Carthage, dit Cicéron, n'eût pas été, pendant près de six cents ans, si florissante, sans une bonne organisation politique[1]. Pour bien apprécier la valeur d'un mécanisme qui, avant les louanges de l'orateur romain, avait su mériter celles du grand Aristote[2], il convient, tout d'abord, d'en étudier séparément les rouages. Cette analyse mettra facilement en lumière le mode de fonctionnement du système. Trois éléments distincts composaient le gouvernement de Carthage. C'étaient : l'assemblée du peuple, les soff'ètes et le sanhédrin (συνέδριον). L'assemblée du peuple (δήμος) comprenait probablement la totalité des Carthaginois en possession du droit de cité. C'est elle qui faisait les élections. -Elle avait à ratifier les décisions importantes prises par les soff'ètes, de concert avec le sanhédrin, et, en cas de désaccord, son vote faisait loi. Les soff'ètes (soff'tim, βασιλεΐς) étaient vraisemblablement au nombre de deux, et nommés par l'assemblée du peuple, non pour un an, mais à vie[3]. Leur pouvoir et les honneurs dont ils étaient comblés semblent devoir les faire assimiler à des rois constitutionnels. Suprême expression de l'Etat, ils avaient la présidence du sanhédrin, et la présentation des lois était réservée à leur initiative. Le sanhédrin ou sénat avait dans ses attributions générales la direction des affaires étrangères et le pouvoir législatif. Il donnait audience aux ambassadeurs, et prenait, à l'intérieur, toutes les mesures réclamées par des intérêts de sécurité publique. De plus, à la faveur d'une disposition ingénieuse, il partageait le pouvoir exécutif avec les deux soff'ètes. L'assemblée législative se sous divisait en deux fractions inégales, le σύγκλητος et la γερουσία, formant deux chambres distinctes, ayant chacune leurs attributions spéciales, et pouvant agir ensemble, ou séparément. Le σύγκλητος
était le sénat proprement dit, corps permanent dont les membres, nommés à vie
par l'assemblée du peuple, appartenaient à la haute aristocratie
carthaginoise. Ces sénateurs, dont le nombre paraît avoir été considérable,
pouvaient être distraits de leurs fonctions législatives et envoyés en
mission ; les uns étaient nommés ambassadeurs, les autres détachés, à titre
de commissaires, aux armées de La γερουσία était une commission permanente, ou, mieux, un comité du sanhédrin. Ses membres, au nombre de cent, siégeaient sur les mêmes bancs que ceux du σύγκλητος, mais ils avaient, en outre, à connaître de la direction des services publics, et à veiller au maintien de la constitution. Suivant cette définition, la γερουσία se subdivisait, à son tour, en vingt sous commissions de cinq membres. Ces πενταρχίαι étaient autant de bureaux de la chambre spéciale, autant de ministères ayant chacun sons sa responsabilité l'une des branches multiples de l'administration. On distinguait la πενταρχία des finances, des travaux publics, de la guerre, etc. Les membres de la γερουσία, pris dans le σύγκλητος, étaient à la nomination des πενταρχίαι. Tels sont, réduits à leur expression la plus simple, les termes essentiels à l'aide desquels il est possible de retrouver la formule du gouvernement carthaginois. On y reconnaît tout d'abord la triade harmonieuse si chère au génie oriental, le triangle symbolique, qui prête aux plus riches métaphores. Le sanhédrin législateur, doublé de son comité de surveillance et d'administration, est bien une base de l'Etat. Le soff'ète, ou roi constitutionnel, investi de plus d'honneurs que d'autorité, brille au sommet de la figure ; la surface représente le peuple en possession du droit de suffrage, et qui, par cela même, est le seul vrai souverain. Cette image toutefois ne saurait donner une idée bien nette des ressorts de la machine gouvernementale, et quelques détails sont nécessaires. Le soff'ète en service ordinaire[4] présentait, avons-nous dit, les projets de loi. Pour ce faire, il consultait préalablement les aspirations du peuple, dont le mode d'expression est demeuré inconnu, et s'éclairait des lumières des pentarques. Ceux-ci élaboraient les questions comme le fait aujourd'hui notre conseil d'Etat. Tous renseignements pris auprès des hommes compétents, le soff'ète rédigeait son adresse au sanhédrin. Le sanhédrin renvoyait à la γερουσία, qui examinait en conseil la valeur pratique des propositions faites ; la γερουσία faisait son rapport ; l'assemblée, toutes chambres réunies, discutait, votait, et, lorsqu'il y avait lieu, la décision prise était soumise à la sanction du peuple. L'origine de la γερουσία indique nettement la nature des fonctions qui lui étaient plus spécialement dévolues, en dehors de la préparation des lois et du soin d'en assurer l'exécution. Instituée pour limiter l'influence