LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE XX. — XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES. - Guerres en Pologne, en Morée, etc. - Fin du Moine Soldat.

 

 

I. La Pologne et son rôle historique. - Le Prieur du couvent de Czentochowa appelle aux armes ses compatriotes, et se mettant à leur tète chasse du Royaume les Suédois qui l'avaient envahi. — II. Les Evêques et un Religieux carme organisent la Confédération de Bar, et prennent la direction de la campagne. — III. Un Moine Soldat de la campagne de la Morée. - L'Abbé de Watteville. - Le récit de Saint-Simon. - Bienveillance de Rome pour le Chartreux-guerrier. - La Légende et l'Histoire. — IV. Le dernier Abbé-Soldat de l'Ancien Régime. — V. L'Ordre militaire de Malte maintient intact en Europe, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, le type du Moine-Soldat.

 

I

 

Si l'Europe n'est pas aujourd'hui mongole ou cosaque, c'est à la Pologne qu'elle doit ce bienfait. Le service dont s'acquitta, un jour, la France, envers l'Europe, avec la hache de Charles Martel, la Pologne le rendit au monde, tous les jours, pendant plus de trois siècles, par l'épée de ses innombrables capitaines. Nous nous vantons de nos huit Croisades qui, toutes réunies, n'occupèrent pas plus de soixante ans, nos aïeux, portés aux nues, non sans raison, pour cet effort et cette générosité. La Croisade polonaise dura près de trois cent cinquante ans. Qui donc, en parle ? Quatre vingt onze invasions de Tartares expirèrent sous les lances du peuple chevalier et plus de cent victoires, remportées par la Pologne, sur les Turcs, arrêtèrent la marche de l'Islam contre l'Occident. Cette œuvre guerrière et civilisatrice s'accomplit au milieu des dissensions politiques entretenues par une Charte qu'aucun peuple moderne n'aurait pu supporter dix ans, sans périr. Et si l'on songe que, de la Pologne ainsi secouée par la sédition et par la guerre, sortit une magnifique floraison de poètes, d'historiens, d'artistes, de savants, émules des plus grands noms de la chrétienté, comment ne reconnaîtrait-on pas une énergie, vraiment divine, dans cette vigueur que n'épuise, ni le sang qui rougit les champs de bataille, ni celui que font couler les bourreaux ? En vain s'effondrent, sous la domination étrangère, les frontières toujours plus resserrées du Royaume, — en vain la proscription disperse sur toutes les routes les meilleurs fils de la Pologne, — en vain des lois barbares la déciment ; jamais l'âme nationale ne fléchit. L'Etat se démembre, mais la nation reste.

D'où vient qu'un souffle héroïque domine tous les désordres et brave toutes les infortunes ? C'est que la même foi religieuse exalte tous les Polonais, les gonfle des mêmes espérances et leur donne les mêmes ailes. Un dans son dogme, le Catholicisme communique à la Pologne son unité morale — unité qu'elle n'a jamais voulu rompre, même au prix de sa vie. Une voix, sorte d'instinct surnaturel, l'avertit qu'une Pologne, prostituée au schisme grec, cesserait d'être une patrie d'hommes libres pour devenir une foire d'esclaves. Quand les nobles assistent à la messe, si, de même que tous les gentilshommes, ils gardent l'épée au côté, ils la tirent à demi du fourreau, pendant la lecture de l'Evangile, comme vassaux immédiats de Dieu, dévoués à sa cause jusqu'à la mort. Au Sénat, si les Evêques obtiennent la préséance sur les seigneurs, le Gouvernement, pendant l'interrègne du pouvoir, appartient de droit au Primat du Royaume. Dans les temps orageux, c'est toujours sous la garde de l'Episcopat que fonctionnent les libertés publiques. Au cours de la période de décadence, chaque fois que la fortune des armes arrête le Royaume sur la pente de la ruine, c'est la foi religieuse qui opère le miracle. Sous le roi Jean-Casimir (1648-1669), un traître, réfugié à la cour de Suède, invite le roi Charles-Gustave à conquérir le royaume en proie à une anarchie favorable à l'invasion. Un corps de 17.000 Suédois, renforcé par des mercenaires cosaques, franchit la frontière et remporte de si décisives victoires que le roi de Suède voit déjà étinceler sur son front la couronne des Jagellons. La cathédrale de Cracovie, ouverte à Charles-Gustave, lui montre les tombeaux des Rois de Pologne, et un chanoine raconte au prince les exploits des monarques défunts. Devant le mausolée de Ladislas Ier le royal visiteur s'arrête et interroge : Quelles vertus le distinguèrent ?

