Après l'échange des ratifications du traité des Ægates, Amilcar conduisit à Lilybée ses troupes du camp d'Eryx, en résigna le commandement, et chargea Giscon, gouverneur de la place, du soin de les rapatrier[1]. Lui-même revint à Carthage, et, se dérobant, pour un temps, aux agitations de la vie publique, alla prendre à son foyer le repos dont il avait besoin. Les nombreuses fautes du gouvernement lui causaient d'amers déplaisirs ; mais, loin de désespérer de l'avenir de son pays, il désirait attendre en silence l'occasion de le servir encore, de le régénérer, s'il était possible, afin d'écraser la puissance qui venait de l'humilier. Souvent il est avantageux aux hommes politiques de disparaître momentanément de la scène ; ils évitent ainsi de se compromettre dans des luttes journalières sans portée, et leur réputation, au lieu de s'affaiblir, grandit par l'absence. Rien de plus exact que ces réflexions, empruntées à l'Histoire de Jules César[2]. On savait à Carthage qu'Amilcar vivait dans la retraite, et le nom d'Amilcar servait de mot de ralliement à tous ceux que mécontentait la politique de la γερουσία. Les uns ne cessaient de vanter les talents, les vertus et la gloire militaire du grand Bou-Baraka ; les autres en venaient à prétendre que l'éminent capitaine était, alors, seul capable de remettre en bonne voie le train si compromis des affaires publiques. Il vint un jour, enfin, où le peuple et les sénateurs allèrent frapper en foule à la porte d'Amilcar, en le conjurant de sauver la patrie (238). Le fait de cet appel unanime au patriotisme d'un grand citoyen était le grave écho des terreurs nées de l'imminence d'un danger public. De tristes événements avaient, en effet, servi de cortège au désastre des îles Ægates, et, depuis deux ans (240-238), Carthage était en proie aux horreurs de la guerre, d'une guerre que lui avaient déclarée ses propres soldats, et que compliquait une révolte de Libyens, faisant cause commune avec les insurgés. Cette lutte, qui dura près de trois années (340-237)[3], est connue dans
l'histoire sous le nom de guerre de Libye ou des Mercenaires. Les Grecs
l'appelèrent aussi inexpiable, en souvenir des cruautés inouïes dont se
souillèrent, tour à tour, les partis en présence. Grande
leçon, dit Polybe[4], pour les nations qui prennent à leur solde des armées
stipendiées ! Elles sauront, par l'exemple des Carthaginois, tout ce qu'elles
ont à redouter et à prévoir. Elles apprécieront, en outre, la distance qui
sépare les mœurs d'une multitude composée d'éléments barbares et hétérogènes,
de celles d'un peuple libre, sachant obéir aux lois et respecter les
institutions civiles. Que s'était-il donc passé depuis le retour d'Amilcar à Carthage ? Giscon, nous l'avons dit, avait, après le traité des Ægates, reçu l'ordre de rapatrier les divers corps de l'armée de Sicile, Libyens, Gaulois, Ligures, Baléares et Demi-Grecs[5] ; mais, avant de congédier ces mercenaires, il était indispensable de décompter exactement leur solde, et surtout de la leur payer en beaux deniers comptants. Or le trésor de l'armée était vide. Pour sortir d'embarras, Giscon avait pris le parti de diriger toutes ces troupes sur l'Afrique, mais en ne les embarquant que l'une après l'autre et par petits détachements de chaque langue. En opérant ainsi, il laissait à la pentarchie des finances la latitude de se libérer successivement, et par parties, envers ces créanciers de l'Etat. Les premiers arrivants eussent d'abord touché l'arriéré de leur solde, et, le payement effectué, on les eût expédiés, chacun pour son pays, afin de faire place à d'autres parties prenantes. Cette idée de Giscon, fort sage en soi, n'était malheureusement point de nature à venir efficacement en aide à la γερουσία, qui se trouvait alors dans la détresse la plus profonde. On n'a point ménagé non plus, en cette circonstance, les hommes du gouvernement carthaginois ; on a dit que, en négociants âpres au lucre, ils avaient imprudemment marchandé aux soldats le prix de leurs travaux et de leur sang. Les finances de la République étaient, de fait, dans une situation déplorable, et le service de la trésorerie ne pouvait plus fonctionner. Ainsi qu'on le verra au livre II de cette histoire, il y avait dans l'Etat insuffisance de numéraire, et les valeurs fiduciaires en circulation, telles que les monnaies dites de cuir, ne pouvaient parer aux dangers d'une disette de métalliques. Tous les fonds disponibles avaient été confiés à Hannon, et, tout ayant été perdu à la journée des Ægates, le trésor de Carthage, qui venait de payer près de 6 millions aux Romains, qui leur devait, en outre, dix annuités de plus de 1.200.000 francs[6] ; le trésor, réduit aux expédients, était dans l'impossibilité absolue de faire face à de nouvelles dépenses[7]. Le gouvernement chercha donc à gagner du temps, et ne songea qu'à faire patienter les mercenaires jusqu'à l'époque de la rentrée des premiers impôts. Ne pouvant suivre les conseils de Giscon, ni conformer sa conduite à la sienne, il laissa les différents détachements de l'armée de Sicile s'accumuler tout doucement à Carthage. Cependant les soldats arrivés les premiers dans la ville la troublaient, nuit et jour, par de violents désordres. Ces hommes de fer, habitués à la vie des camps et rompus aux privations qu'impose le métier des armes, se voyaient transplantés tout à coup dans la capitale d'un grand empire, toute resplendissante du luxe et des arts étranges de l'Orient. Il s'allumait en eux de terribles désirs, et, pour ces rudes natures, de la convoitise à la jouissance per fas et nefas, il n'y avait qu'un pas bien facile à franchir. Les censeurs des mœurs, pour rétablir la paix dans les rues de la ville ; les pentarques des finances, afin de gagner du temps, entrèrent en pourparlers avec les officiers. On ne pouvait, leur dirent-ils, arrêter les états de solde de leurs hommes qu'après que toute l'armée de Sicile aurait rejoint ; et, en attendant, la tranquillité publique exigeait que ces braves mais turbulents soldats s'en allassent prendre gîte hors des murs de Carthage. Il fut stipulé que tous les mercenaires présents recevraient un premier à-compte et se rendraient à Sicca, pour y tenir garnison jusqu'à l'arrivée de tous leurs camarades. On leur permit d'emmener avec eux leurs femmes, leurs enfants, leurs bagages. Ils partirent. Chaque fois qu'un détachement arrivait de Sicile, on lui donnait le même ordre de route, et bientôt toute l'armée fut massée à Sicca. Sicca Veneria (el-Kef), située à sept étapes de Carthage, était un très-ancien établissement punique, une ville consacrée à la déesse Astarté, où, chaque jour, des courtisanes-prêtresses célébraient solennellement tous les mystères ithyphalliques. Séduits par les cérémonies d'un culte si merveilleusement facile, les mercenaires s'abandonnèrent à la licence, et le peu d'argent qu'ils avaient reçu fut très-vite dépensé. Alors ils songèrent à celui que la République leur devait encore. Les natures grossières, ou celles qu'agitent des passions
