HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL.

CHAPITRE III. — FONDATION DE CARTHAGE.

 

 

Il n'entre point dans le cadre de ce récit de soumettre à une critique sévère les légendes relatives à la fondation de Carthage[1]. Nous nous bornerons à constater ce fait historique irrécusable, que la ville doit son origine à une émigration en masse de l'aristocratie tyrienne.

Les émigrés se dirigent vers le golfe de Tunis[2], et s'établissent non loin de la colonie d'Utique, qui les accueille avec sympathie[3].

Quelle date précise assigner à cet événement, qui devait peser d'un si grand poids sur les destinées de l'Europe occidentale ? La question a reçu des solutions si divergentes, qu'il est sage de ne placer la prise de possession du sol africain par les gens de Tyr que durant le cours du IXe siècle avant l'ère chrétienne[4].

Le point où les émigrés abordèrent se trouve au sud de cette colline de Byrsa, dont le plateau appartient aujourd'hui à la France[5]. Ils gravirent la colline, et un tour d'horizon rapide leur découvrit des lieux singulièrement propices à la création d'un grand centre de population.

A leurs pieds et au sud, ils voyaient une plage superbe, très-basse et formée d'alluvions dans lesquelles il devait être facile de creuser des ports ; à l'est, entre Byrsa et la mer, se développait une plaine d'environ sept cents mètres de longueur, ayant pour soutènement de hauts quartiers de roc vif. Là pouvait être bâtie une grande ville, dont les édifices, frappés par les premiers rayons du soleil, eussent, dès le malin, projeté leur image sur la nappe azurée d'un beau golfe. Au nord, les émigrés tyriens dominaient une vallée magnifique, qui semblait appeler sa transformation en un vaste quartier de plaisance, semé de jardins, de villas et de palais d'été ; à l'ouest enfin, ils voyaient s'étendre à perte de vue une région fertile, ayant pour avant-scène un isthme bordé de lacs que couvraient des vols de grèbes et de flamants aux ailes roses.

Bâtie en cet endroit, une place maritime devait être facile à défendre, car elle se trouvait, dit Polybe, située dans un golfe, sur une pointe en forme de presqu'île, et ceinte, d'un côté, par la mer, de l'autre, par un lac. L'isthme qui la rattachait à la Libye avait 25 stades de largeur (4 kil. 625 m.)[6].... Cette langue de terre était de plus barrée par une suite de mamelons ardus et difficiles, ne communiquant avec la plaine que par quelques passages pratiqués de main d'homme... Non loin de là, le fleuve Makara (l'oued Medjerda) interdisait toute communication avec la campagne, et l'abondance de ses eaux le rendait presque partout infranchissable[7].

D'accord avec Polybe, Appien donne à l'isthme une largeur de 25 stades (4 kil. 625 m.). Il ajoute que la petite bande de terre courant au sud entre la mer et le lac n'avait qu'un demi-stade (92m,50) de large, et que, à l'est, du côté de la mer, une ligne continue de rochers à pic défendait l'accès de la presqu'île[8].

Le plateau de Byrsa, qui servait d'observatoire aux Tyriens, était très-escarpé[9]. Il commandait de près de soixante mètres la campagne environnante, et son périmètre mesurait trois ou quatre kilomètres[10]. De forme à peu près rectangulaire et naturellement fortifié, il présentait une superficie suffisante à l'assiette d'une bonne acropole.

Les exilés résolurent de s'y établir, et, en arrêtant ainsi leur choix, ils firent preuve d'un grand tact, car, dit M. Beulé[11], la beauté de la situation de Byrsa ne le cède point à sa force ; elle commande la plaine, l'isthme, la mer, et présente une vue que ni Rome, ni Athènes, ni Constantinople ne surpassent en grandeur. Je ne connais point de ville qui occupe un site aussi favorable, et qui ait autour d'elle des horizons plus grandioses. La mer découpée par des caps et des promontoires, qui invite de toutes parts un peuple de navigateurs ; des lacs à la surface tranquille, des montagnes aux formes variées et aux lignes exquises, les collines semées d'orge verdoyante, la plaine où quelques palmiers dressent leur couronne élégante par-dessus les oliviers au feuillage pâle : tout rappelle... les richesses du sol africain unies à la poésie de la nature grecque ou sicilienne. Carthage fût devenue la reine du monde, si elle n'eût appartenu à des marchands.

