HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.

CHAPITRE VIII. — AMILCAR BOU-BARAKA.

 

 

Les événements qui remplissent ces quinze premières années (264-249) ont, à plusieurs reprises, modifié la situation politique et la conduite de la République romaine. Au début de la guerre, on vient de le voir, Rome improvise une flotte, et devient en un jour puissance maritime de premier ordre. L'incroyable succès de Melazzo (260), les brillantes expéditions de Sardaigne et de Corse (259), suivies de la grande victoire du cap d'Ecnome (256), révèlent aux Carthaginois son intelligence de l'art naval, comme la prise d'Agrigente (262) et la rapide conquête du territoire sicilien (261) ont, tout d'abord, établi sur terre son irrésistible supériorité.

Rome a compris qu'elle ne pourra terrasser sa rivale qu'après avoir conquis l'empire de la Méditerranée, et c'est vers ce premier but qu'elle tend avec sa persévérance ordinaire. Mais, en entrant dans cette voie nouvelle, elle s'expose à de graves mécomptes, et les désastres qu'elle subit lui apportent, sinon des hésitations, au moins de longs et coûteux temps d'arrêt. Ainsi le gouvernement romain, qui veut rapatrier les débris de l'armée de Regulus (255), se voit enlever par la tempête 284 navires ; les consuls de l'an 253 arment en course pour ravager l'île des Lotophages[1]. L'expédition réussit, mais, au retour, la mer désempare ces corsaires en grande bande, et les engloutit avec leur proie. Quatre ans plus tard (249), la défaite de Claudius Pulcher et l'insuccès de Junius coûtent au département de la marine 1.000 transports et 320 trirèmes ou quinquérèmes.

La ruine du matériel et l'épuisement du trésor imposent alors au sénat romain l'obligation d'une halte. Les eaux de la Sicile ne seront plus, durant un temps, témoins de ces rencontres furieuses qui les ont tant ensanglantées. La lutte doit reprendre sur terre, et se concentrer six ans dans un coin de l'île, à la pointe occidentale de cette fertile Trinacrie, tant disputée. Les Romains occupent Palerme ; les Carthaginois tiennent Drépane et Lilybée, et ces deux dernières places sembleront longtemps imprenables. Ce sont les pièces maîtresses d'un échiquier de dimensions restreintes, mais qui paraîtra s'agrandir sous la main d'un homme de guerre justement célèbre, Amilcar Bou-Baraka[2]. C'est là que le père du grand Annibal doit rendre aux armes de Carthage le prestige qu'elles ont perdu.

La γερουσία avait jusqu'alors opposé à Rome d'excellents généraux, qui, en ces temps de bon sens où les hommes publics n'étaient point encore parqués par spécialités, se montraient, à l'occasion, bons marins ou ingénieurs habiles. Amilcar IV, Imilcon, Adherbal, Annibal le Rhodien et Carthalon, depuis le commencement de la guerre, ont vigoureusement défendu la cause de leur pays ; mais Amilcar Bou-Baraka leur est bien supérieur. Génie audacieux et fécond, Amilcar est une figure militaire singulièrement originale ; il est doué de ce coup d'œil topographique qui fait les vrais capitaines[3]. Il est le maître de son fils ; et la gloire du disciple témoigne de la grandeur des leçons. On reconnaîtra, dit Polybe[4], que l'armée romaine fut de beaucoup plus brave que l'armée carthaginoise. Mais, à la tête des généraux, plaçons, pour le courage, la prudence, Amilcar Barca, le père de cet Annibal qui fit plus tard la guerre aux Romains.

A peine investi du commandement des forces carthaginoises (248), Amilcar en réforme rapidement la discipline et la tactique ; il ordonne des exercices et des écoles, fait exécuter des marches, enseigne de nouvelles méthodes de campement, rompt les soldats à toutes les ruses de guerre. Il les emmène ensuite en Italie, pour ravager la Locride et le Brutium[5] : les Calabres deviennent un grand camp d'instruction, où tous les Carthaginois, officiers et soldats, sont appelés à mettre en pratique les théories du général en chef. On parcourt en tous sens ce pays de montagnes, qui, quarante ans plus tard, deviendra le réduit d'Annibal. On l'étudié, on fait sur cet âpre terrain le simulacre de toutes les opérations militaires ; on défile enfin sous les yeux d'Amilcar, et le brave Amilcar, excellent juge en pareille matière, fait connaître à ses troupes qu'elles sont maintenant capables d'entrer en campagne et de se mesurer avec les vieilles légions de Rome. On appareille, on suit la côte septentrionale, et le débarquement s'opère aux environs de Palerme (248).