vives, donnent facilement à leurs créances à terme une valeur actuelle
considérable : elles se soumettent volontiers aux formes d'escompte les plus
léonines, mais à la condition de toucher immédiatement le solde de leur
crédit. Si la pentarchie des finances avait eu quelques fonds disponibles,
elle aurait pu alors réaliser de magnifiques bénéfices. Mais la détresse du
trésor ne pouvait lui inspirer qu'une suite de mesures dilatoires, et ce
système constituait un danger sérieux. Ces mêmes hommes, en effet, qui
consentent si complaisamment un énorme escompte, sont essentiellement
irritables à l'idée du délai qu'on leur impose, et leur imagination
extravagante donne aussitôt au chiffre qu'ils attendent des proportions
exagérées. Les mercenaires, durant leurs longues heures de loisir, se mirent
à supputer, en le grossissant, le total qu'avait à leur payer Le gouvernement avait gagné du temps, mais pas encore assez pour reconstituer ses finances et assurer le service du trésor. Les troupes étant toutes rassemblées, il n'y avait plus de prétexte qui put faire différer le règlement des comptes. Il fallait s'exécuter, et, en présence d'une pénurie presque complète, la situation était terrible. La pentarchie des finances, à bout de ressources, et ne sachant que faire de l'armée qu'elle avait sur les bras, conçut la malheureuse idée de lui exposer toute la vérité, de faire appel à ses sentiments généreux ! Rien n'était plus maladroit, et ce fait, pris entre mille, met franchement en lumière l'impéritie politique des hommes du gouvernement de Carthage. Un mercenaire, nous le verrons (t. III. c. V), peut faire un excellent soldat, si la puissance qui l'enrôle demeure fidèle aux engagements contractés. Hors de là, que peut-on attendre de lui ? Rien de bon. Il s'est engagé librement et à prix débattu ; s'il ne reçoit point son argent au jour dit, il reste inaccessible aux meilleurs raisonnements ; les plus beaux mouvements oratoires ne sauraient le toucher. L'insuccès des tentatives du sanhédrin n'était donc pas difficile à prévoir. Il avait envoyé à Sicca le général Hannon, le vainqueur d'Hécatompyle[9], mais aussi le vaincu des Ægates, avec mission d'attendrir le cœur des mercenaires. Dès son arrivée au camp, Hannon, s'adressant aux troupes assemblées, parla longuement de la misère publique et des charges du trésor, des finances ruinées par les exigences de Rome, du temps qu'il fallait à l'Etat pour se remettre de tant de secousses : toutes choses qui n'intéressaient que médiocrement des créanciers pleins d'impatience Ce discours eût produit quelque effet, sans doute, sur des soldats citoyens, pouvant participer plus tard aux bénéfices de la prospérité publique ; mais, dans le cas présent, ces frais d'éloquence étaient faits en pure perte. Bien plus, quand, sous forme de péroraison, le général essaya de faire admettre la proposition d'une réduction de solde, des cris d'indignation éclatèrent de toutes parts. Les hommes de chaque langue s'assemblent en tumulte, et déclarent qu'ils sont désormais déliés de toute obligation envers un Etat qui pratique si audacieusement l'escroquerie. La sédition est imminente. Ils reprochent amèrement à Carthage d'avoir confié une telle mission au riche Hannon, inepte général, qui ne sait rien de leurs exploits de Sicile. Les esprits s'échauffent, et, la mémoire aidant, l'ébullition est bientôt complète. On raconte tout haut l'histoire de Xanthippe, que l'ingrate γερουσία a fait périr en mer ; de ces 4.000 Gaulois qu'elle n'a payés qu'en les livrant traîtreusement aux Romains. On trace à larges traits un tableau sombre de l'ile des ossements, de ce rocher où les pentarques des finances ont débarqué et laissé mourir de faim de pauvres soldats qui osaient réclamer leur solde[10]. Sans doute, un sort pareil attend l'armée de Sicca. L'armée est menacée de quelque guet-apens ! On a, contre l'usage, permis aux soldats d'emmener leurs femmes et leurs enfants ; on veut évidemment les faire disparaître tous ensemble, eux et leurs familles. Mais certainement Carthage n'aura pas ainsi raison des vétérans d'Eryx ! La fureur arrive à son comble, et aussitôt 20.000 mercenaires, exaspérés, se portent à marches forcées vers Carthage. Ils s'arrêtent sous Tunis, où ils campent en bon ordre, menaçant fièrement la ville qui méconnaît leurs droits. Le gouvernement mesure alors toute l'étendue de ses fautes ; mais aux fautes qu'il déplore il ajoute immédiatement une nouvelle faute, en se jetant à corps perdu dans la voie de la faiblesse et des concessions tardives[11]. Terrifié par la présence des mercenaires, il leur accorde tout ce qu'ils demandent, signe le rappel d'Hannon, et s'estime heureux de leur voir accepter pour liquidateur un de leurs généraux de Sicile, le brave et honnête Giscon, qui doit payer de sa vie son dévouement à la défense des intérêts de Carthage. L'intelligence et l'activité de Giscon lui firent trouver les fonds indispensables aux premières opérations du service de la solde. Il venait de donner satisfaction aux réclamations les plus criardes, et ramenait doucement les troupes au sentiment du devoir, quand deux intrigants de bas étage rallumèrent adroitement le feu de l'insurrection près de s'éteindre. C'étaient deux hommes redoutables, dont la peur du supplice cimentait la complicité. L'un, du nom de Spendius, ancien esclave échappé d'un ergastule de Rome, n'avait d'autre perspective que celle de la croix. L'autre, Libyen de naissance libre, s'était fort compromis dès le commencement des troubles et pressentait que, l'ordre une fois rétabli, le gouvernement carthaginois ne manquerait pas d'exercer contre lui des poursuites