En résumant, comme nous l'avons fait, l'histoire des temps de Carthage antérieurs à Annibal, il ne nous était pas possible de suivre, une à une, les variations survenues dans la distribution des races à la surface du sol de l'Afrique septentrionale. Mais il est indispensable d'exposer la situation ethnographique du pays à l'heure où va s'ouvrir la deuxième guerre punique. A cette époque, les limites territoriales des diverses populations africaines se dessinent d'une manière nette, et peuvent se repérer à des points fixes. L'avant-scène du continent, qui regarde l'Europe méridionale, est occupée : à l'ouest de Carthage, par les Libyens, les Numides et les Maures ; à l'est, par les Ausenses et les Machlyes, les Lotophages et les Gindanes, les Makes, les Nasamons et les Psylles. Au deuxième plan, apparaissent les Gétules et les Garamantes ; au troisième enfin, tous les peuples nègres connus sous la dénomination générique d'Ethiopiens, c'est-à-dire d'hommes au visage brûlé par le soleil. Les Libyens habitent la région qu'on appelle aujourd'hui Tunisie, et dont la côte septentrionale s'étend du cap Bon à l'embouchure de l'oued-Zaïn, ou Berber, vis-à-vis la petite île de Tabarque. Ils se divisent en trois peuplades : les Maxyes, les Zauèces et les Byzantes. Les Maxyes, Maxitains ou Makaouas, occupent la pointe
septentrionale de Les armées carthaginoises se servirent longtemps de quadriges ; mais, à l'époque des guerres puniques, l'usage des éléphants a définitivement prévalu. Hérodote est le seul historien qui parle des Zauèces ; mais Polybe, Etienne de Byzance et Scylax citent, avec Hérodote, l'importante peuplade des Byzantes[3], ou Zygantes[4], probablement partagée en deux tribus, qui, peut-être, ont donné leur nom aux provinces de Bysacène et de Zeugitane[5]. Les Zauèces et les Byzantes étaient de race chamitique. Les peuples connus sous le nom de Numides ou Nomades, et auxquels nous avons restitué leur nom national d'Imazir'en, sont alors répandus sur le littoral, de l'embouchure de l'oued Zaïn, ou Berber, à celle de la Moulouïa[6] ; le pays qu'ils occupent correspond au territoire de notre Algérie. On les voit divisés en deux fractions distinctes : les Massyliens et les Massésyliens. Les Massyliens habitaient une portion de notre province de Constantine et, plus exactement, la région correspondante au littoral compris entre l'oued Berber (ancienne Tusca) et l'oued Kebïr (ancien Ampsaga ou Rummel). Les Massésyliens occupaient le reste de la province de
Constantine, et nos provinces d'Alger et d'Oran jusqu'à Massyliens et Massésyliens étaient de même race que les Maxyes ; c'étaient des Indo-Européens, des Galls. Mais l'arrivée des premiers en Afrique était de beaucoup antérieure à l'invasion massésylienne. Les deux peuples, d'ailleurs, vivaient pareillement à l'état nomade, ne savaient point cultiver la terre, et ne possédaient aucune espèce de troupeaux. C'est à tort qu'on les a dits pasteurs : au temps d'Annibal, ils sont encore à demi sauvages. on les voit errer à cheval dans les maquis et les bois, où ils vivent de racines et des produits de leur chasse[9]. Les Maures ou Maurusiens habitaient le Maroc, depuis Tel est, au temps des guerres puniques, la distribution des populations du littoral africain, à l'ouest de Carthage. Qu'on sorte encore de Carthage, mais cette fois en marchant vers l'est, et l'on rencontre au pourtour du Chot't' el Kebir (l'ancien lac Triton) les Ausenses et les Machlyes ; ceux-ci se rasaient le devant, et ceux-là le derrière de la tête. Viennent ensuite les Lotophages et les Gindanes, établis sur la côte tripolitaine, depuis l'île de Gerbey (Meninx) jusqu'à Lebeda (la grande Leptis), où ils ont acquis la réputation de gens hospitaliers[11]. Puis, à l'est des Lotophages, on rencontre les Makes, portant une houppe de cheveux au sommet du