VILLEDIEU-LES-POËLES, SA COMMANDERIE, SA BOURGEOISIE, SES MÉTIERS

PREMIÈRE PARTIE. — L'ANCIEN RÉGIME

 

CHAPITRE III. — LES PREMIERS STATUTS DES POËLIERS.

 

 

Situation aisée des campagnes de la Basse-Normandie au commencement du XIVe siècle. — L'industrie dans les villes. — Origine incertaine des Poëliers de Villedieu : la légende de la Lande d'Airou. — Approbation des premiers Statuts par la Justice de la Commanderie (1328-29). — Leur importance : la question sociale résolue. — Texte in extenso.

 

 

Il n'est que trop habituel à notre époque de croire que nos ancêtres du Tiers-État n'ont jamais connu avant notre siècle l'aisance et la prospérité matérielle dont paraissent jouir certains petits propriétaires de nos contrées. On étonnerait bien des personnes si on entreprenait de leur prouver que le bien-être même temporel était beaucoup plus général au Moyen Age qu'il ne l'est aujourd'hui. Deux éminents historiens, que notre département est fier de compter parmi ses enfants, MM. Léopold Delisle[1] et Siméon Luce[2], tous les deux membres de l'Institut, ont étudié la situation des populations rurales de la Basse-Normandie à l'époque la plus brillante de la Monarchie chrétienne ; le tableau qu'ils nous en tracent est bien digne d'exciter notre envie.

Dès le XIIe siècle, le servage, qui avait pour résultat d'attacher l'homme à la terre de son seigneur avec toutes ses facultés et toute sa famille, avait presque totalement disparu en Normandie. Les redevances qui restaient à payer aux différents suzerains étaient loin d'être aussi onéreuses, toutes proportions gardées, que les impôts de nos jours. Comme les Communes dans les villes, on voit naître les Communautés dans les campagnes pour la sauvegarde des intérêts et des droits. La paix presque constante dont la France jouissait depuis la majorité de saint Louis avait permis à l'aisance de se développer, même dans les nombreux villages.

Les habitations sont, il est vrai, généralement bâties en terre, en argile ou en torchis, et couvertes de chaume ; mais l'intérieur possède un mobilier très suffisant. L'argenterie entre même pour une certaine part dans la vaisselle des paysans : à chaque instant, dans les documents du temps, il est question de hanaps, de gobelets et de cuillers d'argent.

Le cultivateur aisé, en 1333, possède un bétail tissez considérable : un cheval, un poulain, deux truies, cinq veaux, deux vaches, trois génisses, dix brebis, deux agneaux, deux oies, six oiseaux. Il a une charrette ferrée, trois charrettes légères, une charrue ferrée, deux herses, trois colliers avec les traits, une selle pour charrette, une paire de roues de bois.

On couche sur des matelas et même des lits de plume, avec des couvertures semblables à celles que nous employons encore de nos jours. L'usage de linge de corps, la présence des petits établissements de bains dans de simples hameaux, indiquent une somme de bien être que l'on ne peut nier.

Quant à l'alimentation, le pain d'orge ou de seigle est employé comme le pain de froment ; le sarrasin ou blé noir ne paraît pas connu avant la seconde moitié du XVe siècle. La viande de porc, le lard ou le jambon fumé sont d'un usage commun. Pour la boisson, bien que le cidre fût déjà d'un usage assez général en Basse-Normandie, les Lettres royales de Rémission (ou pardon) pour délits, que nous avons pu parcourir, semblent indiquer que le vin était alors plus souvent employé, du moins dans les auberges, qu'il ne l'est maintenant : les octrois et les douanes n'avaient pas encore autant diminué la libre circulation des produits agricoles ; d'ailleurs, il existait, dans la contrée, des vignes en plein rapport, aujourd'hui disparues.

Si telle était la situation des habitants des campagnes, les bourgeois et les ouvriers des villes ne laissaient pas de se ressentir quelque peu de cette heureuse prospérité : le cultivateur aisé n'est-il pas porté à enrichir par des achats plus fréquents l'industrie des ouvriers et des commerçants ? Villedieu-lès-Saultchevreuil nous apparaît dès lors peuplé d'une colonie de Poëliers dont les produits se répandent dans toute la contrée et acquerront bientôt une réputation universelle[3]. D'où venaient-ils ? C'est une question qu'il ne nous a pas été possible de résoudre.