qui devaient le conduire droit à la claie[12]. Il s'appelait Mathô. Spendius et Mathô surent s'entendre pour amener la rupture des négociations entamées par Giscon avec leurs camarades. Ils s'unirent pour ouvrir entre Carthage et les révoltés un abîme que rien ne pût combler, se proclamèrent eux-mêmes généraux de l'armée campée sous Tunis, et, prenant pour lieutenants le Gaulois Autarite et le Libyen Zarzas[13], entreprirent avec eux la terrible guerre dont Polybe nous a conservé les détails[14]. Tout d'abord, Spendius empêche le calme de renaître au camp, et y ravive les fureurs éteintes. Les plus mauvaises passions sont mises en jeu ; les vins coulent à flot, et l'ivresse amène chaque jour les rixes les plus sanglantes. Les meneurs égorgent sans miséricorde ceux de leurs camarades qui ne partagent pas leur enthousiasme, et le commandement : Frappe ! émis en un idiome quelconque, est bien vite intelligible pour une multitude où se pressent des forcenés de toute langue. Au milieu de ces scènes indescriptibles, l'honnête et courageux Giscon poursuivait avec calme la suite des opérations afférentes au règlement des comptes. Il suivait, pas à pas, les progrès de la révolte, mais aucun événement ne semblait de nature à altérer l'impassibilité de son visage. Un jour vint cependant où, la patience lui échappant, il commit une imprudence qui devait être comme le commandement d'exécution de la levée de boucliers depuis longtemps machinée dans l'ombre. Des mercenaires libyens, qui n'avaient pas encore touché d'argent, en réclamaient avec une insolence insupportable. Giscon, d'un ton énergique, leur signifia qu'ils eussent à attendre, ou, s'ils étaient trop pressés, à s'adresser à leur général Mathô. Ce mot de général fut comme une étincelle enflammant subitement un amas de broussailles sèches. Des vociférations frénétiques retentirent de toutes parts dans le camp des rebelles. Spendius et Mathô, voyant que tout mystère était désormais inutile, jetèrent audacieusement le masque. De plus, pour rendre inexécutable tout projet d'apaisement et de conciliation, ils ordonnèrent un odieux attentat, que la lâche multitude s'empressa de commettre. Le trésor et les bagages des commissaires carthaginois furent livrés au pillage ; Giscon et ses agents se virent arrêtés, accablés de mauvais traitements, et mis aux fers. La guerre était ouverte. Sans perdre de temps, Mathô
répand par Cette complication d'une révolte de Libyens ne devait pas causer à la γερουσία un saisissement bien profond, car le fait se produisait régulièrement, chaque fois que des points noirs apparaissaient à l'horizon de l'âpre empire carthaginois. Cette fois cependant des circonstances particulières aggravaient la situation. Durant le cours de la première guerre punique, Carthage avait traité les Africains avec une extrême dureté. Obligée de faire face à des dépenses extraordinaires, elle avait exigé des propriétaires ruraux la moitié de leurs revenus, et des habitants des villes deux fois l'impôt qu'ils payaient d'habitude. Les agents du fisc étaient d'ailleurs d'une rigidité féroce. Jamais ils n'accordaient ni dégrèvements, ni réductions de taxe, même dans les cas les plus dignes d'intérêt. Les contribuables en retard étaient inexorablement jetés en prison ; ceux qui ne pouvaient se libérer, vendus comme esclaves. Le gouvernement devait chèrement payer ces abus de pouvoir. Au premier appel de Mathô, les populations libyennes s'étaient levées en masse. Les hommes avaient couru aux armes ; les femmes avaient vendu leurs parures pour subvenir aux besoins de la guerre, et venger leurs pères, leurs maris, leurs enfants, victimes des collecteurs d'impôts. Après avoir solidement renforcé les défenses de son camp
retranché, Mathô répartit ses 90.000 hommes en deux corps, qui durent
détacher des divisions chargées de former les sièges d'Utique et
d'Hippo-Diarrhyte, places demeurées fidèles à Le gouvernement, consterné du développement rapide et des proportions de l'insurrection, ne perdit cependant point toute présence d'esprit. Il se hâta d'armer ses derniers bâtiments, envoya de toutes parts recruter des soldats, et enrôla d'urgence tous les citoyens en état de porter les armes. Ces mesures étaient excellentes, mais la nomination d'un mauvais général devait en faire perdre tous les fruits. Le choix de la γερουσία s'était porté sur Hannon. C'était un homme impopulaire, esclave de ses plaisirs, pressurant, plus que tout autre gouverneur, les provinces dont il avait l'administration. Il était particulièrement odieux aux mercenaires, qui l'avaient cruellement raillé à Sicca. Organisateur habile, mais général d'armée fort médiocre, il tirait vanité de la prise d'Hécatompyle (247), et semblait oublier que la triste issue de la journée des Ægates était en partie due à son manque d'initiative et de coup d'œil militaire. La vue de l'ennemi le paralysait totalement. En fait d'armements, dit Polybe[15], il s'entendait parfaitement à tous les détails ; mais, dès qu'il entrait en campagne, ce n'était plus le même homme. Il ne savait point profiter des circonstances, et montrait en toutes choses une impéritie, une lenteur sans égales. Il vint d'abord au secours d'Utique, et commença par jeter la terreur dans les rangs ennemis, au moyen de ses éléphants. Il en avait une centaine. Une victoire décisive était possible ; mais il mena si mal les affaires, qu'il faillit compromettre son armée et les assiégés eux-mêmes. Il avait, une fois, fait apporter de Carthage des catapultes et tout un matériel de siège, et, appuyé sur Utique, commencé l'attaque des retranchements ennemis. Les éléphants donnèrent ; les rebelles, n'ayant pu en soutenir le choc, lâchèrent pied, non sans grandes pertes. Ceux qui échappèrent à la mort se retirèrent sur une colline escarpée et boisée, dont la position semblait leur offrir un asile sûr. Hannon, accoutumé à combattre des Numides et des Libyens, qui, une fois repoussés, s'enfuient à deux ou trois jours de marche[16] ; estimant que les rebelles étaient complètement battus, ne s'occupa plus, dès lors, ni du camp, ni des soldats qui l'avaient défendu. Il rentra à Utique pour prendre soin de sa personne. Mais les mercenaires de la colline, formés à la vie militaire et inspirés de l'audace de Barca ; habitués, durant la guerre de Sicile, à rompre devant