Les Romains, nous l'avons dit, occupaient cette place importante, et, de là, libres de leurs mouvements en terre ferme, poussaient vigoureusement le siège de Lilybée. La place d'Eryx venait d'ailleurs de tomber en leurs mains. Eryx, dit Polybe[6], est une montagne qui s'élève sur la côte de Sicile et regarde l'Italie. Placée entre Palerme et Drépane, elle est surtout inaccessible du côté de cette dernière ville. C'est la plus haute montagne de l'île, après l'Etna, et le temple de Vénus en occupe le sommet. La ville est bâtie au-dessous du temple, et l'on n'y arrive que par des rampes difficiles. Cette conquête était due au consul Junius, qui cherchait depuis longtemps le moyen d'effacer le souvenir de ses fautes. Il occupait fortement le plateau de la Vénus Erycine, s'appuyait à la ville, et gardait avec soin tous les passages du côté de Drépane. De plus, il avait fortifié le port d'Egithalle, situé au pied de la montagne, et y entretenait une garnison de 800 hommes. La position d'Eryx était précieuse pour les Romains, qu'elle rapprochait de Drépane et de Lilybée ; elle jouissait, d'ailleurs, de propriétés militaires remarquables, car, du fronton de l'Érycine, les aigles romaines plongeaient les deux remparts carthaginois. Ces conditions exceptionnelles n'intimidèrent pas Amilcar, et sa résolution fut bientôt prise de couper les Romains de Palerme, de concentrer toutes ses forces entre Palerme et Eryx, afin de battre, l'une après l'autre, les garnisons de ces places. C'est l'art de diviser l'ennemi qui produit à la guerre les plus brillants effets. Comme le grand Bou-Baraka, Napoléon cherchait d'abord à couper la ligne de son adversaire ; cela fait, il enveloppait chacun des tronçons, et les détruisait successivement.

Un tour d'horizon rapide ayant révélé à Amilcar l'importance du plateau d'Eircté[7], il s'y installa hardiment pour gêner l'action de l'ennemi. Cette position, dit Polybe[8], occupe les bords de la mer, entre Eryx et Palerme, et l'on admet généralement qu'elle est, plus que toute autre, favorable à l'établissement d'un camp retranché destiné à un long service. La montagne, en effet, est de toutes parts à pic, et s'élève à une assez grande hauteur au-dessus de la plaine environnante. Le périmètre de la partie culminante ne mesure pas moins de 100 stades (18 kil. 500m.). Tout le terrain qu'il enferme est propre à la culture et à l'élevage des troupeaux. Parfaitement abrité des vents de mer, il ne sert d'asile à aucune bête fauve. Du côté de la mer, et sur le versant par lequel il se rattache au continent sicilien, le mont Eircté est tellement bien entouré d'obstacles abrupts, que les quelques solutions de continuité de ces escarpes naturelles ne réclament qu'une fortification de peu d'importance. Enfin, sur le plateau se dresse un mamelon que la nature semble avoir destiné au double rôle d'acropole et de poste-vigie. Cette excellente position militaire commande un port d'une bonne hauteur d'eau, relâche fort commode pour les navires qui, de Drépane et de Lilybée, se rendent en Italie. Il n'y a que trois chemins donnant accès à la montagne, et tous trois sont excessivement difficiles : l'un aboutit à la mer, les deux autres donnent dans la campagne. C'est là que l'audacieux Amilcar avait établi son camp retranché. N'ayant le soutien d'aucune place amie, ni l'espoir d'un appui quelconque, il s'était jeté au milieu même des Romains. C'est de là qu'il les harcela maintes fois, et les mit gravement en péril.

