HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.

CHAPITRE VII. — PREMIÈRES SCÈNES DU DRAME PUNIQUE.

 

 

Les événements dont le récit va suivre se développent sous les proportions les plus imposantes. Deux Républiques qu'unissent d'anciens traités de commerce, deux grandes puissances, aigries par une rivalité sans cesse renaissante, en viennent à penser tout haut que leur coexistence est désormais impossible, et, sous l'empire de cette idée, commencent une lutte à outrance, dont l'issue doit fixer à jamais les destinées du monde occidental. Carthage possède d'immenses richesses, une marine admirable, une excellente cavalerie, un grand troupeau d'éléphants de guerre. Rome, gouvernée par son sénat austère, n'a pour citoyens que des hommes d'une rare énergie, guidés par un sens politique extraordinaire, et paraît justement fière de son armée nationale, aguerrie par deux cents ans de victoires. Les deux nations vont donc appliquer à la défense de leur cause des forces bien différentes et de direction et d'intensité.

On a donné le nom de guerres puniques aux phases de cette lutte séculaire[1]. Ce sont les trois reprises d'un duel à mort, les trois actes d'un grand drame[2] ayant pour dénouement l'anéantissement de Carthage. Les dernières opérations de la première guerre sont dirigées par le glorieux père d'Annibal, et c'est Annibal lui-même qui frappe tous les grands coups de la deuxième.

Lors de la descente de Pyrrhus en Italie, il s'était manifesté, entre les gouvernements de Carthage et de Rome, des signes non équivoques de refroidissement ; mais leurs relations n'avaient cependant pas été troublées. Les deux rivales s'observaient en silence, attendant l'occasion de se prendre corps à corps, mais n'osant, ni l'une ni l'autre, assumer l'odieux de l'agression. Un événement imprévu amena brusquement la rupture, ainsi qu'il advient d'ordinaire quand les dissentiments internationaux sont parvenus à maturité.

Sous le règne d'Agathocle, des aventuriers campaniens s'étaient traîtreusement emparés de la place de Messine, et y commettaient depuis lors toute sorte d'excès et de violences. Ils avaient pris le nom de Mamertins[3]. A leur exemple, une légion romaine, également recrutée en Campanie, avait fait subir le même sort à la ville de Rhegium (Reggio). Soutenus par ces honnêtes frères, les Mamertins en étaient venus à inquiéter sérieusement les Carthaginois et les Syracusains, qui se partageaient alors le territoire de la Sicile.

Une fois délivrée de Pyrrhus, Rome s'était empressée de châtier la perfide légion qui tyrannisait Rhegium, et le sénat avait rendu la ville à ses légitimes possesseurs. Isolés dès lors et sans appui sur le continent, ne se sentant plus assez forts pour résister longtemps à Syracuse, les brigands de Messine se mirent en quête d'un puissant patronage. Mais, comme il arrive presque toujours aux multitudes livrées à elles-mêmes, la division se mit entre eux : les uns livrèrent l'acropole aux Carthaginois, l'autre parti offrit bravement les clefs de la place aux Romains.

Le sénat de Rome eut de longues et honorables hésitations avant de décréter l'envoi d'un secours aux dignes émules des gens de Rhegium. Cependant était-il possible d'abandonner à Carthage une place aussi voisine de l'Italie ? Les consuls ne le pensaient pas. Ils manifestèrent hautement leur sentiment à cet égard, et convoquèrent le peuple au Forum. La soumission de la Sicile aux lois de Carthage n'était pas douteuse, dit Polybe[4], si les Mamertins ne recevaient pas de secours. Etablis à Messine, les Carthaginois, déjà forts de leurs nombreuses possessions dans l'île, n'eussent pas manqué de s'emparer de Syracuse. Pleins de ces tristes pressentiments, et comprenant de quelle importance il était pour eux de ne pas laisser les Carthaginois se servir de Messine comme de la culée d'un pont destiné à leur descente en Italie, les Romains délibérèrent longtemps sur cette affaire... Après un long tumulte, la discussion fut close, et le peuple vota. Cette fois encore, la raison politique fit taire tous les scrupules, et, à la majorité des suffrages, on déclara prendre fait et cause pour les Mamertins. Quelque coupable que fût l'égarement de ces Campaniens, il était impossible, disait-on bien haut, de leur refuser le nom d'Italiotes, et de répudier le principe des nationalités.

