HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.

CHAPITRE V. — SPLENDEUR DE L'EMPIRE CARTHAGINOIS.

 

 

Il est assurément impossible de suivre pas à pas le développement de la puissance carthaginoise, depuis sa fondation jusqu'au temps d'Annibal. Les données historiques font, le plus souvent, défaut, et tout ce qu'on peut faire, c'est de jalonner une voie obscure de quelques repères lumineux.

Au milieu des ténèbres où sont noyés pour nous les premiers siècles de la fille de Tyr, on voit cependant percer un point brillant : c'est l'idée fixe de la domination des populations libyques et la persistance des aspirations au monopole commercial de l'Occident. Une main lourdement appuyée sur le continent africain, l'autre incessamment tendue vers les îles de la Méditerranée, l'ambitieuse Carthage s'étend en tous sens, et touche à l'apogée de sa splendeur vers la fin du Ve siècle avant l'ère chrétienne.

Selon Diodore de Sicile, c'est vers l'an 700 que les Baléares tombèrent en son pouvoir. Elle y établit des bassins de radoub, de vastes entrepôts, et créa la colonie d'Eresus, pour servir de parc à esclaves. Elle troquait cette marchandise humaine contre des vins, des huiles, des laines et des mulets.

L'île de Corse, primitivement soumise aux Etrusques, était inoccupée et dédaignée de toutes les puissances maritimes, à cause de sa stérilité et des mœurs sauvages de ses habitants. Néanmoins, les Phocéens manifestèrent l'intention d'y ouvrir un comptoir et de faire d'Aléria une escale permanente. Carthage crut devoir s'opposera une entreprise qui semblait préjudiciable à ses intérêts, et, dans ce but, s'unit résolument aux Etrusques. Les flottes alliées, fortes de soixante voiles, se mesurèrent avec la marine de Phocée, l'une des plus solides du temps, et remportèrent une victoire éclatante. Aléria fut détruite, et les Grecs ne purent se maintenir dans l'île, où Carthage s'établit aussitôt (536). Bien qu'elle n'attachât que peu de prix à celte conquête, elle y entretint dès lors des forces suffisantes pour en éloigner des rivaux dangereux.

Mais c'est surtout la Sicile qui avait le privilège d'attirer les regards de convoitise des Carthaginois. La possession de l'île entière leur eût assuré, pour des siècles, la domination absolue du bassin de la Méditerranée. Aussi en poursuivirent-ils la conquête avec cette persévérance particulière aux gouvernements aristocratiques.

Malchus, le premier soff’ète dont l'histoire de Carthage fasse mention[1], apparaît sous les traits d'un conquérant, et doit principalement sa gloire à ses belles expéditions de Sicile. C'est à lui que les Carthaginois durent une importante partie de l'île objet de leur ardente ambition (536).

Pour juger des difficultés que les Carthaginois rencontrèrent dans toutes les entreprises tendant à l'extension ou simplement à la conservation de leur conquête, il convient de jeter ici un coup d'œil sur la situation ethnographique de la Sicile.

De l'an 1600 à l'an 1500 avant Jésus-Christ, de nombreuses émigrations galliques s'étaient portées vers l'Espagne, et y avaient provoqué une réaction violente. Les peuplades ibériennes, brusquement refoulées, avaient été conduites a forcer les passages des Pyrénées orientales, et celle des Sicanes, la première de toutes, était entrée en Gaule. Puis, suivant le littoral méditerranéen et descendant toute la péninsule italique, elle était parvenue à passer dans l'Ile de Trinacrie, qui, dès lors, s'était appelée Sicanie, du nom même des conquérants.

Plus tard, vers l'an 1360, les Sicules, peuple de la Circumpadane, furent à leur tour heurtés par l'invasion gauloise. Arrachés du sol où ils s'étaient implantés, ils descendirent vers le sud et, de station en station, se réfugièrent en Sicanie. Les fréquentes éruptions de l'Etna en rendaient alors les côtes orientales absolument désertes. Ils s'y installèrent et, refoulant peu à peu la nation des Sicanes, finirent par donner leur nom à l'île entière.

Du XIe au IXe siècle, la Phénicie se vit maîtresse de tout le littoral sicilien. Soloès, Motya, Palerme, Eryx, étaient autant de comptoirs desservant son riche commerce ; mais, impuissante à ruiner la concurrence étrangère, elle lui abandonna tout le terrain conquis, à l'exception des factoreries de la côte occidentale.