crane. L'hiver, ils font paître leurs troupeaux sur le littoral, et les emmènent l'été dans les montagnes de l'intérieur[12]. Le fleuve Cinyps (Cinifi ou oued Kaham) arrose leur territoire. A l'est des Makes, sont les Nasamons (Mak'-Ammon)[13], excellents conducteurs de caravanes, ils vont chaque année à l'oasis d'Augila pour la récolte des dattes. Enfin, à la suite des Nasamons, et en marchant toujours à l'est, on trouve les Psylles, célèbres par leur art d'apprivoiser les serpents. Telles ont les nations qui peuplent ce que nous avons nommé l'avant-scène africain. Derrière elles, et sur le premier plan, se meuvent les Gétules[14], c'est-à-dire les habitants des S'ah'rà marocain, algérien, tunisien, et les Garamantes, qui occupent l'oasis du Fezzan. Au sud de ceux-ci, s'échelonnent les Atarantes et les Atlantes d'Hérodote ; au troisième plan enfin, se développent les immenses domaines des Ethiopiens, c'est-à-dire des gens du Soudan. Quelles étaient les limites de l'empire carthaginois en Afrique et quelles relations la République entretenait-elle avec les diverses populations dont il vient d'être fait un examen sommaire ? Il est possible de faire à ces deux questions des réponses qui ne dénatureront probablement pas la vérité. Tous les peuples de l'est, Ausenses et Machlyes,
Lotophages et Gindanes, Makes, Nasamons et Psylles, étaient sujets
de Carthage, et cette domination devait être de la plus haute importance pour
Les Garamantes (oasis du Fezzan), établis sur la route du Niger, paraissent également lui avoir été soumis. Enfin, elle régnait en souveraine sur les Libyens
habitants de Au temps d'Annibal, les Massyliens et les Massésyliens ne sont ni sujets ni tributaires de Carthage, et vivent dans une complète indépendance. La création de ces royaumes numides semble avoir été l'un des résultats de la descente d'Agathocle en Afrique (309-305). Suivant Diodore, plusieurs chefs indigènes qui, jusqu'alors, avaient reconnu la domination de Carthage, traitèrent avec le tyran de Syracuse, et soutinrent sa souveraineté. Après son départ, ils surent garder la liberté qu'ils avaient recouvrée, grâce à des événements de guerre qui avaient mis Carthage à deux doigts de sa perte. Le royaume massylien, qui, avons-nous dit, s'étend de l'oued Berber au cap Bougaroni ou Seba-Rous, avait, au temps de la guerre des mercenaires, la ville de Zama Regia pour capitale. Il était alors gouverné par N'H'arâraoua, beau-frère d'Annibal. Un peu avant la deuxième guerre punique, Gala, fils de N'H'arâraoua, entame le domaine de Carthage, et prend pour capitale Hippo Regius (Bône)[15]. Le royaume massésylien, dont les limites ont été fixées au
cap Bougaroni, d'une part, et à Les Numides n'étaient point nécessairement symmaques de Carthage ; ils servaient seulement la République en qualité de stratiotes, et quand bon leur semblait ; en d'autres termes, ils ne combattaient que sous bénéfice de profits stipulés par les traités. Ces alliances n'étaient point permanentes, et chacune des parties contractantes pouvait reprendre, à son gré, sa liberté d'action. Le royaume de Mauritanie est constitué depuis trois siècles. Le roi Bocchar est alors sur le trône, et sa capitale est Tanger. Les Maures servent fréquemment dans les armées carthaginoises, mais seulement à titre de mercenaires[17]. Bien que les deux Numidies et Le développement de ces rivages
est de plus de 16.000 stades (près de Les villes et places commerçantes de la côte, dit également Scylax[19], depuis les Hespérides (la grande Syrte) jusqu'aux Colonnes d'Hercule, appartiennent toutes aux Carthaginois. L'empire de Carthage comprenait donc une zone étroite