Il y a, dit aussi M. Duruy[12], de ces villes que leur position seule appelle à une haute fortune. Placée à cette pointe de l'Afrique qui semble aller à la rencontre de la Sicile pour fermer le canal de Malte, et qui commande le passage entre les deux grands bassins de la Méditerranée, Carthage devint la Tyr de l'Occident, mais dans des proportions colossales, parce que l'Atlas, avec ses indomptables montagnards, n'était pas, comme le Liban à Tyr, au pied de ses murs, lui barrant le passage, lui disputant l'espace ; parce qu'elle n'était pas cernée, comme Palmyre, par le désert et ses nomades ; parce qu'elle put enfin, s'appuyant sur deux grandes et fertiles provinces (Bysacène et Zeugitane), s'étendre sur le vaste continent placé derrière elle, sans y être arrêtée par de puissants Etats.

De telles positions appellent fatalement à elles les constructions des hommes. Carthage, deux fois détruite, se relèvera sans doute encore[13]. Un peuple civilisé viendra, quelque jour, à l'exemple des Romains, mettre à profit les avantages d'une situation unique au monde. Ce peuple, quel sera-t-il ? Peut-être le peuple français... Que ses destinées l'y conduisent !

Où sont-elles donc les ruines de la grande Carthage ? La vengeance de Rome avait été si terrible, que les Romains eux-mêmes purent se demander bientôt si les cendres de leur vieille ennemie n'étaient pas toutes dispersées par le vent[14]. Plus tard, la fureur des Arabes eut des effets si funestes, que l'Europe put douter qu'il restât encore sur la côte d'Afrique un seul vestige de l'antique rivale de Rome[15]. Mais, pendant que l'Europe demeurait indifférente au sort des monuments du passé, pendant que la science archéologique semblait dédaigner l'examen d'un grand problème, des historiens arabes mentionnaient en leurs écrits l'imposant aspect de ces débris d'un autre âge[16], et leurs avides coreligionnaires volaient tout ce qu'ils pouvaient de ces ruines. Les Barbaresques n'ont jamais cessé de remuer la poussière punique, et d'enrichir leurs kasbahs[17] des dépouilles de la grande cité. Alger possède plus d'une colonne carthaginoise. Achmet-Bey, lors de la construction du palais de Constantine, devenu la demeure officielle du général de division commandant la province, avait fait prendre à Byrsa un nombre considérable de belles pierres de taille. Aujourd'hui encore, la vieille Carthage n'est pour le bey de Tunis qu'une vaste carrière de marbres précieux. Il faut être juste aussi : pendant que les immortels vers du Tasse pleuraient sur l'antique cité effacée du monde, des gens qui savaient par cœur la Jérusalem, des Pisans surtout et des Génois, venaient dans la plaine où fut Carthage faire une ample moisson de fûts et de chapiteaux. Cycles mystérieux de l'histoire des peuples ! ces pirates italiotes rapportaient souvent dans leurs ports des objets d'art que les Vandales avaient autrefois pris à l'Italie, pour les porter à Carthage.

Enfin l'Europe s'émut. Carthage n'était donc pas morte tout entière pour la science : on pouvait encore soulever quelques voiles, sauver quelques débris, ressusciter peut-être un cadavre géant !

L'Anglais Shaw, le premier, visite ces ruines (1738), mais il méconnaît complètement la topographie de la ville, qu'il place dans le voisinage d'Utique. Il lui fait regarder l'occident, s'exprime vaguement sur Byrsa, et suppose les ports comblés par les sables de l'oued Medjerda. Le géographe d'Anville et l'ingénieur Belidor admettent sans vérification le système de Shaw.