Chez les Romains, les décisions prises appelaient invariablement une mise à exécution rapide. Le consul Appius Claudius, qui venait de peser de toutes ses convictions sur l'expression des votes populaires, se mit immédiatement en mesure de franchir le détroit. On donne ordinairement à ce consul le surnom de Caudex, parce que ses armements consistèrent, suivant la plupart des historiens, en chalands, gabares ou radeaux[5], employés au transport des légions. Mais Polybe, dont l'autorité n'est jamais contestable, rapporte que les Romains opérèrent leur passage à bord de navires empruntés par eux aux ports d'Elée, de Naples, de Locres et de Tarente[6]. Ces pentecontores[7] purent sans doute prendre à la remorque quelques embarcations romaines, dont aucune alors n'était pontée, et l'idée de cet emploi d'une flottille de remorqueurs a pu valoir à Appius le surnom dont il s'est honoré.

Le débarquement s'effectua sans accidents, et le consul, dont l'entreprise pouvait alors passer pour audacieuse, réussit à jeter toutes ses forces dans Messine (264). Aussitôt Syracusains et Carthaginois viennent bloquer la place ; mais l'armée consulaire exécute deux sorties vigoureuses, culbute l'ennemi et s'établit militairement dans l'île. Un renfort de 35.000 hommes lui arrive en temps opportun ; elle lance des colonnes mobiles dans toutes les directions, et emporte au pas de course soixante-sept places, parmi lesquelles celles de Catane et de Tauromenium.

Ces succès si rapides eurent un grand retentissement en Sicile, et l'effet moral en fut considérable. Le roi Hiéron, qui, tout d'abord, avait fait cause commune avec les Carthaginois, jugea du premier coup d'œil ces Romains, qu'il s'agissait de jeter à la mer. Il entrevit l'avenir réservé aux deux puissances dont la lutte allait désoler ses frontières, et s'empressa de sauver Syracuse en la jetant dans l'alliance romaine[8]. Le traité, consenti sur les bases les plus larges, fut singulièrement profitable à la suite des opérations de l'armée consulaire[9], qui, jusque-là, n'avait point cessé d'être coupée de Rhegium, et ne se ravitaillait, par suite, qu'avec une extrême difficulté. Elle put dès lors, sans s'inquiéter des escadres puniques qui tenaient le détroit, reprendre à l'intérieur le cours de ses expéditions, ayant toujours son service des subsistances parfaitement assuré. Battus en toutes rencontres, les Carthaginois en lurent bientôt réduits à leur base d'opérations en Sicile. C'était la fameuse place d'Agrigente. Annibal, fils de Giscon, s'y était enfermé avec les 50.000 hommes qui lui restaient, et se défendait vigoureusement, en attendant qu'on vînt le dégager[10]. La γερουσία fit, à cet effet, passer dans l'île une armée de secours de 50.000 hommes d'infanterie, 6.000 hommes de cavalerie et 60 éléphants. Ces forces étaient assurément fort respectables ; le vieil Hannon, qui en avait le commandement, ne put néanmoins réussir à faire lever le siège. Agrigente succomba sous les efforts des légions romaines (262).

La chute de cette place devait entraîner celle de tous les postes fortifiés de l'intérieur, et la campagne suivante (261) vit tomber aux mains des consuls la majeure partie des centres de population, villes ouvertes et villages. La rapidité de ces succès ne saurait être pour nous un sujet d'étonnement, car diverses circonstances favorisèrent les Romains. Les Carthaginois s'étaient rendus odieux aux Grecs siciliens. Les villes encore indépendantes, comparant la discipline des légions aux excès de tous genres qui avaient signalé le passage des mercenaires d'Agathocle, de Pyrrhus et des généraux carthaginois, accueillirent les consuls comme des libérateurs[11].