Nous avons entendu la tradition orale affirmer qu'ils étaient descendus de la Lande d'Airou à la suite de l'évènement merveilleux rapporté par Robert du Mont Saint-Michel[4] : Le samedi dans l'Octave de Pâques (1157), raconte le célèbre abbé, au Pays d'Avranches, dans une ville qu'on appelle la Lande d'Airou, vers midi, un grand tourbillon, comme sorti de terre, enveloppa et enleva tout ce qui l'entourait. A la fin, au-dessous du tourbillon qui s'élevait en l'air, se dressa comme une colonne de couleur rouge et bleue ; on voyait et on entendait comme des flèches et des lances s'abattre sur la colonne, sans que les assistants aperçussent celui qui les lançait. Dans le tourbillon qui se tenait au-dessus de la colonne, apparaissaient comme diverses espèces d'oiseaux voltigeant à l'intérieur. Il s'ensuivit aussitôt dans la même ville une mortalité parmi les hommes, entre lesquels succomba le seigneur du lieu. Ce ne fut pas seulement dans cette localité, mais même en beaucoup d'endroits de Normandie et des régions voisines que la mortalité s'abattit cette année.

Rien, dans ce texte, ne nous autorise à supposer l'existence d'un établissement de Poëliers sur les bords de la Sienne[5].

D'ailleurs les Poëliers ne qualifient-ils pas eux-mêmes leur profession de mestier estrange ? C'est donc qu'ils ont la prétention de venir de plus loin.

Les Manuscrits de Villedieu (Ch. 9 art. 3e) sont, d'autre part, en désaccord avec cette tradition orale. Voici ce que nous lisons à ce sujet : Le nom de Saultchevreuil, ajouté et celui de Villedieu — dans un acte de 1234 —, nous donne à entendre que cette dernière ville n'était point distinguée par les poelles comme elle l'est maintenant : il ne s'y en fabriquait pas encore.

Quoi qu'il en soit, les Poëliers sont déjà suffisamment implantés au commencement du XIVe siècle pour rédiger et faire accepter par la Justice de la Commanderie leurs Statuts professionnels. Les différents articles peuvent supporter la comparaison avec les Règlements similaires des Corporations des grandes villes. Sur la plupart des Métiers de Paris, tels que nous les fait connaître le Livre d'Étienne Boileau, nos Poëliers ont l'avantage d'une plus large indépendance et d'une organisation plus développée, comme aussi, disons-le, d'une inspiration chrétienne plus nettement exprimée. Sans doute, la condition privilégiée des vassaux de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem avait contribué à les attirer sur le territoire de la Commanderie ; elle leur permit aussi de s'y affermir plus librement.

Ces premiers Statuts sont consignés dans une Lettre du Vicomte de Villedieu au Bailly de Rouen, qui elle-même est transcrite dans les différentes Lettres de Confirmation des rois Charles VI, Charles VII et Louis XI. Nous donnerons la dernière qui les contient toutes, à la fin du volume. Nous ferons remarquer une erreur de date très importante qui s'est glissée dans toutes les copies faites à Villedieu et conservées, soit aux Archives Municipales de cette ville, soit à la Bibliothèque Nationale (Ms. français 4902) ; on la retrouve même dans la copie imprimée au Tome XVIII des Ordonnances des Rois de France (p. 676 et sq.) dont nous adoptons le texte, à part quelques fautes de lecture : la date indiquée de 1428 et 1429 pour les Lettres des Baillis et Vicomtes de Villedieu, est certainement une erreur que le contexte seul et l'insertion de ces Lettres dans celles de 1406 et suivantes rendent évidente ; le texte des Registres du Trésor des Chartes (JJ. 209. 54) donne nettement les dates de 1328 et 1329.

La simple lecture de ces premiers Statuts nous montrera comment les ouvriers de notre ville comprenaient à cette époque la question sociale. La charité chrétienne leur avait fait trouver la solution de ces problèmes, aujourd'hui si embarrassants, de la limitation des heures de travail (art. 1er), de la participation proportionnelle des patrons (a. 1) comme des ouvriers (a. 4) à l'assurance mutuelle, dans le but de subvenir, soit aux besoins occasionnés par la pauvreté, l'âge ou la maladie (a. 2), soit à la protection des enfants des confrères (a. 3 et 5), soit même à la dotation des filles (a. 6). Les difficultés entre Maîtres et Varlets — ou Compagnons — trouvaient une solution aussi rapide qu'efficace (a. 7). Le respect des bonnes mœurs enfin, source de l'épargne aussi nécessaire à la communauté qu'aux individus, était assuré par des rigueurs sévères édictées contre les habitués des cabarets et les familiers des tripots (a. 8). Nous ne signalons ici que pour mémoire le caractère religieux de la Confrérie simplement indiqué à l'article 1er ; nous aurons l'occasion de parler plus tard (chap. X) de l'organisation des différentes Confréries de Métiers de la ville.