En 1805, le père Caroni donne assez exactement le plan des ports et de la Byrsa. Toutefois il prête à celle-ci une enceinte trop considérable et de forme circulaire.

Puis viennent les études du comte Camille Borgia sur les ports, celles du major Humbert, celles de Chateaubriand, qui ne fait que suivre les idées de Humbert. Estrup (1821) et Ritter (1822) reproduisent l'erreur de Shaw, et, à leur suite, Heeren et Mannert font de Carthage une description erronée et confuse. Enfin paraît l'excellent plan de Falbe (1833). Byrsa est mise à la place qu'elle doit occuper, et l'architecte Dedreux, se conformant de tous points aux idées de Falbe, publie, en 1839, une carte satisfaisante.

Mais bientôt de nouvelles erreurs se font jour. M. Dureau de la Malle, qui, de son cabinet, étudie la topographie d'une ville éteinte, forge un système nouveau, que ne sait point réfuter la Société fondée à Paris (1838) pour l'exploration de Carthage. Sir Thomas Read, qui visite les lieux, l'architecte Jourdain, qui construit la chapelle Saint-Louis, laissent passer inaperçue l'exagération des dimensions prêtées à la Byrsa. M. de la Malle, en effet, n'admet pas que la Byrsa n'ait été qu'une acropole ; il lui donne une étendue considérable, la compose d'une série de vallons, de collines et de plaines, et y enferme une multitude d'édifices dont les données historiques n'autorisent pas la mention.

Ces erreurs systématiques, fruit d'une imagination féconde, devaient encourager les hypothèses les plus étranges. Le pasteur Nathan Davis, enchérissant sur M. de la Malle, expose que la Byrsa comprend toutes les collines qui se succèdent depuis Saint-Louis jusqu'à Bordj Djedid. Sir Grenville Temple avait depuis longtemps combattu cette opinion, que son compatriote Blakesley adopte sans contrôle, à la suite de M. Davis.

En somme, il est sage de s'arrêter dans cette voie déjà bien découverte et mise à nu. Le major Humbert, Chateaubriand et Falbe semblent seuls dans le vrai. La colline de Saint-Louis est bien l'antique Byrsa et Byrsa tout entière.

Leur opinion se corrobore de celle du docteur Barth, et surtout des conclusions irréfutables de M. Beulé, qui a fait, en 1850, des fouilles importantes à Carthage. Jamais, dit M. Beulé, jamais les anciens n'ont établi une acropole au bord de la mer, sous des hauteurs qui la commandent, et pouvant succomber à un coup de main... Tout voyageur dont l'œil est exercé reconnaît (dans la colline de Saint-Louis) une acropole, soit qu'il navigue le long des côtes, soit qu'il aborde au rivage, soit qu'il se promène au milieu des ruines de Carthage. Le plateau est si nettement défini, si bien assis, si facile à défendre par des fortifications que la nature elle-même appelle et a préparées !

Quels étaient les édifices de la Byrsa ainsi délimitée ?

La Byrsa fut fortifiée dès sa fondation[18] ; mais ces murailles primitives ont dû être ultérieurement démolies, et remplacées par les défenses grandioses dont Appien nous a laissé la description. Cette transformation eut vraisemblablement lieu dans le cours du vie siècle avant Jésus-Christ, époque de la splendeur de Carthage. Qu'étaient les fortifications créées par Elissa ? Il est difficile d'en esquisser la forme ; mais on peut facilement se représenter une enceinte dont le tracé décrivait le pourtour du plateau. Le plateau lui-même, dont les talus formaient glacis, n'était pas apparent lors de l'arrivée d'Elissa. Les colons s'étaient heurtés en ce point à un mamelon boisé[19], presque impénétrable et d'une occupation difficile ; mais, s'étant aussitôt mis à l'œuvre, ils avaient débroussaillé les lieux, dérasé, nivelé le sol, déblayé une épaisse couche de terre végétale, et mis enfin à découvert une roche argileuse, de teinte jaunâtre. Ce grès, très-consistant et facile à tailler, servit de base à leurs établissements.