Ces résultats étaient d'une immense importance. Les Romains pouvaient se considérer comme maîtres de la Sicile ; toutefois ils sentaient bien que la possession ne leur en serait définitivement acquise que s'ils parvenaient à en expulser complètement les Carthaginois. Or ceux-ci, grâce à la puissance de leur marine, avaient toujours pied sur la côte. Comment les en arracher ? A quel moyen recourir pour garder la précieuse conquête qu'on venait de faire ?

Le problème ainsi posé, le sénat de Rome devait s'attacher opiniâtrement à la recherche d'une solution. Il n'en est qu'une possible ! telle est la conclusion bientôt formulée par le bon sens romain. C'est la marine punique qui crée tous les obstacles ; il faut détruire ou, tout au moins, tenir en respect la marine punique. Mais pour arriver à ces fins, une flotte est nécessaire, et Rome n'a point de flotte. Eh bien, qu'elle en improvise une.

La marine romaine fut improvisée.

Jusqu'alors, le sénat s'était procuré chez les alliés (socii navales)[12] des transports, des pentecontores et quelques trirèmes ; il avait aussi fait construire quelques petits navires de guerre, chargés de protéger le cabotage ; mais il manquait absolument de ces vaisseaux à cinq rangs de rames, que les Carthaginois avaient en si grand nombre, et qu'ils savaient si bien manœuvrer. On dit qu'une quinquérème carthaginoise échouée sur les côtes du Latium servit de modèle aux ingénieurs romains. L'Italie était alors riche en bois ; on put mettre sur chantier une masse énorme de constructions navales. Le patriotisme des citoyens avait d'ingénieux instincts ; on imagina d'exercer, à terre, une multitude d'esclaves[13] au maniement des rames. Au bout de deux mois d'efforts, la République lança 120 navires de premier rang, que montèrent aussitôt d'excellents équipages (260).

Cette flotte prit immédiatement la mer. L'esprit militaire des citoyens romains se caractérisait par une invincible audace et par une confiance illimitée en leur courage individuel. Le consul Duilius, qui commandait les escadres de formation nouvelle, rencontra l'ennemi à la hauteur de Melazzo (Mylæ), et, tout novice qu'il était en face de gens de mer pleins d'expérience, il n'hésita pas à leur offrir la bataille.

On sait que les navires de guerre de l'antiquité étaient uniformément armés, à la proue, d'un épais rostrum de bronze, et que la tactique navale consistait à présenter sans cesse cet éperon à l'ennemi. Chaque bord s'attachait à garder ses flancs, à éviter le choc du bélier à fleur d'eau, et, d'autre part, à pousser vivement en avant, dès qu'un imprudent adversaire découvrait un pan de sa muraille. Le succès dépendait donc, en général, de l'habileté des rameurs et de la manière dont ils étaient commandés. Si l'on fait abstraction de la nature de l'agent propulseur, on peut dire qu'une bataille navale de l'antiquité ne devait pas être sans analogie avec un engagement de navires à vapeur qui, renonçant, d'un commun accord, à l'emploi de leur artillerie, ne feraient usage que de l'éperon, dont nous voyons aujourd'hui la renaissance.

Duilius, qui n'avait pas voulu compter uniquement sur la bonne exécution de son service de propulsion, avait eu le soin de munir ses liburnes[14] d'un engin qui fit disparaître ou, tout au moins, atténuât les effets de leur infériorité par rapport aux navires carthaginois. Comme leurs vaisseaux (ceux des Romains), dit Polybe[15], étaient pesants et mal construits, quelqu'un leur suggéra l'idée de se servir de ce qui, depuis ce temps-là, fut appelé corbeau.

