Neutralité des Hospitaliers. — La Guerre anglo-navarraise aux environs de Villedieu. — Les Anglais de Saint-Sauveur-le-Vicomte. — Livre-Vert de 1373 : état de la Commanderie. — Le Commandeur et les officiers du Roi de Navarre ; sauvegarde de Charles V (1376). — Nouvelle guerre avec Charles le Mauvais. — Villedieu fortifié. — Procès avec le Bailli de Caen. — Visite de Charles VI à Villedieu (1393). Ces statuts ne purent être appliqués longtemps dans la paix et la sécurité. Un fléau terrible allait s'abattre sur la France et faire de notre pays le théâtre d'une lutte acharnée de cent ans entre deux peuples rivaux. La Normandie, ancien Duché des rois d'Angleterre, était, plus que. toute autre province, destinée à ressentir cruellement les effets de cette guerre dévastatrice. Par sa dépendance de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, Villedieu devait être considérée comme territoire neutre entre les deux nations. En principe, les Hospitaliers, voués à la lutte contre les infidèles, n'avaient pas à prendre fait et cause dans les guerres des peuples chrétiens entre eux. Mais le sang français qui coulait dans les veines de la plupart des Chevaliers et leurs relations de famille pouvaient-ils les laisser insensibles aux malheurs de leur pays et de leurs proches ? Philippe-Auguste à Bouvines avait auprès de lui le Grand Prieur de France ; Philippe VI, à Crécy, vit tomber à ses côtés celui qui était alors revêtu de la même dignité. Cependant le monarque lui-même teint à affirmer, au milieu de ses désastres, l'exemption pour l'Ordre de-Saint-Jean de toute contribution militaire : une lettre, datée[1] du camp devant Fauquembergue le 6 août, défend aux commissaires chargés de lever le subside de 50 sous par 100 livres pour les frais de la guerre de le réclamer au Grand Prieur, aux Commandeurs ou aux sujets du Grand Prieuré de France. La première chevauchée d'Edouard III à travers le Cotentin et la Basse-Normandie ne semble pas avoir laissé de traces bien graves ; son armée ne parut pas d'ailleurs du côté du Bocage[2]. Mais il n'en fut pas de même des sinistres expéditions anglo-navarraises durant la lutte avec Charles le Mauvais, ni des dévastations sauvages des Grandes Compagnies. Après les difficultés dont le meurtre du Connétable de France Charles de Lacerda (1354) avait été l'occasion, le roi de Navarre avait reçu, au Traité de Mantes (22 février 1354), pour en jouir en pairie, une grande partie de la Basse-Normandie, en échange de son comté de Champagne et des 40.000 livres de rente qui lui avaient été assurées comme dot de sa femme, fille de Jean le Bon. Lorsqu'il eut été fait prisonnier à Rouen par le roi Jean (5 avril 1356), son frère, Philippe de Navarre, et Godefroy d'Harcourt, seigneur de Saint Sauveur-le-Vicomte, appelèrent à leur secours les Anglais. Le duc de Lancastre arrive de Bretagne, traverse le Cotentin, vient occuper Cherbourg, puis va dévaster toute la Normandie avant de rentrer dans cette ville. De 1356 à 1359, la lutte continue entre les Anglo-Navarrais, maîtres des forteresses qui appartenaient à Charles le Mauvais, et les troupes du roi de France. Les environs de Villedieu eurent à souffrir de celte guerre, et rien ne prouve que la neutralité de la Commanderie put la mettre à l'abri de la fureur des combattants. Nous voyons Saint-Sever et Saint-Denis-le-Gast occupés par les Anglais en 1356. Gavray était le séjour préféré du roi de Navarre. La page suivante de la Chronique Normande du XIVe siècle[3] nous montrera la lutte bien près de notre ville : Phelippe de Navarre et ses aliez faisoient guerre, et prindrent les Navarrois la forteresse de Hambuie. Et lors vint demourer Nicole Painel, frère du sire de Hambui, et ses plus prochains amis à la Rochetesson et guerrièrent fort les Navarrois de Hambuie et de Gavray. Un jour avint que Nicole Paynel ala chevaucher vers Gavray à tout environ XL combatans, et trouva de ceulz de Gavray et y en eut de prins. Et lors le cappitaine de Gavray en oy les nouvelles, et tantôt monta à cheval et poursui le dit Nicole Painel et ses gens à tout bien IIIIXX