HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.

CHAPITRE VI. — LUTTES DE CARTHAGE ET DE SYRACUSE.

 

 

Les antiques annales de Carthage, résumées au chapitre précédent, ont nettement accusé les instincts dominateurs de la République naissante. Cette première période historique devait être close vers la fin du Ve siècle, à l'heure où, s’étant développée en sens divers, Carthage arrive à l'apogée de sa puissance. Une deuxième période, qu'il convient d'ouvrir au commencement du IVe siècle, comprendra l'histoire de ses luttes avec Syracuse, depuis le premier traité consenti entre Imilcon et Denys l'Ancien (404) jusqu'au commencement des guerres puniques (264).

Durant cet intervalle, la politique carthaginoise va poursuivre la conquête de la Sicile, avec une persistance, une énergie dont les nations modernes semblent avoir oublié les errements. Elle approchera plusieurs fois du but, mais sans jamais l'atteindre, car elle est en face d'une rivale au génie ardent et fier, une fille de Corinthe, qui, elle aussi, aspire à l'entière possession de l'île. Une pensée unique et constante se trahit dans tous les actes politiques de Denys l'Ancien et de ses successeurs, celle de rejeter à jamais les Carthaginois du territoire sicilien, d'annexer celui-ci à la Grande-Grèce, de faire, enfin, de Syracuse la capitale d'un royaume des Deux-Siciles.

Quatre grands noms historiques jalonnent cette période et, projetant une vive lumière sur la suite assez compliquée des événements, permettent d'en suivre les méandres. Ce sont ceux de Denys l'Ancien, de Timoléon, d'Agathocle et de Pyrrhus.

Denys l'Ancien n'avait signé le traité de 404 que dans le but de gagner du temps pour se préparer à la guerre. Dès que ses armements furent terminés, et qu'il se crut en mesure d'entrer en campagne, il dénonça l'armistice par un grand attentat contre le droit des gens, qu'on pourrait, par analogie, flétrir du nom de Vêpres Siciliennes. La personne et les biens de tous les Carthaginois de Syracuse furent livrés à la fureur du peuple ; et cet odieux exemple fut immédiatement suivi dans toutes les autres villes ou bourgs de quelque importance. La prise de Motya par Denys (397) démontra bientôt que le crime n'était, à ses yeux, qu'une forme de déclaration de guerre.

Cette nouvelle jeta la consternation dans Carthage, et y éteignit la joie publique qui s'était manifestée à l'occasion des heureuses expéditions dirigées vers la Grande-Bretagne, et de la conquête définitive de la Corse (400). Pour comble de malheur, en ce moment, des quarantaines sévères n'avaient pas garanti la ville des effets d'une épidémie terrible, et le typhus, importé par des navires siciliens, y sévissait avec intensité.

Le gouvernement de la République, qui avait à venger ses nationaux, dirigea sur la Sicile des forces considérables, qu'Ephore évalue à 300.000 hommes d'infanterie et 4.000 chevaux, 300 navires de guerre et 600 transports. Timée réduit à 100.000 le nombre total des combattants, et ce chiffre paraît encore énorme. L'empereur Napoléon Ier ne croyait pas à ces prodigieux effectifs des armées carthaginoises opérant en Sicile : Tant de troupes, dit-il[1], eussent été inutiles dans une aussi petite entreprise, et si Carthage eût pu en réunir autant, on en eût vu bien davantage dans l'expédition d'Annibal, qui était d'une bien autre importance, et qui pourtant n'avait pas au delà de 40 à 50.000 hommes.

Ces forces de terre et de mer étaient placées sous le commandement du soff'ète Imilcon. L'habile général recouvre bientôt Motya, prend Messine, Catane, et marche sur Syracuse, dont il forme le siège (396-395). Mais la défense de la place est solidement organisée, et l'armée assaillante doit céder aux efforts d'une intangible armée de secours. C'est l'épouvantable typhus qui revient encore à la charge. Les forces carthaginoises, déjà fort décimées, sont cette fois anéanties.