Le corbeau n'est donc pas de l'invention de Duilius, bien qu'il porte ordinairement le nom de ce consul. Cette machine, connue de toute antiquité, n'était autre chose qu'un pont-levis dressé contre un mât de l'avant, et qui pouvait, à volonté, s'abattre, en tournant à charnière sur la base inférieure du rectangle dont il affectait la forme. A la base supérieure était fixé un cône de fer très-pesant, très-aigu, une sorte de dent ou gros clou, qui s'enfonçait dans le pont du navire ennemi, lors de la brusque chute du pont-levis dit corbeau ; le tablier se trouvait alors horizontal, et la communication assez solidement établie pour permettre l'abordage. Cet appareil, bien manœuvré, valut à Duilius une victoire éclatante[16]. La flotte carthaginoise, forte de 130 navires, était commandée par Annibal. Le consul culbuta l'avant-garde de l'ennemi, rompit sa ligne de bataille et le dispersa. Cette journée coûta aux Carthaginois 45 navires, 3.000 hommes tués et 6.000 prisonniers (260).

L'année suivante (259), la guerre, jusqu'alors concentrée dans les eaux de la Sicile, s'étend au grand archipel Tyrrhénien. Annibal, le vaincu de Melazzo, ayant pris position en Sardaigne avec de nouvelles forces navales, le consul Cornélius s'empressa de faire voile vers la Corse et d'y jeter des troupes de débarquement. La chute d'Aléria (Alalia) amena la soumission de l'île entière. Là ne s'arrêtèrent point les progrès des Romains : l'heureux Cornélius mit le cap sur la Sardaigne, prit d'assaut la place d'Olbia, bloqua partout, prit ou détruisit les escadres puniques, et la Sardaigne, comme la Corse, dut reconnaître son autorité.

Rome se trouvait donc maîtresse de deux grandes îles de l'archipel Tyrrhénien, et l'on ne s'explique la rapidité de cette expédition féconde en résultats que par l'insuffisance des fortifications d'Aléria et d'Olbia, par la supériorité que les flottes romaines avaient déjà prise sur la marine carthaginoise, par la faiblesse des garnisons puniques en Corse et en Sardaigne, enfin par la déplorable politique du gouvernement carthaginois, qui ne tendait qu'à lui aliéner l'esprit des populations.

Les consuls de l'an 208 unirent leurs efforts pour arrêter les progrès que, de nouveau, les Carthaginois faisaient en Sicile. Amilcar, qui commandait en chef, était maître d'Enna et de Camarine ; il avait détruit Eryx et tenait Drépane (Trapani), dont les défenses étaient extrêmement respectables. Enfin son quartier général était solidement établi à Palerme. Les Romains, ayant inutilement bloqué cette place, modifièrent sur-le-champ leur plan de campagne, et prirent Camarine pour nouvel objectif. Mais cette résolution faillit leur être fatale. L'habile Amilcar surprit les légions en marche, les tint enfermées dans une gorge étroite, et fut sur le point de les détruire. L'armée consulaire ne dut son salut qu'au célèbre dévouement du tribun Calpurnius Flamma (258). Echappés au piège, les consuls poursuivirent leur route, et furent assez heureux pour prendre, avec Camarine, bon nombre de places de la province carthaginoise, parmi lesquelles se trouvaient Enna, Sittana, Erbesse et Camicum. Puis, pour terminer la campagne, ils tentèrent un coup de main sur les îles Lipari ; mais le brave Amilcar veillait, et cette pointe fut faite en pure perte.

L'année suivante (267) mesure un temps d'arrêt de la lutte engagée entre les deux puissances, lutte terrible qui dure déjà depuis sept années (264-257). La chute d'Agrigente a sapé par la base la domination de Carthage en Sicile ; la défaite de Melazzo (260) lui a enlevé le prestige de la supériorité maritime ; mais elle n'est pas encore aux pieds de sa rivale. Les Romains, étonnés, mais non enivrés de leurs succès, sentent eux-mêmes que, un jour ou l'autre, leur adversaire peut recouvrer la Sicile, cette Sicile qui fait sa fortune, et qu'elle embrasse encore de ses ardents désirs.