Cette concurrence était celle des Grecs, dont les instincts d'expansion n'avaient pas besoin d'être surexcités, et qui, cédant aux séductions de l'opulente Sicile, en avaient de bonne heure exploité quelques points. Voyant les premiers occupants leur céder assez facilement la place, ils s'y installèrent à demeure, et couvrirent bientôt la côte de leurs nombreux établissements, parmi lesquels il suffira de citer ceux de Naxos (créé en 736), Syracuse (735), Hybla (735), Leontium, Catane (730), Géla (690), Acræ (665), Casmenæ (645), Himera (639), Sélinonte (630), Agrigente (582). Agrigente, colonie de Géla, et Syracuse, fille de Corinthe, devinrent en peu de temps les deux premières cités de l'île. Leur opulence et la magnificence de leurs édifices sont demeurées célèbres dans l'histoire des guerres de Sicile.

Ainsi, pendant que les Carthaginois s'établissaient sur les côtes d'Afrique, les Grecs, s'avançant parallèlement à leurs rivaux, et dans le même sens, occupaient le rivage opposé de la Méditerranée.

Malchus s'empara tout d'abord des anciennes colonies phéniciennes, y organisa l'exportation des huiles et du vin, dont l'Afrique était alors complètement privée, et fortifia tous les points de l'île qui regardaient Carthage. Cette base d'opérations, d'une défense et d'un ravitaillement faciles, allait permettre aux conquérants de s'avancer dans l'intérieur, mais ils ne purent jamais le faire que pied à pied, et par séries alternatives de succès et de revers. La Sicile est un champ clos où doivent se résoudre, par la voie des armes, les plus hautes questions politiques du monde occidental.

C'est encore Malchus qui donne à son pays la Sardaigne (530)[2]. Mais cette conquête lui coûte la majeure partie de l'armée qu'il commande[3], et, victime de l'ingratitude de son gouvernement, il ne rentre à Carthage que pour y mourir d'une façon misérable. Carthage cependant ne laissa pas échapper la Sardaigne ; elle y fonda Cagliari, Sulchi et d'autres places, destinées à appuyer ses expéditions maritimes dans le bassin de la Méditerranée. L'heureuse situation de cette île permettait aux occupants d'exercer, dans toutes les directions, une active surveillance sur le large, el, d'autre part, l'opulence d'un sol privilégié les invitait à y créer de vastes exploitations. Outre des mines d'argent et des gisements de pierres précieuses dites sardoines, Carthage y trouvait de magnifiques céréales, richesse inestimable à une époque où l'Europe et l'Afrique étaient encore à peu près sans cultures. Aussi attacha-t-elle toujours un grand prix à la Sardaigne. Elle en éloignait soigneusement les étrangers, et, suivant un droit des gens que Montesquieu trouve avec raison fort étrange, elle faisait jeter à l'eau les imprudents qui s'approchaient des côtes[4].

Mais les trois grandes îles de Corse, de Sardaigne et de Sicile ne pouvaient pas encore satisfaire à tous les besoins d'activité de la ville de Malchus. Il venait d'ailleurs de se passer en Asie des événements graves, dont le contrecoup se faisait sentir jusque dans l'extrême Occident. Les invasions de Salmanasar (vers l'an 700), des Scythes (634-607), de Nabuchodonosor (586-574), avaient déjà troublé le monde oriental, et les conquêtes de Cyrus (540) achevaient de le bouleverser. Les populations, vaincues ou intimidées, émigraient en foule vers l'Italie, la Gaule et l'Espagne, et les routes du commerce depuis longtemps frayées subissaient une déviation violente. Les relations des Grecs n'échappèrent point aux conséquences de cette perturbation, et l'on vit bientôt leurs navires se porter partout où jusque-là les Carthaginois avaient su faire prévaloir le principe du monopole. Sagonte, Ampurias, Roses, venaient de surgir de terre. Marseille elle-même, débordant de population, venait d'écouler son trop-plein sur les points qui furent plus tard les villes d'Agde, d'Antibes et de Nice.

Carthage ne pouvait assister en spectatrice indifférente à ces immenses progrès de la Grèce en Occident. Il lui fallait une compensation qui lui permît de conserver, avec l'attitude léonine qu'elle avait prise, cette hégémonie du monde commercial, qui faisait sa fortune. Elle jetait les yeux sur l'Espagne, quand de nouveaux événements survenus en Asie et en Egypte la détournèrent de ses projets.

