LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE XII. — XVIe SIÈCLE. - Guerre aux Turcs et à l'Etranger.

 

 

I. Pie II convoque les Princes à Mantoue, crée une flotte, se rend à Ancône pour assister au départ de l'expédition et meurt. — II. Sixte IV confie le commandement d'une escadre au Cardinal Caraffa qui chasse les Turcs de Smyrne. - Le cardinal Fregozo, à la tête de l'escadre pontificale, sauve l'Italie de l'invasion. — III. Alexandre VI lève une flotte et lui donne comme chef un Évêque-Amiral, Gialope de Cesaro. — IV. Expéditions des Français en Italie. - Archevêques et Évêques qui assistent aux batailles. — V. Jules II (1502-1513), libère l'Italie de la domination étrangère. - Siège de la Mirandole. — VI. Le cardinal de Sion prend part aux combats, dans les rangs des Suisses.

 

I

 

Calixte III ne puisait dans le spectacle des plus grands maux qu'un redoublement d'énergie et d'espérance. Son ardeur guerrière, son dévouement à la cause de l'Europe et sa sollicitude pour les Chrétiens, asservis par les Turcs, ne s'éteignent pas avec lui. Jusqu'à la fin du XVIII- siècle, les Souverains Pontifes essayent d'arracher les Rois, paralysés par la Réforme, à la torpeur qui les fige sur leurs trônes, pendant que, chaque jour, l'Islam rougit du sang chrétien le sol de la péninsule Balkanique. En 1458, Æneas Sylvius, le plus ardent des orateurs chrétiens, ceint la tiare après Calixte III, sous le nom de Pie II, et se croit appelé à réaliser les grandes pensées dont s'inspira si souvent son éloquence. Le premier soin du nouveau Pape est d'éclairer l'Europe sur les dangers que lui fait courir l'emprise musulmane : Nous avons perdu Jérusalem et toute l'Asie, s'écrie-t-il dans une harangue apostolique ; nous avons perdu la Grèce. La Chrétienté n'est plus que dans un coin du monde ! Et le Pape propose de se rendre lui-même au-devant de l'ennemi, de se tenir pendant le combat sur la poupe d'un navire, assistant les soldats de ses adjurations à la divine Puissance, et les suppliant de délivrer, l'épée à la main, leurs frères opprimés. Non content de jeter ainsi le premier cri d'alarme, Pie II convoque à Mantoue les Princes chrétiens et, le 27 mars 1459, arrive dans cette ville pour y fonder, avec eux, une nouvelle Ligue contre le Turc. Aux instances de Pie II, l'Empereur, le Roi de France Louis XI et la plupart des Rois opposent des sophismes ou des regrets, où s'accusent la prépondérance de l'égoïsme et le déclin de la foi. La politique moderne, qui subordonne les principes à l'intérêt, — se lève, Gorgone altérée de butin et de sang, — dans le ciel que sillonnaient seuls jusqu'ici les blancs oiseaux de l'Eden.

 

Vers le milieu du mois d'août 1463, arrive une ambassade du duc de Bourgogne, fastueuse caravane chargée à éblouir la foule et de leurrer le Pape. Un mois plus tard, le duc de Milan, François Sforza, après avoir descendu le cours du Mincio, avec une flotte de quarante-sept navires, se présente à Pie II pour lui signifier qu'il est prêt à combattre les infidèles, si les vicissitudes de la politique et l'état de l'Italie lui permettent de se prêter à cette aventure. Les ambassadeurs de Venise servent au Souverain Pontife les mêmes pasquinades. La Chrétienté tout entière consentira-t-elle à se ranger sous le drapeau pontifical ? Alors, la Seigneurie accordera volontiers son concours à une expédition assurée de toutes les chances.

Ne voulant pas attendre plus longtemps les Princes infidèles à leurs promesses, le Souverain Pontife ouvre, le 6 septembre, le Congrès par un discours plein de reproches contre l'inconstance des peuples et la légèreté des Rois devant un Islam immuable.

Si les Godefroy, les Baudoin, les Eustache, les Tancrède et tous ces braves qui reconquirent Jérusalem vivaient encore, s'écrie Pie II, il y a longtemps qu'ils nous auraient coupé la parole. Debout, enthousiastes, comme autrefois devant Urbain II, notre prédécesseur, avec quelle énergie et quelle foi ils pousseraient leur cri héroïque : Dieu le veut ! Dieu le veut !