Les deux Républiques ont besoin de respirer une heure avant d'en venir à une action décisive. Elles procèdent en silence à des armements formidables, et le génie de la guerre les inspire d'un même souffle. Chacune comprend qu'elle n'aura raison de son antagoniste que sur la scène mobile des eaux méditerranéennes. C'est qu'en effet les efforts des corps de troupes qui battent en tous sens le territoire sicilien ne peuvent produire qu'un va-et-vient de petits revers et de succès insignifiants. Mais que, par un effort suprême, l'une des parties belligérantes demeure maîtresse de la mer, l'autre, bannie de l'île, devra s'humilier pour longtemps. Carthage va donc faire donner toutes ses forces maritimes : elle arme 350 navires de premier rang. Rome redouble aussitôt d'activité, et parvient à en mettre en ligne 33o. Bientôt le canal de Malte se couvrira de 700 voiles, et l'on pourra compter à bord près de 300.000 hommes[17] !

En 256, les deux flottes se rencontrent entre Héraclée Minoa et le cap d'Ecnome, et s'abordent aussitôt avec fureur. L'abordage suivant la méthode du corbeau a encore une fois raison de l'expérience des équipages carthaginois et de la précision de leurs manœuvres. Amilcar et son lieutenant Hannon ont 94 navires pris ou coulés ; ils battent précipitamment en retraite, laissant la plus brillante victoire aux mains des consuls Manlius et Regulus. Ceux-ci vont en poursuivre aussitôt toutes les conséquences. La mer se trouve libre désormais ; le chemin de l'Afrique est ouvert, et la flotte romaine met le cap sur Carthage. Pas une voile ennemie ne défend les abords de la côte : on touche au promontoire Hermœum, on prend Clypea (Kelibia) pour base des opérations que va tenter Regulus.

Ce fier consul, dont le nom devait demeurer célèbre, était resté seul en Afrique avec une petite armée de 15.000 hommes d'infanterie, 500 de cavalerie et 40 navires de guerre. L'année 2 56 touchant à sa fin, et deux consuls nouveaux ayant été élus, le sénat le maintint dans son commandement en qualité de proconsul. Dès que cette décision lui eut été notifiée, Regulus, cherchant à s'étendre, alla former le siège d'Adis (R'adès), et, sous les murs de cette place, défit complètement une armée de secours, principalement composée d'éléphants et de cavalerie. Ce succès inouï ouvrit bientôt aux Romains les portes de Tunis : ils occupèrent fortement cette place, y appuyèrent un grand camp retranché qui menaçait Carthage, et Carthage, éperdue, se crut revenue au temps d'Agathocle.

Sa situation était réellement critique. Expulsée de la Sicile, de la Sardaigne et de la Corse, deux fois battue sur mer, à Melazzo et à Ecnome, la capitale de l'empire carthaginois, presque assiégée, sentait l'Afrique frémissante prête à embrasser le parti des Romains. Dans cette extrémité, elle demanda la paix ; mais Regulus ne consentit à traiter que sur des bases excessivement dures. Les Carthaginois, dit-il, devront nous céder la Sardaigne et la Sicile entières, nous rendre sans rançon tous nos prisonniers, racheter les leurs, payer tous les frais de la guerre, se soumettre à l'obligation d'un tribut annuel. Carthage devait s'engager, en outre, à n'avoir d'autres alliés et d'autres ennemis que ceux de Rome, à n'armer qu'un seul vaisseau de guerre, à tenir constamment à la disposition des consuls un contingent de cinquante trirèmes.

Ces conditions humiliantes étaient inacceptables, et les Carthaginois, indignés, s'apprêtèrent à reprendre la lutte avec toute l'énergie du désespoir. Par l'effet d'un heureux concours de circonstances, des officiers de recrutement, qui revenaient d'une mission en Grèce, mouillaient à cette heure même au Cothon. Ils avaient racolé bon nombre de mercenaires, parmi lesquels se trouvait un Lacédémonien nommé Xanthippe, militaire d'un rare mérite. Ce Grec, dit Saint-Evremond[18], homme de valeur et à expérience, s'informa de l'ordre qu'avaient tenu les Carthaginois et de la conduite des Romains ; s'en étant instruit pleinement, il les trouva les uns et les autres fort ignorants dans la guerre.