Mais Carthage veille au salut de son empire. Elle refait vite son armée de Sicile, et Magon, qui la commande, obtient quelques succès, aboutissant à un nouveau traité consenti par Denys (395). La signature du tyran de Syracuse n'a malheureusement point de valeur, et ne saurait être un gage de conventions durables. Effectivement, Denys l'Ancien reprend brusquement les hostilités, et, vainqueur à Cabala (383), il déclare qu'il ne posera les armes qu'après que les Carthaginois auront évacué toute la Sicile.

Magon avait péri à Cabala. Son fils, qui se nommait aussi Magon, répara les désastres de cette journée, reprit toutes les places perdues, et sut contenir Denys dans les limites prévues par les traités de 404 et de 395. Enfin la mort du tyran, survenue en 368, délivra Carthage de ses plus sérieuses inquiétudes. La guerre qui, depuis trente ans, désolait la Sicile était restée sans résultats pour chacun des adversaires en présence. Aucun des deux ne se croyait encore assez fort pour renverser l'autre, et cette situation les ramena au statu quo de 404. Les limites précédemment admises furent de nouveau posées entre les territoires de Carthage et de Syracuse.

Cependant une étoile brillante montait à l'horizon du monde politique : l'astre de Rome grandissait de jour en jour, et les yeux de Carthage en étaient désagréablement éblouis. Celle-ci crut urgent de couper court aux prétentions d'une jeune République dont l'esprit de conquête venait de se révéler. Les deux futures rivales entrèrent en conférence, et un nouveau traité intervint entre elles (347). Voici les dispositions principales de cet acte important, dont Polybe[2] nous a conservé le texte :

Il y aura amitié entre les Romains et les alliés des Romains, d'une part, et le peuple des Carthaginois, des Tyriens, des Itykéens (gens d'Utique), et les alliés de ceux-ci, d'autre part.

Au delà du Beau Promontoire, de Mastia, de Tarseion, les Romains ne pourront faire ni pillage, ni commerce, ni créer d'établissements.

Si les Carthaginois prennent quelque ville du Latium indépendante des Romains, ils garderont le butin et les prisonniers, mais rendront la ville. Si des Carthaginois font prisonniers des gens qui ont des traités de paix avec les Romains, sans être néanmoins leurs sujets, ils n'auront point le droit de les conduire dans les ports romains : s'il en est introduit quelqu'un, tout Romain peut le prendre et le rendre à la liberté. La même obligation sera imposée aux Romains.

Si dans un pays soumis à Carthage un Romain fait de l'eau ou prend des provisions, ce ravitaillement ne pourra lui servir à rien entreprendre contre ceux qui ont paix et amitié avec les Carthaginois. Les Carthaginois seront soumis aux mêmes lois. En cas d'infraction à ces stipulations expresses, on ne se fera pas justice soi-même, et les nationaux seront responsables du dommage.

En Sardaigne et en Afrique, nul Romain ne pourra commercer, ni former d'établissement, sinon pour prendre des provisions ou radouber son vaisseau. Si la tempête l'y porte, il en repartira dans les cinq jours. Dans la Sicile soumise aux Carthaginois et à Carthage, il fera et agira comme il appartient à tout citoyen. Le Carthaginois, de son côté, fera de même à Rome.