l'ennemi, plusieurs fois dans la même journée, pour revenir de nouveau l'assaillir ; sachant que le général s'était retiré dans la place, et que ses soldats se répandaient hors du camp avec une négligence due à leurs succès mêmes ; les mercenaires, massés en colonne d'assaut, fondirent sur les retranchements carthaginois, y tuèrent un grand nombre de défenseurs, et firent honteusement fuir le reste jusqu'aux portes d'Utique. Ils s'emparèrent de tous les bagages et des machines de guerre qu'Hannon avait, en les faisant sortir de la ville, exposés à leurs coups. Ce ne fut pas la seule circonstance où ce général donna des marques de faiblesse. Quelques jours après, sous les murs de Gorza, où les barbares avaient placé leur camp en face du sien, il eut deux occasions d'en finir avec eux en bataille rangée et par une action de vigueur, et, deux fois, par imprudence, il laissa échapper l'occasion opportune. Tel était l'état des choses, quand les sénateurs et le peuple, frappés de l'incapacité d'Hannon, vinrent prier Amilcar de reprendre le commandement des troupes (238). Le grand capitaine s'était jusque-là tenu soigneusement à l'écart, pour laisser s'user définitivement les vieux partis qui dominaient le sanhédrin. Etranger, en apparence, à la politique intérieure de son pays, il n'attendait que l'occasion de conquérir une juste influence qui lui permît d'en assurer le salut. Cette occasion se présentant enfin, il accepta le commandement qu'on lui offrait. La nomination d'Amilcar terrifia les rebelles. Ils connaissaient de longue date le Bou-Baraka ; ils l'avaient vu à l'œuvre en Sicile, et le génie de cet homme extraordinaire les avait, pour toujours, saisis d'admiration. Leurs appréhensions n'étaient pas vaines : Amilcar devait débuter par un coup d'éclat contre ses anciens compagnons d'armes, aujourd'hui révoltés. Ses forces se composaient de 70 éléphants, des nouveaux mercenaires qu'on avait pu réunir, de quelques transfuges de l'armée rebelle, de la milice nationale, en tout 10.000 hommes. Mathô gardait avec le plus grand soin tous les passages de
la chaîne de hauteurs qui ferme l'isthme de Carthage. Il avait également
garni de défenses le cours de Toujours prêt à saisir les circonstances favorables qu'offre la nature des lieux, l'intelligent capitaine avait observé que, par les vents d'ouest-nord-ouest, l'oued Medjerda se barrait à son embouchure. La barre, formée d'un sable compacte et noyée sous une couche d'eau fort mince, était alors parfaitement guéable pour des troupes de cavalerie et d'infanterie. Sans confier à personne sa précieuse découverte, il tint sa colonne sous les armes, et, une nuit, au moment propice, il sortit de Carthage. Avant l'aube, sa petite armée de 10.000 hommes était sur la rive gauche du fleuve[17], prenant à revers et les rebelles qui gardaient le pont, et ceux qui assiégeaient Utique. Cette opération d'Amilcar devait, par son étrange nouveauté, décontenancer l'ennemi. Le grand Carthaginois, on vient de le voir, comprenait toute l'importance des marches, et l'on peut dire qu'il en est l'inventeur. On n'avait fait jusqu'alors que la guerre de positions, et les mouvements, singulièrement timides, des armées ne consistaient qu'en rotations bizarres autour d'une ou de plusieurs places, prises pour pivots. Le Bou-Baraka rompt résolument avec ces procédés lents et monotones. Son fils Annibal, qui, vingt ans plus tard, surprendra les Romains par tant de mouvements imprévus et rapides, doit continuer cette révolution dans l'art militaire, révolution que parachèvera Jules César. Ces trois grands hommes une fois disparus de la scène du monde, une invincible routine fera de nouveau prévaloir l'emploi des vieilles méthodes, qui demeureront seules en faveur en Europe, jusqu'au temps de Gustave Adolphe. Alors seulement, on se souviendra d'Amilcar et de son fils Annibal, et les peuples modernes verront se développer les phases d'une révolution nouvelle. Turenne, Condé, Vauban, poseront, à l'heure de cette renaissance, des principes dont le grand Frédéric fera la plus heureuse application ; dont l'empereur Napoléon déduira glorieusement toutes les conséquences. Une fois sur la rive gauche de La soudaine apparition d'Amilcar sur la rive gauche du fleuve avait glacé d'épouvante les deux corps d'armée des rebelles. Spendius, toutefois, ne se laissa point gagner par l'émotion générale. Il sut donner des ordres avec le plus grand sang-froid, et mettre en ligne 10.000 hommes de bonnes troupes. L'armée de siège d'Utique lui envoyait en même temps un secours de 15.000 hommes. C'est donc avec une force de 25.000 combattants que le chef des mercenaires se tint prêt à soutenir le choc des réguliers carthaginois. Mais le Bon-Baraka, qui vient d'étonner l'ennemi par la hardiesse de sa manière stratégique, doit, l'instant d'après, le confondre encore. Il va, dès le premier coup frappé, mériter le titre de tacticien illustre. La tactique était alors tout à fait dans l'enfance, et, si l'on ne tient compte des premiers essais d'Epaminondas, on peut dire hautement que l'art n'existait pas. Le génie d'Amilcar va, sous une autre forme, se révéler d'une manière éclatante. L'armée qu'il commande passera rapidement de l'ordre en colonne à l'ordre en bataille, aussi correctement que peut le faire aujourd'hui une division de l'armée française. Les Carthaginois, avons-nous dit, marchaient en colonne, et la colonne se composait de trois divisions[18] que nous supposons déployées[19]. La première ligne comprenait les 70 éléphants ; la deuxième, la cavalerie avec l'infanterie légère ; la troisième, enfin, l'infanterie de ligne. Au moment opportun, Amilcar fit faire demi-tour à tout le monde, et dépêcha aux deux premières divisions l'ordre de battre vivement en retraite sur la troisième. Celle-ci, sans perdre de temps, rompit en colonne par peloton, à droite ou à gauche, de manière à ouvrir des intervalles de distance entière, par lesquels passèrent les éléphants, les chevaux, les tirailleurs à pied. Dès que ce passage fut effectué, l'infanterie de ligne se hâta de faire à gauche ou à droite, en bataille, et, en un clin d'œil, le général en chef en reforma le front face à l'ennemi. Quant aux deux premières divisions, une fois parvenues en arrière du front, elles firent par le flanc à droite et à gauche, et défilèrent de chaque côté, pour venir encadrer l'infanterie, en faisant respectivement sur la droite et sur la gauche en bataille. On voit, par cet exemple, que l'inventeur des marches