Tout d'abord, pendant que le brave Carthalon opérait une forte diversion sur Egithalle, dont il eut le bonheur de s'emparer, Amilcar, descendu de son rocher fortifié, s'embarqua, dans le plus grand secret, pour aller, de nouveau, dévaster les côtes d'Italie, ce qui s'exécuta vivement, depuis le détroit de Messine jusqu'au territoire de Cumes. La Campanie était désolée. Or la Campanie touche au Latium. Rome trembla. Aussitôt les consuls reçurent l'ordre de serrer de plus près Amilcar, d'entreprendre le siège de Drépane, sans ralentir celui de Lilybée, et d'opposer aux forces carthaginoises d'Eircté un grand camp retranché sous Palerme.

Les Romains prirent position à moins d'un kilomètre (5 stades) d'Amilcar, et, durant trois années (247-244), les deux armées ne cessèrent de s'observer et de se combattre, tout comme le firent, pendant l'hiver de 1854-1855, les Russes et les Anglo-Français, embusqués immobiles dans un coin de la Crimée. Ce fut une suite non interrompue de petits engagements et de coups de main, dont il serait impossible d'écrire l'histoire.

Tous les stratagèmes que l'expérience peut enseigner, dit Polybe[9], toutes les inventions que peuvent suggérer l'occasion et la nécessité pressante, toutes les manœuvres qui réclament le concours de l'audace et de la témérité, furent employés de part et d'autre, sans amener de résultat important. Les forces des deux armées étaient égales ; les deux camps, bien fortifiés et inaccessibles ; l'intervalle qui les séparait, fort petit. Toutes ces causes réunies donnaient lieu chaque jour à des combats partiels, mais empêchaient que l'action ne devint jamais décisive. Toutes les fois qu'on en venait aux mains, ceux qui avaient l'infériorité trouvaient dans la proximité de leurs retranchements un asile assuré contre la poursuite des ennemis, et le moyen de revenir avec avantage à la charge.

Les faits les plus saillants de cette période triennale sont : la défense de Drépane (246), le ravitaillement de Lilybée (245) et la prise d'Eryx (244), par Amilcar.

Le consul Fabius avait formé le siège de Drépane. Au sud de cette place, et tout près du rivage, se trouvait un îlot rocheux, dit des Palombes, qui couvrait parfaitement les fortifications de terre ferme. Une nuit, les Romains le surprirent, et s'y établirent solidement. Au jour, Amilcar accourt, et fait de vains efforts pour reprendre le fortin des Palombes ; Fabius l'y laisse s'épuiser, descend à terre, et donne l'assaut à la place. Amilcar se jette dans Drépane, qu'il défend avec une rare vigueur ; mais il ne peut empêcher les Romains de se loger dans les Palombes, ni de relier cet îlot au continent, par une jetée qui complète l'investissement de la place.

Le brave Amilcar devait bientôt prendre sur les Romains une revanche éclatante, en opérant, sous leurs yeux mêmes, le ravitaillement de la place de Lilybée, laquelle, étroitement bloquée, était alors en proie aux horreurs de la famine. Il part avec toutes ses forces navales, et, pendant que l'escadre de guerre fait mine de chercher à pénétrer de vive force dans le port, il dissimule habilement 30 transports de gros tonnage dans une anse voisine, que surplombent de hauts rochers. Les Romains se précipitent avec fureur sur les navires de guerre carthaginois ; mais ceux-ci, manœuvrant adroitement, entraînent leurs adversaires au large, et, pendant qu'ils les occupent en d'inutiles évolutions, les transports sortent de leur abri, défilent tranquillement le long de la côte, et mouillent triomphalement au port. Amilcar décharge aussitôt des vivres, des munitions, des secours de toute espèce, et relève singulièrement le moral des défenseurs (245).

Le résultat de cette heureuse journée consterna les assiégeants. Esclaves des vieilles méthodes, dont l'emploi les faisait toujours tourner dans le même cercle, ils n'avaient pu soupçonner le moyen de la fausse attaque, et ce procédé, bien classique aujourd'hui, prit à leurs yeux les proportions d'une violation du droit des gens, d'un acte de cette foi punique, si souvent frappée de leurs malédictions. En réalité, ici comme en bien d'autres circonstances, Amilcar eut la gloire de réformer des ressorts usés par la mise en œuvre antique, d'y substituer ceux d'un art nouveau, d'essayer d'ingénieux procédés, destinés à devenir plus tard les éléments certains de la manière militaire de son fils Annibal.