longeant Tous ces centres de population établis sur la côte portaient le nom de villes métagonitiques. Les places les plus importantes de Cette chaîne non interrompue de comptoirs fortifiés assurait les communications de Carthage avec l'Espagne. Avant de partir pour l'Italie, Annibal aura bien soin d'y envoyer de bonnes garnisons, afin de n'être, en aucun cas, coupé de la métropole. On a cherché longtemps le sens du mot Métagonie. Pline[20] le prend pour
synonyme de Numidie ; mais En résumé, Carthage était maîtresse de La turris Euphrantas, dernière ville carthaginoise, était bâtie non loin des Autels des Philènes. Tel était le domaine d'Afrique. Quant aux possessions
extérieures, le nombre en était bien réduit. Carthage n'avait plus ni Les éléments divers dont se composait l'empire carthaginois ne jouissaient pas tous des mêmes droits politiques. Au premier rang était Carthage, la cité proprement dite, analogue à la cité romaine, comprenant, outre la ville fondée par Elissa, toutes les villes et et établissements peuplés de citoyens proprement dits. Ces privilégiés étaient dits parfois Phéniciens de Carthage, de même que les Américains s'appelèrent quelque temps Anglais de Philadelphie, et, en employant cette expression, Diodore de Sicile entend parler de gens qui, bien que Tyriens, s'étaient créé une nationalité spéciale, entée sur leur nationalité d'origine. Annibal lui-même indique le sens de cette qualité de Carthaginois, lorsque, traitant avec Philippe (215), il stipule tant en son nom qu'au nom de tous les sénateurs de Carthage qui sont auprès de lui, et de tous les Carthaginois qui sont dans son armée. Ces Carthaginois ont des prérogatives plus étendues que celles des sujets et alliés de Carthage, dont il est aussi question dans le traité. Parallèlement à la cité, et marchant de pair avec elle, se
présentait la confédération des villes libres phéniciennes, telles qu'L'tique
et la grande Leptis. Le texte du traité d'alliance de Carthage avec Après les citoyens de Carthage, après les villes libres, arrivaient les Liby-Phéniciens. Entre les Carthaginois et les Libyens l'entente n'avait paru possible que par la formation d'une race intermédiaire, et le sanhédrin avait, de bonne heure, favorisé les mélanges. La fusion avait pu s'opérer, grâce à des affinités de sang singulièrement propices. Unis aux filles de Laabim, fils de Cham, les fils de Chanaan, aussi fils de Cham, avaient donné naissance à des populations de trempe solide et d'une énergie à toute épreuve. Là où deux races sont en présence, c'est par cette classe moyenne que les transformations s'opèrent. Au milieu du vaste empire commercial des Anglais dans l'Inde, il se forme aussi une classe intermédiaire, qui s'accroît silencieusement, exempte à la fois des préjugés de l'Hindou et de l'orgueil de l'Anglais, et qui jouera certainement un jour un grand rôle dans la péninsule[23]. Les Liby-Phéniciens peuplaient les villes maritimes, colonies de Carthage, telles que Hippo-Diarrhyte, Clypea, la petite Leptis, et les colonies agricoles de l'intérieur, comme Vacca, Bulla, Sicca. Tous ces centres de populations étaient symmaques de Carthage, et lui payaient l'impôt. Cependant les vrais Carthaginois restaient toujours pour l'Afrique de simples étrangers, comme les Anglais le font pour l'Inde, et méprisaient beaucoup les Liby-Phéniciens. Ils les considéraient comme une classe inférieure, qu'il fallait éloigner des honneurs et du commandement. La γερουσία les surveillait, les traitait en ennemis, et souvent ainsi les poussait à la révolte. Ces sangs-mêlés paraissent avoir été fort turbulents ; ils menaient la populace de Carthage, et, plus d'une fois, la République dut s'en débarrasser par la voie des colonisations lointaines. Cette méthode fait que les côtes du Maroc et du Sénégal, de l'Espagne et du Languedoc[24] donnèrent asile à plus d'une émigration liby-phénicienne. Enfin, après les Carthaginois, après les Itykéens, après les Liby-Phéniciens, apparaissaient les Libyens, sujets de Carthage. On