La direction des finances de Carthage était du ressort de la γερουσία, qui en déléguait l'inspection à une pentarchie spéciale, et celle-ci était présidée par un magistrat que les Romains ont, par analogie, désigné sous le nom de questeur. Le commerce carthaginois se faisait principalement par voie d'échanges. Ce mode d'opérations fit que la République ne s'attacha point, dès le principe, à se pourvoir d'une grande quantité de valeurs métalliques. Cependant on sait que l'or et l'argent en poids furent, de tout temps, chez elle, des signes représentatifs du prix des choses. Elle eut aussi, à partir du IVe siècle, des monnaies d'or, d'argent et de bronze, dont nous possédons plus d'un spécimen[1]. Il est d'ailleurs avéré que les métaux précieux étaient parfois très-rares sur la place, surtout les métaux monnayés. De là des crises inévitables. Le malheureux traité des îles Ægates et la cruelle guerre des mercenaires de Sicile ne sont que la conséquence d'une grande insuffisance de numéraire. Le projet de conquête de l'Espagne semble avoir ensuite tiré son origine de la nécessité où fut l'Etat de parer à de nouveaux désastres. Amilcar, Asdrubal et Annibal rendirent d'éminents services à leur pays en faisant disparaître cette disette de métalliques. Les Carthaginois ne connurent ni la rente sur l'Etat, ni les institutions de crédit, ni les papiers de commerce, mais ils eurent quelques notions des valeurs fiduciaires, représentatives des valeurs monétaires. Le premier de ces signes de monnaie fut celui qu'on a, très-improprement, nommé monnaie de cuir. Les Carthaginois, dit Eschine[2], se servent de la monnaie suivante : dans un petit morceau de cuir ils enveloppent quelque chose de la grosseur d'une pièce de 4 drachmes ; mais ce que c'est que la chose enveloppée, voilà ce que savent seulement ceux qui l'ont confectionnée. Une fois cachetée, on la met en circulation. La monnaie de cuir, on le voit, était d'un alliage dont l'Etat seul connaissait la composition. La petite pièce était cousue entre deux rondelles de cuir, et le timbre de l'Etat exprimait la valeur fictive attribuée au billon émis. On peut se représenter cette monnaie conventionnelle sous la forme des amulettes que portent encore nos indigènes de l'Algérie, et qu'ils suspendent au poitrail de leurs chevaux pour les préserver du mauvais œil (h'eurouz)[3]. Les revenus du trésor découlaient de plusieurs sources : les impôts, les douanes, l'exploitation des mines, la piraterie. Les colonies de l'intérieur et les provinces de Les pavillons étrangers n'étaient admis dans les ports de
la République que sous des conditions déterminées[5] et n'en pouvaient
emporter que les marchandises dont la nomenclature avait été fixée par des
traités de commerce[6]. En même temps,
un dur système de lois prohibitives imposait aux colonies carthaginoises
l'obligation de ne faire dans la métropole que des importations désignées à
l'avance, et de s'approvisionner sur ses marchés. Les droits de douane de
Carthage étaient excessifs, et provoquaient une active contrebande entre Avant la conquête de l'Espagne par Amilcar, Carthage n'exploitait que quelques mines dans le bassin du Guadalquivir ; mais cette conquête changea la face des choses. Carthagène devint la capitale d'une véritable Californie. A Osca (Huesca), on exploitait des mines d'argent ; à Sisapon (Almaden), l'argent et le mercure. A Cotinse, le cuivre se trouvait à côté de l'or. Chez les Orétans, à Castulo (Cazlona, sur le Guadalimar), les mines d'argent occupaient, au temps de Polybe, 40.000 personnes, et produisaient par jour 25.000 drachmes, à peu près 25.000 francs[8]. La piraterie fournissait aussi à la République des ressources inattendues. Le droit maritime donnait, à