Les Carthaginois ne furent pas moins heureux l'année suivante (244). Les Romains, dit Polybe[10], gardaient Eryx au moyen d'un poste établi au sommet de la montagne et d'un autre poste à la base. Amilcar emporta de vive force la place d'Eryx, située entre le faîte et le pied du mont, si bien occupés par ses adversaires.

Dès lors, la croupe du mont Eryx devient, pendant deux ans, le théâtre d'une lutte acharnée. Retranché à mi-côte entre deux corps ennemis, qu'il coupe nettement l'un de l'autre, Amilcar assiège le camp romain supérieur, et repousse énergiquement les attaques de celui qu'il domine. Incapables d'opérer leur jonction, les légions se sentent également impuissantes à couper les Carthaginois de la mer. Ceux-ci n'avaient qu'une seule route qui les reliât à la côte, mais cette unique communication, bien défendue, suffisait à assurer le service de leurs subsistances.

Ainsi paralysés par Amilcar, les consuls virent clairement que la situation était désormais sans issue, et qu'ils pouvaient tournoyer des années entières autour d'Eryx, sans faire avancer d'un pas les affaires de la République. Pour Amilcar, s'il ne faisait point de progrès en Sicile, il avait la gloire d'y tenir en respect les maîtres de l'Italie, et de les clouer au sol. Si la γερουσία avait voulu faire alors de nouveaux sacrifices, et jeter sur la côte méridionale une armée bien commandée, Carthage eût pu regagner tout le terrain perdu ; mais, suivant le sort réservé d'ordinaire aux esprits d'élite, le grand Amilcar était loin d'être compris de ses compatriotes, et ses belles conceptions ne leur inspiraient aucun élan d'intelligence.

Après avoir tenté mille actions de vigueur, essayé toutes les manières de combattre et supporté bien des misères, les armées en présence renoncèrent, d'un commun accord, à poursuivre une lutte inutile. Alors, dit Polybe[11], ils tressèrent une couronne sacrée, non que leurs forces fussent épuisées, ou qu'ils succombassent à leurs maux, mais en hommes invincibles, et qui n'ont même pas le sentiment de leur pénible situation.

Aux yeux du sénat romain, il n'y avait qu'un moyen d'arracher l'intrépide Amilcar à son nid d'aigle d'Eryx ; c'était de le couper lui-même de Carthage ; c'était de reprendre encore une fois la mer. Le peuple, consulté, décida qu'il serait procédé sans délai à la réorganisation de la marine (243). Cependant l'exécution de ce projet n'était pas sans présenter des difficultés sérieuses, car le trésor était à peu près vide, et, dans l'antiquité aussi bien que de nos jours, la construction et l'entretien d'un matériel naval réclamaient impérieusement l'aide des plus gros budgets. Le patriotisme de Rome para sans sourciller aux inconvénients de ce manque de ressources. On vit ses intelligents citoyens venir au secours de la République aux abois : les riches armaient chacun une quinquérème ; les autres s'associaient pour offrir, à plusieurs, un navire de même rang. En peu de temps, grâce à ces contributions volontaires, les ingénieurs purent lancer 200 quinquérèmes, construites sur le modèle de celle qu'on avait récemment prise à Annibal le Rhodien. A ces forces imposantes le sénat joignit 100 trirèmes réparées en toute hâte, et, dès le commencement de l'été 242, le consul C. Lutatius Catulus put croiser sur les côtes de Sicile avec une escadre de 300 voiles. Lutatius, qui devait avoir la gloire de terminer la guerre, signala par un coup d'éclat son entrée en campagne. Il surprit les ports de Lilybée et de Drépane, et, enhardi par ce succès, forma résolument le siège de cette dernière place.