politique de la famille de Magon le Grand[5], elle était, avant tout, tribunal d'Etat et comité de salut public. Comme le conseil des Dix de Venise, son similaire du moyen âge, elle avait charge de haute police et d'inquisition en toutes questions touchant aux affaires du pays. Le redoutable centumvirat surveillait activement les allures de l'aristocratie ou du peuple, et rompait, sans merci, toutes celles qui lui semblaient dégénérer en menées suspectes. C'était souvent la nuit qu'il tenait ses séances, et le secret de ses délibérations demeurait impénétrable. Grand conseil de guerre permanent, il jugeait les généraux de la République, au retour de leurs expéditions, et sa sévérité était extrême. Peu à peu, la γερουσία empiéta sur les droits que lui attribuait la constitution ; elle s'arrogea celui de connaître de toutes les affaires. Son pouvoir, étayé de tous les échafaudages de la délation et de l'espionnage officiels, ne tarda pas à devenir oppresseur. A l'époque des guerres puniques, les cent-juges étaient de vrais tyrans, et exerçaient une pression fâcheuse sur leurs collègues du σύγκλητος[6]. De fait, ils dirigeaient le sanhédrin, et déjà, de son temps, Aristote donnait à la γερουσία le nom de conseil suprême. Les syssites de Carthage (συσσίτια) n'étaient point, comme on l'a souvent dit, des assemblées publiques, mais de simples réunions, dénuées de tout caractère officiel. C'étaient des clubs, des cercles où les plaisirs servaient d'intermèdes aux discussions[7], et chaque parti politique avait le sien. Le syssite de la faction Barcine était, à Carthage, ce que le club des Whigs est à Londres, ou le cercle du Jockey à Paris. Ces soirées particulières, closes d'ordinaire par de
somptueux festins, exerçaient cependant une certaine influence sur la
direction générale des affaires publiques. Des hommes de même classe et de
même opinion y élucidaient les questions politiques, arrivaient à s'entendre,
et parvenaient, dès lors, à consolider ou à combattre la majorité parlementaire.
On a pu dire que les syssites prenaient des décisions[8] et rendaient des
arrêts, en ce sens qu'il y avait élucubration réelle ; mais ces travaux
privés devaient ensuite être soumis au sanhédrin, de même que les résolutions
de nos clubs révolutionnaires avaient besoin d'être solennellement
sanctionnées par L'aristocratie prédominait à Carthage. Elle ne comportait point de noblesse héréditaire proprement dite, mais était formée d'un certain nombre de familles notables[9]. La noblesse était attachée, à la fois, à la fortune, à la faveur populaire, à la considération personnelle[10]. La naissance ne pouvait suffire, et telle famille, réduite à l'indigence, perdait immédiatement son prestige. Les grands de Carthage ne faisaient point le commerce ; ils étaient propriétaires fonciers, vivaient de leurs revenus, qui étaient considérables, et manifestaient un goût prononcé pour la carrière militaire. Le peuple comprenait les commerçants, les industriels, toutes les classes aisées dont se compose notre bourgeoisie moderne. Quant aux pauvres de condition libre, artisans, commis, hommes de peine, ils ne comptaient pas plus que les esclaves, et l'expression de classes laborieuses, ou prolétariat, n'avait à Carthage aucune espèce de signification. Telle est, en raccourci, la physionomie des gouvernants et des gouvernés de la cité carthaginoise[11]. Cette organisation politique, dont la théorie semble, au premier aspect, rationnelle, et qu'on pourrait, en tenant compte des progrès du temps, assimiler à celle de l'Angleterre, n'avait pas plus de chances de durée que d'autres institutions humaines. |
[1] Nec tantum Carthago habuisset opum sexcentos fere annos sine consiliis et disciplina. (Cicéron, De republica, II, XLVIII.)
[2] Aristote, Politique, II, XI.
[3] Telle est l'opinion de Heeren. — Nous ne la partageons pas entièrement, attendu que le fait de la nomination des soff'ètes à vie n'est pas constant dans l'histoire de Carthage.
[4]
Le second soff'ète n'exerçait pas le pouvoir à l'intérieur. Il était en service
extraordinaire et commandait, par exemple, soit les escadres, soit les armées
actives de
[5] Justin, XIX, II.
[6] Tite-Live appelle seniores les membres de la γερουσία et en parle en ces termes : ... seniorum principes. Id erat sanctius apud cos consilium, maximaque ad ipsum senatum regendum vis. (Tite-Live, XXX, XVI.)
[7] Primo in circulis conviviisque celebrata sermonibus res est. (Tite-Live, XXXIV, LXI.)
[8] Polybe, III et IV.
[9] Polybe les appelle ένδοξοι ; Diodore, έπιφανέσιατοι ; Tite-Live, nobiles.
[10] C'est ce que démontrent deux passages d'Aristote : Politique, V, VII et II, XI.
[11] Voyez l'Appendice B, à la fin du présent volume.