 

Aujourd'hui, hélas, l'amour du repos engourdit les âmes. Au lieu d'applaudir aux paroles du Souverain Pontife, qui sait si l'auditoire ne se livre pas à des réflexions narquoises sur le contraste qu'offre la fonction pacifique de l'orateur avec ses excitations guerrières ? Peut-être en est-il parmi vous qui disent : Le Pape prodigue les paroles pour nous exhorter à la bataille ; ainsi font tous les prêtres, ardents à faire peser sur les épaules d'autrui les charges qu'ils ne veulent pas eux-mêmes toucher du bout des doigts... N'en croyez rien, mes fils ! Si nous avions encore les forces de notre jeunesse, nous ne vous laisserions, certes, ni partir pour la guerre, ni courir au danger sans nous ! La bannière du Christ à la main, le Pape irait le premier au devant des infidèles. Tel que nous sommes, nous voici prêt à consacrer à cette guerre sacrée ce que possède encore de forces notre corps malade, et ce qui reste d'énergie à notre âme fatiguéeheureux de nous faire porter, au milieu des camps, parmi les troupes rangées en bataille, et face à l'ennemi !

 

Le 25 septembre, Pie II annonce de nouveau que, malgré son âge, il donnera lui-même l'exemple : Peut-être les Princes chrétiens, en voyant partir pour la guerre l'Evêque de Rome, — pauvre vieillard malade et caduc, — rougiront-ils de rester chez eux. La bulle de la Croisade, lue le 22 octobre en Consistoire public, décrit les sévices qu'infligent les Turcs aux infortunés raïas : les enfants enlevés au sein de leur mère, les épouses déshonorées sous les yeux de leur époux, les jeunes gens attelés à la charrue comme des bêtes de sommes... Chrétien léger, si tu es un homme, aie pitié de tes frères, aie pitié de toi-même ! Leur sort peut devenir le tien. Mahomet, maître de l'Orient, veut maintenant s'assujettir l'Occident !

Hélas ! la guerre sainte, immédiatement prêchée dans toute l''Europe par les religieux, n'enthousiasme ni les seigneurs féodaux, ni les princes, depuis longtemps abandonnés aux influences dépravantes des guerres civiles, oligarchie désabusée chez laquelle s'est éteinte la flamme chevaleresque. Seule, la masse populaire, s'agite et se met en marche, mais quelles impuretés charrie le torrent qui se rue vers Mantoue ! Pour prévenir une contagion qui dissoudrait l'armée, il faut congédier les trois quarts de cette fœx orbis. Le 4 mai 1404, le Cardinal Fortiguerra reçoit de Pie II, avec le titre de Légat, le commandement suprême de la flotte et va surveiller, à Pise, l'armement des galères.

***

Pas un Etat n'a décliné l'invitation pontificale, mais après avoir rivalisé de promesses et d'éloquence, les ambassadeurs s'évadent et, avec eux, leurs engagements s'obnubilent. Unique auxiliaire du Souverain Pontife, Venise consent à joindre ses forces à la flotte de la Sainte Eglise pour débusquer de Raguse la horde ottomane qui bloque le port dalmate. Malgré l'échec trop visible de ses desseins. Pie II quitte Rome, au mois de juin 1464 et gagne Ancône, en proie à une fièvre lente qui mine le peu de forces que lui laisse son grand âge. Mais, pour ne point rendre confidents de ses infirmités les soldats qu'il veut conduire lui-même au combat, le Souverain Pontife se raidit contre le mal et parcourt les cités qui jalonnent la route, sans que sa faiblesse se trahisse aux regards des populations rangées, des palmes dans les mains, sur le passage de l'imperator en toge blanche. Rendez-vous de l'armée navale, Ancône abrite, dans le château de Saint-Cyriaque qui domine la ville, le Pape infirme et près de la tombe. Désireux de montrer aux futurs combattants le visage d'un chef épris de leurs efforts, Pie II se fait transporter au milieu des troupes, commandées par les Evêques, et s'offre aux regards de l'armée, debout sur la galère capitane, soutenant de ses bénédictions et de sa présence l'ardeur des Dalmates, jaloux de délivrer leur citadelle. Cependant, les nefs romaines, où flotte le pavillon du Cardinal-Amiral Fortiguerra, vont recevoir les galères vénitiennes, à quatre milles au large, la bannière apostolique au vent. Le lendemain (15 août 1464), à l'une des fenêtres du palais qui donne sur la mer, le Pape, agonisant, promène sa vue et répand ses larmes sur les pompes belliqueuses d'une Croisade également contrariée par l'inclémence des hommes et la cruauté des choses. C'est le dernier regard et l'ultime geste. Si Pie II sort, sans regret, d'une vie que désolèrent l'ingratitude et la défection des Puissances, son cœur ne cessa d'espérer qu'en cessant de battre[1].