Cyrus, le fondateur du grand empire des Perses, avait eu pour successeur Cambyse, et l'on vit ce nouveau prince se jeter dans les entreprises les plus folles. Après avoir conquis l'Egypte, il prit pour objectif la ville de Carthage elle-même ; mais l'expédition ne put réussir, parce que Tyr, métropole et alliée fidèle, refusa de mettre sa marine à la disposition du roi de Perse. L'insensé monarque ne se tint pas pour battu, et tenta de prendre la route de terre. Les sables des a'reug d'Ammon (Syouah) enveloppèrent, comme on sait, son armée et en engloutirent jusqu'au dernier homme (524). Carthage respira. Cette immense équipée, suivie d'un si complet désastre, fut pour elle d'un haut enseignement politique. Elle se tint dès lors en garde contre l'ambition désordonnée des rois de Perse, et s'attacha à n'entretenir que de bonnes relations avec leur gouvernement. Un seul fait témoignera de sa prudence. Il vint à Carthage, dit Justin[5], des ambassadeurs du roi de Perse, Darius, apportant un décret de ce prince, par lequel il défendait aux Carthaginois d'immoler des victimes humaines et de se nourrir de chiens[6]. Il leur ordonnait en outre d'enterrer leurs morts, au lieu de les brûler, et leur demandait en même temps des secours contre la Grèce, où il allait porter ses armes. Les Carthaginois refusèrent le secours, mais se soumirent immédiatement aux autres injonctions, pour ne point paraître désobéir en tout à Darius.

Délivrée des terreurs que l'entreprise persane avait fait naître, la politique carthaginoise porta de nouveau ses vues sur l'Espagne (516). On ne pouvait mieux choisir le moment pour mener à bien une expédition de cette importance, car un homme de génie était alors à la tête du gouvernement. Nous avons nommé Magon, successeur de Malchus, et le vrai fondateur de la puissance de Carthage[7].

C'est pendant que l'illustre Magon est à la tête des affaires que, pour la première fois, la République romaine et la République carthaginoise règlent leurs relations internationales en un document diplomatique qui nous a été conservé. Pour la première fois, l'historien les voit en présence l'une de l'autre, affirmant leur coexistence politique, et stipulant des conditions destinées à assurer leur sécurité réciproque. Maîtresse de la Corse, de la Sicile et de la Sardaigne, Carthage trouvait dans cet archipel un dispositif d'approches tout naturel, et pouvait, de là, enserrer étroitement la péninsule italique, dont les côtes occidentales n'étaient plus couvertes. De leur côté, les Romains possédaient, dès cette époque, une marine marchande qui, fouillant le golfe de Tunis, inquiétait parfois le commerce de Carthage. Cette situation créa un rapprochement, et les deux Républiques signèrent leur premier traité (509)[8]. Voici ce curieux monument historique, dont Polybe nous donne le texte grec[9] :

Amitié est conclue entre Rome et ses alliés, Carthage et ses alliés, à ces conditions : les Romains et leurs alliés ne navigueront point au delà du Beau Promontoire (promontorium Hermœum, aujourd'hui cap Bon ou Ras-Adder), à moins qu'ils n'y soient poussés par la tempête ou la poursuite de quelque ennemi. En ce cas, ils ne pourront acheter que ce qui leur sera nécessaire pour radouber leurs vaisseaux ou faire leurs sacrifices. Ils seront tenus de s'éloigner dans le délai de cinq jours. Les marchands qui se rendront à Carthage ne pourront conclure aucune affaire commerciale sans le concours du crieur public et du greffier. Tout ce qui sera vendu en Afrique ou en Sardaigne en présence de ces deux témoins sera garanti au vendeur par la foi publique. Les Romains qui viendront dans la partie de la Sicile soumise à Carthage y trouveront bonne justice. Les Carthaginois s'engagent à respecter les Ardéates, les Antiates, les Laurentins, les Circéens, les Terraciniens, enfin tous les peuples latins sujets de Rome ; à s'abstenir même de toute attaque contre les villes non soumises aux Romains, et, s'ils en prenaient quelqu'une, à la rendre. Ils promettent de n'élever aucun fort dans le Latium, et, s'ils descendent dans le pays à main armée, de n'y pas demeurer la nuit[10].

Polybe ajoute : Le Beau Promontoire est celui qui borne Carthage au nord. Les Carthaginois ne veulent pas que les Romains poussent au delà vers le midi, sur de grands vaisseaux, afin de les empêcher sans doute de connaître les campagnes voisines de Bysace et de la petite Syrte, campagnes qu'ils appellent Empories, à cause de leur fertilité[11].