C'est ainsi qu'ils conquirent l'assiette d'une acropole heureusement située, et de dimensions telles que, à la fin du siège de l'an 146 avant Jésus-Christ, cette citadelle put donner asile à 50.900 personnes. Elle contenait sans doute des magasins, des citernes, des logements ; mais on ne peut former, à cet égard, que de simples conjectures.

Quant aux temples, aucun document historique n'autorise à placer dans Byrsa celui de Melkarth, l'archégète de toutes les colonies tyriennes. On sait que le temple d'Astarté[20] était sur une autre colline. Peut-être faut-il d'ailleurs laisser dans le monde des fictions celui de Sichée[21], et cet autre monument qu'Annibal fait vœu d'élever à Anna[22].

Le temple de Didon[23] apparaît dans Byrsa avec plus de certitude. Il devait être adjacent au palais de la reine, bâti sur le point culminant, car on sait que des terrasses de ce palais on découvrait toute la plaine, ainsi que la rade de Carthage[24]. M. Beulé croit en avoir retrouvé les ruines au sud-ouest de l'église Saint-Louis.

Il est certain que le temple d'Aschmoun, dont parle Appien, fut élevé dans Byrsa, sur le bord du plateau regardant le rivage, et tout porte à croire que cet édifice, partie intégrante de la fortification, remonte au temps même d'Elissa. La fondatrice a sans doute voulu mettre sous la protection du dieu que les Romains assimilent à Esculape une colline naturellement salubre et environnée de toutes les splendeurs de la création. Le temple d'Aschmoun occupait l'emplacement même de l'église dédiée au saint roi. Enfin, au sud de cette église, M. Beulé indique le point où s'élevait, ainsi qu'il le suppose, le temple de Jupiter, et l'on peut en attribuer aussi la création à la reine Elissa.

Tels sont, dans l'état actuel de la science, les seuls documents que nous possédions sur la Byrsa de Didon et sur ses édifices. Quelques détails divers sont d'ailleurs parvenus jusqu'à nous.

Virgile dit que les rues de la Byrsa étaient richement dallées[25], excellente disposition pour recueillir les eaux pluviales et pour les conduire dans des citernes ; que la place était mise en communication avec l'extérieur par plusieurs portes monumentales[26] ; enfin qu'Elissa fit construire un théâtre et commencer les ports[27]. Ces ouvrages hydrauliques, qui ont joué un si grand rôle dans l'histoire de Carthage, méritent bien de fixer un instant notre attention.

Rien, dit un de nos écrivains justement estimés[28], n'est plus difficile à reconnaître que l'emplacement des deux ports. Cette assertion n'est, il faut bien le reconnaître, qu'un cri de découragement, en présence de la divergence des opinions jusqu'alors exprimées. Shaw, d'Anville, Estrup, cherchaient les bassins de Carthage dans le voisinage du lac de Soukara, et non point de celui de Tunis. Mannert les mit en communication directe avec ce dernier. Humbert, Chateaubriand, Bötticher, Falbe, Dedreux, Camille Borgia, Dureau de la Malle, Bouchet-Rivière, ont enfin restitué la véritable topographie des ports tout près du rivage, au sud du plateau de Byrsa, et l'emplacement que la science leur assigne est aujourd'hui tout à fait incontestable. M. Beulé ne s'est pas contenté de préciser les emplacements, il a voulu connaître exactement la forme et les dimensions des bassins. Les fouilles qu'il a faites sont du plus haut intérêt, et nous en exposerons sommairement les résultats[29].