Pendant ce temps, que faisaient les Carthaginois, et comment laissaient-ils le pavillon ennemi pratiquer ainsi les eaux siciliennes ? La γερουσία, toujours imprévoyante et économe à contretemps, n'avait point pensé que Rome pût de nouveau créer une flotte. Convaincus, dit Polybe[12], que jamais les Romains ne songeraient à réorganiser leur marine, les Carthaginois, dans leur méprisante sécurité, avaient singulièrement négligé la leur. Tous leurs navires avaient, depuis longtemps, été dirigés sur les ports d'Afrique, et la plupart étaient alors désarmés. Quand on apprit à Carthage l'ouverture du siège de Drépane, l'agitation y fut extrême. Surprise par l'événement, la pentarchie de la marine[13] fit accoster aux appontements du Cothon tous les navires en état de prendre la mer, et l'on procéda précipitamment aux armements. On réunit ainsi 400 navires, qu'on bourra de vivres, de munitions, de rechanges à destination d'Eryx, et le tout fut arrimé dans le plus grand désordre. En fait de troupes, on n'embarqua qu'un effectif insignifiant. Le général Hannon reçut, avec le commandement de cette singulière flotte, composée de vaisseaux de guerre armés en flûte, l'ordre de toucher au camp d'Amilcar, de le ravitailler, et, cela fait, de prendre à bord l'élite de l'armée de Sicile, pour aller, avec ces braves gens, à la rencontre de l'escadre de Lutatius.

Il était souverainement imprudent de faire ainsi servir à deux fins de grands navires de guerre, surtout à une époque où les marins, nécessairement astreints à suivre les côtes, ne pouvaient que très-difficilement dérober leur marche à l'ennemi. Hannon ne devait pas échapper au danger de donner, en temps inopportun, dans le flanc de la croisière romaine. Le consul Lutatius sut que les Carthaginois venaient de mouiller dans les eaux d'Hiéronèse, l'une des Ægates[14], et, abandonnant sur-le-champ le siège de Drépane, courut prendre position sous Æguse, autre île du groupe des Ægates, laquelle forme avec Drépane et Lilybée un triangle équilatéral. Dès le lendemain, au point du jour, il vit les Carthaginois appareiller. La mer était houleuse ; de jolies brises, soufflant du nord-ouest, permettaient à Hannon de filer grand largue, en rangeant la côte, et le cap droit sur Eryx. Les Romains avaient leur rôle tout tracé : il leur fallait, à tout prix, empêcher la jonction d'Hannon et d'Amilcar. Sur-le-champ, le consul appareilla aussi, et commanda le branle-bas ; la flotte romaine arriva en ligne à bonne hauteur et, présentant l'éperon à la colonne ennemie, lui barra résolument le passage. Les transports carthaginois durent, bon gré mal gré, accepter la bataille ; ils carguèrent leurs voiles, et s'apprêtèrent à résister au choc.

Jamais, dit Florus, il ne se livra de bataille navale plus furieuse. Les vaisseaux ennemis étaient surchargés de munitions de bouche, de tours navales, d'armes et d'engins de toute espèce. Carthage entière semblait s'y être embarquée, et c'est ce qui causa sa perte. La flotte romaine, au contraire, leste, agile et légère, offrait, en quelque sorte, l'image d'une armée de terre. Ce fut comme un combat de cavalerie ; nos vaisseaux obéissaient à la rame, ainsi que des chevaux au frein, et leurs mobiles éperons (rostra) se lançaient avec tant d'art, tantôt contre un vaisseau, tantôt contre un autre, qu'ils ressemblaient à des êtres vivants. Aussi la flotte ennemie, brisée en un moment, couvrit-elle de ses débris toute la mer qui sépare la Sicile de la Sardaigne[15]. Les Carthaginois, enfoncés, furent mis en pleine déroute ; 50 de leurs vaisseaux furent coulés, 70 capturés avec leurs équipages. Le reste parvint à rentrer sous Hiéronèse, pendant que l'heureux Lutatius ramenait en triomphe à Lilybée ces 70 voiles carthaginoises et 10.000 prisonniers.