Les clauses de ce traité montrent bien la jalouse Carthage en garde contre le génie de Rome, ambitieux et envahissant. Les principes qu'elle parvient à faire prévaloir, lors de celte révision du code international, comportent, à l'égard de sa rivale, des mesures encore plus restrictives que celles qui avaient été prévues en l'acte précité de l'an 509. Alors, il n'était question que du Beau Promontoire. C'était l'unique limite au delà de laquelle l'accès de l'Afrique était interdit aux Romains. En 347, il est encore d'autres bornes. Les points de Mastia et de Tarseion[3] sont expressément mentionnés, et la prohibition s'étend vers l'occident. Depuis cent cinquante ans et plus, il était défendu à Rome de commercer en Sardaigne et d'exploiter la Méditerranée au delà du canal de Malte. Une nouvelle zone maritime va encore lui être interdite ; une ligne fictive est tendue, comme une estacade, de l'embouchure du Ghelef (Gheliff) à Carthagène, et, à l'ouest de cette ligne douanière, les eaux, comme si elles étaient purement carthaginoises, ne pourront plus être pratiquées par les Romains. Leur pavillon ne sera plus toléré que sur la côte septentrionale d'Afrique, entre Mostaganem et Tunis, et les échanges ne se feront que dans des comptoirs carthaginois. Telles étaient les théories économiques qui servaient alors à réglementer le marché du monde occidental. Rome, simple puissance de second ordre, doit en subir toutes les applications, mais il est facile de prévoir que de telles servitudes commerciales feront naître, tôt ou tard, un long et terrible conflit.

Après la mort de Denys l'Ancien, Syracuse fut violemment agitée par les excès de Denys le Jeune, et, à la faveur de ces troubles, Carthage, toujours ardente en ses convoitises, put jeter en Sicile un corps de 60.000 hommes, commandé par Magon (352). Aussitôt les partis qui déchiraient la ville demandèrent aide et assistance, l'un au tyran de Leontium, l'autre à la République de Corinthe. La métropole entendit la voix des patriotes, et leur envoya sans retard Timoléon pour organiser et diriger leur défense nationale.

Le Grec Timoléon, l'un des plus habiles généraux du temps, ayant pris pied en Sicile, à l'insu des Carthaginois, commença par écraser l'armée léontine, et s'empara d'une partie de Syracuse.

La situation de cette ville était alors singulière. Icetas, tyran de Leontium, tenait la ville proprement dite ; Denys était maître de la citadelle, et les Carthaginois gardaient le port, qu'Icetas leur avait livré. La désertion des mercenaires grecs de Magon fit bientôt tomber toute la ville aux mains de Timoléon, et le général carthaginois dut se rembarquer précipitamment.

Mais la République n'abandonnait pas ainsi des projets conçus de longue date et mûrement élaborés. Les sénateurs s'assemblent en conseil de guerre, condamnent au supplice de la croix le timide Magon, et dirigent sur Lilybée un nouveau corps de 70.000 hommes.

Cette armée, sous les ordres d'Amilcar et d'Annibal, est malheureusement battue par Timoléon, qui défend la ligne de la Crimise (340), et Carthage n'a plus qu'à demander la paix. Timoléon, qui signe le traité (338), emporte à Corinthe la gloire d'avoir vaincu la fille de Tyr.

En ce moment la situation de la République était peu brillante. Un nouvel orage, qui se formait en Orient, menaçait de fondre sur elle, et déjà le gouvernement tremblait des premiers accès de cette fièvre qui l'avait saisi lors des grands bouleversements politiques dus aux invasions de Salmanasar, de Nabuchodonosor, des Scythes, de Cyrus, de Cambyse, de Darius. Cette fois, ce n'était plus un conquérant asiatique qui agitait ainsi le monde, c'était un Grec. C'était Alexandre, qui, après avoir ruiné Tyr, se proposait d'écraser Carthage. Cet homme extraordinaire, qui venait de remuer si profondément le monde de la vieille Asie, voulait aussi changer les destinées de l'Occident[4]. Syracuse pouvait-elle rêver un allié plus puissant que ce fondateur de grands empires ? Non sans doute, et les angoisses de Carthage étaient très-légitimes. Par bonheur, la foudre, prête à tomber, s'éteignit subitement à Babylone ; et la République oublia ses terreurs.