 

A tous ceulx qui ces Lettres verront ou orront[6], le Vicomte de Villedieu de Saulchevrel, Salut.

Sachent tous que nous avons veues unes Lettres saines et entières, scellées de vray Scel de la Baillie de Villedieu dont la teneur est telle :

A tous ceulx qui ces présentes lettres verront ou orront, THOMAS DE LA FOSSE, Chevalier, Bailly de Villedieu de Saulchevrel, Salut. Sachent tous que les Maistres usans en l'art de Paeslerie en ladite ville et les Varlets[7] ouvriers dudit Mestier, d'un commun assentement et d'une mesme voulenté, pour le bien et prouffit dudit Mestier, et pour le prouffit des Maistres et des Varlets qui à présent sont, et pour le temps à venir seront, ont ordonné et accordé les choses qui s'ensuivent o[8] congié de Justice.

I. Pour ce que leur Mestier est estrange et que les gens qui en ouvrent[9] ne sauraient vivre d'autre Mestier, et qu'il est si greveux et pénible que si eulx ouvroient au long du jour, eulx seroient destruits et mors, il est ordonné que eulx n'ouvreront point jusques à leurs heures establies et accoustumées anciennement entre eulx, de quoi il a troys au jour d'entre Pasques et la Sainct-Michel, et deux au jour d'entre la Sainct-Michel et Pasques en la manière que accoutumé l'ont. Et ensement[10] il est accordé et ordonné entre eulx que l'on n'ouvrera point en nul tems de martel de nuyt audit Mestier ; et s'il advenoit que aucun, fust Maistre ou Varlet, feist le contraire, il l'amenderoit à l'ordonnance de Justice, qui en feroit telle courtoisie au Trésor dudit Mestier comme il verroit que bon seroit. — De rechief, toutes foys que ung des Maistres dudit Mestier fondera, pour chascune fonture[11] ou forge qu'il fera, il laira audit Trésor demie livre d'airain pour maintenir le Luminaire de leur Frérie[12] et pour autres biens qui dudit Trésor seront faicts.

II. Item. Que s'il arrivait que l'un d'eulx, fust Maistre ou Varlet, veinst par fortune à povreté et il ne peust maiz[13] gaigner par maladie ou par foiblesse il vivroit et seroit soutenu des biens dudit Trésor.

III. Item. Et pour ce que le Mestier est étrange, et que anciennement ledit Mestier est mené et soutenu de hoir en hoir, s'il arrivait que ung Varlet estrange veinst pour apprendre à trousser audit Mestier ou prendre soy de nouvel à gaigner audit Mestier, il paiera dix solz tournois audit Trésor, qui seront convertiz ès usaiges dessus déclarez.

IV. Item. Chascun Varlet ouvrant audit Mestier paiera, chascune sepmaine ung denier qu'il laira à son Maistre, du guaing de la sepmaine, pour être converty ès usaiges dessusdits.

V. Item. Il est ordonné et accordé entre eulx que s'aucun veult lever Mestier et estre Maistre de nouvel[14], parce que nul Maistre ne se peut élever sans l'ayde des autres Maistres et des Varlets et des outils et aultres, il paiera audit Trésor soixante solz à estre convertiz ès usaiges dessusdits, se ainsi nest qu'il soit fils de Maistre ; et, s'il est fils de Maistre, il en paiera pour XL solz pour ce qu'il doit avoir plus grand avantaige audit métier et que son père paia aussi, et partant aura cellui qui aura paié lesdits XL solz l'aide des Maistres et Varlets et des outils de la dite Paeslerie.

VI. Item. Il est accordé que s'il y a aucune povre femme de la nation[15] du Mestier qui soit à marier, et n'aye de quoi elle le puisse être, eulx lui feront aide selon le regart des Maïours[16] de leur Confrairie pour estre mariée suffisamment.

VII. Item. S'il y a Varlet qui soit aloué avecques ung maistre, et il dit qu'il n'y veult plus estre ne demourer o son Maistre, pour ce qu'il dit que ledit son maistre lui ait meffoit, s'il est trouvé que ledit Maistre lui ait meffait, il l'amendera, et aussi ledit Varlet s'il est trouvé qu'il ait laissé son maistre sans cause ; laquelle amende sera levée à l'ordonnance de justice, qui en fera telle courtoisie audit Trésor comme il verra que bien sera.