était également passé maître en l'art des évolutions qui doivent se faire
sous les traits de l'ennemi. Annibal se formera à l'école de son père, et
l'on devra moins s'étonner que, vingt ans après la journée de Cependant les rebelles, qui voyaient la manœuvre d'Amilcar, n'en saisissaient pas le sens, et, malgré sa finesse, le Grec Spendius s'y trompa. Il se figura que la cavalerie et les éléphants carthaginois s'enfuyaient en désordre, et crut, par suite, avoir facilement raison d'une infanterie abandonnée et mise à nu sur ses deux ailes. Il donna à ses 25.000 hommes l'ordre de se porter en avant, au pas de charge, afin de déborder et d'envelopper les fantassins ennemis. Mais son illusion ne devait pas être de longue durée. Il n'avait à sa disposition qu'une infanterie sans consistance ; celle-ci, à peine en marche, s'arrêta consternée à la vue des cavaliers et des cornacs arrivant en ligne, au galop. Les rebelles furent en un instant culbutés, et il ne pouvait en être autrement. 6.000 hommes, dit Polybe[20], tant Libyens que mercenaires, restèrent sur le champ de bataille ; 2.000 furent faits prisonniers. Le reste s'enfuit au camp d'Utique ou vers la tête de pont. Poursuivant les conséquences de la victoire, Amilcar entra de vive force dans cet ouvrage, et en délogea les derniers défenseurs, qui se retirèrent en désordre à Tunis (238). Les Carthaginois étaient maîtres des deux rives de Suivant les ordres de Mathô, Spendius et son lieutenant Autarite observaient attentivement les mouvements d'Amilcar ; ils suivaient régulièrement ses traces, en se tenant toujours au pied des hauteurs et évitant avec soin la plaine, si favorable aux charges de la cavalerie et des éléphants. Plus que jamais, ils prêchaient l'insurrection chez les populations africaines, qui leur envoyèrent avec empressement de gros contingents en infanterie et en cavalerie. Ainsi renforcés, ils tombèrent un jour sur la colonne carthaginoise, l'enveloppèrent, et crurent la détruire. Mais le grand Amilcar veillait : il était difficile de le surprendre, car ses talents militaires se doublaient de l'habileté politique, indispensable à tout bon général en chef. Pendant que ses adversaires recrutaient partout des soldats, il n'était pas resté inactif, et avait su nouer des relations avec un chef indigène, le jeune N'H'arâraoua[21], qui venait de lui amener d'un coup 2.000 cavaliers. Amilcar fit immédiatement donner ses Imazir'en, et dégagea ses troupes un instant compromises. Puis, prenant vigoureusement l'offensive, il battit complètement l'imprudent Spendius, qui dut s'enfuir à toute bride, abandonnant 14.000 hommes tués ou prisonniers[22]. Suivant toujours les errements d'une sage politique, Amilcar se garda bien de sévir contre ses prisonniers de guerre Il les amnistia, fit entrer dans le rang ceux qui voulurent prendre du service, et rendit aux autres la liberté, sous la seule condition de ne plus servir contre Carthage. Spendius et Mathô ne pouvaient se méprendre au sens de cet acte de clémence. Ils en calculaient toute la portée, et sentaient que les mercenaires de toute langue allaient, ainsi que les Libyens, leur échapper les uns après les autres. Pour prévenir un tel désastre, les deux complices n'imaginent rien de mieux qu'un attentat empreint d'un caractère de férocité sans exemple. Pour éloigner des esprits toute idée de réconciliation avec Carthage, ils s'attachent à leur en démontrer l'absurdité. Que font-ils ? Ils répandent de fausses nouvelles au camp des mercenaires, et font naître de toutes parts d'immenses besoins de vengeance, auxquels ils satisfont d'autorité. Spendius fait traîner hors des palissades l'honnête Giscon et les 700 Carthaginois qui sont détenus avec lui. On leur coupe les mains, on les mutile, on leur brise les jambes, et, tout ensanglantés, les malheureux sont jetés dans un cul de basse-fosse. Carthage, frappée de stupeur, fait en vain réclamer les corps des victimes. Spendius repousse les parlementaires, et menace du sort de Giscon ceux qui oseront encore se présenter à lui. Les succès d'Amilcar avaient un instant rétabli les affaires de Carthage, mais la situation de la malheureuse République était encore bien triste. Elle recevait de toutes parts des nouvelles désastreuses : un convoi impatiemment attendu venait de faire côte ; Utique et Hippo-Diarrhyte avaient ouvert leurs portes à Mathô, et, pour comble de misères, il s'était élevé entre Amilcar et son lieutenant Hannon[23] des conflits de nature à compromettre le salut de l'armée. Carthage se croyait perdue ; sa γερουσία la sauva. Dans ces conjonctures, ce sombre conseil, ordinairement inintelligent et impolitique, fit preuve de sagesse et de lucidité d'esprit. Déchiré par les partis, et ne pouvant fixer le choix de la majorité ni sur Hannon ni sur Amilcar, il comprit qu'il fallait tout sacrifier au principe de l'unité de commandement. On résolut de consulter l'armée et de ratifier le résultat de son élection. L'armée, d'une seule voix, se prononça pour Amilcar. Il était temps que le gouvernement prit de sages mesures, car le mauvais état des affaires publiques enhardissait singulièrement les mercenaires. Spendius et Mathô ne se sentaient pas de joie de la prise d'Utique et d'Hippo-Diarrhyte, deux grandes places qui n'avaient jamais cessé d'être le plus ferme appui de Carthage, et qui, partageant toujours sa bonne et sa mauvaise fortune, avaient tenu bon jadis contre les attaques d'Agathocle et celles de Regulus. Enivrés de leurs prodigieux succès, les deux aventuriers eurent l'audace de former le siège de lu grande cité, capitale de l'empire carthaginois. Le ferme et rude Bou-Baraka ne devait pas leur laisser nourrir de bien longues espérances, et son bras était d'autant plus à craindre qu'il envisageait maintenant la situation sous un jour tout nouveau. Après de vains efforts pour ramener par la douceur des gens violemment égarés, il ne se dissimulait plus qu'il fallait enfin leur faire une guerre d'extermination, en tuer le plus possible durant l'action, et jeter aux bêtes tous les prisonniers qu'on lui amènerait. Cette résolution prise, il en fit part à ses deux lieutenants, l'Amazir' N'H'arâraoua, brillant général de cavalerie légère, et le jeune Annibal[24], qui remplaçait Hannon. Servi par eux avec intelligence et dévouement, Amilcar amena sous Carthage une solide armée de secours. Mathô fut encore une fois coupé de Spendius ; puis chacun d'eux, séparément, se vit couper de ses communications. Affamés, ils levèrent le siège. Mathô se jeta dans Tunis, pour y réorganiser ses forces et