cette époque, toute latitude au brigandage public, et les Carthaginois armaient souvent en course pour aller raser, à l'étranger, des étendues de côtes considérables. Leur gouvernement ne reculait pas devant les mesures les plus odieuses. Les Carthaginois, dit Aristote, ayant besoin d'argent pour payer leurs mercenaires, recoururent à l'expédient suivant : ils firent publier que tout citoyen ou habitant ayant à porter plainte contre des villes ou personnes étrangères eût à les dénoncer à la justice. Une foule de plaintes furent déposées ; aussitôt, sous ce prétexte, ils enlevèrent tous les vaisseaux sortant du port et fixèrent l'époque à laquelle le jugement serait rendu. De cette façon, ils réunirent une somme considérable, qui leur permit de solder leurs troupes. C'était, comme on le voit, l'institution d'un vrai tribunal de prises. Bien que les fonctions publiques ne fussent point rétribuées à Carthage, le budget des dépenses paraît avoir été considérable. L'entretien des armées en absorbait une grande partie ; les magasins étaient toujours pourvus de denrées provenant des impôts en nature ; mais l'habillement, l'armement, la solde et les autres services réclamaient de nombreux deniers. Le matériel de la guerre était énorme, comme celui de la marine. Les travaux publics absorbaient aussi une grande part des recettes, car la République les conduisait avec grand luxe. La couverture du temple du soleil avait, à elle seule, coûté près de 6 millions de francs[9]. Mais ce qui désorganisa les finances de Carthage, ce fut la malheureuse issue des deux premières guerres puniques. En 241, le gouvernement dut payer à Rome une contribution de guerre de 18.627.200 francs ; en 238, 6.985.200 francs ; en 202, 58.210.000 francs ; en tout, 83.822.400 francs. Cette somme de plus de 83 millions, payée en moins de quarante ans, mit Carthage aux abois[10]. Elle eut recours aux expédients, et on la vit se jeter dans la voie de l'emprunt, non point de l'emprunt national, qui a toujours chance de réussite dans un pays homogène et fort, mais de celui qui ne peut être négocié qu'à l'étranger, dernière ressource des Etats faibles, et que leurs désordres intérieurs ont déconsidérés. Lors de la première guerre punique, la γερουσία avait déjà fait, auprès de Ptolémée Philadelphe, des démarches tendant à obtenir quelques avances d'argent ; mais le gouvernement des Lagides était trop sage pour prêter l'oreille à pareille demande. L'Egypte savait que le crédit de Carthage était à jamais
ruiné par le gaspillage et la dilapidation[11] et, d'ailleurs,
aspirant à devenir la première puissance maritime du bassin de En refusant ses secours à Carthage, Ptolémée, nous le
répétons, faisait acte de sagesse. Il était Grec ; il sentait que la cause
des fils de Chanaan était à jamais perdue ; que |
[1] Voyez, à l'Appendice C du présent volume, une Note numismatique qui complète ce chapitre des finances de Carthage.
[2] De divitiis, XXIV.
[3] Nos Africains enferment dans de petits sachets de cuir des objets doués de singulières vertus. Leur foi robuste manifeste une prédilection marquée pour les poils de lion. — Suivant Macrobe, les triomphateurs romains portaient sur la poitrine un appareil analogue, destiné à les préserver de l'envie.
[4] Tite-Live, XXXIV, LXII.
[5] Voyez le traité de l'an 509 avec Rome. (Polybe, III, XXII.)
[6] Voyez le traité avec les Étrusques. (Aristote, Politique, III, IX.)
[7] Tite-Live, XXXIII, XLVII.
[8] Histoire de Jules César, t. I, p. 101.
[9] Appien, Puniq., CXXVII.
[10] L'empire carthaginois courut dès lors à sa ruine. (Pline, Hist. nat., XXXIII, I.)
[11] Tite-Live, XXXIII, XLVI.
[12] Ce canal avait été ouvert par le roi Necao, vers la fin du VIIe siècle avant l'ère chrétienne.