combatans, et tant que il les trouva à un lieu que on nomme Mauny[4]. Et là descendirent à pié l'une partie et l'autre, et vindrent combatre très durement les uns aux autres, et en la fin furent les Navarrois desconfiz et la greigneur partie prins et mors en celle besoingne. Il paraît que l'ennemi fut éloigné assez rapidement : nous voyons Guillaume Paynel, rentré à Hambye, signer dans son château une quittance à la date du 16 juin 1358. Après la conclusion de la paix, le 21 août 1359, entre le régent Charles (depuis Charles V) et le roi de Navarre, et le traité de Brétigny (8 mai 1360), les Anglais ne devaient plus avoir dans le Cotentin d'autre place que Saint-Sauveur-le-Vicomte[5], dont Edouard III était autorisé à disposer. Godefroy de Harcourt était mort dans une bataille racontée avec grands détails par Froissart à l'année 1356 : Jean de Chandos fut investi de la baronnie de Saint-Sauveur. Le lieutenant de ce baron, Jean de Stokes, sans tenir compte des traités, faisait lever des contributions sur les habitants du pays, et même sur les sujets du roi de Navarre, qui cependant lui payait une pension. De plus, les bandes irrégulières de James de Pippes, chevalier anglais, ne cessaient de ravager le pays. Les États de Normandie accordèrent à leur duc (1362) un subside de cinq sous par feu pour les repousser. Du Guesclin[6] et Philippe de Navarre, frère de Charles le Mauvais, furent chargés de la répression : ils sont à Gavray du 19 au 23 avril 1363 ; le fort de la Rochelle — sans doute dans le territoire de Saint-Denis le Gast — est enlevé vers la même époque. La lutte reprend contre le roi de Navarre en 1364. Après
la victoire de Cocherel et la prise du captai de Buch, du Guesclin et Olivier
de Mauny reçoivent la soumission de toutes les places de la Basse-Normandie.
Le traité de Saint-Denis ou de Pampelune (mars-mai
1365) met fin aux hostilités. Parmi les châteaux que devaient recouvrer
Charles V et ses vassaux sont mentionnés spécialement[7] ceux de Hambye et
de Bricquebec et leurs appartenances... sauf le droit de lomage et les autres droiz que ledit Roy
de Navarre puet et doit avoir ès diz lieux et es appartenances. Certains partisans du roi de Navarre n'en continuèrent pas moins la résistance : Saint-Sever ne capitula que le 6 février 1366. De son côté, la garnison de Saint-Sauveur le Vicomte reprenait l'offensive[8]. Tandis qu'on négociait avec Jean Chandos, une bande d'Anglais s'emparait de Vire le 2 août 1368 : il fallut payer une rançon pour décider ce capitaine à arrêter les aventuriers[9]. Mais cette bande s'était repliée sur Château-Gontier : elle revient bientôt, après avoir échoué dans une expédition en Vendée, jusqu'à Cherbourg qui faillit tomber entre ses mains. L'année suivante, elle opère sa jonction avec la garnison de Saint-Sauveur. Charles V, qui vient de dénoncer le traité de Brétigny, fait mettre le siège devant cette place ; on l'abandonne bientôt, et une rançon est de nouveau promise pour la cessation de la lutte depuis le 13 décembre 1369 jusqu'à l'Ascension. La triste situation du Cotentin à cette époque nous est dépeinte, entre autres, par le prieur de la Bloutière, Guillaume le Gros, cité par Toustairt de Billy. Il écrit dans son cartulaire : Jay, en l'an 1369, que les guerres et les loups et la tierce mortalité — la peste — tôt ensemble estoient, commencé à écrire ce chartrier. La situation morale n'est pas plus intéressante : Et est devenu le monde tot novel, gents estranges qui ont amené maleuses maniérés, tos pechiés et ordes accoutumanches de vestir, de chausser, de boire, de manger, de parler, de dancer et de subtiliser, en mal tôt voie ; justice temporelle et spirituelle ne corrige ne homme ne famé ; mais tot est deshonté. Chandos étant mort à la bataille de Lussac, en Poitou (1er Janvier 1370), Edouard III reprend le domaine de Saint-Sauveur dont il donne le commandement. à Guillaume de Latimier. Tandis que le roi dé Navarre[10] renoue des négociations avec le souverain anglais, Tombelaine et Bricquebec se voient attaqués par les ennemis qu'on parvient à repousser (1372). Les États de Normandie demandent à Charles V des secours capables de les débarrasser enfin de la dominai ion étrangère : à la fin de décembre le siège de Saint-Sauveur est décidé : 40. 