilles de M. Beulé ont donné 10m,10.

[24] Appien dit (Puniq., XCV) : 13m,50 ; Diodore (Reliquiæ, XXXII, XIV ; Excerpta Photii) : 18 mètres. La moyenne est de 15m,75. M. Beulé est porté à croire (Fouilles à Carthage, p. 64) que la hauteur était de 15 mètres. M. le général Tripier (La fortification déduite de son histoire, p. 29, 30) n'accorde que 14 mètres, mais ne cite point d'autorité qui appuie cette conjecture. Nous avons adopté, pour le pied grec, 30 centimètres, et pour la coudée, 45 centimètres.

[25] Appien, Puniq., XCV.

[26] Appien, Puniq., XCV. M. le général Tripier a raison d'admettre ces deux étages, mais M. Beulé (Fouilles à Carthage, p. 64) en suppose trois. Pourquoi ?

[27] La fortification déduite de son histoire, p. 29, 30.

[28] La fortification déduite de son histoire, p. 29, 30.

[29] M. Beulé a mesuré lui-même l'épaisseur de 2 mètres. (Voyez les Fouilles à Carthage.) La planche II, fig. 1, donne le plan des casemates.

[30] Appien, Puniq., XCV.

[31] Appien, Puniq., XCV.

[32] Appien, Puniq., XCV.

[33] Virgile, Énéide, I, v. 14.