Cependant ses inquiétudes renaissaient aux étranges événements qui venaient d'avoir pour scène la ville même de Syracuse. Un échappé de lupanar, Agathocle, était arrivé au pouvoir, grâce à la faveur du soff'ète Amilcar (319). Mais le gouvernement carthaginois avait énergiquement désavoué le soff'ète et refusé de reconnaître la souveraineté de sa créature. Les relations diplomatiques furent bientôt interrompues entre Carthage et Syracuse, et les hostilités suivirent. Battu près d'Himère par Amilcar, fils de Giscon, assiégé dans sa capitale et réduit aux plus dures extrémités, le célèbre Agathocle conçut le projet inouï d'opérer une descente en Afrique (310) : trait de génie politique et militaire, qui glaça ses ennemis d'épouvante et lui valut les louanges de toute l'antiquité. Le grand Annibal avait sans doute présent à l'esprit le souvenir de ce Grec, lorsque, un siècle plus tard, il allait opérer en Italie la plus violente des diversions.

Le célèbre aventurier, bloqué dans Syracuse, coupe la ligne d'embossage et s'échappe avec une flotte de 60 voiles. L'escadre carthaginoise lui donne inutilement la chasse ; il la gagne au vent. Ses troupes de débarquement touchent au cap Bon, sur la côte orientale du golfe de Tunis (3og). Là ce chef intrépide brûle ses vaisseaux. C'était imposer la victoire à tous ceux qui suivaient sa fortune, et l'événement récompensa l'audace. A peine débarqué, Agathocle obtient d'incroyables succès. Il prend Megalopolis, Neapolis, Adrumète, Thapsus, Utique, Hippo-Diarrhyte, en tout plus de deux cents villes. Il gagne à sa cause les alliés et les sujets de Carthage, culbute les armées d'Hannon et de Bomilcar, et vient camper sous Tunis. Carthage court les plus sérieux dangers. Durant quatre ans, Agathocle et ses deux fils, Héraclite et Archagathe, parcourent en tous sens et ravagent le territoire carthaginois, et, pendant ce temps, Antandros, frère d'Agathocle, commande la place de Syracuse, devant laquelle il tient en respect les assiégeants.

L'empire carthaginois, sur le point de périr, ne dut alors son salut qu'au bon état de ses finances. Trois grandes armées furent levées simultanément, pour opérer sur le littoral, à l'intérieur et dans le sud. Dès lors, les forces des Siciliens se divisèrent, Carthage fut débloquée, et les Africains, frappés du spectacle imposant de tant de corps de troupes tenant à la fois la campagne, se prirent à regretter d'avoir embrassé le parti d'Agathocle.

L'aventurier grec se sentit perdu. Il abandonna son armée, s'enfuit à Syracuse, et son étonnante expédition eut pour dénouement le supplice de ses deux fils (306). L'année suivante, un traité, intervenu entre Agathocle et les Carthaginois, rétablit les possessions des deux parties belligérantes en l'état où elles se trouvaient avant la guerre, et la paix se continua jusqu'à la mort d'Agathocle, qui arriva en 289.

Quelle avait été l'attitude de Rome pendant cette guerre d'Agathocle, qui avait mis Carthage à deux doigts de sa perte ? On ne saurait la préciser. Un traité, qui malheureusement ne nous est point parvenu, était conclu entre les deux Républiques, au moment même (306) où la guerre d'Afrique allait finir[5]. Mais quelles pouvaient en être les clauses ? Elles étaient sans doute empreintes d'un grand esprit de conciliation de la part de Carthage. L'affaiblissement de cette puissance, la nécessité où elle se trouvait alors de contracter des alliances durables, les articles mêmes du quatrième traité, conclu vingt-neuf ans plus tard, tout permet de le supposer.

Alexandre le Grand n'était plus, mais l'un de ses successeurs et cousins rêvait à son tour la conquête de l'Occident : c'était Pyrrhus. Infatigable aventurier, aimant la guerre pour la guerre, cet intrépide Epirote avait déjà deux fois perdu et regagné son royaume, envahi et abandonné la Macédoine. Las de guerroyer en Grèce, il venait de jeter en Italie une petite armée de 25.000 hommes, avec vingt éléphants (277).