Le texte même de ce traité est l'expression vivante et de la prépondérance que la République s'était acquise en Occident dès la fin du VIe siècle, et de l'art qu'elle savait déployer pour terminer à son profit les conflits internationaux. Le principe du monopole est formellement admis en sa faveur ; le commerce romain est banni de toute la région Emporitaine, et ces prohibitions ne provoquent de la part de Rome aucun acte de stricte réciprocité. Loin de là : Carthage peut donner un libre essor à sa marine, exploiter à son aise tout le littoral italiote, sous la seule condition de respecter les alliés et de ne point former d'établissements militaires dans le Latium. Elle s'arroge là des droits exorbitants, et Rome, qui compte à peine deux siècles et demi d'existence, se voit forcée de souscrire à ces conditions. Son sénat ne songe encore qu'aux intérêts de la défense du territoire ; il s'attache avant tout à organiser, autour du domaine national, un bon cordon de garde-côtes, et fait expressément insérer dans l'acte qu'il revêt de sa signature le nom des Ardéates, des Terraciniens, etc., c'est-à-dire de toutes les populations qui, de Terracine à l'embouchure du Tibre, peuvent couvrir l’ager romanus. Doué d'un sens politique extraordinaire, le sénat mesure exactement les forces de Carthage, et ne se départira de son prudent système que du jour où il entreverra le déclin de cette puissance.

Magon que nous surnommons le Grand laissa deux fils, qui, tous deux, dignes héritiers de leur père, rendirent les plus grands services à l'Etat. L'un, Asdrubal, mourut des suites de ses blessures en Sardaigne (489), après avoir été onze fois revêtu de la dignité de soff'ète ; l'autre, Amilcar, conclut avec Xerxès un traité d'alliance offensive contre un ennemi commun. Il y fut stipulé que les Carthaginois attaqueraient les Grecs de Sicile, pendant que le roi de Perse envahirait la Grèce. Amilcar procéda, en conséquence, à des armements qui ne durèrent pas moins de trois ans, et débarqua à Palerme des forces considérables. Il entreprit aussitôt le siège d'Himère ; mais vaincu par Gélon, tyran de Syracuse, il périt le jour même de la bataille de Salamine (480). La Grèce et la Sicile étaient sauvées.

Le pouvoir sembla pour un temps se perpétuer dans la famille de Magon le Grand, et ses descendants poursuivirent avec acharnement cette conquête de la Sicile, dont les Carthaginois ne cessaient de caresser l'idée. L'un d'eux, Annibal Ier, prit Sélinonte, rasa Himère, fonda la colonie de Thermes (408), et entreprit le siège d'Agrigente, où il mourut. Cette place importante résista huit mois aux coups d'Imilcon, qui avait pris le commandement des troupes, à la mort de son cousin Annibal. Une grande victoire navale, la chute d'Agrigente et celle de Géla laissèrent un instant croire à Carthage qu'elle allait devenir maîtresse de toute la Sicile. Mais elle était alors au faîte de la prospérité, et la Providence avait marqué la limite de ses succès. Un invisible allié des Grecs semblait aposté dans la grande île tout exprès pour arrêter la fille de Tyr, et crier à la civilisation orientale : Tu n'iras pas plus loin ! Cet allié terrible, sombre gardien des destinées de l'Europe, c'était le typhus. Officiers et soldats succombaient en foule ; des armées entières étaient détruites ; Carthage était dans la stupeur.

Imilcon s'avoua vaincu. Il évacua la Sicile, non toutefois sans avoir conclu avec Denys l'Ancien un traité qui consacrait en droit l'établissement des Carthaginois en Sicile. Outre leurs premières conquêtes, ils demeuraient maîtres du pays des Sicaniens, de Sélinonte, d'Agrigente et d'Himère. Camarine et Géla reconnaissaient leur autorité et devenaient tributaires. Leontium, Messine et le reste de file demeuraient indépendants ; enfin Syracuse restait à Denys.

Les Grecs et les Carthaginois, ces deux peuples si dissemblables, si antipathiques l'un à l'autre par leur génie et leurs mœurs, paraissaient destinés à se rencontrer partout. Pendant qu'une lutte acharnée désolait la Sicile, l'ambition des enfants de Baal se heurtait à celle de Cyrène, fille de Lacédémone, et la Libye était le théâtre des plus violentes contestations. Le traité qui intervint ultérieurement entre les deux rivales valut à Carthage tout le pays entre les Syrtes ; et la cession de ce territoire, qu'habitaient les Lotophages et les Nasamons (Mak'-Ammon), favorisa singulièrement le commerce intérieur, en assurant le service des caravanes[12].

Nous rapporterons à ce sujet une légende touchante, qui peint sous les plus vives couleurs le caractère du patriotisme carthaginois. Entre les deux Etats, dit Salluste[13], se trouvait une plaine sablonneuse tout unie, où il n'y avait ni fleuve ni montagne qui pût leur servir de limite ; ce qui occasionna entre eux une guerre longue et sanglante. Les armées des deux nations, tour à tour battues sur terre et sur mer, s'étaient réciproquement affaiblies. Dans cette situation, les deux peuples craignirent de voir bientôt un ennemi commun attaquer à la fois et vainqueurs et vaincus, également épuisés. Ils convinrent d'une trêve, et décidèrent que de chaque ville on ferait partir deux députés ; que le lieu où les quatre commissaires se rencontreraient serait la limite des deux États.

