Les antiques annales de Carthage, résumées au chapitre précédent, ont nettement accusé les instincts dominateurs de la République naissante. Cette première période historique devait être close vers la fin du Ve siècle, à l'heure où, s’étant développée en sens divers, Carthage arrive à l'apogée de sa puissance. Une deuxième période, qu'il convient d'ouvrir au commencement du IVe siècle, comprendra l'histoire de ses luttes avec Syracuse, depuis le premier traité consenti entre Imilcon et Denys l'Ancien (404) jusqu'au commencement des guerres puniques (264). Durant cet intervalle, la politique carthaginoise va
poursuivre la conquête de Quatre grands noms historiques jalonnent cette période et, projetant une vive lumière sur la suite assez compliquée des événements, permettent d'en suivre les méandres. Ce sont ceux de Denys l'Ancien, de Timoléon, d'Agathocle et de Pyrrhus. Denys l'Ancien n'avait signé le traité de 404 que dans le but de gagner du temps pour se préparer à la guerre. Dès que ses armements furent terminés, et qu'il se crut en mesure d'entrer en campagne, il dénonça l'armistice par un grand attentat contre le droit des gens, qu'on pourrait, par analogie, flétrir du nom de Vêpres Siciliennes. La personne et les biens de tous les Carthaginois de Syracuse furent livrés à la fureur du peuple ; et cet odieux exemple fut immédiatement suivi dans toutes les autres villes ou bourgs de quelque importance. La prise de Motya par Denys (397) démontra bientôt que le crime n'était, à ses yeux, qu'une forme de déclaration de guerre. Cette nouvelle jeta la consternation dans Carthage, et y
éteignit la joie publique qui s'était manifestée à l'occasion des heureuses
expéditions dirigées vers Le gouvernement de la République, qui avait à venger ses
nationaux, dirigea sur Ces forces de terre et de mer étaient placées sous le commandement du soff'ète Imilcon. L'habile général recouvre bientôt Motya, prend Messine, Catane, et marche sur Syracuse, dont il forme le siège (396-395). Mais la défense de la place est solidement organisée, et l'armée assaillante doit céder aux efforts d'une intangible armée de secours. C'est l'épouvantable typhus qui revient encore à la charge. Les forces carthaginoises, déjà fort décimées, sont cette fois anéanties. Mais Carthage veille au salut de son empire. Elle refait
vite son armée de Sicile, et Magon, qui la commande, obtient quelques succès,
aboutissant à un nouveau traité consenti par Denys (395). La signature du tyran de Syracuse n'a malheureusement
point de valeur, et ne saurait être un gage de conventions durables.
Effectivement, Denys l'Ancien reprend brusquement les hostilités, et,
vainqueur à Cabala (383), il déclare
qu'il ne posera les armes qu'après que les Carthaginois auront évacué toute Magon avait péri à Cabala. Son fils, qui se nommait aussi
Magon, répara les désastres de cette journée, reprit toutes les places
perdues, et sut contenir Denys dans les limites prévues par les traités de
404 et de 395. Enfin la mort du tyran, survenue en 368, délivra Carthage de
ses plus sérieuses inquiétudes. La guerre qui, depuis trente ans, désolait Cependant une étoile brillante montait à l'horizon du monde politique : l'astre de Rome grandissait de jour en jour, et les yeux de Carthage en étaient désagréablement éblouis. Celle-ci crut urgent de couper court aux prétentions d'une jeune République dont l'esprit de conquête venait de se révéler. Les deux futures rivales entrèrent en conférence, et un nouveau traité intervint entre elles (347). Voici les dispositions principales de cet acte important, dont Polybe[2] nous a conservé le texte : Il y aura amitié entre les Romains et les alliés des Romains, d'une part, et le peuple des Carthaginois, des Tyriens, des Itykéens (gens d'Utique), et les alliés de ceux-ci, d'autre part. Au delà du Beau Promontoire, de Mastia, de Tarseion, les Romains ne pourront faire ni pillage, ni commerce, ni créer d'établissements. Si les Carthaginois prennent quelque ville du Latium indépendante des Romains, ils garderont le butin et les prisonniers, mais rendront la ville. Si des Carthaginois font prisonniers des gens qui ont des traités de paix avec les Romains, sans être néanmoins leurs sujets, ils n'auront point le droit de les conduire dans les ports romains : s'il en est introduit quelqu'un, tout Romain peut le prendre et le rendre à la liberté. La même obligation sera imposée aux Romains. Si dans un pays soumis à Carthage un Romain fait de l'eau ou prend des provisions, ce ravitaillement ne pourra lui servir à rien entreprendre contre ceux qui ont paix et amitié avec les Carthaginois. Les Carthaginois seront soumis aux mêmes lois. En cas d'infraction à ces stipulations expresses, on ne se fera pas justice soi-même, et les nationaux seront responsables du dommage. En Sardaigne et en Afrique, nul
Romain ne pourra commercer, ni former d'établissement, sinon pour prendre des
provisions ou radouber son vaisseau. Si la tempête l'y porte, il en repartira
dans les cinq jours. Dans Les clauses de ce traité montrent bien la jalouse Carthage
en garde contre le génie de Rome, ambitieux et envahissant. Les principes
qu'elle parvient à faire prévaloir, lors de celte révision du code
international, comportent, à l'égard de sa rivale, des mesures encore plus
restrictives que celles qui avaient été prévues en l'acte précité de l'an 509.