Sa bravoure et sa persévérance, répond l'ecclésiastique. Trois fois distancé par ses compétiteurs au trône, il finit par les vaincre.

Votre roi Jean-Casimir n'en fera pas autant ! dit le maître de la Suède.

Dieu est grand ! riposte aussitôt le chanoine à cette impertinence.

L'épreuve suprême n'atteindra pas, en effet, la Pologne. A cette époque, un couvent de Paulistes, situé sur le sommet du mont de la Clarté — Yasma Gora — a pour prieur le P. Augustin Kordecki, prêtre de mœurs austères, âme droite et inflexible. Les Suédois assiègent la ville de Czentochowa, que domine une Abbaye-forteresse où s'abrite une poignée de moines et de soldats, soumis au comte Stéphan Zamoyski, leur chef nominal, mais, en réalité commandés par le Prieur, plein de confiance dans la Vierge dont l'image protège le monastère, après avoir décoré la maison de Nazareth. Embrasé à une ardeur patriotique qu'entretient sa foi religieuse, le P. Kordecki entrevoit l'immense prestige qu'exercera sur la Pologne l'immunité de l'Abbaye, s'il peut soustraire ses reliques aux profanations et ses ressources aux cupidités des bandes luthériennes. Sous les ordres du père prieur, la garnison, toujours en alerte, ne laisse pas une minute de repos aux assaillants harassés presque chaque jour par de si cruelles défaites qu'en dépit à une flagrante supériorité numérique, leur chef décide de lever le siège et d'abandonner la partie. Ce triomphe fait tressaillir toute la Pologne. Les courages défaillants se ressaisissent ; une Ligue groupe toutes les résistances et, de proche en proche, à la voix des prêtres, la nation toute entière se mettant en marche contre les Suédois, les jette hors de ses frontières[1]. C'est à la suite de cette victoire que la Vierge de Czestochowa proclamée, en vertu d'un édit, Reine de Pologne, voit affluer tous les ans vers son sanctuaire, — vers le Mont Sacré —, des milliers de pèlerins portant dans leur poitrine la fleur d'un inflétrissable espoir !

 

II

 

A la mort d'Auguste III, Electeur de Saxe et Roi de Pologne (1763), Catherine fait décerner la couronne au prince Poniatowski, brillant patricien, mais servile vassal de sa protectrice, homme de plaisir, livrant, le sourire aux lèvres, à l'arbitraire à une femme, le Royaume, sa liberté, son honneur. Une garde de pandours moscovites escorte, à Varsovie, l'ambassadeur de la tsarine, le prince Repnin, maître de la Diète où il s'est introduit et dont il dicte les votes, à la fois proconsul de la Pologne et son corrupteur. Et, comme l'évêque Soltyck, les généraux Zaluski et Ryewuski protestent contre cette dictature, le ministre de Catherine fait enlever, la nuit, par ses Cosaques, les trois grands seigneurs et les achemine, à coups de knout, vers la Sibérie où les fixe un décret à 'exil. A la nouvelle de cet attentat, un illustre pontife, l'évêque de Kamienec, Mgr Krasinski, commence par informer les Cabinets du péril que courent l'indépendance du royaume et la sécurité de l'Europe elle-même, en face à une puissance aussi brutale, puis convoque, dans une petite ville de la Podolie, à Bar, les patriotes polonais, résolus à secouer, le fer à la main. le despotisme russe. Toutes les provinces de la Pologne, de la Lithuanie, de la Russie Rouge, de la Petite Russie, dociles à l'appel de l'évêque, lui envoient des soldats, des armes et des ressources. Mais à peine la Confédération de Bar, pourvue à une armée, tente-t-elle de reprendre par la force ce que la ruse et l'audace lui ont enlevé, que Catherine lance sur le Royaume les Cosaques Zaporogues, excités aux pires forfaits par une proclamation où l'idole de Voltaire libère ses soldats de toute discipline et de toute morale. En même temps que 200.000 hommes, femmes, enfants, tombent sous les coups de cette horde, une jacquerie de paysans orthodoxes, gorgés d'eau-de-vie, et munis d'armes à feu par l'impératrice, se précipitent à l'assaut des fermes et des villages catholiques qu'ils livrent aux flammes. Insensible à. cette boucherie, le roi Stanislas-Auguste conseille en vain la résignation aux Confédérés, honteux de leur prince et de sa couardise. Aujourd'hui désobéir à son roi est un devoir. Au lieu de déposer les armes, les Polonais se retranchent dans le village de Bar, entouré d'impénétrables marais, et font de ce camp improvisé le foyer de la résistance. Gagnés par l'attrait du péril et la grandeur de la cause, un certain nombre de gentilshommes français rejoignent les combattants polonais et se glorifient d'autant plus de leur démarche que Voltaire honore les Croisés de ses invectives. Mais combien de temps peut durer une lutte que ne secondent ni canons, ni munitions, ni commandement ? Dans cette conjoncture, un religieux carme, le père Marck, prend la tête des troupes, et, la croix à la main, en guise d'épée, dirige les attaques, exhortant les hommes à la défensive et les femmes à la prière, confessant les blessés et soutenant les âmes par sa parole inspirée et sa foi ardente. Hélas ! le dénouement du siège ne saurait être douteux. Bar succombe, les chevaliers survivants prennent le chemin de la Sibérie et, parmi eux, le Père Marek qui, peu de temps après, affranchi de l'exil, reprend la vie religieuse, comme prieur du couvent d'Annopol, et meurt en 1806, à Bérezowska, chargé de jours et pleuré partout un peuple !