C'est à cette date qu'il faut rapporter le quatrième traité conclu par les deux Républiques, romaine et carthaginoise. Le dernier traité qu'elles signèrent, dit Polybe[6], remonte à l'époque où Pyrrhus descendit en Italie, quelque temps avant la guerre de Sicile. Dans cet acte, toutes les clauses antérieures sont respectées. On y ajoute seulement quelques conditions nouvelles. Si l'une ou l'autre République (y est-il dit) fait par écrit alliance avec Pyrrhus, elle devra stipuler que les deux puissances contractantes auront le droit de se prêter mutuellement secours, en cas d'invasion étrangère. Les Carthaginois fourniront la flotte et les transports, mais la solde sera payée par chaque République à ses soldats. Les Carthaginois prêteront assistance aux Romains, même sur mer, s'il est utile. Les équipages ne seront pas contraints de quitter leurs bords contre leur gré.

Ainsi donc, alarmée des progrès de Pyrrhus menaçant ses possessions siciliennes, Carthage révise ses anciens traités avec Rome, et les fait suivre d'un article additionnel, comportant une alliance offensive et défensive ; clause imprudente, qui donnait implicitement à Rome acte de son importance politique dans le monde occidental.

Dès que l'armée molosse eut pris pied en Italie, Carthage, fidèle à ses engagements, envoya au secours de Rome une flotte de 130 voiles, commandée par Magon. Mais le sénat romain, craignant sans doute qu'elle ne profitât de l'occasion pour prendre pied en Italie, la remercia de ses offres de service. La République, dit-il fièrement, n'entreprend d'autres guerres que celles qu'elle peut soutenir avec ses propres forces[7] ; réponse arrogante, dont le ton dénote bien la position que Rome entendait déjà prendre et garder à l'égard de Carthage.

On connaît l'histoire de Pyrrhus. Après avoir fait trembler l'Italie, il envahit la Sicile et en fit rapidement la conquête. Les Carthaginois n'y eurent bientôt plus que la seule place de Lilybée, et encore fut-elle assiégée. Heureusement pour eux, le roi soldat, aussi inconstant que brave, quitta la Sicile, comme il avait abandonné l'Italie. Mais sa politique frivole n'enlevait rien à sa clairvoyance : il prédit que la civilisation carthaginoise viendrait, comme celle de la Grèce, expirer aux pieds de la civilisation romaine. Oh ! disait-il, en quittant la Sicile, le beau champ de bataille que nous laissons aux Carthaginois et aux Romains ![8] En effet, la lutte y était imminente.

Rome, dit Polybe[9], voyait les Carthaginois régner en maîtres sur une grande partie de l'Afrique, de l'Espagne ; disposer de toutes les îles répandues dans les mers de Sardaigne et de Tyrrhénie. Elle craignait que. une fois la Sicile en leur pouvoir, ils ne devinssent de redoutables voisins, qui tiendraient Rome cernée de toutes parts, et menaceraient l'Italie entière.

Durant cette période d'un siècle et demi, remplie par les luttes de Carthage et de Syracuse, l'Afrique ne demeura point spectatrice impassible des événements. Loin de là : la République n'était pas toujours heureuse en Sicile, et à chaque échec subi par elle correspondait une insurrection partielle ou totale des populations thimazir'in.

Au moment où le typhus détruit l'armée victorieuse de Magon, la Bysacène soulevée (395) se précipite en armes jusque sous les murs de Byrsa, et la ville ne doit son salut qu'à la famine qui disperse les rebelles. Après le désastre de Cabala (383), une cruelle épidémie désole le territoire de Carthage ; les Libyens en profitent aussitôt pour tenter une levée de boucliers, et c'est à grand'peine que le gouvernement les fait rentrer dans le devoir. Enfin, lorsque Agathocle opère sa descente en Afrique (309), les sujets et les alliés de Carthage s'empressent à l'envi de grossir les bandes des envahisseurs siciliens. Ces dispositions constantes des populations du continent africain permettent de juger la politique intérieure de cette République avide, qui ne sut jamais se faire aimer de ses sujets. Des vexations de toute espèce entretenaient la haine des indigènes, et, en toute occasion, au moindre signal, le drapeau de l'indépendance flottait sur toutes les cimes de l'Atlas.