Sans laisser rien percer des agitations de son âme, Amilcar mesura d'un coup d'œil toutes les conséquences de ce désastre. Il se vit coupé de Carthage, et affamé dans Eryx. La partie était bien décidément perdue. Aussi ne songea-t-il plus qu'au sort de ses compagnons d'armes. Il s'empressa de réclamer et obtint de Carthage plein pouvoir de traiter avec les Romains. Tant qu'il lui fut possible, dit Polybe[16], de conserver quelque espoir raisonnable, Barca ne recula devant aucune entreprise audacieuse, ni devant aucun danger. Il tenta, plus que ne le fit jamais capitaine, toutes les chances de succès. Mais, quand vint la mauvaise fortune, et qu'il eut épuisé tous les moyens que la raison conseille, il ne s'inquiéta plus que du salut de ses soldats, et céda sagement à la nécessité. Il dépêcha vers les Romains des commissaires chargés de traiter de la paix. C'est ainsi qu'il est d'un grand général de savoir entendre quand sonne l'heure de vaincre, et quand celle de se soumettre au vainqueur.

Lutatius ne ferma point l'oreille aux ouvertures qui lui furent faites. Il exigeait d'abord que les Carthaginois se rendissent à merci ; mais le brave Amilcar fit nettement répondre que les Carthaginois périraient avec lui jusqu'au dernier, plutôt que de souscrire à de telles conditions. L'exemple de Regulus rendit le consul circonspect ; il n'insista point, et le projet suivant fut rédigé d'un commun accord : Il y aura amitié entre les Carthaginois et les Romains, si tel est le vœu du peuple romain, et ce aux conditions suivantes : Les Carthaginois évacueront toute la Sicile. Ils ne feront la guerre ni à Hiéron, ni aux Syracusains, ni aux alliés de ceux-ci. Ils rendront sans rançon tous les prisonniers romains. Ils payeront aux Romains, dans l'espace de vingt ans, deux mille deux cents talents euboïques[17] (près de treize millions de francs)[18].

Ce projet de traité, expédié à Rome, ne fut pas, tout d'abord, ratifié par le peuple. On envoya sur les lieux dix commissaires chargés de soumettre la question à un nouvel examen. Ceux-ci ne changèrent rien à l'ensemble de l'acte, mais y introduisirent quelques clauses rigoureuses. Ils diminuèrent de moitié le temps accordé aux Carthaginois pour se libérer, et augmentèrent la contribution de 1.000 talents, qui durent être payés sans retard. Ils exigèrent enfin que la République vaincue abandonnât toutes les îles situées entre la Sicile et l'Italie. Voici la rédaction définitive de ce cinquième traité consenti entre Rome et Carthage (241)[19] :

Les Carthaginois évacueront la Sicile et toutes les îles situées entre la Sicile et l'Italie. Sûreté est garantie par les deux Républiques contractantes à leurs alliés respectifs ; chacune promet de ne prétendre à aucun empire sur les possessions de l'autre, de ne bâtir aucun monument public chez les alliés de celle-ci, de n'y lever aucune troupe de mercenaires, de ne jamais rechercher leur alliance. Les Carthaginois payeront, en dix ans, deux mille deux cents talents, plus mille comptant (près de six millions de francs)[20]. Enfin ils rendront aux Romains tous leurs prisonniers sans rançon.

Ainsi, dit Polybe[21], se termina la guerre de Carthage et de Rome au sujet de la Sicile, guerre qui dura sans interruption vingt quatre ans, et qui est, à notre connaissance, la plus longue, la plus continue, la plus grande dont on ait jamais écrit l'histoire. Sans parler des combats et des armements de médiocre importance, on vit, en comptant les deux flottes, plus de 500 quinquérèmes figurer en une bataille, et plus de 700 dans une autre. Enfin les Romains perdirent dans cette lutte 700 navires environ, y compris ceux que détruisit la tempête ; les Carthaginois, environ 500.