000 livres levées sur la partie de la province située à l'Ouest de la Seine aideront à mener celle entreprise à bon terme. L'amiral Jean de Vienne, en l'absence de du Guesclin retenu ailleurs, est chargé de diriger les travaux. Un nouveau subside de 30.000 livres est accordé en 1374 ; enfin la place capitule le 31 mai 1375, et est abandonnée le 3 juillet suivant. L'intervention du pape Grégoire XI amène la Trêve de Bruges (1375-76). Edouard III ne devait pas en voir la fin : il mourut en 1377, quelques mois après son fils, le fameux Prince Noir. Nous n'avons pas rencontré dans tous ces faits le nom de Villedieu rapporté une seule fois par les historiens. Les événements désastreux dont la-contrée voisine fut le théâtre suffiraient à nous laisser supposer que cette ville ne dut pas rester complètement indemne. Un document précieux du Grand Prieuré de France, le Livre-Vert de 1373[11], nous donnera à ce sujet des renseignements authentiques. Ce Livre, composé à la demande du Pape Grégoire XI, expose la triste situation des différentes Commanderies à cette époque. Voici ce que nous lisons à la page 4 : Et est assavoir que depuis que les guerres et les mortalitez commencèrent au roiaume de France, les pays ont esté et sont moult depopulez, pour laquelle choses les rentes et revenues des dites comanderies sont moult destreues et apetissièes et les charges creues et augmentées par telle manière que de plusieurs des dites comanderies à paines pourroient estre trouvez fermiers séculiers qui autant en voulsissent rendre de ferme en faisant les choses que les commandeurs doivent faire, comme les diz commandeurs en doivent rendre de responsion. Et qui plus est, plusieurs des dites commanderies y a desquelles les charges sont si grans oultre les revenues, que les commandeurs ne pourraient vivre et faire le fait quil ont à faire ce nestoient les bestes grosses et menues que ilz norrissent, quant il en ont aisément, et la prudence quil ont de faire leurs pourvoiances en temps que les choses dont ils ont besoing sont à bon marché, et dattendre et de vendre les leur choses usques au temps que elles sont le mieulx en vente, desquelles choses faire peu de commandeurs y en a qui laisément en aient, supposé que il en eussent la prudence. Et pour ce ne se doient donner merveille ceulx qui visiteront les prisées qui ensuivent et trouveront les charges plus grans que les revenues. Le diocèse de Coutances ne renfermait que deux Commanderies, toutes deux réduites à une situation déplorable : celle de Valcanville — de l'ancien Temple —, chef de Baillie, occupée par un Commandeur en même temps curé de paroisse, et un autre Frère ; les 205 livres de son revenu étaient dépassées de beaucoup par les 260 livres de charges ordinaires ; quant à la responsion, estimée à 200 florins (180 livres), il était absolument impossible de la payer, la rançon exigée par les Anglais se montant à une somme plus considérable. Villedieu de Sauchevrel — Hôpital ancien — n'était pas mieux partagé. La justice haute, moyenne et basse, ne valait riens a présent pour la fortune des guerres — Item, le dit hostel — manoir du Commandeur — a este tout détruit par le fait des guerres et des ennemis, et est ladite ville rançonnée aux Englois de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Nous transcrivons ici le reste du rapport sur la Commanderie ; il donnera lieu ensuite à quelques observations. V a cure desservie par un frère de lospital curé dicelle. Ce sont les frères et donnez de ladite baillie : Frère Robt de la Rue pstre et commandeur dudit lieu de laage de 45 ans ; frère Raoul Guimont pstre curé de ladite église en laage de 40 ans ; mess. Guerart destolandes pstre donné en laage de 36 ans, Jehan de Paris donné en laage de 70 ans. VALEUR DE LADITE BAILLIE ET COMMANDERIE DE