 

III

 

Soldat de la campagne dont la Morée fut le théâtre, l'abbé de Watteville est moins un moine-soldat qu'un aventurier en froc, et peut-être, l'aurions-nous exclu de notre galerie, si l'attitude bienveillante de l'Eglise à l'égard de ce religieux combattant, peu vulgaire, ne nous avait mis en garde contre les équipées que lui prête une trop libérale légende. Pouvions-nous, en effet, prononcer contre l'abbé de Watteville un ostracisme dont Rome crut devoir s'abstenir, après avoir, certainement, passé au crible les histoires forgées par les ennemis du moine et recueillies par la malignité publique ?

C'est à Saint-Simon, surtout, que l'abbé doit son équivoque et tumultueuse renommée. Voici la page où l'illustre duc et pair voue à l'immortalité les exploits fabuleux que colportait, sur le compte de Watteville, une cabale secrètement irritée du rôle patriotique qu'avait joué notre Franc-Comtois dans la réunion de sa province à la France, et, pour se consoler de ses déconvenues, trop heureuse d'en noircir l'instigateur :

Ce cadet-ci se fit Chartreux de bonne heure, et, après sa profession, fut ordonné prêtre. Il avait beaucoup d'esprit, mais un esprit libre, impétueux, qui s'impatienta bientôt du joug qu'il avait pris. Incapable de demeurer plus longtemps soumis à de si gênantes observances, il songea à s'en affranchir. Il trouva moyen d'avoir des habits séculiers, de l'argent, des pistolets et un cheval à peu de distance. Tout cela peut-être n'avait pu se pratiquer sans donner quelque soupçon ; son prieur en eut, et, avec un passe-partout, va ouvrir sa cellule et le trouve en habit séculier, sur une échelle, qui allait sauter les murs. Voilà le prieur à crier ; l'autre, sans s'émouvoir, le tue d'un coup de pistolet et se sauve.

A deux ou trois journées de là, Watteville s'arrête pour dîner à un méchant cabaret, seul dans la campagne, parce qu'il évitait, tant qu'il pouvait, de s'arrêter dans des lieux habités, met pied à terre, demande ce qu'il y a au logis. L'hôte lui répond :

Un gigot et un chapon !

Bon ! répond mon défroqué, mettez-les à la broche.

L'hôte lui veut remontrer que c'est trop des deux pour lui seul, et qu'il n'a que cela pour tout chez lui. Le moine se fâche et dit qu'en payant, c'est bien le moins d'avoir ce qu'on veut, et qu'il a assez bon appétit pour tout manger. L'hôte n'ose répliquer et embroche.