sait que Carthage dut acheter aux indigènes le sol sur lequel s'étaient assis ses premiers établissements. Des redevances annuelles constataient la précarité de son occupation, et elle ne fut affranchie de tout tribut qu'après la répression de l'insurrection de l'an 305. Peu à peu, elle étendit sa domination sur les Libyens, tant par les armes que par son habileté à rompre toutes les ligues indigènes, à briser toutes les résistances. Elle disséminait au milieu des vaincus le trop-plein de sa population, constituant ainsi un réseau de villes puniques destinées à les maintenir dans l'obéissance. Cependant les Libyens, rongeant impatiemment leur frein, étaient toujours prêts à secouer le joug. La révolte de 395 n'est pas la seule que Carthage eut à réprimer. Les rébellions de 379 et de 300-305, au temps d'Agathocle, mirent la République à deux doigts de sa perte. Dès que ses affaires semblaient quelque peu embarrassées, un soulèvement éclatait en Afrique, et doublait les dangers de la situation. Les Carthaginois ne pouvaient considérer comme sujets que les peuples auxquels ils avaient fait embrasser la vie agricole, et qui, par suite, vivaient à l'état sédentaire. La soumission des Nomades ne pouvait s'exprimer que par le payement d'un tribut régulier, et l'obligation de fournir un contingent militaire proportionné à l'importance numérique de leurs tentes. Carthage avait pour tributaires tous les peuples d'Afrique placés a l'est de son méridien : les Lotophages, les Garamantes, les Makes, les Nasamons et les Psylles. Le traité d'Annibal avec Philippe de Macédoine parle aussi des alliés de Carthage. Il s'agit des Imazir'en, qui formaient avec la République des alliances temporaires ; mais leur esprit mobile rendait toujours leur fidélité fort douteuse. C'est à tort qu'on attribue, d'ordinaire, la faiblesse intérieure de l'empire carthaginois au système défectueux de son organisation militaire ; cette faiblesse n'était que la conséquence inévitable d'une politique peu conciliante ; l'administration de la γερουσία était dure, et empreinte de cet esprit de défiance et de tyrannie propre aux grands corps aristocratiques. Etrangers au milieu des Africains, qu'ils n'avaient pas su s'assimiler, ces âpres Tyriens n'étaient jamais en sûreté chez eux. Colosse aux pieds d'argile, l'avide Carthage tremblait sans cesse sur sa base, et ces oscillations continuelles n'étaient que le prélude de la ruine. Elle tenait dans une étroite dépendance les Libyens et les Liby-Phéniciens, leur refusait tous privilèges, les traitait en peuple conquis, et ne pouvait, dès lors, en attendre que des haines vigoureuses. La rapacité de Carthage rendait partout odieuse sa domination. Elle exténuait les peuples ; elle en tirait des impôts qui leur prenaient et le sang et la moelle, et punissait sans miséricorde le moindre murmure, ou même un simple retard. Quand une ville manifestait quelque esprit de résistance, on en faisait aussitôt vendre les habitants. Mais ces répressions violentes avaient des résultats désastreux. Traquées par les agents du fisc, des populations émigraient en masse ; elles traversaient, à tous risques, d'immenses solitudes, et se jetaient dans le Soudan. Telle est l'origine de cette étrange civilisation que les voyageurs s'étonnent de rencontrer aujourd'hui dans le bassin du lac Tchad et dans celui du Niger[25]. Pour le malheur des sujets de la République, ni la pentarchie des finances, ni la γερουσία, ni le σύγκλητος ne réglaient leur conduite sur les principes de l'honnêteté. La corruption, la vénalité, la concussion, étaient partout à l'ordre du jour. Outre l'impôt régulièrement frappé, et dont les rentrées alimentaient le trésor, les contribuables avaient à subvenir, sans murmure, aux besoins des sénateurs, des pentarques, de tous les agents inférieurs. Ces déprédations