 

Le Souverain Pontife mort, la flotte, qui n'a plus. pour enfler ses voiles, le souffle d'un intrépide vieillard, se disperse en vue du port même, pendant que les Princes affranchis de leurs contraintes, retournent à leurs affaires ou à leurs plaisirs.

 

II

 

Sixte IV s'approprie les desseins et reste fidèle à la tradition des Papes guerriers. Un douloureux passé n'atteste que trop la fragilité des Ligues universelles. Sixte limite ses appels aux Etats les plus intéressés à la lutte contre l'Islam, Naples et Venise, et, d'accord avec eux, fixe les conditions d'une entreprise où puisse enfin se décider le sort des populations chrétiennes. La charge de Chef d'escadre échoit au Légat du Saint-Siège, au Cardinal Caraffa, promu commandant suprême de l'expédition, en vertu même de la primauté pontificale. Le général Moncenigo dirige les troupes vénitiennes, le comte de Requesens, le contingent du roi de Naples.

Vingt-six galères de Rome, dix-sept de Naples, quarante-six de Venise et de nombreux bâtiments à voiles ou à rames groupent, sous les ordres du cardinal Caraffa, seize mille soldats, cinq mille marins, cinq cents chevaux et sept cents pièces d'artillerie. La Chrétienté mobilise plus qu'une flotte ordinaire ; c'est une vraie Croisade navale qui démasque ses forces en face des grandes Puissances passives et qui proteste contre leurs préoccupations temporelles en affirmant la suprématie des impondérables. Ralliés dans les baies de Chypre et de Rhodes,. les navires y prennent leurs dispositions stratégiques et, quand chefs et marins sont prêts, le cardinal Caraffa, s'élançant de la rade où mouillent ses navires, fait voile vers la ville de Satalieh, au fond du golfe de Pamphylie, et s'embosse devant le port. Les troupes de débarquement montent à l'assaut de la première enceinte et, créant une brèche dans la muraille, envahissent la ville, désertée par ses défenseurs. Une foudroyante victoire inaugure la campagne. Satalieh conquise, la flotte chrétienne, après avoir bravé l'escadre turque et les tempêtes de l'hiver, soudain, au cours d'une nuit de novembre (1472), débouche dans le golfe de Smyrne.

 

L'incendie, allumé par Timour, au commencement du siècle, n'a pas complètement anéanti la patrie d'Homère. Sortie de ses ruines plus riche et plus puissante, Smyrne défierait toute surprise si l'ample ouverture de sa rade ne l'exposait aux coups de l'ennemi. Nul secours ne peut lui venir des Turcs ; une escadre chrétienne bloque leur flotte à l'entrée des Dardanelles. Le cardinal Caraffa n'hésite pas ; Smyrne, attaquée avec vigueur par la Ligue pontificale, succombe. Hostile aux lois de la guerre qui permettent le sac et le pillage des villes prises, l'Amiral Cardinal veut, en vain, sauvegarder Smyrne vaincue, en la donnant aux Chevaliers de Rhodes, pour en faire un poste avancé contre Byzance. L'accord des Ligues victorieuses résiste moins aux succès qu'aux revers. La soif du butin grise les' vainqueurs. Rebelles à la consigne du cardinal Caraffa, les Vénitiens abandonnent à la rapine et aux flammes la cité qui vient d'être délivrée de la barbarie et de l'Islam.

Il est plus difficile d'assembler les hommes et les peuples que de les vaincre. Loin de tendre au bien général, la nation, comme l'individu, travaille instinctivement contre les droits de la race et l'avenir des sociétés humaines. A travers les siècles, la Papauté romaine n'est occupée qu'à soustraire les principes éternels à l'hostilité des Etats, champions aveugles et bornés de l'intérêt du jour, contempteurs systématiques du bien de demain. Interprètes des Lois universelles, les Papes fondent contre les peuples des Ligues pour défendre avec eux le patrimoine des principes intangibles. Mais à peine une volonté énergique a-t-elle groupé en un faisceau les puissances éparses, que l'égoïsme, fils de Satan, souffle la révolte et dissout la Confédération victorieuse. C'est ainsi que Venise abandonne Smyrne au lieu d'y créer, comme le cardinal Caraffa le demande, un camp retranché contre l'Islam ; et rompt avec le Saint-Siège le pacte auquel la Sérénissime République doit la gloire de ses armes et la sécurité de ses rades.