Les guerres de Sicile, dont nous venons de résumer l'histoire, offrirent d'ailleurs à la République l'avantage d'apporter une utile diversion aux fermentations intérieures. Comme sa turbulente métropole, Carthage était sans cesse déchirée par des partis violents ; une âpre démocratie y battait régulièrement en brèche une aristocratie jalouse de ses privilèges, et cet ardent antagonisme ne s'éteignait parfois qu'au souffle d'un commun sentiment de haine. Le fantôme de la monarchie absolue, toujours présent au cœur des Carthaginois, savait seul apaiser leurs fureurs. Etranges inconséquences du raisonnement des hommes ! Cette forme de gouvernement était peut-être la seule qui pût sauver la fille de Tyr.

L'illustration de la famille de Magon le Grand avait vivement alarmé la République, et de ses folles terreurs était née l'institution de la γερουσία, espèce d'inquisition d'Etat, qui, plus tard, eut pour similaire le fameux conseil des Dix de Venise. Malgré cela, une révolution monarchique était toujours imminente à Carthage, et chaque échec de l'armée y suscitait de grandes agitations. Lorsque Timoléon remportait sa victoire de la Crimise (340), le riche Hannon tentait de s'emparer du pouvoir souverain. Au lendemain de la descente d'Agathocle en Afrique (308), Bomilcar essayait encore de renverser le gouvernement oligarchique, et il y eût réussi sans doute, s'il avait voulu faire cause commune avec les Grecs de Syracuse ou de Cyrène. Mais une antipathie profonde séparait les Carthaginois de leurs voisins de race hellénique, et toute alliance entre eux était impossible. Le génie de la Grèce et celui de Carthage ne devaient même point s'allier au jour de la ruine, ce jour où l'incendie de Corinthe et le feu de la Byrsa, tous deux allumés par Rome, projetaient des reflets de sang sur les flots bleus de la Méditerranée.

 

 

 



[1] Mémorial de Sainte-Hélène (6 novembre 1815).— Le projet de descente en Angleterre, si mûrement étudié par l'empereur Napoléon, et qu'on peut qualifier d'entreprise colossale, ne comportait cependant qu'un effectif de 132.000 hommes et 15.000 chevaux.

[2] Polybe, III, XXIV. (Voyez le texte grec dans l'ouvrage de M. Egger : Latini sermonis vetustiores reliquiæ selectæ, appendix, p. 370-371.) — Suivant P. Orose, ce deuxième traité aurait été consenti l'an 402 de Rome, soit 352 avant Jésus-Christ. C'est la date qu'adoptent MM. Dureau de la Malle et d'Avezac. M. Egger (loco cit., p. 370) propose 346, et M. Duruy, 347. Nous nous rallions nettement à cette dernière opinion, incontestablement plausible. En effet, le traité dont il est ici question est celui que Tite-Live (VII, XXVII) et Diodore (XVI, LXXIX) rapportent à l'an de Rome 407, sous le consulat de Valerius Corvus et de M. Popilius Lœnas. Or 754 - 407 = 347.

[3] Mastia, probablement Murustagu (Mostaganem). — Tarseion, dénomination générique de tous les ports de la côte méridionale d'Espagne, à l'ouest de Carthagène.

[4] Arrien, Exp. Alex., VII, I. — Tite-Live, VIII, XVII et XIX.

[5] Tite-Live, IX, XLIII.

[6] Polybe, III, XXV.

[7] Valère-Maxime, III, VII, 10.

[8] Plutarque, Vie de Pyrrhus.

[9] Polybe, I, X.