organisées étaient, pour ainsi dire, revêtues d'un caractère légal, et il n'était point de centre de population qui ne fût périodiquement razzé et mangé ; et personne n'osait signaler ces effroyables abus. D'ailleurs, l'aristocratie carthaginoise n'eût pas été d'humeur à supporter la réforme d'un état de choses indispensable à son avidité. Cette aristocratie, que l'instabilité des fortunes commerciales soumettait à une loi de rénovation constante, n'avait aucune cohésion, aucunes traditions, aucuns principes. Déchirée par un esprit de concurrence qui dégénérait en passion de monopole, jalouse de tout succès, de tout mérite dépassant le commun niveau, sacrifiant tout à l'intérêt du moment, elle était, durant la prospérité, d'une imprévoyance sans limites, et se montrait, aux jours de danger, accessible à de honteuses peurs. Ces égoïstes sénateurs, amollis par le luxe, et possédés de l'amour de l'or, ne pouvaient avoir l'intelligence des saines méthodes de gouvernement. La République carthaginoise, ce semblant de monarchie constitutionnelle, n'était en réalité qu'une oligarchie de riches, et l'influence du peuple s'y trouvait, de fait, annihilée. L'or à la main, la γερουσία taisait les élections, et fixait le sens des plébiscites. Quant à la multitude, que les présidents des syssites faisaient mouvoir à leur gré, elle était naturellement criarde et turbulente, avide de plaisirs et cruelle. Qu'on se représente, surchauffée par le soleil d'Afrique, la population d'une de nos villes du midi de la France[26]. Un Etat oligarchique ne compte quelques grandes familles opulentes qu'à la condition d'être, en même temps, l'asile d'un grand nombre de misères. Rongées par un hideux paupérisme, et le plus souvent affamées, les classes inférieures étaient toujours prêtes à accueillir un signal de soulèvement, et les cris des femmes et des enfants ne faisaient qu'ajouter au désordre. A Carthage, dit Polybe[27], les enfants ne prennent pas moins de part aux émeutes que les hommes, et les émeutes populaires étaient fréquentes. L'an 149, lors d'une terrible crise, les gens de Carthage forcèrent l'entrée du sénat. Il s'ensuivit un horrible tumulte et le massacre de tous les sénateurs hostiles au sentiment populaire. En somme, le gouvernement de Carthage, usé par ses vices, se sentait incapable de réprimer les abus. L'heure de la décadence avait sonné. Je pense, dit Polybe[28], que le gouvernement des Carthaginois, du moins pour les points principaux, fut, dans l'origine, sagement établi. Ils avaient des rois ; le sénat y exerçait les pouvoirs d'une aristocratie, et le peuple décidait de ce qui le concernait ; en un mot, l'ensemble de ce gouvernement offrait des ressemblances avec ceux de Rome et de Lacédémone. Mais à l'époque où Carthage s'engagea dans la guerre d'Annibal, son état politique ne valait pas celui des Romains. Qu'on se rappelle que, comme pour le corps humain, on distingue, pour toute cité et pour toute entreprise, les premiers développements, la maturité, la décadence, et que la deuxième période est celle de la vigueur. C'est par là précisément que différaient les deux Républiques. Autant Carthage avait atteint sa maturité et sa splendeur avant Rome, autant elle déclinait alors, tandis que sa rivale était dans toute sa force. A Carthage, le peuple dominait déjà dans les délibérations ; à Rome, la puissance du sénat était entière ; ici la multitude gouvernait ; là, les meilleurs. La situation intérieure, rendue si triste par un système politique à bout de forces, s'aggravait encore des effets d'un esprit de mercantilisme exagéré. Un Etat s'affaiblit souvent par l'exagération du principe sur lequel il repose[29], et Carthage, qui n'avait de génie que pour les opérations commerciales, se sentait chanceler sur sa base, sans espoir de retrouver même cet équilibre instable[30] qui