Alors, il n'était question que du Beau Promontoire. C'était l'unique limite
au delà de laquelle l'accès de l'Afrique était interdit aux Romains. En 347,
il est encore d'autres bornes. Les points de Mastia et de Tarseion[3] sont expressément
mentionnés, et la prohibition s'étend vers l'occident. Depuis cent cinquante
ans et plus, il était défendu à Rome de commercer en Sardaigne et d'exploiter
Après la mort de Denys l'Ancien, Syracuse fut violemment agitée par les excès de Denys le Jeune, et, à la faveur de ces troubles, Carthage, toujours ardente en ses convoitises, put jeter en Sicile un corps de 60.000 hommes, commandé par Magon (352). Aussitôt les partis qui déchiraient la ville demandèrent aide et assistance, l'un au tyran de Leontium, l'autre à la République de Corinthe. La métropole entendit la voix des patriotes, et leur envoya sans retard Timoléon pour organiser et diriger leur défense nationale. Le Grec Timoléon, l'un des plus habiles généraux du temps, ayant pris pied en Sicile, à l'insu des Carthaginois, commença par écraser l'armée léontine, et s'empara d'une partie de Syracuse. La situation de cette ville était alors singulière. Icetas, tyran de Leontium, tenait la ville proprement dite ; Denys était maître de la citadelle, et les Carthaginois gardaient le port, qu'Icetas leur avait livré. La désertion des mercenaires grecs de Magon fit bientôt tomber toute la ville aux mains de Timoléon, et le général carthaginois dut se rembarquer précipitamment. Mais la République n'abandonnait pas ainsi des projets conçus de longue date et mûrement élaborés. Les sénateurs s'assemblent en conseil de guerre, condamnent au supplice de la croix le timide Magon, et dirigent sur Lilybée un nouveau corps de 70.000 hommes. Cette armée, sous les ordres d'Amilcar et d'Annibal, est
malheureusement battue par Timoléon, qui défend la ligne de En ce moment la situation de la République était peu brillante. Un nouvel orage, qui se formait en Orient, menaçait de fondre sur elle, et déjà le gouvernement tremblait des premiers accès de cette fièvre qui l'avait saisi lors des grands bouleversements politiques dus aux invasions de Salmanasar, de Nabuchodonosor, des Scythes, de Cyrus, de Cambyse, de Darius. Cette fois, ce n'était plus un conquérant asiatique qui agitait ainsi le monde, c'était un Grec. C'était Alexandre, qui, après avoir ruiné Tyr, se proposait d'écraser Carthage. Cet homme extraordinaire, qui venait de remuer si profondément le monde de la vieille Asie, voulait aussi changer les destinées de l'Occident[4]. Syracuse pouvait-elle rêver un allié plus puissant que ce fondateur de grands empires ? Non sans doute, et les angoisses de Carthage étaient très-légitimes. Par bonheur, la foudre, prête à tomber, s'éteignit subitement à Babylone ; et la République oublia ses terreurs. Cependant ses inquiétudes renaissaient aux étranges événements qui venaient d'avoir pour scène la ville même de Syracuse. Un échappé de lupanar, Agathocle, était arrivé au pouvoir, grâce à la faveur du soff'ète Amilcar (319). Mais le gouvernement carthaginois avait énergiquement désavoué le soff'ète et refusé de reconnaître la souveraineté de sa créature. Les relations diplomatiques furent bientôt interrompues entre Carthage et Syracuse, et les hostilités suivirent. Battu près d'Himère par Amilcar, fils de Giscon, assiégé dans sa capitale et réduit aux plus dures extrémités, le célèbre Agathocle conçut le projet inouï d'opérer une descente en Afrique (310) : trait de génie politique et militaire, qui glaça ses ennemis d'épouvante et lui valut les louanges de toute l'antiquité. Le grand Annibal avait sans doute présent à l'esprit le souvenir de ce Grec, lorsque, un siècle plus tard, il