VIII. Item. Pour ce que chascun jour les gens dudit Mestier estoient ès tavernes[17] et jouoient aulx dez de nuyt et de jour, et y avoit Cry de Haro[18] souvent et autres males façons, de quoy la ville estoit troublée et riottée[19], il est accordé et ordonné que eulx ne joueront pas aux dez se n'est de la vigille de Nouel jusques à la Tiphanie[20] et se eulx le font autrement et en autres temps, celui qui gaignera perdra son gaing, et paira chascun d'iceux dix solz tournois, de quoi la justice aura cinq solz et le Trésor dessusdit cinq solz à convertir ausdits usaiges.

IX. Item. Pour ce que eulx estoient empeschez et destourbez chascun jour pour les vins que on bevoit chascun jour, il est accordé et ordonné que eulx ne seront beuz jusques au bout de l'an.

Et Nous, — pour ce que nous avons veu, considéré et regardé au grant deliberacion et en conseil de plusieurs qui en l'art dudit Mestier se recongnoissent et d'autres, que les articles et ordonnances dessusdites sont bonnes, vrayes et justes, — pour justice, et pour le commun, et especialement pour la sustentation dudit Mestier ; — o le commun assentement de tous les Maistres et Varlets, qui pour le temps étaient audit Mestier en ladite ville, qui obligèrent les ungs ès autres tous leurs biens meubles et héritaiges pour tenir et garder les choses dessusdites et chacune d'icelles pour le temps advenir : — voulons, octroyons et consentons que les choses dessus dictes et chacune d'icelles tiennent en vertu et aient fermeté au temps advenir, en la manière que dessus est dit. — En tesmoing de laquelle chose nous avons mis à ces Lettres le Scel de ladite Baillie.

Fait et donné l'An de Grâce 1328, le Vendredi après la Nativité de Notre-Seigneur.

Et Nous, Vicomte dessusdit, avons le transcript de ces Lettres scellé du Scel de ladite Vicomté, sauf autruy droit.

Donné l'An de Grâce 1329, le Mardi après les Brandons[21]. Ainsi signé, collation faicte : GREFFART.

 

 

 



[1] Etudes sur la Conditions de la Classe agricole et l'état de l'Agriculture en Normandie au Moyen-Age, 1851.

[2] Histoire de Bertrand du Guesclin et de son époque : Chap. III : la Vie privée au XIVe siècle.

[3] On sait que les poëles sont de grandes bassines en cuivre jaune, destinées principalement à la cuisson de la bouillie de froment ou de sarrasin.

Rabelais connaissait ce produit de l'industrie locale : il dit, dans l'enfance de Pantagruel : Pour lui faire ung paislon a cuyre sa bouillye feurent occupez tous les pesliers de Saulmur en Anjou, de Villedieu en Normandye.

[4] EX APPENDICE AD SIGEBERTUM (V. Recueil des Historiens de France, T. XIII, p. 299. c.)

[5] Les traces de scories qu'on a pu retrouver, soit à la Lande d'Airou, soit dans un hameau voisin du Château de la Roche-Tesson (Cf. DE GERVILLE : les Châteaux de la Manche), ne sont pas une preuve que les Poëliers de Villedieu aient habité primitivement ces localités. Il peut se faire qu'il y ait eu là des fonderies clandestines pour se soustraire aux règlements de la corporation ; peut-être, à l'époque de la guerre de Cent Ans, plusieurs compagnons avaient-ils cherché un refuge à l'abri d'une forteresse longtemps occupée par les Français ? — Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, que de nos jours encore les fondeurs de cloches vont souvent établir leurs fours et leurs moules auprès des églises pour lesquelles on réclame leur industrie.

[6] Entendront.

[7] Compagnons.

[8] O veut dire avec.

[9] Travaillent.

[10] Pareillement.

[11] L'action de fondre.

[12] Confrérie.

[13] Dans la suite, désormais.

[14] Devenir maître.

[15] De la parenté, de la famille.

[16] Majeurs, administrateurs.

[17] Au cabaret.

[18] Appel à la justice.

[19] Et livrée aux disputes, aux querelles, au tapage.

[20] Epiphanie.

[21] Le premier Dimanche de Carême. — 1329, soit 1330.