longtemps avait fait sa fortune. Etait-il un remède à tant de maux ? On ne saurait l'affirmer, mais ce qu'on sait, c'est qu'il y eut à Carthage un homme qui tenta de sauver son pays : on a nommé le grand Amilcar, le chef de ce parti puissant que les Romains ont voulu flétrir du nom de faction. Les résistances de cette glorieuse faction Barcine en manifestent l'esprit essentiellement national. Que voulait-elle en effet ? Introduire des réformes dans l'administration, corriger l'incorrigible γερουσία, changer les rouages d'un système financier défectueux, parer à l'insuffisance du numéraire, faire enfin de la République non plus une confédération de villes commerçantes, uniquement préoccupées de leurs intérêts du jour, mais une grande puissance continentale, ayant l'intuition des vrais besoins de l'avenir. Malheureusement les réformes étaient difficiles à Carthage. Le grand Amilcar avait eu l'idée de fonder la puissance de son pays sur de larges bases territoriales, et, à cet effet, d'offrir à tous les Imazir'en la nationalité carthaginoise. Il ne fallait plus songer à exercer cette domination avide, qui avait tant déconsidéré le sanhédrin ; on devait, suivant lui, faire tout au monde pour opérer une fusion de races. Mettant en pratique les principes qu'il ne cessait de prôner, le père d'Annibal avait inauguré, dans sa propre famille, celui de la constitution de cette nationalité phenico-tamazir't. Il avait hardiment donné sa fille au jeune N'H'arâraoua, roi des Massyliens. Plus tard, une nièce d'Annibal devait épouser le roi Isalcès (Ag'Hassen), et la célèbre Sophonisbe (Soff'-n-Aith-Abbès), fille d'Asdrubal-Giscon, du parti des Barca, était destinée à suivre, successivement, la fortune de Syphax (Soff'-Ax) et de Masinissa (Mak-Ath-Snassen). Mais l'aristocratie carthaginoise se montrait, en général, peu disposée à suivre dans cette voie le généreux Amilcar, oubliant son illustre origine et foulant aux pieds les préjugés de race si profondément implantés dans le cœur des Orientaux. Le Bou-Baraka et ses amis politiques étaient d'ailleurs induits en une erreur profonde, et leurs projets ne pouvaient aboutir. Une nationalité liby-phénicienne était possible, parce que, nous l'avons dit, les Phéniciens et les Libyens, de la même famille, descendaient collatéralement de Cham. Carthage pouvait s'incorporer des Zauèces, des Lotophages et des Garamantes, mais l'essai ne devait point s'étendre aux frontières du peuple amazir'. Ancêtres de nos Kabyles et Touareg, ces Imazir'en étaient des Galls. Or un abîme infranchissable est et demeure béant entre les races chamitiques et indo-européennes, comme entre les races indo-européennes et sémitiques. |
[1] Plus exactement Zouaouas, c'est-à-dire : peuples au delà [des Maxyes].
[2] Eustathe, Comment, dans les Petits Géographes grecs, éd. Müller, t. II, p. 248.
[3] Voyez : Hérodote, IV ; — Étienne de Byzance, De urbibus ; — Scylax de Caryanda, éd. Müller, dans les Petits Géographes grecs, t. I, p 88.
[4] Voyez : Hérodote, IV ; — Étienne de Byzance, De urbibus ; — Scylax de Caryanda, éd. Müller, dans les Petits Géographes grecs, t. I, p 88. Dans le pays qu'ils habitent, dit Hérodote (IV), les abeilles donnent beaucoup de miel naturel. Les Byzantes se teignent le corps de minium, et mangent des singes.
[5] Nous disons peut-être, car nous avons exprimé déjà d'autres hypothèses (voyez ci-dessus, l. I, c. IV).
[6] L'oued Berber est l'ancienne Tusca ; l'oued Moulouïa, l'ancienne Malya ou Mulucha, Μολοχάθ, la rivière de Moloch.
[7] Strabon, XVII, III, 13.
[8] Les Imazir'en, qui sont de race gallique, ont laissé le nom de Mak'-Sela à plus d'une localité de France : Marseille, Marseillan, etc. — On peut admettre aussi que Μασυλήες signifie Imazir'en des bois, nom tiré de leur manière de vivre ; mais nous préférons l'étymologie précédente.