SAUCHEVREL : 1° Sur l'église paroissiale dudit lieu chaque an : 15 frans 2° A ladite ville appartient un moulin qui vaut chaque an : 20 fr. 3° A ladite maison en la paroisse de Landelles : 15 fr. 4° A ladite maison en ladite Villedieu : 15 fr. 4° Les cens à passages dudit lieu valent chaq. an : 10 frans 5° appartient a ladite ville de Villedieu certaines rentes ch. an : 15 fr. 6° It. à ladite maison sur les fermes du marché de ladite ville en toutes choses : 55 fr. 7° It. sur la paroisse de Escheriz[12] 10 qrts de froment et 14 demoz davoine qui valent ch. an : 6 fr. 8° It. au Val Saint Pe[13] et environ autres villages audit pays : 4 fr. 9° It. au Pont-Broquart : 5 fr. 10° It. a Oville[14] 10 qtiers de froment petit mesure : 3 fr. 11° It. Sur les moulins daigneaulx 12 qtiers froment : 6 fr. 12° It. La queste de leveschee de Coustances, d'Avrenches et de Baveux appartenanz audit bostel chq an : 24 fr. 13° A la dite Villedieu a toute justice, haulte, moyenne et basse, laquelle ne vault riens a présent pour la fortune des guerres. 14° It. Appartient a la dite mais, trois accres de prez qui valent ch. an : 3 fr. 15° Item apptient a la dicte maison quatre accres de bois qui est pour la despense de la dicte maison. Sôme des rentes et revenues dessus dictes de la valeur de ladite maison : 201 frans. CHARGES DE LADITE MAISON 1° Pour la responsion de Mons. le Maistre et son couvent 200 flors valant : 180 frans 2° Pour faire chanter une messe tous les jours au point du jour dans ladite église ch. an : 15 fr. 3° Pour la Visitation de l'évêque quand il vient visiter ladite église 150 gros valant : 12 l.10 s 4° Pour l'état du Commandeur : 40 fr. 5° Pour le vivre et robes du curé et de 2 donnés, pour chacun 30 fr. valant : 90 fr. Sôme des dites charges 337 l. 10 s. Et la valeur monte 201 l. Ainsi appert que les charges surmontent les revenus de 136 l. 10 sous tournois. Les derniers chiffres donnés pour les charges de la Commanderie nous font comprendre la valeur relative de l'argent à cette époque : 30 francs par an suffisent pour la nourriture et le vêtement de chaque religieux, et 40 pour le Commandeur. Nous serons frappés en même temps de l'élévation de la Responsion que celui-ci devait envoyer pour les besoins généraux de l'Ordre : les remarques générales du Livre-Vert que nous avons citées d'abord avaient toute leur importance : les anciens chevaliers ou les prêtres que l'on mettait alors à la tête des maisons de l'Hôpital avaient besoin de toute la science pratique des cultivateurs pour remplir dignement leurs fonctions ; nous ne sommes pas arrivés à l'époque où les Commanderies deviendront de superbes commandes pour des chevaliers qui n'auront plus à justifier de cinq années de résidence à Rhodes ou à Malte, et de trois caravanes (campagnes) contre les infidèles. La lutte contre les Turcs attirait à cette époque de nobles vocations parmi les Hospitaliers de Saint-Jean ; nous voyons d'ailleurs quelques années plus tard l'ardeur de la vieille noblesse se réveiller à l'occasion de l'expédition si malheureusement compromise à Nicopolis (1393). Une pièce curieuse[15] du 1er juillet 1373 confirme les données du Livre-Vert sur Villedieu, tout en nous donnant une idée des relations forcées que le Commandeur devait entretenir avec les officiers du roi de Navarre : Es assises de Const. tenues à Gavray le samedi continuant du vendredi 1er jour de Juillet. Devant nous, Raoul de Craves, Bailli de Constantin pour Monseigneur le Roy de Navarre nonfe devreux, se représenta religieux home et honeste fre Robt. de la Rue cômâdeur de Villedieu, qui nous bailla par escript le tenement quil tenoit de mondit seigneur en la manière qui ensuit : — Sachent touz que je, fre Robt de la Rue de lordre de lospital S. Jeh. de Jerlm, comandeour de Villed. de Sauchevreul, au nom et pour Revrent pê en Dieu monsz le grant priour de France, confesse atenir soubs très excellent et puissant prince le Roy de Navarre monsz : cest assavoir la ville de Villed. et ses appartenances en aumosne, ou il a toute haute justice, basse et moyenne appt audit hospital, et ny a le Roy mon dit seigneur que le ressort de haute justice et prières et oreisons. — Item le dit comand. a les amend. de