On a très-sévèrement jugé le traité des îles Ægates ; on a répété maintes fois qu'il avait consacré la honte du vaincu. M. Michelet, surtout, ne ménage point les marchands de Carthage, qui n'étaient point, dit-il, à bout de ressources, et pouvaient bien continuer la guerre ; qui ne comprenaient point que leur influence politique, une fois compromise, devait entraîner dans sa ruine et leur commerce et leur opulence, à laquelle ils sacrifiaient si facilement l'honneur. En réalité, le traité des Ægates n'avait rien de honteux pour la République ; il était une nécessité. Ce qu'on doit blâmer, ce sont les fautes du gouvernement carthaginois, qui négligea maladroitement l'entretien de ses forces militaires navales, et ne sut pas venir, en temps opportun, au secours du grand Amilcar.

 

 

 



[1] Alias Meninx ; aujourd'hui Gerbey.

[2] Amilcar est un nom qu'ont porté plusieurs généraux et soff'ètes carthaginois, parmi lesquels nous nommerons :

Amilcar Ier, fils de Magon, tué par Gélon, près d'Himère, 480 avant Jésus-Christ ;

Amilcar II, député près d'Alexandre le Grand, mort en 331 ;

Amilcar III, fils de Giscon, fait prisonnier au siège de Syracuse, mort en 309 ;

Amilcar IV, battu par les Romains, mis en croix en 269 ;

Amilcar V, fils d'Asdrubal Bostar, soff'ète en 256.

Le père du grand Annibal est désigné sous le nom d'Amilcar VI ou Barca.

Pour nous conformer à l'usage, nous écrirons Amilcar ce nom que l'étymologie devrait faire revêtir de la forme A'bd-Melkarth (serviteur du dieu de la cité). Quant au surnom, qu'on écrit à tort Barca, nous lui restituerons sa physionomie phénicienne, Baraka (la puissance merveilleuse). (Voyez une note du livre III, chapitre premier.) En somme, le vrai nom du père d'Annibal serait : A'bd Melck-Kartha Bou-Baraka, le serviteur du dieu-roi de la ville, à la puissance merveilleuse.

[3] Vous faites la guerre dans un pays extrêmement difficile, et vous avez d'excellentes cartes sous la main : profitez-en pour vous faire un œil géographique. C'est là tout le militaire. Je ne parle pas de la valeur : celui qui n'en a pas doit filer. Mais vous ne sauriez croire combien je suis entiché de ce coup d'œil géographique, et même topographique. Ou je me trompe fort, ou c'est lui qui fait les généraux. (J. de Maistre, Lettre au comte Rodolphe de Maistre, 29 mai 1808.)

[4] Polybe, I, LVI.

[5] Polybe, I, LXIV.

[6] Polybe, I, LV.

[7] Polybe, I, LVI, c'est-à-dire au-dessus d'un port resserré par des rochers à pie, et comme emprisonné. Les Arabes appellent de même Chabet-el-Hâbs (la rivière en prison) tout cours d'eau profondément encaissé.

[8] Polybe, I, LVI.

[9] Polybe, I, LXII.

[10] Polybe, I, LXIII.

[11] Polybe, I, LVIII : Ils firent une couronne sacrée. Cette expression poétique fait allusion à la coutume des anciens de consacrer une couronne aux dieux lorsque, dans un combat, la victoire demeurait indécise.

[12] Polybe, I, LXI.

[13] Voyez, en ce qui concerne les attributions des pentarchies, le chapitre I du livre II : Carthage au temps d'Annibal.

[14] Les Ægates sont aujourd'hui connues sous les noms de Linosa, Muretino et Leranza. A la fin de la première guerre punique, elles furent appelées Arec, les Autels, en souvenir des serments échangés, lors de la signature du traité de paix intervenu entre les Carthaginois et les Romains.

[15] Florus, Hist. rom., II.

[16] Polybe, I, LXII.

[17] Le talent euboïque, de 26k,196, valant 5.821 francs de notre monnaie, la contribution de guerre est exactement de 12.806.200 francs. — Nous avons admis, pour l'appréciation des valeurs monétaires de l'antiquité, les rapports établis par Letronne, Böckh, Mommsen, etc. et mentionnés dans l'Histoire de Jules César, l. I, c. IV, t. I, p. 77.

[18] Polybe, I, LXII.

[19] Polybe, I, LXIII ; III, XXVII.

[20] Exactement 5.821.000 francs. — Le total de la contribution de guerre fut donc de 18.627.200 francs.

[21] Polybe, I, LXIII.