Xanthippe sut démontrer à la γερουσία[19] que Carthage était loin d'être à bout de ressources, et se fit donner le commandement des troupes, dont il réforma promptement la discipline et l'instruction. Bientôt, mettant en ligne 12.000 hommes de bonne infanterie, 4.000 chevaux et 100 éléphants, il alla, dans la plaine de Tunis, provoquer l'armée consulaire. Cette fois Regulus fut vaincu et fait prisonnier[20] ; les débris de ses légions, environ 2.000 hommes, se hâtèrent de battre en retraite, et ne rentrèrent qu'à grand'peine à Clypea. Rome sentit bien qu'il ne lui restait plus qu'à quitter la Libye. Mais la fortune alors ne lui souriait plus : les navires qu'elle arma pour rapatrier ses nationaux, ayant eu l'imprudence de s'attarder sur les côtes de Sicile, y furent assaillis par une violente tempête, qui lui en enleva près de 300.

Cette suite de malheurs rétablissait, jusqu'à un certain point, l'équilibre entre les antagonistes. Les Carthaginois, revenus de leurs terreurs, surent faire rentrer dans le devoir les indigènes qui, lors de l'apparition de Regulus, avaient tenté de se soulever. Opérant en même temps en Sicile, ils reprirent Agrigente, qu'ils rasèrent, en menaçant de pareil sort toutes les places amies de Rome.

Jamais les Romains ne se laissaient abattre par les revers[21]. Aussi se ruèrent-ils derechef sur la malheureuse île, et la campagne de l'an 254 s'ouvrit par la prise de Cephalœdium. Après cet heureux début, suivi d'un infructueux coup de main sur Drépane, ils assiégèrent et prirent Palerme, capitale de toutes les possessions carthaginoises. La chute de cette place importante eut pour conséquence celle de Iétine, Petrinum, Solunte et Tyndaris.

Pendant trois ans (253-250) les flottes des deux pays ravagèrent, les unes les côtes d'Afrique, les autres le littoral italien ; dans l'intérieur de la Sicile, les Romains avaient l'avantage ; sur le rivage de la mer, les Carthaginois. Deux fois les flottes de la République [romaine] furent détruites par la tempête ou par l'ennemi, et ces désastres engagèrent à deux reprises le sénat à suspendre toute expédition maritime[22].

C'était, pour l'une et l'autre puissance, un mouvement alternatif de succès et de revers, dont aucun n'était de nature à clore définitivement une série continue d'opérations ruineuses. Chacune d'elles cependant, déjà très-fatiguée, faisait des efforts surhumains pour arriver à un résultat décisif ; et toujours la valeur de la résistance était égale à celle de l'agression.

C'est ainsi qu'en 250, après avoir battu leurs adversaires sous les murs de Palerme, les Romains armèrent une flotte de 200 voiles, et jetèrent sur la plage de Lilybée quatre légions de débarquement. Mais cette place, qui, depuis la ruine d'Agrigente et la prise de Palerme, était la base d'opérations des Carthaginois en Sicile, avait à leur opposer une enceinte fortifiée des plus solides, une garnison de 10.000 hommes, et un gouverneur énergique, Imilcon. La défense de Lilybée est, à juste titre, demeurée célèbre. Les Romains ne pouvaient pas obtenir d'investissement complet, ni s'opposer aux coups de main des divisions navales, opérant régulièrement des ravitaillements audacieux. Pendant qu'Annibal le Rhodien forçait la ligne d'embossage de l'assiégeant, le brave Imilcon, exécutant, en terre ferme, des sorties multipliées, lui détruisait la majeure partie de son matériel.

Le sénat résolut de sortir, à tout prix, de cette situation, de rassurer des esprits manifestant cette sombre inquiétude que connut parfois l'impatience française durant le long siège de Sébastopol. Le consul, auquel venait d'échoir le département de la Sicile, reçut, en conséquence, l'ordre de brusquer les opérations et de frapper, s'il était possible, un coup d'éclat. Mais ce consul, du nom de Claudius Pulcher, était un homme d'un caractère violent et d'un mérite très-contestable. Sa ruine ne se fit pas attendre.