Carthage délégua à cet effet deux frères, nommés Philènes, qui firent la plus grande diligence. Les députés de Cyrène allèrent plus lentement, soit par négligence, soit qu'ils eussent été contrariés par le temps... Les Cyrénéens, se voyant un peu en arrière, et craignant d'être punis, à leur retour, du tort que leur retard va causer à leur pays, accusent les Carthaginois d'être partis avant l'heure, et font naître mille difficultés. Ils sont décidés à tous les sacrifices plutôt que de souscrire à une délimitation aussi désavantageuse. Les Carthaginois proposent une transaction fort équitable... Mais les Cyrénéens donnent à leurs concurrents le choix ou d'être enterrés vifs dans le lieu dont ils veulent faire la frontière de Carthage, ou de les laisser eux-mêmes, et aux mêmes conditions, atteindre le point qu'ils convoitent.

Les Philènes n'hésitèrent point... Heureux de faire à la République le sacrifice de leur vie, ils furent enterrés tout vivants...

Le souvenir des Philènes et de leur noble dévouement a survécu, dit Valère-Maxime[14], à la ruine de leur patrie. Ils ont conquis une glorieuse sépulture, et leurs os ont marqué la limite de l'empire carthaginois.

En effet, les autels des Philènes (aræ Philenorum, Φιλαίνων βωμοί) servirent longtemps de borne au territoire de Carthage. On croit avoir retrouvé, un peu à l'ouest de Muktar[15], les ruines de ces monuments funéraires, qui n'existaient déjà plus au temps de Strabon[16].

Ce n'est pas seulement vers la Cyrénaïque et l'Egypte que Carthage étendait sa puissance ; elle voulait asseoir aussi sa domination sur l'Afrique occidentale, ou, tout au moins, y faire prévaloir son influence. Mais la nature même des hommes et des choses lui créa, dans cette région, plus d'un obstacle imprévu. Ce fut d'abord le soff’ète Malchus, qui dirigea les opérations de guerre contre des indigènes[17], qu'un génie guerrier rendait indomptables. A peine soumis, ils se révoltaient et reprenaient une lutte que leurs adversaires croyaient terminée. Leur contenance énergique inquiétait singulièrement Carthage, au point de paralyser une partie de ses forces, comme il advint au temps de Darius[18]. Magon le Grand recula bien les frontières du territoire punique[19] ; mais ses fils, moins heureux que lui, ne purent soustraire l'Etat à l'humiliante obligation de payer les redevances stipulées pour l'occupation du sol de Carthage[20].

C'est aux petits-fils de Magon qu'échut la gloire de pacifier l'Afrique. Après une longue suite d'expéditions, qui ne dura pas moins de soixante et dix ans (479-409), les indigènes renoncèrent à la perception de tout impôt[21]. Dès lors, la République a conquis son indépendance. Elle a battu partout les Imazir'en et les Maures, et son hégémonie prévaut sur toute la région comprise entre le Nil et l'Océan.

C'est à cette époque de splendeur[22] (490-440) qu'il convient de rapporter un remarquable épisode des annales de Carthage, celui des périples exécutés par Hannon et Imilcon, fils d'Amilcar et petits-fils de Magon le Grand.

Le périple d'Hannon[23], ordonné par le sénat de Carthage, lut entrepris dans un double but : il offrait d'abord un moyen simple de débarrasser la Bysacène de son trop-plein de population ; c'était, en outre, un voyage scientifique. Les Carthaginois, dit le texte même du récit de l'expédition[24], résolurent qu'Hannon naviguerait au delà des Colonnes, et qu'il fonderait des colonies de Liby-Phéniciens. Il partit, emmenant soixante vaisseaux, un grand nombre d'hommes et de femmes, environ trente mille, des provisions et tout le matériel nécessaire...

Ces émigrations en masse, ces transportations de populations entières, étaient dans les habitudes des Phéniciens et des Carthaginois. Tyr avait jeté sur le sol de Carthage les éléments sociaux qui l'agitaient, et Carthage, à son tour, rafraîchissait sa sève en replantant au loin des rejetons qui menaçaient de la dévorer.

Les Liby-Phéniciens étaient nombreux ; ils avaient un esprit militaire prononcé, et tenaient en grande haine les Carthaginois, qui les écrasaient d'impôts. Le gouvernement craignit qu'ils ne fissent cause commune avec les Libyens, dont la soumission définitive était encore problématique, et, sans scrupules, il détourna la tempête vers des plages lointaines.