Comme ce rôti s'en allait cuit, arrive un autre homme à cheval, seul aussi, pour dîner dans ce cabaret. Il en demande ; il trouve qu'il n'y a quoi que ce soit que ce qu'il voit prêt à être tiré de la broche. Il demande combien ils sont là-dessus et se trouve bien étonné que ce soit pour un seul homme. Il propose, en payant, d'en manger sa part, et est encore plus surpris de la réponse de l'hôte, qui l'assure qu'il en doute, à l'air de celui qui a commandé le dîner.

Là-dessus, le voyageur monte, parle civilement à Watteville, et le prie de trouver bon que, puisqu'il n'y a rien dans le logis que ce qu'il a retenu, il puisse, en payant, dîner avec lui. Watteville n'y veut pas consentir : dispute ; elle s'échauffe ; bref, l'ex-moine en use comme avec son prieur, et tue son homme d'un coup de pistolet. Il descend après, tranquillement, et, au milieu de l'effroi de l'hôte et de l'hôtelière, se fait servir le gigot et le chapon, les mange l'un et l'autre jusqu'aux os, paie, remonte à cheval et tire pays. Ne sachant que devenir, il va en Turquie, prend le turban, s'engage dans la milice. Son reniement l'avance, son esprit et sa valeur le distinguent : il devient bacha et l'homme de confiance en Morée, où les Turcs faisaient la guerre aux Vénitiens. Il leur prit des places et se conduisit si bien avec les Turcs, qu'il se crut en état de tirer parti de sa situation, dans laquelle il ne pouvait se trouver à son aise. Il eut des moyens de faire parler au généralissime de la République, et de faire son marché avec lui. Il promit verbalement de livrer plusieurs places et force secrets des Turcs, moyennant qu'on lui rapportât, en toutes les meilleures formes, l'absolution du Pape.

Les Vénitiens y trouvèrent trop bien leur compte pour s'y épargner, et le Pape crut l'intérêt de l'Eglise assez grand à favoriser les chrétiens contre les Turcs, qu'il accorda de bonne grâce toutes les demandes du bacha.

Quand Watteville fut bien assuré que toutes les expéditions en étaient arrivées au généralissime, en la meilleure forme, il prit si bien ses mesures, qu'il exécuta parfaitement tout ce à quoi il s'était engagé envers les Vénitiens. Des événements si singuliers le firent connaître à la première conquête de la Franche-Comté. Il y servit fort utilement ; mais, ce ne fut pas pour rien ; il avait stipulé l'archevêché de Besançon, et, en effet, après la seconde conquête, il y fut nommé. Le Pape ne put se résoudre à lui donner des bulles ; il se récria au meurtre, à l'apostasie ; le Roi entra dans les raisons du Pape, et il capitula avec l'abbé de Watteville, qui se contenta de l'abbaye de Baume, la seconde de Franche-Comté. Il vécut depuis, partie dans ses terres, quelquefois à Besançon, rarement à Paris et à la Cour, où il était toujours reçu avec distinction. Il avait partout beaucoup d'équipages, grande chère, une belle meute, grande table et bonne compagnie. Il vivait, non seulement en grand seigneur, et fort craint et respecté, mais à l'ancienne mode, tyrannisant fort ses terres, et quelquefois celles de ses voisins ; surtout chez lui très absolu.

Les intendants pliaient les épaules, et par ordre exprès de la Cour, tant qu'il vécut, le laissaient faire ; ils n'osaient le choquer en rien, ni sur les impositions, qu'il réglait à peu près comme il lui semblait dans toutes ses dépendances, et sur ses entreprises, assez souvent violentes. Avec ces mœurs et ce maintien, qui le faisaient craindre et respecter, il se plaisait à aller quelquefois voir les Chartreux, pour se gaudir d'avoir quitté leur froc. Il jouait fort bien à l'hombre et y gagnait si souvent codille, que le nom d'abbé Codille lui en resta. Il vécut de la sorte, et toujours dans la même licence et dans la même considération, jusqu'à près de quatre-vingt-dix ans[2]. Que vaut ce récit ? Tout est-il fictif dans les multiples drames dont s'accidente cette aventureuse carrière ? Un contemporain du duc et pair, Pelisson, racontant la conquête de la Franche-Comté, signale la part considérable que prit l'ex-Chartreux au désarmement des coteries hostiles, et recueille, chemin faisant, les mêmes rumeurs sur les frasques qui firent de l'Abbé-Soldat de Baume le héros d'une nouvelle Chanson de Geste. La nature et la fortune, dit Pelisson[3], l'avaient également favorisé ; un tempérament ardent et violent à la fois, beaucoup d'esprit et d'impétuosité en dedans, beaucoup de dissimulation en dehors ; des flammes couvertes de neiges et de glaces. Un prêtre érudit, M. l'abbé Brune, curé doyen de Mont-Sous-Vaudrey (Jura), prépare sur l'abbé de Watteville une étude, dès maintenant assez avancée pour permettre à l'auteur d'exciter nos défiances contre ce qu'il appelle le roman de Saint-Simon.