Le mot cothon est la dénomination générique de tout port artificiel, c'est-à-dire creusé de main d'homme[30]. Les Phéniciens avaient ainsi coutume de se tailler des bassins en terre ferme. Tyr, Hadrumète, Hippo-Diarrhyte, Utique, s'étaient ouvert de la sorte de vastes docks intérieurs : travaux grandioses, dont les projets n'étaient point de nature à faire reculer une race aussi entreprenante que celle des Américains de nos jours. Lorsqu'une côte offrait aux enfants de Tyr l'assiette d'un établissement convenable, peu importait que la position fût dépourvue de mouillage naturel : on creusait un bassin. Si la colonie prospérait, on créait un second port derrière le premier. C'est, dit M. Beulé, ce qui s'est produit à Carthage, dont les deux ports ont dû s'organiser à des époques différentes.

Cependant Virgile, dont l'autorité n'est jamais à dédaigner, parce qu'il peint tous ses tableaux d'après nature et fait des descriptions plus exactes qu'on ne pense, Virgile dit expressément : portus effodiunt et non point portum. Les ports de Carthage avaient d'ailleurs des destinations différentes : l'un devait abriter les navires de commerce, l'autre était réservé à la marine militaire.

Nourris des principes politiques de leur vaillante métropole, les colons tyriens fondateurs de Carthage sentaient bien que, sans vaisseaux de guerre capables de la protéger, une marine marchande est frappée d'impuissance, et nous estimons qu'ils ont ouvert leurs deux bassins d'un seul coup. Quoi qu'il en soit, nous connaissons aujourd'hui, grâce aux travaux de M. Beulé, les proportions de ces constructions hydrauliques[31].

Au point de raccordement de la Tænia avec la presqu'île, se dessinait une petite rade, formée, d'une part, par la Tænia elle-même, et, de l'autre, par un môle en maçonnerie assis sur d'énormes enrochements. C'était l'entrée du port marchand. Dès qu'ils avaient accosté le revers du môle, les navires qui voulaient mouiller au port pénétraient par un goulet de 5m,65 de largeur, le long duquel ils se faisaient haler ; quant au port lui-même, de forme à peu près rectangulaire, il présentait une superficie totale de 139.550 mètres carrés, et nous devons exprimer ici le regret d'être en désaccord avec M. Beulé, qui, par suite d'une erreur de calcul toute matérielle[32], a écrit le nombre 148.200.

Le port marchand était mis en communication avec le port militaire par un goulet intérieur de 23 mètres de large sur 20 de long.

Le port militaire affectait exactement la forme d'un cercle de 325 mètres de diamètre ; au centre de ce cercle émergeait une île de 53 mètres de rayon.

Un chapitre ultérieurement consacré au tableau de Carthage parvenue à l'apogée de sa puissance exposera en détail l'organisation intérieure et le système décoratif de ces bassins, si bien conçus dans leurs dispositions d'ensemble. Il convient seulement de constater ici l'importance des travaux exécutés par les fondateurs. Quelques chiffres feront juger des proportions de leurs ouvrages.

 

Le port marchand présentait une superficie de

13h 95a 50c.

Le goulet intérieur

4a 60c.

Le port militaire

8h 29a 57c.

Ensemble

22h 29a 67c.

 

Le vieux port de Marseille, de 900 mètres de long sur 300 de large, soit 27 hectares de superficie, n'a par conséquent que 4 hectares 70 ares 33 centiares de plus que les deux ports de Carthage pris ensemble. Certes, si l'on tient compte de l'imperfection des moyens d'exécution dont l'antiquité pouvait disposer, et qu'on remarque encore une fois que ces docks étaient creusés de main d'homme, on conviendra sans peine que de telles créations peuvent soutenir la comparaison avec nos constructions modernes les plus hardies. Les chiffres que nous venons de poser ont leur éloquence, et l'on peut admirer sans réserve le puissant génie de cette race tyrienne, qui, à peine mouillée dans les eaux d'une côte étrangère, osait s'y tailler d'aussi vastes abris.

Si l'on demande enfin quelle pouvait être l'architecture des édifices primitifs élevés par Elissa, et s'il existait alors un ordre phénicien, il convient de répondre affirmativement. Un chapitre de la Bible[33], quelques vers de Virgile[34], enfin les récentes recherches de M. Beulé, ne peuvent laisser aucun doute à cet égard.