Hannon avait l'ordre de déposer les colons sur les côtes de l'Océan, de les y installer à demeure, en restaurant à cet effet tous les établissements créés par les Phéniciens, du XIIe au IXe siècle avant l'ère chrétienne. Les émigrants trouvèrent encore des vestiges de cette antique occupation, qu'on leur avait signalée. Les palmiers et la vigne qu'ils rencontrèrent attestaient bien un long séjour de navigateurs venus de l'Orient[25] Quant au temple de Lixos, qu'on leur disait l'aîné de celui de Gadès[26], et à toutes ces villes florissantes qui jadis garnissaient la côte, ce n'étaient plus que des ruines[27]. La civilisation orientale n'avait pas su séduire les populations de l'Afrique, ni modifier leurs instincts sauvages. Elle était complètement effacée.

Quand il eut parachevé la création des colonies carthaginoises, Hannon tint à remplir sa mission scientifique. Il explora les côtes occidentales du continent, pour obtenir des données géographiques sur cette région, alors inconnue, du globe, et ouvrir, s'il était possible, à son pays de nouveaux débouchés commerciaux.

A quelle latitude Hannon osa-t-il descendre ? Du temps d'Hérodote, dit Heeren, les Carthaginois avaient établi une navigation régulière jusqu'à la côte d'Or, dont le chemin n'a pu être «frayé que par le périple. M. Charles Müller[28] ne conduit les Carthaginois que sur la côte de Sierra-Leone ; d'autres commentateurs, plus timides, ne veulent pas qu'Hannon ait dépassé le Sénégal. A notre sens, chacun est resté jusqu'ici au-dessous de la vérité, et nous pensons qu'Hannon est allé jusqu'à l'équateur.

Ce qui tendrait à le prouver, c'est le fait des gorilles donnés par Hannon lui-même au musée de Carthage. Nous approchâmes, dit le texte du Périple, d'un golfe appelé la Corne du Sud. Dans l'angle de ce golfe, il y avait une île pareille à l'autre dont nous avons parlé, laquelle contenait un lac. Celui-ci renfermait à son tour une autre île habitée par des hommes sauvages ; mais la plupart de ces êtres étaient des femmes au corps velu, que nos interprètes appelaient gorilles[29]. Nous ne pûmes attraper les hommes ; ils s'enfuirent dans les montagnes, et se défendirent avec des pierres. Quant aux femmes, nous en prîmes trois, qui mordirent ou égratignèrent leurs conducteurs, et ne voulurent pas les suivre. Nous les tuâmes pour en avoir la peau, que nous rapportâmes à Carthage[30].

Le gorille, qui fut vraisemblablement le motif des fables les plus étranges de l'antiquité[31], est un énorme singe d'une force musculaire au moins égale à celle du lion. Ce féroce omnivore est, comme l'éléphant et l'hippopotame, l'un des derniers représentants de ces créations paléontologiques, aux proportions gigantesques, qui peuplaient le globe durant la période antéhistorique[32].

D'intrépides voyageurs ont, tout récemment, retrouvé le gorille[33]. Or où voit-on aujourd'hui ce quadrumane géant ? Au Gabon. On sait d'ailleurs que la faune d'une région terrestre ne se modifie que sous la main de l'homme, ou l'influence de quelque grande révolution géologique. Le continent africain ne semble pas avoir été le théâtre de bouleversements récents, et les nègres se gardent bien de traquer le gorille. On peut en induire que ce grand singe n'a point changé de latitude, et qu'au temps du périple il habitait, comme aujourd'hui, le Gabon. Hannon ne se serait donc pas arrêté aux îles Sherboro, comme le veut M. Müller, et l'on peut admettre qu'il est allé jusqu'à la zone équatoriale.

Quoi qu'il en soit, au moment même où l'illustre navigateur doublait le cap Spartel, d'autres voiles carthaginoises couvraient le détroit de Gibraltar et rangeaient les côtes occidentales de l'Espagne. C'était une seconde expédition, confiée par le sénat à un autre fils d'Amilcar[34]. Jusqu'au détroit, Imilcon avait navigué de conserve avec son frère. Là il se sépara de lui, et alla déposer des Liby-Phéniciens dans les Algarves, depuis l'embouchure de la Guadiana jusqu'au cap Saint-Vincent. Cette mission politique était, comme celle d'Hannon, doublée d'instructions afférentes à un voyage de découvertes.