Comment naquit la légende ? La réunion de la Franche-Comté à la France avait suscité de sourdes aigreurs parmi nombre de parlementaires, plus attachés à la domination espagnole qu'aux nouveaux maîtres. Fougueux artisan de la conquête, l'Abbé s'attira les inimitiés des mécontents qui, n'osant s'en prendre à l'administration française, firent de l'ancien Chartreux le bouc émissaire de leurs rancunes. Une existence bourgeoise aurait découragé l'imposture. La vie obscure et tourmentée de Watteville poussa probablement la faction espagnole à l'enrichir de vicissitudes aussi tragiques qu'illusoires[4].

 

IV

 

Le XVIIIe siècle devait tout amoindrir : l'Abbé-Soldat n'échappa point à ses profanations. Issu de Louis III, de Condé et de Mlle de Nantes, fille adultérine de Louis XIV et de la marquise de Montespan, l'abbé Louis de Clermont, — s'il faut en croire ses biographes, — reçut, le même jour, à huit ans, le baptême, la tonsure et... l'abbaye du Bec. Avec l'ancien cloître, où rayonna saint Anselme, ne se limite pas l'emprise du jeune prince sur notre patrimoine monastique. Ce n'est qu'un préambule. A neuf ans, l'abbaye de Saint-Claude ; à dix ans, les abbayes de Marmoutiers et de Saint-Nicolas-des-Champs ; à onze ans, l'abbaye de Chaalis ; à treize ans, l'abbaye de Cercamp ; à vingt-trois ans, l'abbaye de Buzay, soit huit abbayes, dépossédées de leurs crosses, deviennent le butin d'un prince imposé à l'Eglise, non pour partager ses labeurs, mais pour jouir de ses richesses.

Plût à Dieu que, de même que pour l'abbé de Watteville, planassent sur l'abbé de Clermont des ténèbres où s'engloutissent ses fautes ! Malheureusement, les impitoyables clartés de l'histoire nous interdisent tout doute sur la conduite du haut dignitaire qui ferma dans l'ancienne France l'ère de l'Abbé-Guerrier. Félicitons-nous, du moins, de pouvoir louer la belle tenue du soldat échappé à la catastrophe du clerc. Entre temps, un des plus illustres monastères du royaume, Saint-Germain-des-Prés, livré au Prince, avait élevé à huit cent mille livres le détriment de l'Eglise et la liste civile de Clermont. Grâce à la dispense obtenue de Rome, l'abbé de Saint-Germain, promu lieutenant-général, fait les campagnes de 1742, de 1743 et de 1744 : Menin, Ypres et plusieurs autres places tombent au pouvoir de l'abbé casqué et jalonnent de gloire ses caravanes à travers la Flandre.

De tous les princes, alors employés à l'armée, seul, il montre de réelles qualités militaires et se fait aimer des troupiers, épris de son entrain et de sa belle humeur. Le major général de l'abbé, le marquis de Valfons, tout en s'adjugeant le mérite de maints faits d'armes, célèbre, dans ses Mémoires, le général en chef et rend justice à sa vaillance. Hélas ! avec la campagne du Hanovre, va se coucher cette constellation pleine de promesses. Successeur du maréchal de Richelieu, l'abbé de Saint-Germain tâche de remettre sur pied les services en déconfiture, frappe les munitionnaires infidèles, casse les officiers incapables ou négligents, mais, sans voitures et sans numéraire, impuissant à concentrer les troupes éparpillées entre le Mein et Brème, et de Brême au Rhin, notre stratège n'échappe pas aux conséquences de cette dissémination funeste. La bataille de Crefeld (23 juin 1757), perdue par le prince, ne lui laisse qu'une ombre d'armée qu'il ne peut plus décemment commander et qui échoit à Contades, chef inapte à nous dédommager de cette défaite. Crefeld frustre Clermont de son prestige et termine dans la nuit la carrière de l'Abbé-Soldat. Indulgentes aux pires distractions, les treize années de loisirs qui lui restent à vivre n'honoreront ni sa mémoire, ni la France, ni l'Eglise.