Nous savons qu'un architecte tyrien, du nom de Hiram, a construit le temple de Salomon, et que le roi de Tyr, son homonyme, a élevé, à Tyr même, des édifices semblables. Il suffit, dès lors, d'étudier le style de ce temple pour se faire une idée du goût architectonique qui devait encore être de mode au temps d'Elissa. Or la colonne de Salomon ou de Hiram avait 18 coudées, soit près de 8 mètres de hauteur[35] ; le chapiteau correspondant, seulement 5 coudées ou environ 2m,20[36]. Ces proportions, qui accusent encore l'enfance de l'art, sont néanmoins loin d'être disgracieuses. Le fût était de bronze, et les teintes du métal se rehaussaient d'une riche ornementation[37]. Le chapiteau, également de bronze, affectait tantôt la forme cylindrique[38], tantôt celle d'une fleur de lis[39].

Les ingénieurs tyriens employaient aussi dans leurs édifices des colonnes, probablement monolithes, de granit[40], de marbre, ou simplement de tuf pris sur place et revêtu d'un enduit en stuc[41]. Quant aux architraves et aux poutres de l'intérieur des édifices, elles étaient de bois de cèdre[42] et renforcées d'armatures de bronze[43].

Dans le dessin des plans d'ensemble et des divers éléments des édifices, l'architecture tyrienne semble affectionner tout particulièrement la forme circulaire et la forme semi-circulaire. Comme le port de Tyr, comme celui d'Utique, le port militaire de Carthage était un cercle exact et complet[44]. Les cales qui régnaient en son pourtour formaient chacune le fer à cheval. Ce tracé en cul-de-four se reproduit à Carthage d'une manière constante et monotone : c'est celui de la casemate des fortifications de Byrsa, celui de la niche sépulcrale des nécropoles. M. Beulé, qui a retrouvé et dessiné chacun de ces éléments, observe aussi que les murs des édifices offrent partout un appareil colossal, et se composent de blocs de grandes dimensions, dont quelques-uns cubent près de 2 mètres. Quoique les assises soient généralement réglées, les pierres de taille se marient encore suivant un système compliqué de tenons et de mortaises, rappelant le mode d'assemblage des pièces de charpente.

Les matériaux exhumés par le savant archéologue, la mise en œuvre, les proportions, les moulures, tout porte un cachet de singulière pesanteur. Les profils, épais et mous, semblent annoncer que l'architecture punique, ne produisant que des effets d'un goût douteux, sentira de bonne heure le besoin de modifier sa manière première et d'emprunter ses motifs de décoration au génie artistique de Corinthe et de Syracuse.

La légende a voulu tresser la couronne murale de la Kirtha[45] des Phéniciens d'Afrique, et lui frapper un bel écusson, que les médailles nous ont conservé.

On dit qu'en creusant les fondations de Byrsa, les Tyriens trouvèrent, dès le premier coup de pioche, une tête de cheval enfouie sous terre[46], au pied d'un palmier, et qu'ils adoptèrent aussitôt, pour symbole de leur cité nouvelle, l'image d'un coursier fièrement campé sous l'arbre. Ce choix hardi attestait l'esprit militaire des colons tyriens, leurs hautes espérances de fortune, leur intention bien arrêtée de faire le tour du monde par les voies du commerce et des armes.

 

 

 



[1] Voyez Virgile, Enéide, I, v. 143 et suiv. ; Silius Italicus, Puniques, I, v. 11 et suiv. ; Denys le Périégète, Orbis descriptio, V, v. 195-197.

On voit que les Latins et les Grecs tenaient beaucoup à l'histoire de la peau de bœuf.