Les navires d'Imilcon mouillèrent les côtes d'Espagne et de France, les îles Britanniques et peut-être le Jutland méridional[35]. La relation de cette longue navigation côtière, qui n'est point venue jusqu'à nous, semble avoir inspiré le poème géographique d'Avienus[36]. Un passage de l’Ora maritima détermine nettement la limite extrême des reconnaissances faites par Imilcon : On met deux jours, y est-il dit, pour aller en bateau des îles Œstrymnides à l'île Sacrée, comme on l'appelait jadis, et qui sert de demeure au peuple des Hiberniens. L'île des Albions se trouve à côté. On ne saurait s'y méprendre : le sinus Œstrymnicus, c'est le canal Saint-Georges ; les îles Œstrymnides, ce sont les Sorlingues.

Telles étaient les grandes entreprises de Carthage, au Ve siècle avant notre ère. La République suivait, dans le cours de ces conquêtes, une politique fort sage, et montrait une modération basée sur la convenance de ne pas occuper plus de territoire qu'elle n'en pouvait garder d'une manière facile et sûre. Dans cet ordre d'idées, elle faisait peu de cas des continents, dont elle ne prenait, çà et là, que quelques points. En Libye, elle restreignit son domaine à l'Afrique propre, et n'eut jamais que des comptoirs fortifiés sur le reste des côtes occidentale et septentrionale de la terre africaine. De même, en Espagne, elle ne créa d'abord que des établissements commerciaux, et ce ne fut qu'au temps des guerres puniques qu'elle en vint à méditer la conquête du pays. Carthage semblait avoir conscience de son peu de succès dans l'art de gouverner les peuples, et comprendre qu'une métropole ne peut, même à l'aide d'une marine puissante, maintenir dans le devoir des continents qui, se suffisant à eux-mêmes, ferment leurs ports ou les laissent tranquillement bloquer[37].

En revanche, la République tenait beaucoup à la possession des îles, la plus avantageuse de toutes pour un peuple navigateur.

Outre la Sicile, la Sardaigne et la Corse, elle colonisa de bonne heure Lipari, Malte, dont elle fit le siège de ses grands établissements industriels ; les Kerkeney, dont l'une devait un jour donner asile au grand Annibal ; les Canaries, les îles du Cap-Vert, peut-être l'archipel des Açores, dernier vestige de cette Atlantide, où, suivant Platon, les descendants de Neptune régnèrent durant neuf mille ans. De ces îles des Açores et du Cap-Vert, sommets supérieurs d'un continent sans doute englouti lors du soulèvement des Pyrénées et de la rupture qui donna naissance au détroit de Gibraltar ; de ces îles la distance aux Antilles n'est pas considérable, et quelques esprits sérieux ont hasardé l'hypothèse de la découverte de l'Amérique par les Carthaginois. On prétend même avoir trouvé des débris puniques dans une forêt des environs de Boston[38].

Mais il est sans doute téméraire de porter aussi loin les limites de Carthage, et de se laisser aller à des affirmations que n'autorise pas l'état actuel de la science. On peut encore, sans sortir du champ des certitudes historiques, proclamer hautement que, au temps de sa splendeur, l'empire carthaginois avait des proportions et une puissance supérieures à celles de nos plus grands Etats modernes.

Les Grecs de Cyrène contenus, l'Egypte menacée et Thèbes presque détruite, l'intérieur de l'Afrique parcouru, l'Espagne et la Gaule tournées, le Sénégal reconnu, les Canaries découvertes, l'Amérique peut-être pressentie, et annoncée à Christophe Colomb par cette statue de l'île de Madère qui, du bras étendu, montrait l'occident : voilà ce que fit l'humble colonie déposée par Tyr au pied du Beau Promontoire[39].

 

 

 



[1] Malchus, alias Malcus ou Maleus, ne semble pas être un nom propre, mais plutôt une corruption du mot melek, roi.

[2] Justin, XVIII, VII.

[3] Justin, XVIII, VII.

[4] Strabon.

[5] Justin, XIX, I.

[6] Aujourd'hui encore, dans les Qs'our du sud de l'Algérie, on rencontre plus d'une famille cynophage. Les malheureux slâg (pl. de slougni) destinés à assouvir ces appétits étranges vivent en prison dans des silos, où on les engraisse avec des dattes. Ces tristes Qs'ouriens seraient-ils les derniers représentants de la race carthaginoise ? Lucain et Ausone disent que les Carthaginois considéraient la chair de chien comme la meilleure de toutes les substances alimentaires.

[7] Justin, XVIII, VII ; XIX, I.

Le grand homme dont il est ici question s'appelait, au dire d'Hérodote, Hannon et non point Magon. Saint Jean Chrysostome l'appelle aussi Hannon (Orat. V, 1.)