[9] Denys le Périégète, Orbis descriptio. Petits géographes grecs, t. II, p. 222, éd Müller.
[10] Les Maures et les Massésyliens et les Libyens pour la plupart s'habillent de la même manière et se ressemblent en tous points. (Strabon, XVII). — Saint Augustin dit aussi qu'ils parlent la même langue.
[11] Denys le Périégète, p. 113, éd. Müller. Scylax de Caryanda, Petits géographes grecs, t. I, p. 85-86, éd. Müller.
Voyez : Homère, Odyssée, IX, v. 80 ; Hérodote, IV, CLXXXVII ; Pline, V, IV ; Silius Italicus, III, v. 110 ; Pomponius Mela, I, VII, etc. Le lotus n'est autre chose que le caroube.
[12] Scylax de Caryanda, Petits Géographes grecs, t. I, p. 85, éd. müller.
[13] Voyez sur les Nasamons : Denys le Périégète et l'excellente note de M. C. Müller, t. II, p. 213, de l'édition des Petits Géographes grecs ; — les Commentaires d'Eustathe (même ouvrage, t. II, p. 253 ; — enfin Scylax (même ouvrage, t. I, p. 84-85).
[14] Denys le Périégète, Petits Géographes grecs, t. II, p. 114, éd. Müller ; Eustathe, Comment, ibid., p. 254.
[15] N'H'arâraoua, père de Gala, est l'aïeul du célèbre Masinissa (Mak'-Ath-Snassen). Durant la deuxième guerre punique, le roi massésylien Syphax (Soff'-Ax) doit agrandir ses Etats vers l'est aux dépens du royaume massylien.
Il s'installera dès lors à Kirtha (Constantine). Masinissa recouvrera le royaume de ses pères et conservera Kirtha pour capitale. Ainsi le siège du gouvernement massylien est successivement à Zama Regia, Hippo Regias et Kirtha.
[16]
Siga était une ancienne colonie tyrienne.
[17] Voyez Justin et Diodore de Sicile, passim.
[18] Polybe, III, XXXIX.
[19] Scylax de Caryanda, Périple. (T. I des Petits Géogr. grecs, éd. Müller.)
[20] Pline, V, II.
[21] A l'appui de la synonymie proposée par Pline, quelques auteurs ont cherché l'étymologie de Métagonie dans le rapprochement des deux mots meteg ionah, signifiant ensemble qui met à part sa bride. Or on sait que les chevaux numides n'étaient point bridés. Cette origine est, à notre sens, fort douteuse.
[22]
Les cartes de l'Afrique ancienne portent deux caps Metagonium,
qu'ont respectivement remplacés les dénominations de Rusaddir (à l'ouest de
[23] M. Duruy, Histoire rom., t. I, p. 346-347
[24] Scymnus, Orbis descriptio. Petits Géogr. grecs, t. I, p 203, éd. Müller.
[25] Faki Sàmbo, un savant de Masena (Soudan), était non-seulement versé dans toutes les branches de la littérature arabe, mais il avait lu Aristote et Platon. Il possédait un monceau de manuscrits ; et je me rappelai ces paroles de Jackson : Un jour, on corrigera nos éditions des classiques d'après les textes rapportés du Soudan. (Dr Barth.)
[26]
Nos populations méridionales ont certainement dans les veines quelques gouttes
de sang carthaginois. L'Hercule phénicien a laissé des traces de son passage
dans le Languedoc et
[27] Polybe, XV, XXX.
[28] Polybe, VI, LI.
[29] Histoire de Jules César, t. I, p. 280.
[30] Et Tyros instabilis... (Lucain, Pharsale, III.)
Les empires que le commerce
seul a créés reposent sur une base fragile. Pour qu'ils s'écroulent, il n'est
pas toujours nécessaire d'un choc violent. Quelques-uns s'affaissent
d'eux-mêmes sous la corruption de l'or ; d'autres tombent indirectement
frappés.
Les Parthes, en fermant au
commerce de l'Orient la route de terre, et les Ptolémées, en lui ouvrant
l'Egypte et la mer Rouge, ruinèrent