allait opérer en Italie la plus violente des diversions. Le célèbre aventurier, bloqué dans Syracuse, coupe la ligne d'embossage et s'échappe avec une flotte de 60 voiles. L'escadre carthaginoise lui donne inutilement la chasse ; il la gagne au vent. Ses troupes de débarquement touchent au cap Bon, sur la côte orientale du golfe de Tunis (3og). Là ce chef intrépide brûle ses vaisseaux. C'était imposer la victoire à tous ceux qui suivaient sa fortune, et l'événement récompensa l'audace. A peine débarqué, Agathocle obtient d'incroyables succès. Il prend Megalopolis, Neapolis, Adrumète, Thapsus, Utique, Hippo-Diarrhyte, en tout plus de deux cents villes. Il gagne à sa cause les alliés et les sujets de Carthage, culbute les armées d'Hannon et de Bomilcar, et vient camper sous Tunis. Carthage court les plus sérieux dangers. Durant quatre ans, Agathocle et ses deux fils, Héraclite et Archagathe, parcourent en tous sens et ravagent le territoire carthaginois, et, pendant ce temps, Antandros, frère d'Agathocle, commande la place de Syracuse, devant laquelle il tient en respect les assiégeants. L'empire carthaginois, sur le point de périr, ne dut alors son salut qu'au bon état de ses finances. Trois grandes armées furent levées simultanément, pour opérer sur le littoral, à l'intérieur et dans le sud. Dès lors, les forces des Siciliens se divisèrent, Carthage fut débloquée, et les Africains, frappés du spectacle imposant de tant de corps de troupes tenant à la fois la campagne, se prirent à regretter d'avoir embrassé le parti d'Agathocle. L'aventurier grec se sentit perdu. Il abandonna son armée, s'enfuit à Syracuse, et son étonnante expédition eut pour dénouement le supplice de ses deux fils (306). L'année suivante, un traité, intervenu entre Agathocle et les Carthaginois, rétablit les possessions des deux parties belligérantes en l'état où elles se trouvaient avant la guerre, et la paix se continua jusqu'à la mort d'Agathocle, qui arriva en 289. Quelle avait été l'attitude de Rome pendant cette guerre d'Agathocle, qui avait mis Carthage à deux doigts de sa perte ? On ne saurait la préciser. Un traité, qui malheureusement ne nous est point parvenu, était conclu entre les deux Républiques, au moment même (306) où la guerre d'Afrique allait finir[5]. Mais quelles pouvaient en être les clauses ? Elles étaient sans doute empreintes d'un grand esprit de conciliation de la part de Carthage. L'affaiblissement de cette puissance, la nécessité où elle se trouvait alors de contracter des alliances durables, les articles mêmes du quatrième traité, conclu vingt-neuf ans plus tard, tout permet de le supposer. Alexandre le Grand n'était plus, mais l'un de ses
successeurs et cousins rêvait à son tour la conquête de l'Occident : c'était
Pyrrhus. Infatigable aventurier, aimant la guerre pour la guerre, cet
intrépide Epirote avait déjà deux fois perdu et regagné son royaume, envahi
et abandonné C'est à cette date qu'il faut rapporter le quatrième
traité conclu par les deux Républiques, romaine et carthaginoise. Le dernier traité qu'elles signèrent, dit Polybe[6], remonte à l'époque où Pyrrhus descendit en Italie, quelque
temps avant la guerre de Sicile. Dans cet acte, toutes les clauses antérieures
sont respectées. On y ajoute seulement quelques conditions nouvelles. Si
l'une ou l'autre République (y est-il
dit) fait par écrit alliance avec Pyrrhus, elle
devra stipuler que les deux puissances contractantes auront le droit de se
prêter mutuellement secours, en cas d'invasion étrangère. Les Carthaginois
fourniront la flotte et les transports, mais la solde sera payée par chaque
République à ses soldats. Les Carthaginois prêteront assistance aux Romains,