observer Carthage. Mais, en même temps, il mobilisa un corps de 5o.000
hommes, chargés d'inquiéter les réguliers d'Amilcar par leurs courses en tous
sens. Ces bandes jetées à l'aventure reconnaissaient pour chefs Spendius,
Autarite et le Libyen Zarzas, personnage qui n'entre un instant en scène
qu'au dénouement de ce long drame. Ne formant qu'une seule et même colonne,
les 50.000 partisans s'attachèrent aux pas des Carthaginois, et les
harcelèrent d'une manière incessante. Cependant,
dit Polybe[25],
ils évitaient les plaines, de peur des éléphants et
des cavaliers du chef N'H'arâraoua ; ils occupaient de préférence les points
culminants et les lieux couverts. Ils ne le cédaient aux Carthaginois ni en
conceptions heureuses ni en audace, mais ils avaient ordinairement le
dessous, parce qu'ils étaient fort ignorants en fait d'art militaire. On vit
alors très-clairement combien l'expérience unie au savoir l'emporte sur une
aveugle et brutale pratique de la guerre. Tantôt le grand Amilcar coupait un
gros d'ennemis du reste de la colonne, et, l'enveloppant en joueur habile,
l'attirait à l'écart pour le mettre en pièces. Tantôt, laissant croire
à ses adversaires qu'il voulait en finir par une bataille rangée livrée avec
toutes ses forces, il conduisait les uns dans des embuscades habilement
préparées, et tombait sur les autres, et de jour et de nuit, à l'heure où ils
s'y attendaient le moins. Tous les prisonniers qu'il pouvait faire étaient
invariablement jetés aux bêtes. Cependant, bien que les éclaireurs d'Amilcar leur fissent
le plus grand mal, les mercenaires ne quittaient point les flancs de l'armée
carthaginoise ; c'était une proie qu'ils ne pouvaient se décider à lâcher. En
faisant habilement mouvoir cet appât, le général en chef entraîna ses
adversaires partout où il voulut. Il les conduisit, comme par la main, dans
la presqu'île qui ferme, à l'est, le golfe de Tunis, et les fit entrer dans
une gorge dont il avait préalablement fait faire une reconnaissance
minutieuse. Ce lieu, qu'on appelle ordinairement défilé de Les gorges de Dès que tous les mercenaires furent entrés dans Les rebelles, enfermés entre deux murailles dénudées, y furent bientôt réduits aux extrémités les plus affreuses. Que faire en cette situation ? Combattre en désespérés ? Ils ne l'osaient pas, car la défaite était sûre, et le sort réservé aux prisonniers n'avait pas de quoi les séduire. Se rendre à merci ? Il ne fallait guère y songer ; leurs crimes étaient trop odieux pour qu'ils pussent compter encore sur la clémence d'Amilcar. Spendius, Autarite et Zarzas les soutinrent un instant, en leur faisant espérer des secours de Tunis. Mais les malheureux étaient en proie à toutes les horreurs de la faim, et la faim, chez des gens de cette trempe, est sœur jumelle de l'anthropophagie. Ils en vinrent bientôt à s'entre-dévorer. Ils mangèrent leurs prisonniers, leurs esclaves ; enfin, n'espérant plus voir Mathô les dégager, n'ayant plus en perspective d'autre aliment que la chair de leurs camarades, ils déclarèrent à leurs chefs qu'ils allaient tout d'abord les sacrifier. Spendius, Autarite et Zarzas virent bien qu'il fallait, à tout prix, sortir de cette horrible prison. Ils dépêchèrent un parlementaire à Amilcar. Admis ensuite en sa présence, ils lui demandèrent à traiter. — Oui, nous terminerons, si vous voulez, la guerre, répondit le général, mais aux conditions suivantes : Les Carthaginois prendront à merci, parmi vous, dix hommes à leur choix. Quant aux autres, ils pourront s'en aller, vêtus d'une simple tunique. Cette clause admise par les chefs : Très-bien ! poursuivit le Bou-Baraka. C'est vous que les Carthaginois choisissent. Et Spendius, Autarite, Zarzas, tous les principaux révoltés, tombèrent légalement aux mains du général en chef. Les soldats, toujours emprisonnés dans les gorges, et ne
voyant point revenir Spendius, s'écrient qu'ils sont trahis ! Leur rage
éclate, ils courent aux armes. Désespoir impuissant ! Amilcar fait entrer
dans Ce châtiment terrible eut un grand retentissement en Libye. Les places qui tenaient pour les rebelles firent bientôt leur soumission, et les populations insurgées durent se courber de nouveau sous le joug de Carthage. Mais elles ne l'acceptaient encore qu'en frémissant, ce joug qu'elles avaient tenté de secouer ; toutes leurs espérances n'étaient pas mortes, car Mathô tenait toujours Tunis et promettait de s'y défendre avec vigueur. Amilcar se hâta d'investir ce dernier foyer de l'insurrection. Le corps d'armée sous les ordres de son lieutenant Annibal prit position au nord de l'enceinte ; lui-même assit son camp vers le sud. Là, poursuivant son rôle de terroriste, il fit approcher des murs Spendius et ses compagnons ; et tous furent mis en croix sous les yeux des défenseurs. Mais il était dit que la fortune permettrait aux deux
partis d'exercer tour à tour de sanglantes représailles. Le clairvoyant Mathô
avait observé qu'Annibal se gardait mal clans son camp du nord ; qu'il
n'assurait point ses derrières, et négligeait ses communications avec Amilcar
; qu'il était, en un mot, isolé et comme en l'air. Concentrant aussitôt tous ses moyens
d'action vers un but unique, il poussa sur Annibal une sortie dont le succès
devait singulièrement améliorer la situation de la défense. Le camp de
l'imprudent lieutenant fut brusquement envahi et culbuté ; tous les parcs
tombèrent aux mains de Mathô, et nombre de Carthaginois périrent. Les
rebelles firent aussi beaucoup de prisonniers, parmi lesquels Annibal
lui-même. Le malheureux jeune homme fut conduit au pied de la croix de
Spendius, dont on détacha le cadavre, et cloué sur le bois encore dégouttant
du sang du mercenaire. Les mânes du bandit réclamant de grands honneurs
funèbres, Mathô fit immoler sur place trente prisonniers appartenant à la noblesse
carthaginoise. Amilcar avait été informé de la sortie de Mathô, mais trop
tard pour se porter en temps utile au secours de son pauvre lieutenant.