Claudius essaye d'abord de compléter l'investissement de Lilybée, et coule à l'entrée du port un grand nombre de vaisseaux, mais sans parvenir à barrer toutes les passes. Renonçant aussitôt, et avec une inconcevable légèreté, à ce projet sagement conçu, il jette les yeux vers un autre point de l'île.

Les Carthaginois tenaient aussi Drépane, et Adherbal, qui y commandait, était un général d'une activité sans égale. Sur terre, ses nombreuses patrouilles de cavalerie tamazir't coupaient toutes les routes reliant Palerme à Lilybée, si bien que pas un convoi n'arrivait à l'armée de siège. Sur mer, il faisait croiser une multitude de petits navires fins voiliers, et ces corsaires ne cessaient d'inquiéter les côtes de Sicile et d'Italie. Ils harcelaient aussi les convois, prenaient ou coulaient quantité de transports, et affamaient ainsi l'ennemi. Le consul, se flattant de détruire Adherbal, força de rames vers les eaux de Drépane. Il avait sous ses ordres une belle escadre de 200 voiles, mais une suite de mauvaises manœuvres, un acte d'impiété odieux à tous les équipages[23], l'habile tactique de l'amiral carthaginois, décidèrent immédiatement du sort des Romains : 77 de leurs vaisseaux firent côte, et 93 tombèrent au pouvoir d'Adherbal, qui ramassa, d'un coup, plus de 20.000 prisonniers.

Les Romains n'étaient pas au terme de leurs désastres. Vers la fin de cette même année 249, le consul L. Junius avait été chargé d'escorter un convoi destiné à l'armée de siège. Il réunit à Messine 800 transports, avec 120 navires de guerre, et fait voile pour Syracuse. De là, pendant qu'il rallie ses retardataires, et afin de pourvoir aux premiers besoins des assiégeants, il dirige sur Lilybée 400 transports et quelques galères, sous la conduite des questeurs. Pour lui, dans le but d'éviter les Carthaginois, qui gardaient la pointe occidentale de l'île, il crut devoir faire un long détour, et doubler très au large le cap Pachynum (Passaro). Cette résolution lui fut fatale.

Adherbal venait de recevoir de Carthage un renfort de 70 voiles commandé par Carthalon. Il complète à son lieutenant une division de 100 navires, et Carthalon culbute la flotte romaine en station devant Lilybée, pendant qu'Imilcon, l'homme des sorties vigoureuses, fait essuyer de nouvelles pertes à l'armée de terre. Après cet exploit, Carthalon va mouiller à Héraclée, dans l'espoir de couper de Lilybée le convoi signalé de Syracuse. Les questeurs l'aperçoivent et se dérobent rapidement, car leurs vaisseaux, armés en flûte, sont incapables de toute espèce de résistance. Ils se réfugient sous les catapultes de Phintias, et les Carthaginois, arrêtés dans la chasse qu'ils leur donnent, prennent position à l'entrée du fleuve Halycus, pour attendre la sortie de leur proie.

Cependant Junius doublait Pachynum avec 400 transports et les vaisseaux d'escorte. Carthalon se montre, et le consul, évitant à son tour le combat, se jette dans le port de Camarine. L'escadre carthaginoise, qui se sait dès lors en mesure d'empêcher la jonction des deux divisions de l'ennemi, conçoit, de plus, l'espoir de les détruire l'une après l'autre, et, à cet effet, s'établit solidement entre elles, ayant Phintias à bâbord et Camarine à tribord. L'imprudence de Junius va recevoir sans doute un châtiment terrible.

Un coup de mer bouleversa subitement les plans si sages de Carthalon. Pendant qu'il était à son poste d'observation, il aperçut vers le sud tous les signes précurseurs d'une horrible tempête. Le siroco soufflait avec violence. Or la lame est alors redoutable en ces parages. En marin consommé, Carthalon se hâta de doubler Pachynum, pour chercher un abri derrière quelque massif de la côte orientale. Quant aux Romains, leurs deux divisions allèrent ensemble à la côte. Les 800 transports et les 120 navires de guerre, tout fut perdu corps et biens, à l'exception de deux trirèmes.