Les Commentaires d'Eustathe reproduisent le texte de Denys, et le commentateur ajoute que Carthage est désignée, dans la Bible, sous le nom de Tarsis ; que Didon, fille d'Agenor ou Belus, sœur de Pygmalion, est aussi connue sous les noms d'Elissa et d'Anna ; que, pour fuir Pygmalion, meurtrier de son mari Sichée, elle s'embarqua avec quelques Tyriens ; que le roi des Africains lui défendant de prendre pied dans ses États, elle en obtint un territoire égal en superficie à une peau de bœuf, et que cette peau fut découpée en lanières.

Eustathe dit encore que la fondatrice de Carthage fut appelée Didon, parce qu'on supposait qu'elle avait tué son mari. C'est une troisième signification du mot Didon, car, d'autre part, on veut que Dido soit le synonyme de πλανήτις (errante) et aussi de virago. Nous adopterons plus loin cette dernière interprétation.

Étienne de Byzance, ajoute Eustathe, prétend que Carthage fut fondée par le Phénicien Carchédon.

Voir, en dernier lieu, le récit de Justin, XVIII, IV et V.

Il convient de condamner ici en dernier ressort la détestable étymologie du mot Byrsa, tirée du fait d'une peau de bœuf découpée en lanières, et le récit de Justin nous permettra peut-être de remonter aux sources de cette légende étrange.

Elissa, dit Justin (loco cit.), acquiert des indigènes un terrain d'une superficie égale à celle d'une peau de bœuf. Or les tentes des Phéniciens étaient précisément de cuir de bœuf ; les Tyriens, dans leurs voyages, couchaient aussi sur des tapis de cuir ; c'est donc l’emplacement d'un camp que la fondatrice de Carthage achète aux gens d'Afrique. D'ailleurs le grec βύρσα parait n'être qu'une corruption du syriaque bosra, et ce mot n'a d'autre signification que celle d'acropole, kasbah (alias qas'ba), bordj, kremlin, etc.

[2] Justin, XVIII, X.

[3] Justin, XVIII, X.

[4] Voyez l'excellente discussion de M. C. Müller (collection des Petits Géographes grecs, Prolégomènes du Périple d'Hannon). M. C. Müller rejette la légende de Zorus et de Carchédon, que Philistus, Eusèbe et saint Jérôme regardent comme fondateurs. En particulier, Zôr ou Sor paraît n'être que la personnification de la ville de Tsour ou Sour (Tyr).

[5] Le plateau de Byrsa a été concédé, par le bey de Tunis, au roi Louis-Philippe, lequel y a fait construire la chapelle Saint-Louis.

[6] M. Romé de l'Ile (Métrologie) distingue huit stades de valeurs différentes. Le stade olympique, le plus usité de tous, mesurait exactement 184m,955. Nous avons pris le nombre rond 185 mètres.

[7] Polybe, I, LXXIII et LXXV.

[8] Appien, Punique, I, XLV. — Strabon (XVII, III, 14 et 15) donne aussi la description topographique de Carthage, et attribue à l'isthme une largeur de 60 stades (11 kil. 100). Ces mesures sont vraisemblablement prises très à l'ouest dans l'intérieur.

[9] Strabon, XVII.

[10] Orose, IV, XXII. — Servius donne à Byrsa 72 stades de tour ; Eutrope, un peu plus de deux milles, comme Orose. Le mille romain vaut 1479m,26.

[11] Fouilles à Carthage, p. 31 et 32.

[12] M. Duruy, préface de l'Histoire romaine.

[13] M. Duruy, préface de l'Histoire romaine.

[14] Valère Maxime, V, VII, 34. Lucain, Bell. civ., II.

[15] Tasse, Jérusalem, XV.

[16] Ces écrivains sont : Abou-Obaïd-Bekri (XIe siècle), Édrisi (XIIIe siècte), Ibn-Kbaldoun (XIIIe siècle), Ibn-al-Ouardi (XIVe siècle), Ibn-Ayas (XVIe siècle).

[17] L'orthographe qas'bn serait plus rationnelle. Mais l'usage a consacré celle que nous adoptons ici.

[18] Virgile, Enéide, I, v. 423, 424.