Réduit maintenant au corps d'armée du sud, et trop faible pour poursuivre
seul les opérations du siège, il leva le camp, pour aller prendre position
derrière En apprenant qu'Annibal s'était laissé détruire, Carthage
fut un instant dans la consternation ; mais la γερουσία,
alors en veine d'énergie, résolut de tenter un suprême effort. Au nom du
salut public, tous les citoyens en état de porter les armes furent enrôlés
d'urgence, et allèrent, sous les ordres d'Hannon, grossir l'effectif
d'Amilcar. Amilcar et Hannon avaient eu de longues querelles ; cédant
ensemble aux instances des commissaires du sanhédrin, ils se réconcilièrent.
Le patriotisme sut étouffer en eux le ressentiment qu'engendre l'esprit de
parti, et, combinant leurs efforts, ils résolurent d'en finir avec Mathô.
Celui-ci, craignant d'être bloqué dans Tunis, tenait de nouveau la campagne.
Ils le harcelèrent sans relâche, le refoulèrent jusque dans le sud de Telle fut la fin de la guerre inexpiable (237). Durant les péripéties de cette horrible guerre, Rome
s'était sans doute réjouie tout bas des malheurs de sa rivale, mais elle
avait observé envers elle une attitude décente. Le sénat n'avait jamais, à
l'occasion, manqué de témoigner à la γερουσία
toute la part qu'il prenait aux alternatives de sa bonne et de sa mauvaise
fortune. Carthage s'affaiblissait, et, par suite, il était utile d'affecter à
ses yeux des dehors sympathiques, de faire acte de courtoisie même, tout en
réservant l'avenir. Les Romains n'usèrent donc, pendant trois ans, que des
procédés les plus affectueux envers leurs anciens ennemis. Ils permirent à la
marine italiote d'approvisionner Carthage, en même temps qu'ils lui
interdisaient toute espèce de relations avec les rebelles. La ville d'Amilcar
eut l'autorisation de lever des mercenaires en Italie. Enfin, l'on vit des
agents du sénat user de toute leur influence pour faire rentrer l'Afrique
dans le devoir. Utique et d'autres places offraient de se donner à Rome ; on
repoussa leurs offres avec une froide dignité. Les mercenaires de Sardaigne
promettaient de livrer l'île aux légions ; on refusa noblement de prêter
l'oreille à de telles ouvertures. Convoitant depuis longtemps cette île, mais
procédant toujours avec une sage lenteur, le sénat attendait patiemment que
le moment fût venu de la prendre. Ce jour ne devait pas tarder à paraître. La
mort de Mathô (237) venait de rendre la
paix à Carthage, mais Carthage était épuisée. Sur-le-champ, la politique
romaine fit ouvertement volte-face, et le sénat put, sans danger, mettre la
main sur Après la bataille de Les échos de Réfugiés en Italie, les mercenaires venus de Sardaigne avaient fait briller aux yeux des sénateurs l'importance de la conquête de cette île. Ceux-ci parurent hésiter longtemps, ainsi qu'ils avaient fait autrefois, lorsque les Mamertins prêchaient l'expédition de Sicile. Considérant toutefois que Carthage, tout épuisée qu'elle était alors, avait
cependant armé une escadre pour tenter de reconquérir les deux précieuses
colonies qui échappaient à sa domination séculaire. La perfidie de Rome était
bien faite pour l'atterrer. Elle se plaignit tout haut de la rapacité de sa
rivale, formula des réclamations, et poursuivit ses armements. Rome, alors,
parlant d'un ton qui ne pouvait souffrir de réplique, Rome déclara purement
et simplement la guerre à Carthage. La raison de cette guerre, disaient
hardiment les citoyens de Rome, c'est que Carthage n'arme plus contre La patrie d'Amilcar, qui avait failli être emportée par la
révolte des mercenaires, ne se sentait point de force à reprendre la lutte
avec Rome. Les Carthaginois soupirèrent, et, courbant la tête, durent
admettre qu'il fût introduit dans le traité de l'an 242 un article
additionnel ainsi conçu : Carthage évacuera Mais ni les Sardes, ni les Corses n'acceptèrent sans protestation la dure domination romaine. Il se produisit dans les deux îles des soulèvements fréquents, et fort sérieux pour la plupart[33]. Ces mouvements des populations frémissantes furent successivement comprimés par les consuls Licinius Varus (236), Manlius Torquatus (235), Pomponius Mathô (233) et Papirius (231). Sous ce dernier consulat, les deux îles de Sardaigne et de Corse furent définitivement réduites en provinces romaines. Quant aux Carthaginois intelligents, ils eurent leur opinion faite touchant la bonne foi des fils de Quirinus, et ce vol à main armée[34], qui fit saigner le cœur d'Amilcar, devait bientôt rouvrir entre les puissances rivales une longue série d'hostilités. |
[1] Polybe, I, LXVI.
[2] Histoire de Jules César, t. I, p. 267-268.
[3] Trois ans et quatre mois. (Polybe, I, LXXXVIII.)
[4] Polybe, I, LXV.
[5] Μιξέλληνες. (Voyez Polybe, I, LXVII.) — Appien ne mentionne que des Libyens et des Gaulois.