ses homes quant-ils pledent en la court du Roy mon dit sz. — Item le d. comandeour a toutes les forfaites de ses homes. — Item il a les fouages de ses homes. — Item ses homes sont quittes et francs pour toutes les villes et terres du Roy mondit seignr. — Item ledit comandeour et ses homes sont francset quittes pour toutes les foires et marchiez du Roy mondit sz. Et pevent en valr a put les rentes et revenues dela dite ville en la viconte de Const. cent cinquante livres qui sont valt au temps de bone pes 600 livres tournois. En tesmoig. de ceu jay scelle ceste cedile le prem. jour de juillet lan mil CCCLXXIIJ. — De laquelle chose ledit comandeour nous requist cest meraor que nous li avons octroie pour li valr en heu et en temps ce que valr li devra de reson. Donne corne dessus. — Davy. Le Commandeur, en affirmant ainsi ses droits et ses
privilèges, sous forme d'aveu ou d'hommage, prenait la défense de ses hommes,
c'est-à-dire non-seulement de ses religieux, mais de tous ses vassaux, et par
suite de tous les bourgeois de la ville. Trois ans plus tard, il dut recourir
au Roi de France, dont Charles le Mauvais n'était lui-même que le vassal ; et
Charles V, si l'on en croit le manuscrit traditionnel, défendit aux
officiers du roi de Navarre de faire aucunes
impositions ni levées sur les hommes du bourg et sujets de la Commanderie de
Villedieu-lès-Sauchevreul, qui est en la sauvegarde spéciale du Roi. (1376) La guerre ne devait pas tarder à recommencer avec les Anglais comme avec l'astucieux roi de Navarre. La campagne de 1377 enleva aux étrangers la plus grande partie des places qu'ils occupaient en France à l'époque de la Trêve de Bruges. Les régents du jeune Richard II s'allièrent alors avec Charles le Mauvais à qui la paix de Pampelune avait imposé l'inaction. L'arrestation de ses deux conseillers, Pierre du Tertre et Jacquet de Rue, confirma Charles V dans ses soupçons ; le fils même du roi de Navarre, convaincu de la félonie de son père, se joignit aux généraux envoyés par le roi de France pour saisir les châteaux de Normandie qui faisaient partie de l'apanage du traitre. Le connétable Bertrand du Guesclin, le duc de Bourgogne et l'amiral Jean de Vienne enlevèrent rapidement ces forteresses au printemps de 1378. Carentan, Valognes, Avranches, se rendirent à la fin d'avril ; Gavray capitula le 1er juin ; Mortain résista près de trois mois et ne se rendit qu'à la fin de juillet. Toute la noblesse des environs, les d'Estouteville, les Paisnel de Hambye, Hervé de Mauny, Alain de Beaumont, Perceval d'Esneval, Alain de la Houssaie, Raoul de Beauchamp, avaient secondé l'armée royale. Charles V donna l'ordre de démanteler plusieurs de ces places au mois de juillet, entre autres Avranches, Mortain et Gavray[16]. Quelque temps auparavant, il avait confié plusieurs châteaux de la contrée à des capitaines qui s'étaient distingués dans les précédentes expéditions : ainsi Olivier du Guesclin, frère du connétable, recevait le château de la Roche-Tesson en octobre 1375[17]. Au mois d'août 1378, le roi donne[18] à son amé varlet tranchant Jehan d'Estouteville le Jeune, pour considération et en recompensation des bons et aggréables services qu'il a fais au temps passe, fait de jour en jour et esperons qu'il fait au temps avenir, pour lui et ses hoirs, 200 livres par an à prendre sur tous les héritages, terres, revenus, possessions et autres biens quelconques de Jehan Taisson, chevalier, quelque part qu'ils soient assis dans le Royaume, et 500 francs dor à prendre et avoir pour une fois de sur tous les biens meubles dudit Jehan. — Tous ces biens étaient acquis au Roi et apparten come comiz et confisquez parce que le dit Jehan — lequel est né et extrait du royaume — a tenu et tient le parti de notre adversaire de Navarre en comettant le crime de lese-majesté. Parmi les places soumises au roi de Navarre, Cherbourg[19] seul échappa aux Français : il l'avait cédé pour trois ans aux Anglais. Après un doublé échec aux environs de cette ville (décembre 1378, juillet 1379), les troupes de Charles V reçurent ordre de se retirer : seuls les