[19] Virgile, Enéide, I, v. 441.

[20] L'Astarté carthaginoise est similaire de la Junon Céleste des Romains. Virgile, Énéide, I, v. 416.

[21] Ovide, Ep. VII, v. 99. — Virgile, Énéide, IV, v. 457, 458.

[22] Silius Italicus, Puniques, VIII, v. 231.

[23] Silius Italicus, Puniques, I, v. 84.

[24] Virgile, Enéide, IV, v. 586. — Silius Italicus, Puniques, VIII, v. 132, 133.

[25] Virgile, Enéide, I, v. 422.

[26] Virgile, Enéide, I.

[27] Virgile, Énéide, I, v. 427, 428.

[28] Poujoulat, Histoire de saint Augustin, t. II.

[29] Voyez Fouilles à Carthage, Imprimerie impériale, Paris, 1860, passim. — Consultez aussi l'excellent plan de Falbe, 1833.

[30] Cothones appellantur portus in mari arte et manu facti. (Festus, au mot COTHONES.) Voyez aussi Servius.

Le mot katham, proposé par Bochart, n'est pas admis par Gesenius, qui propose à son tour kethon : Ego nil dubito quin sit ipsum kethon primaria incidendi abscindendique potestate.

Il est certain que le radical kt des langues sémitiques implique l'idée de trancher, couper. L'arabe exprime celte idée par le mot qt'a'.

[31] Belidor (Architecture hydraulique) donne des ports de Carthage un plan qui ne semble pas être le fruit d'une étude sérieuse.

[32] Il s'agit d'une omission insignifiante en soi, mais dont le résultat fait tache dans le mémoire du savant archéologue. Les documents scientifiques que contient ce travail sont assez précieux pour qu'on doive s'attacher à les purger de toute erreur de chiffre.

M. Beulé donne au rectangle une base de 325 mètres, une hauteur de 456, d'où résulte bien une superficie de 148.200 mètres carrés. Mais l'auteur omet ici de tenir compte de la courbe harmonieuse raccordant le goulet intérieur avec les grands côtés du rectangle. Or cette courbe détache deux triangles mixtilignes dont la surface totale, mesurée graphiquement à l'échelle du plan de la planche IV, peut être évaluée à 865o mètres carrés, soit près d'un hectare. Dès lors, l'erreur se propage, et entache tous les chiffres afférents à la comparaison des ports de Carthage avec le vieux port de Marseille.

[33] Rois, III, VII.

[34] Enéide, I.

[35] Rois, III, VII, 15.

[36] Rois, III, VII, 16.

[37] Le chapitre VII du IIIe livre des Rois est à lire en entier, si l'on veut se faire une juste idée de l'art carthaginois.

[38] Rois, III, VII, 41.

[39] Rois, III, VII, 19.

[40] La cathédrale d'Alger possède deux magnifiques colonnes de granit vert, tirées des ruines de Cherchell ; nous soupçonnons fort le roi Juba de les avoir jadis volées à Carthage. Les ruines de Kollo renferment une grande quantité de fûts de granit rouge qui semblent accuser la même provenance.

[41] Virgile, Enéide, I, v. 428, 429.

[42] Il y avait alors beaucoup de cèdres en Afrique, et il en existe encore de grandes forets.

[43] Virgile, Enéide, I, v. 448, 449.

[44] M. Dureau de la Malle dit, à tort, que le Cothon avait une partie circulaire du côté de la ville et une partie rectangulaire du côté de la mer Il ne faut point s'en rapporter aveuglément à l'opinion d'un écrivain qui n'étudiait Carthage que sur les textes, et donnait au port marchand non la forme d'un rectangle, mais celle d'une ellipse.

[45] Kirtha ou kartha, dénomination générique des acropoles et places fortes.

[46] Virgile, Enéide, I, v. 442-445. Justin, XVIII, V. Eustathe, Comm.

Κακκάβη, surnom de Carthage, est un mot hybride, formé de l'amazir akerron, tête, et du grec καβάλλης.