Cicéron parle de ses richesses (Tusculanes, V, XXXII.) — Pline (VIII, XXXVI) dit que, le premier, il sut apprivoiser des lions ; qu'il cherchait à s'emparer du pouvoir souverain, et avait appris à des oiseaux à le saluer du titre de roi. Magon, ou mieux Mak'on, n'est pas un nom carthaginois, mais seulement un surnom rappelant de glorieux exploits. Hannon avait été dit Magon, c'est-à-dire vainqueur des Makes, ou mieux, des Imazir'en.

[8] Nous supputons le temps avant l'ère chrétienne et non à partir de la fondation de Rome. Du reste, on passe très-simplement d'un système à l'autre, à l'aide de la formule : C - R = 754 (C désignant le millésime avant l'ère chrétienne, et R le temps compté à partir de la fondation de Rome).

[9] Voyez ce texte dans l'ouvrage de M. A. E. Egger, Latini sermonis vetustiores reliquiæ selectæ, Paris, 1843, p. 370, appendix. — Le traité fut signé sous le consulat de J. Brutus et de L. Collatinus (alias Marcus Horatius), immédiatement après l'expulsion des Tarquins de Rome, et vingt-huit ans avant l'irruption des armées de Xerxès en Grèce.

[10] Polybe, III, XXII.

[11] Polybe, III, XXIII.

[12] Les Lotophages et les Nasamons rendaient aux Carthaginois les mêmes services que les Arabes Nabathéens aux gens de Tyr. Les Nasamons surtout étaient d'intrépides s'oaouàga (conducteurs de chameaux).

[13] Guerre de Jugurtha.

[14] Valère-Maxime, V, VI, 4.

[15] Voyez la dissertation de M. C. Müller (t. I de la collection des Petits Géographes grecs) : Stadiasmus maris Magni.

[16] Strabon prend l'Εύφραντάς ωύργος (turris Euphrantas, aujourd'hui Kasr) pour limite orientale de l'empire carthaginois.

[17] Justin, XVIII, VII.

[18] Justin, XIX, I.

[19] Justin, XVIII, VII.

[20] Justin, XIX, I.

[21] Justin, XIX, II.

[22] Pline, V, I ; II, LXVII.

[23] Voyez, sur le périple d'Hannon : Hérodote, IV, CXCV et CXCVI ; — Scylax, passim ; — Pline, II, LXVII, et V, I ; — Pomponius Mela, III, IX ; — Arrien, Ind., XLIII, II ; — Bochart, Géogr. sacrée, t. I, p. 33 ; — Campomanes, Antiquidad maritima de Cartago ; — Dodwell, Dissertatio prima in Geogr. min., t. I ; — Bougainville, Mémoire sur les découvertes d'Hannon ; — Gosselin, Recherches sur la géographie des anciens, t. I ; — Rennel, Geography of Herodotus ; — Heeren, Idées sur la politique et le commerce des peuples de l'antiquité, t. IV ; — C. Müller, édition des Petits Géographes grecs, t. I.

[24] Une inscription commémorative, placée dans l'un des temples de Carthage, en rappelait les faits principaux. Cette inscription était sans doute en langue punique. Nous n'en avons que la traduction, due à quelque voyageur grec qui visita le temple.

[25] Pline, V, I, 13.

La vigne ne croit pas naturellement en Afrique ; elle a dû y être importée par l'Hercule phénicien, comme elle le fut de nouveau par les Portugais du XVe siècle.

[26] Pline, XIX, XXII.

[27] Strabon, XVII.

[28] Voyez les excellentes notes de M. C Müller dans l'édition des Petits Géographes grecs, t. I.

[29] Les nègres appellent encore le gorille tooralla. Γορίλλα n'est peut-être que le mot τοράλλα défiguré.

[30] Pline, VI, XXXVI.

[31] En général les femelles des espèces quadrumanes sont plus faciles à prendre que les mâles. Comme les compagnons d'Hannon n'avaient pu saisir que des guenons, les commentateurs du temps arrivèrent, sans trop d'efforts d'imagination, au conte de la fécondation spontanée des gorgones. Pomponius Mela, III, IX.

[32] Voyez les fragments ostéologiques réunis au musée impérial de Saint-Germain.

[33] Lisez principalement les émouvantes descriptions de M. Du Chaillu.

[34] Pline, II, LXVII.

[35] Voyez à ce sujet Mueller, Dissertation sur les cornes d'or de Tondern, Copenhague, 1805.

[36] Scylax mentionne aussi les comptoirs carthaginois situés en Europe au delà du détroit.

[37] C'est ce que devait prouver plus tard la guerre de l'indépendance des États-Unis d'Amérique.

[38] Cantu, Histoire universelle.

[39] M. Duruy, Histoire romaine, t. I. p. 344-345.