châteaux-forts de la presqu'île au nord de Carentan demeurèrent occupés par des garnisons ; les habitants du plat pays étaient invités à se retirer en des lieux plus sûrs s'ils voulaient échapper aux Anglais. La mort (1380) du connétable, puis du monarque, devait retarder pour longtemps encore la délivrance du Cotentin. Charles V, en prenant possession des biens du roi de Navarre, s'était engagé à les rendre au fils de celui-ci lorsqu'il aurait atteint sa majorité. Charles VI, où plutôt ses oncles qui administraient le royaume pendant la minorité du monarque, signèrent une charte de restitution provisoire au jeune prince : on le nommait gouverneur des comtés et généralement de toutes les terres que son père souloit tenir dans le royaume ès pays d'Oïl et d'Oc (2)[20]. Seule la nomination des capitaines des places en frontière des ennemis, Valognes, Carentan, Pont-d'Ouve, Regnéville et Avranches, restait au roi de France. Cependant Charles le Mauvais songeait à rentrer dans ses domaines avec l'appui de la garnison anglaise qui continuait d'occuper Cherbourg jusqu'à un nouvel arrangement avec lui. — Charles VI dans son Conseil l'accuse de vouloir attenter à sa vie ; et le 20 mars 1385, il rétracte toutes les restitutions faites aux fils de son adversaire, en assurant[21] leur entretien par ses libres aumônes : 8.000 livres parisis[22] étaient assurées, chaque année à Pierre de Navarre, sur les aides du diocèse d'Evreux et sur les revenus des terres de son père saisies au profit du roi. Un arrêt de la Chambre des Comptes assignait les sommes à payer par ces diverses terres — vicomtés... de Carentan, Coutances, Avranches, Mortain, etc. —. La mort du roi de Navarre (1er Janvier 1387) ramena l'espoir d'un arrangement définitif avec son successeur. Pendant que les négociations poursuivaient leur cours, la Basse-Normandie eut à subir les horreurs d'une expédition dévastatrice des Anglais. Le Comte d'Arundel, parti de Cherbourg par mer, vint assiéger Carentan : la résistance de la garnison, composée d'un grand nombre d'écuyers et de chevaliers normands sous les ordres des sires de Hambye et de Courcy, le déconcerta ; et, sans coup férir, il partit pour aller s'emparer de Torigny. Le Bessin dévasté, les ennemis reprirent avec leur butin la route de Cherbourg, d'où bientôt ils retournèrent en Angleterre (1388-89). A la suite de la trêve conclue entre la France et l'Angleterre à l'occasion du mariage de Richard avec la fille de Charles VI, Cherbourg fut rendu par les Anglais au roi de Navarre : des lettres des 24 et 27 octobre 1393[23] désignaient les commissaires anglais chargés de remettre la place dans le délai de six semaines aux commissaires de Navarre également désignés. Une quittance du 21 janvier suivant prouvé que 25.000 livres avaient été remboursées pour cette reddition. Enfin le 9 juin 1404, un traité put être conclu avec le nouveau roi de Navarre[24] : il lui assurait le duché de Nemours avec d'autres terres à l'intérieur du royaume en échange de sa renonciation à toutes les terres et villes auxquelles il pouvait prétendre en Normandie, notamment aux seigneuries de Carentan, Valognes, Mortain, Gavray et Bréhal. Quelque temps après (27 juillet), Cherbourg était rendu à Charles VI, qui s'engageait à remettre au roi de Navarre la somme précédemment déboursée pour le retirer des mains des Anglais. Les habitants de la province à l'Ouest de la Seine durent encore fournir les 30.000 francs d'or nécessaires pour cette libération : heureux si ce nouveau sacrifice avait dû les délivrer pour toujours de la domination étrangère ! Si Charles V avait été contraint, avant sa mort de renoncer à la délivrance du Nord du Cotentin, il n'avait rien négligé pour empêcher l'ennemi de s'emparer de nouveau du Bocage normand. Certaines places avaient été démantelées[25] pour les rendre incapables de fournir un asile aux Anglais ; d'autres, au contraire, furent fortifiées et mises à l'abri de toute attaque. La Lettre suivante[26] du 5 août 1380, confirmée quelque temps après par Charles VI, nous montrera Villedieu objet des sollicitudes royales : Informé que une ville appelée Villedieu, au bailliage de Costentin, apparten au grant prieur de France de lospital de Saint Jehan de Jhrum a cause du dit hospital nestoit pas souffisamnt fortiffiee ou emparée pour résister ou estre tenue contre noz ennemiz si aucuns y fussent venuz pour la prendre ou assaillir, dont plusieurs grans domages et inconveniens inséparables puissent estre ensuiz a nous et a notre royaume, Charles V avait commandé la démolition des fortifications de la place. Mais Gérart de Vienne, Grant Prieur de France, ayant fortifié la ville, et l'ayant peuplée de gens capables de la défendre contre toute attaque et abriter les gens du plat pays d'environ, le roi octroie par autorité royale par ces présentes que ladite Ville Dieu, ainsi ou mieux fortiffiee et emparee que elle est, le Grant Prieur et ses successeurs puissent tenir, avoir, posséder et garder tout aussi corne si elle fust ville fermee danciennete, et que ceulz qui y ont et auront retrait et refuge il puissent contraindre et faire contraindre a y faire le guet et garde de jour et de nuit si corne il est a faire en tel cas. Cette pièce semblerait indiquer que, pendant, la dernière lutte contre le roi de Navarre, Villedieu avait été à l'abri des dévastations de l'ennemi. La garde de Villedieu par une milice bourgeoise, dont le Commandeur nomme le Capitaine et le Lieutenant, nous est affirmée dès cette époque par un passage des Terriers : Sur la contestation que Guillaume de la Motte et Jean Le Comtois voulurent faire de ce droit au Commandeur Jean Bouquet, celui-ci obtint par l'entremise du Grand Prieur des Lettres du monarque (1385), qui déboutèrent les bourgeois de leurs prétentions, en maintenant le Commandeur dans la nomination de ses officiers. Une difficulté paraît s'être élevée entre les baillis de Charles VI et les Commandeurs de Villedieu pour des questions de juridiction. Le temporel du Commandeur Jean Bouquet avait été pris et arrêté en la main du roi en 1384. Une série de pièces[27] nous montre ce religieux et son successeur Paul Grimont nommant plusieurs attournes[28] en présence du Bailly de la Roche-Tesson pour plaider en leur faveur aux assises du Bailly de Caen. L'affaire est renvoyée d'une assise à l'autre jusqu'à la fin de 1388. Dans l'intervalle les Commandeurs pouvaient continuer provisoirement à jouir de leurs biens. Les attaques des officiers et magistrats royaux contre les privilèges de l'Hôpital en France n'étaient pas rares à cette époque. Plusieurs fois les souverains durent intervenir pour le maintien de ces privilèges. Nous en avons rapporté un exemple en 1376 pour Villedieu ; le 17 septembre 1398, Charles VI déclare les Religieux de cet ordre exempts des droits d'aide même accordés par le Clergé pour le fait des guerres, en leur imposant seulement l'obligation de vendre en gros les vins de leurs propriétés. Le 22 mars 1401 (vieux style), le même roi affirme l'exemption de tous droits pour les marchandises achetées ou vendues par les hommes de l'Hôpital ; le 27 avril 1402, c'est-à-dire un mois après, il lui faut donner l'ordre d'expédier les lettres précédentes qui avaient rencontré de l'opposition de la part des officiers chargés de l'exécution. En 1406, le 26 mars, les Hospitaliers sont encore exemptés de l'imposition levée sur le Clergé pour l'union de l'Église ; les religieux ne seront point susceptibles d'être envoyés dans ce but comme ambassadeurs ; le 17 mai 1408, confirmation de cette exemption. Villedieu avait eu l'honneur de recevoir la visite du monarque en 1393 au mois de février : nous le voyons signer dans cette ville une lettre de rémission[29] pour un prisonnier retenu dans les cachots de la ville, ainsi que la confirmation[30] de la donation faite à Jean d'Estouteville en 1378, que nous avons citée plus haut : le duc d'Orléans, le vicomte de Melun et Messire Cyrille des Bordes étaient présents à ce dernier acte. Le moment était favorable pour obtenir de Charles VI la confirmation des règlements que les Poëliers avaient élaborés avant les désastres des guerres. |
[1] Cartons des Rois, n° 1290.