[6] Nous supposons la contribution de guerre répartie en dix échéances de même valeur, soit chacune de 1.280.620 francs.
[7] Carthage était épuisée par la première guerre punique. (Polybe, I, LXXI.)
[8] Chroniques de Villani.
[9] Cette fameuse Hécatompyle était une ville du Soudan, sur le Niger, et l'onomatologie saura peut-être nous en faire retrouver la position. Fidèle à la méthode suivant laquelle il appelle, par exemple, Άσπίς une place forte que les Latins nomment Clupea, Polybe (I, LXXIII) écrit ici : Έκατοντάπυλος, et ne fait que traduire en grec le sens d'une dénomination tamazir't. Nous pouvons aujourd'hui faire la version contraire, c'est-à-dire repasser du grec à l'amazir'. Or, dans ce dernier idiome, le mot porte s'exprime par thabbouth et cent par touinest. Qu'on rapproche simplement ces deux termes, en négligeant, dans la prononciation, la désinence du composé, et l'on obtient Thubbouth-Tou', assonance assez frappante déjà de Tombouctou. Mais, plus correctement, l'expression Cent Portes a pour équivalente : Touinest en Thiboura, ou mieux, par inversion, Thiboura en Touinest. La prononciation en usage chez les Touareg donne Thib' n' tou, terme fort rapproché, l'on en conviendra, de celui de Timbektou, qu'adoptent la plupart des voyageurs modernes. — Les Romains, qui entendaient aussi parler les Imazir'en, et s'attachaient, eux, à reproduire les sons perçus, ont appelé Tibudium la ville prise par Hannon et, plus tard, par les armées de Balbus le Jeune. Or Tibudium est bien l'écho latin de Thiboura-temdit, la ville aux portes. Ce mot thabbouth (au pluriel thiboura) nous semble le radical du nom de la ville de Thèbes, laquelle était aussi, comme l'on sait, une hécatompyle.
[10] Frontin, Stratagèmes, III. — Diodore de Sicile, V.
[11] Polybe, I, LXXI.
[12] La claie était un supplice carthaginois. (Voyez le chapitre VIII du livre II.)
[13] Les Zarzas ou Zerdzas ne sont pas éteints. Nous en retrouvons une tribu aux environs de Jemmapes (province de Constantine).
[14] Voyez le livre I de l'Histoire de Polybe. La guerre des Mercenaires vient de fournir à un romancier moderne le sujet d'un livre intéressant. L'auteur de Salamm'bo a décalqué son esquisse sur l'émouvant tableau de Polybe ; mais les couleurs qu'il a mises en œuvre sont loin d'être empruntées à la sobre palette de l'histoire.
[15] Polybe, I, LXXIV.
[16] Les Arabes de nos jours ont conservé les mœurs militaires des anciens Numides. Un sergent de tirailleurs indigènes, présent à la bataille de l'Alma, témoignait à des officiers français son étonnement de ne pas voir les Russes lâcher pied au premier coup de canon.
[17]
Voyez Guischardt, Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains,
[18] Voyez Polybe, I, LXXVI.
[19] C'est l'hypothèse de Guischardt (Mémoires militaires, t. I, c. III) ; mais le mouvement d'Amilcar s'explique également fort bien, si l'on suppose chacune des divisions ployée en colonne serrée en masse.
[20] Polybe, I, LXXVI.
[21] C'est le chef que Polybe nomme Ναραύας. Il fut, dit le grand historien, séduit par le génie politique et militaire d'Amilcar, et Amilcar lui fit épouser sa fille, celle qu'un romancier moderne a nommée Salamm'bô.
Chez les Imazir'en, le nom n'existe pas. Dans l'espèce, Ν indique le génitif, αουα signifie nation, H'arâr est un nom de tribu. N'H'arâraoua veut donc dire de la nation des H'arâr, sous-entendu prince ou chef. La tribu des H'arâr (gens de condition libre, hommes de cœur) n'est pas éteinte. Elle habite aujourd'hui le revers nord du djebel el-A'mour (Algérie).
[22]
La défaite de Spendius eut vraisemblablement pour théâtre la vallée de
[23] L'identité des noms est une cause d'erreurs fréquentes pour qui étudie l'histoire de Carthage. Cet Hannon n'est pas le même que le vainqueur d'Hécatompyle (plus tard le vaincu des Ægates). Hannon d'Hécatompyle fut mis en croix par les mercenaires de Sardaigne (238). Quant au lieutenant d'Amilcar, on peut l'appeler Hannon le Riche. C'est l'adversaire obstiné du parti politique que les Romains désignent sous le nom de faction Barcine.
[24] Voyez au chapitre I du livre III la liste des généraux carthaginois qui ont porté le nom d'Annibal.
[25] Polybe, I, LXXXVII.
[26] Polybe, I, LXXV.
[27]
La topographie de
[28] Τάφρω καί χάρακι. (Polybe, I, LXXXIV.) — Les Romains remplaçaient parfois les palissades par un ouvrage en maçonnerie. C'est alors le murus fossaque. (Voyez l'Histoire de Jules César, t. II, passim.)
[29] Polybe, I, LXXXV.
[30] On allégua d'autres raisons encore. ... Comme précédemment pour les Mamertins, le sénat, selon toute apparence, prétexta qu'il y avait des Italiotes parmi les mercenaires de Sardaigne. (Histoire de Jules César, t. I, c. V, t. I, p. 149.)
[31] Carthage avait capturé quelques vaisseaux marchands naviguant dans ces parages. (Histoire de Jules César, t. I, c. V, t. I, p. 149.)
[32] Polybe, III, XXVII. — Ces 1.200 talents (6.985.200 francs) durent s'ajouter aux 3.200 autres (18.627.200 francs) stipulés par les commissaires en 242. Le total des contributions de guerre imposées à Carthage s'éleva ainsi à 4.400 talents, soit plus de 25 millions (25.612.400 francs), somme énorme pour l'époque.
[33] Pendant longtemps... des rébellions périodiques témoignèrent de l'affection des Sardes pour leurs anciens maîtres. (Hist. de Jules César, t. I, p. 149-150.)
[34] ... Abus scandaleux de la force que Polybe a hautement flétri. (Hist. de Jules César, t. I, p. 149.) — ... παρά πάντα τά δίκαια... dit Polybe (III, XXVIII).