même sur mer, s'il est utile. Les équipages ne seront pas contraints de quitter
leurs bords contre leur gré. Ainsi donc, alarmée des progrès de Pyrrhus menaçant ses possessions siciliennes, Carthage révise ses anciens traités avec Rome, et les fait suivre d'un article additionnel, comportant une alliance offensive et défensive ; clause imprudente, qui donnait implicitement à Rome acte de son importance politique dans le monde occidental. Dès que l'armée molosse eut pris pied en Italie, Carthage, fidèle à ses engagements, envoya au secours de Rome une flotte de 130 voiles, commandée par Magon. Mais le sénat romain, craignant sans doute qu'elle ne profitât de l'occasion pour prendre pied en Italie, la remercia de ses offres de service. La République, dit-il fièrement, n'entreprend d'autres guerres que celles qu'elle peut soutenir avec ses propres forces[7] ; réponse arrogante, dont le ton dénote bien la position que Rome entendait déjà prendre et garder à l'égard de Carthage. On connaît l'histoire de Pyrrhus. Après avoir fait
trembler l'Italie, il envahit Rome, dit Polybe[9], voyait les Carthaginois régner en maîtres sur une grande
partie de l'Afrique, de l'Espagne ; disposer de toutes les îles répandues
dans les mers de Sardaigne et de Tyrrhénie. Elle craignait que. une fois Durant cette période d'un siècle et demi, remplie par les luttes de Carthage et de Syracuse, l'Afrique ne demeura point spectatrice impassible des événements. Loin de là : la République n'était pas toujours heureuse en Sicile, et à chaque échec subi par elle correspondait une insurrection partielle ou totale des populations thimazir'in. Au moment où le typhus détruit l'armée victorieuse de
Magon, Les guerres de Sicile, dont nous venons de résumer l'histoire, offrirent d'ailleurs à la République l'avantage d'apporter une utile diversion aux fermentations intérieures. Comme sa turbulente métropole, Carthage était sans cesse déchirée par des partis violents ; une âpre démocratie y battait régulièrement en brèche une aristocratie jalouse de ses privilèges, et cet ardent antagonisme ne s'éteignait parfois qu'au souffle d'un commun sentiment de haine. Le fantôme de la monarchie absolue, toujours présent au cœur des Carthaginois, savait seul apaiser leurs fureurs. Etranges inconséquences du raisonnement des hommes ! Cette forme de gouvernement était peut-être la seule qui pût sauver la fille de Tyr. L'illustration de la famille de Magon le Grand avait
vivement alarmé la République, et de ses folles terreurs était née
l'institution de la γερουσία,
espèce d'inquisition d'Etat, qui, plus tard, eut pour similaire le fameux
conseil des Dix de Venise. Malgré cela, une révolution monarchique était
toujours imminente à Carthage, et chaque échec de l'armée y suscitait de
grandes agitations. Lorsque Timoléon remportait sa victoire de |
[1] Mémorial de Sainte-Hélène (6 novembre 1815).— Le projet de descente en Angleterre, si mûrement étudié par l'empereur Napoléon, et qu'on peut qualifier d'entreprise colossale, ne comportait cependant qu'un effectif de 132.000 hommes et 15.000 chevaux.
[2]
Polybe, III, XXIV. (Voyez le texte grec
dans l'ouvrage de M. Egger : Latini sermonis vetustiores reliquiæ selectæ,
appendix, p. 370-371.) — Suivant P. Orose, ce deuxième traité aurait été
consenti l'an 402 de Rome, soit 352 avant Jésus-Christ. C'est la date qu'adoptent
MM. Dureau de
[3] Mastia, probablement Murustagu (Mostaganem). — Tarseion, dénomination générique de tous les ports de la côte méridionale d'Espagne, à l'ouest de Carthagène.
[4] Arrien, Exp. Alex., VII, I. — Tite-Live, VIII, XVII et XIX.
[5] Tite-Live, IX, XLIII.
[6] Polybe, III, XXV.
[7] Valère-Maxime, III, VII, 10.
[8] Plutarque, Vie de Pyrrhus.
[9] Polybe, I, X.