On comprend la joie de Carthage et la désolation de Rome. Mais ces événements sont encore loin de terminer la guerre. On vient seulement d'assister aux premières scènes du drame punique.

 

 

 



[1] Elle commence l'an 264 avant Jésus-Christ, à l'occupation de Messine par les Romains, et se termine à la ruine de Carthage, en 146. C'est un intervalle de cent dix huit ans.

[2] Atque si quis trium temporum momenta consideret, primo commissum bellum, profligatum secundo, tertio vero confectum est. (Florus, II, XII.)

[3] De Mamers, nom du dieu Mars en langue campanienne.

[4] Polybe, I, X.

[5] Caudices, caudicariæ naves.

[6] Ces républiques urbaines n'avaient obtenu la garantie de leur indépendance qu'à la charge de fournir un certain nombre de vaisseaux à Rome. (Histoire de Jules César, l. I, c. III, t. I, p. 72.)

[7] Vaisseaux mus par cinquante rameurs.

[8] Hiéron, maître de Syracuse, première ville de la Sicile, n'eut pas plus tôt éprouvé la puissance des armes romaines, qu'il prévit l'issue de la lutte, et se déclara pour le plus fort. (Histoire de Jules César, I. I, c. V, t. I, p. 144.)

[9] L'issue de la première guerre punique, dit Heeren (Manuel), est décidée à l'avance, au moins en partie, par Hiéron, qui embrasse le parti des Romains.

[10] Voyez, sur le blocus d'Agrigente et les combats livrés sous les murs de cette place, Guischardt, Mémoires militaires, t. I, c. I.

[11] Histoire de Jules César, l. I, c. V, t. I, p. 144.

[12] Histoire de Jules César, l. I, c. III et V, t. I, p. 72 et 144. — C'étaient les villes grecques du littoral qui devaient ainsi tenir un certain nombre devais seaux à la disposition de la République. Quant aux équipages, ils étaient, du moins au temps d'Annibal, recrutés parmi les citoyens pauvres, c'est-à-dire possédant moins de 400 drachmes (340 francs).

[13] Le personnel du service de propulsion ne se composait, le plus souvent, que d'affranchis et d'esclaves.

[14] Romani C. Duilio et Cn. Cornelio Asina coss... in mari dimicaverunt paratis navibus rostratis, quas liburnus vocant. (Eutrope, II, XX.)

[15] Polybe, I, XXII.

[16] Duilius eut pour trophée une colonne rostrale, dont la base existe encore. L'inscription qu'elle porte, et qui a été restituée par P. Ciacconius, est un des plus anciens monuments de la langue latine.

[17] Chaque navire portait 300 rameurs et 120 combattants, soit ensemble 420 hommes. La flotte carthaginoise avait donc embarqué 147.000 hommes, et la flotte romaine 138.600 ; ce qui donne, pour les deux armées navales, un effectif total de 285.600 hommes. (Voyez Polyhe, I, XXV et XXVI.)

[18] Réflexions sur les différents génies du peuple romain.

[19] La γερουσία était un comité du sénat, ou sanhédrin (συνέδριον). (Voyez le chapitre I du livre II : Carthage au temps d'Annibal.)

[20] Voyez Guischardt, Mémoires militaires, t. I, c. II.

[21] Histoire de Jules César, l. I, c. V, t. I, p. 146.

[22] Histoire de Jules César, l. I, c. V, t. I, p. 146.

[23] Au moment d'engager l'action, on consulte les poulets sacrés, qui refusent de manger. Eh bien, qu'ils boivent ! s'écrie le consul ; et il les fait jeter à la mer. Aujourd'hui, nous rions volontiers de ce trait, mais, deux cent cinquante ans avant l'ère chrétienne, l'effet dut en être déplorable.