[2] Nous aurons plus loin l'occasion de parler de la trahison du seigneur de la Roche-Tesson et autres Chevaliers, qui fut la cause de cette expédition, et de la confiscation de leurs biens.
[3] Édit. de la Soc. d'Hist. de France, p. 117. Année 1356. — Suivant Siméon Luce, Hambye n'aurait été pris qu'au milieu de 1357.
[4] Mauny : endroit où la route de Hambye à Gavray traverse la Sienne.
[5] Voir pour tous ces faits l'Histoire de Saint-Sauveur le Vicomte par M. L. DELISLE, et les notes qu'il a publiées avec des fragments d'une Chronique inédite dans l'Annuaire de la Manche de 1895.
[6] Du Guesclin est qualifié de Capitaine dans les Bailliages de Caen et du Cotentin en 1363. (Carton des Rois. 1411)
[7] Arch. Nat. J. 617. 31.
[8] Le roi Edouard III avait tenu à garder officiellement la neutralité depuis la paix de Brétigny. Nous avons de lui une lettre adressée le 14 novembre 1364 aux routiers anglais qui, sous le prétexte de la guerre avec le roi de Navarre, ravageaient la Normandie : ordre leur est donné de sortir au plus tôt du royaume de France sous peine d'être traités comme coupables du crime de lèse-majesté. (Lettres des Rois de France et d'Angleterre conservées à Londres. — ED. BRÉTIGNY, CHAMPOLLION-FIGEAC.
[9] Cartons des Rois. N° 1466 et 1468.
[10] Cartons des Rois. N° 1490.
[11] Arch. Nat., S. 5543.
[12] Les Chéris, canton de Ducey.
[13] Val Saint-Père, près Avranches.
[14] Ouville, près Coutances.
[15] Arch. Nat., S. 5057, 40.
[16] Mandements de Charles V, édition de L. Delisle. N°1176. A.
[17] Item. n° 1770 : ce château revenait au roi par la mort de son oncle le duc d'Orléans. Il avait été confisqué à la suite de la trahison d'Olivier de Clisson et de quatorze chevaliers condamnés à mort par Philippe de Valois (1343). Geoffroy d'Harcourt avait pu s'échapper ; trois autres seigneurs normands, Guillaume Bacon, Richard de Percy et Jean de la Roche-Tesson, furent décapités à Paris le Samedi-Saint, et leurs têtes envoyés à Saint-Lô pour y rester exposées. Edouard III les fit inhumer dans le sanctuaire de l'église des Chanoines Réguliers, quand il s'empara de la ville en 1346.
[18] Trésor des Chartes. Arch. Nat. JJ. 145, 446.
[19] Voir les préparatifs du siège de cette ville. Cartons des Rois, 1570 et sq.
[20] Secousse. CHARLES LE MAUVAIS.
[21] Cartons des Rois, N. 1656.
[22] La livre parisis valait ¼ de plus que la livre tournois ou franc. D'après M. de Wailly (Variations de la livre tournois), le franc à cette époque avait une valeur moyenne de 10 francs 38 de notre monnaie, si l'on tient compte du poids et de l'alliage des pièces : c'est ce qu'on appelle la valeur absolue ; pour obtenir la valeur relative, c'est-à-dire correspondante à celle des objets qu'on pouvait se procurer avec cette pièce, il faudrait encore multiplier le chiffre de 10 francs au moins par cinq.
[23] V. les documents cités par G. Dupont : Le Cotentin et ses Iles (T. II, p. 490).
[24] Chronique du Religieux de Saint-Denis, l. XXV, c. 6.
[25] Plusieurs places, d'abord démantelées, furent ensuite fortifiées de nouveau. Ainsi, à Avranches, nous voyons l'emplacement où était le château donné à cens par ordre de Charles VI en 1385 ; et en 1393, Jean sire de la Ferté, chambellan du roi, signe une quittance comme capitaine de ce château. — De même le 25 mars 1391, le monarque donne l ordre de payer les réparations faites par son commandement au château de Vire. (Cartons des Rois, n. 1654, 1729 1707).
[26] Arch. Nat. JJ. 119, 350.
[27] Arch. Nat. S. 5057-19 à 37.
[28] Avoués.
[29] Arch. Nat., JJ. 159, 203.
[30] Arch. Nat., JJ. 145, 446.