 

V

 

Si le petit-fils de Condé laisse s'éteindre le type du chevaleresque paladin qui, sous les deux Races, traça dans notre histoire un si radieux sillage, Dieu ne permet pas pourtant que le preux idéal périsse. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, jusqu'au jour où le grand-maître Hompesch livra, sans coup férir, Malte au futur vainqueur des Pyramides, l'Ordre militaire, fondé, en 1183, par le pape Pascal II, ne cesse d'offrir au monde l'exemple de la Force ancelle de la Justice. Les civilisations antiques avaient fait de la guerre un brigandage. Relevé de sa dégradation par le Christianisme, le Soldat devient le protecteur de la faiblesse, le vengeur de l'ordre, l'antagoniste de la barbarie. Et, comme parmi les nations baptisées, l'esprit païen, sollicité par nos fautes, tâche, nuit et jour, et réussit trop souvent à nous souffler ses fureurs, la Providence veut qu'une phalange de chevaliers ne laisse jamais se ternir, au milieu de nous, l'image du soldat uniquement hostile aux puissances de proie et les combattant, non avec les armes de ténèbres, mais avec le glaive de lumière. Leur épée est une épée crucigère ; leur charte est une règle monastique ; leur drapeau la bannière de la Sainte-Eglise ; enfin, leurs forces terrestres et navales s'appellent, d'un seul mot, la Religion ! Seule institution militaire où la politique ne prime jamais le devoir, Malte, inflexiblement docile au magistère de Rome, proclame, à travers les siècles, la supériorité du Droit armé sur la violence démuselée et préserve de toute atteinte la conception catholique de la guerre.

Jamais le glaive des Chevaliers ne se trempe dans le sang d'un chrétien. Toutes leurs expéditions navales ne tendent qu'à purger la Méditerranée des forbans turcs qui l'écument, et, quand un Chevalier se met au service d'un Etat, il faut qu'une dispense de Rome lui permette de déroger à la charte fondamentale de la Milice. C'est pourquoi Malte gardera toujours la faveur des Pontifes romains, fiers d'opposer aux armées contemptrices du Décalogue, une Légion de moines-soldats associant au respect de la morale une profonde science militaire.

 

Champions permanents de l'Europe contre son éternel ennemi, contre l'Islam, si les Chevaliers adoptent toutes les améliorations et toutes les réformes que suggèrent, de siècle en siècle, les novateurs, la tactique traditionnelle des Croisés reste l'intangible palladium de l'Ordre. Quelle tactique ? L'offensive. Non l'offensive balourde, mais l'offensive poussée à fond, effervescente. C'est même à Malte que s'entretient la race des stratèges qui, pour forcer la victoire, exigent qu'on la demande, non à la résistance, mais aux initiatives soudaines, aux attaques brusquées. La lutte implacable, la lutte à outrance, prévaut, à Malte, contre la formule des batailles réglées comme les ligures d'un quadrille où se complaisent, à la fin du XVIIIe siècle, nos académies militaires. On n'a besoin, ni de prévoir, ni de deviner, — écrivait, à ce propos, l'amiral d'Estaing contre les contradicteurs de l'Ordre ; la route de chaque navire est connue : le ballet est dessiné et, s'il n'arrive point de sautes de vent ou quelque autre événement nautique, la chose ira passablement bien. Elevé à une toute autre école, — à l'école des Chevaliers, — le bailli de Suffren, le plus grand homme de mer de l'ancienne France, rompt avec les évolutions rigides et savantes, crée la manœuvre napoléonienne qui accumule toutes les forces, et, dans une ruée audacieuse, les lance, comme une catapulte, sur l'aile la plus vulnérable de l'ennemi, non pour l'ébranler, mais pour l'anéantir !

 

Voilà les leçons que donne Malte ; voilà les élèves qu'il forme, au temps où les historiens fixent sa décadence. Mais, si cette école de guerre enseigne le véritable art de vaincre, — celui-là seul qui nous libérera de l'invasion et de l'Allemagne, — elle impose aux belligérants le même code de devoirs que promulguèrent contre la brutalité féodale les artisans de la Trêve de Dieu, les Evêques et les Papes. Aussi, l'Eglise, pleine de tendresse pour les Moines-Soldats qui, sur leur rocher méditerranéen, firent la guerre sans la profaner et sans s'avilir, entoure-t-elle de sa maternelle sollicitude le sarcophage où la félonie coucha l'Ordre, il y a cent-vingt ans, et s'obstine-t-elle à croire qu'un jour, Lazare, se débarrassant de ses bandelettes, sortira, vainqueur, du sépulcre où voulurent l'ensevelir les sectes intéressées à paralyser cette puissance destructive du désordre. La confiance de l'Eglise est nôtre. Dans un temps qui voit renaître la Pologne, pourquoi l'Islam germanique ne trouverait-il pas, un jour, dans l'Ordre de Malte, lui aussi sorti de son hypogée, le même adversaire qui, pendant tant de siècles, fit trembler l'Islam turc[5] ?

 

 

 



[1] Si l'on veut avoir quelques détails sur ce mouvement national, il faut lire le beau roman de Henri Sienkiewicz, le Déluge, où Kordecki joue un rôle considérable.

[2] Mémoires de Saint-Simon. Edition Boislisle, t. X, 10-17. Le Journal de Dangeau, à la date du 4 fév. 1702, après avoir mentionné la mort de l'abbé, ajoute : C'était un homme dont la vie avait été pleine d'événements fabuleux jusqu'au temps où le Roi prit la Franche-Comté, et, depuis ce temps-là, il avait mené une vie extraordinaire. Cette histoire fabuleuse fut aussitôt recueillie par l'abbé de Saint-Pierre qui, plus tard, en tira un argument pour prouver que la bonne police doit empêcher que les mineurs n'engagent jamais leur liberté aux monastères, avant l'âge de 25 ans (t. XIII de ses Ouvrages de morale el de politique, édit. 1737, p. 150-167.) Voir aussi D. Monnier (Annuaire du Jura, 1845, p. 174-195) ; ABRY D'ARCIER (Mém. de la Soc. d'Emul. du Jura, 1880, p. 261-307 et Bullet. de la Soc. de Poligny, 1885, p. 274-282 et 289-297.) M. de Boislisle fait très justement observer que ces diverses biographies ne présentent ni références, ni pièces justificatives de quelque manière que ce soit. Ce sont plutôt, dit-il, des romans imités du récit de Saint-Pierre ou de celui de Saint-Simon. Notons aussi une étude très serrée de Louis Sandret dans la Revue des questions historiques, t. XXXVI.

[3] PELISSON, Hist. de Louis XIV (1668), t. III, 14.

[4] Voici quelques extraits des renseignements que M. le doyen Brune a bien voulu nous communiquer :

Né à Milan, le 1er novembre 1618, le futur abbé, à peine âgé de 18 ans, prit du service dans l'infanterie espagnole et, à vingt ans, fut promu capitaine d'un terce (tercio) bourguignon. En 1649, il entre dans les ordres ; en 1652, est consacré prêtre et, en 1654, devient profès de l'Ordre des Chartreux. Ayant fait annuler ses vœux de religieux l'abbé est nommé, en 1660, abbé de Baume et Haut-Doyen du Chapitre de Besançon. Au point de vue de sa vie ecclésiastique et privée, conclut M. Brune, je n'ai rien découvert contre lui : les chanoines qui lui firent la guerre n'ont jamais mis en avant un motif d'indignité personnelle.

[5] L'historien de la Marine, M. de la Roncière, nous apprend que les règlements de la Marine de Louis XIII qui présidèrent à de si beaux, à de si rudes combats, furent rédigés par Amador de la Porte, grand prieur de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Voir AVESNES, Feuilles d'avant la Tourmente, 151-158.