 

Délivré de ses sollicitudes par cette rupture, Mahomet II entreprend une expédition contre l'île de Rhodes. Tous les Etats que baigne la Méditerranée saluent, alors, dans l'Ordre militaire en faction à Rhodes, le bouclier de leur indépendance. Rhodes tombée, l'Italie ne deviendrait-elle pas la vassale de l'Islam ? Le 24 mai 1480, une flotte de cent-soixante navires armés dans les ports du Bosphore, emporte cent mille Turcs et les débarque, entre l'île de Cos et le continent, en vue de Rhodes, sous le commandement d'un renégat de souche impériale, un Paléologue, qu'exalte la présomption d'une facile victoire. Mais, contre cette jactance, se lève le grand maître d'Aubusson delà Feuillade, Français de fière mine, peu d'humeur à se laisser chasser de la citadelle où il défend l'honneur et la liberté de l'Europe, vieux soldat, fort du concours que lui donne une poignée de chevaliers, élite du patriciat occidental. Le dénouement donne raison, le 24 juillet 1480, au champion du devoir. Pendant que surgit, au-dessus du mont Philéremos, la flamme du bûcher où brûlent les corps de douze mille janissaires, tombés dans l'ultime assaut, le Paléologue parjure lève l'ancre et déploie, pour la fuite, ses deux cents voiles, aux chants triomphaux de l'armée chrétienne.

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A la même heure, une autre flotte turque, commandée par un autre renégat, le Grec Jacometto, franchissant l'Adriatique que lui ouvre la traîtresse inertie de Venise, jette dans Je port d'Otrante un corps de trente mille Turcs qui s'annoncent comme l'avant-garde d'une armée d'invasion prête à fondre sur l'Italie. L'aventure d'Alaric ensorcèle Mahomet II, non moins avide que le roi goth de tueries et de ruines. A cette nouvelle, un vent de terreur se déchaîne à travers la Péninsule. On voit déjà le flot de l'Islam gagnant les monts et les plaines, passant les fleuves et empourprant de sang les bourgs et les villes. A Rome, les âmes pusillanimes, non seulement prévoient la déroute, mais la conseillent. Point de résistance : il faut embarquer la chaire de saint Pierre sur une galère, regagner le Rhône et, sous la garde du Roi de France, réinstaller dans le palais d'Avignon restauré, la Papauté en péril à Rome. Mais, grâce à Dieu, le Pape Sixte IV, vainqueur des Turcs à Satalieh et à Smyrne, n'est pas l'homme de ces lâchetés.

Un ardent appel à la concorde, adressé par le Souverain Pontife au peuple italien, désarme les factions. Florence fait la paix avec Naples : à Gênes, le doge, le cardinal Paolo Fregoso, se charge lui-même de conduire à saint Pierre les vingt galères que la République envoie pour délivrer Otrante. Unis aux quatre-vingts voiles de Naples, les navires de Gênes opèrent dans l'Adriatique leur jonction avec l'escadre pontificale. Commandant suprême de la flotte italienne, le cardinal Fregoso disperse la flotte turque et, maître de la mer, bloque, dans Otrante les trente mille Turcs, isolés et coupés de toute communication avec Byzance. Du côté de la terre, les troupes du Saint-Siège, de Naples, de Gênes et de Florence, investissent la place, entourée de murailles cyclopéennes. Après un mois de siège, une brèche s'ouvre dans le rempart et laisse passer les assaillants qui trouvent devant eux une deuxième enceinte. La bataille recommence et ne peut aboutir qu'à la défaite des Turcs. Un coup inattendu accélère la victoire des Croisés. Mahomet Il vient de tomber, mortellement frappé, à Nicée. Incertain de l'avenir, le pacha d'Otrante capitule, et, comme il s'est vaillamment conduit, le cardinal Fregoso lui accorde les honneurs de la guerre et veille à ce que nulle cruauté ne souille le triomphe de l'armée chrétienne.

C'est ainsi que Sixte IV sauve de l'opprobre et de l'invasion la péninsule que voulait convertir en désert le plus puissant et le plus glorieux chef de l'Islam. Qu'on s'imagine le prestige dont se nimbait l'homme qui, en moins de trente ans, avait conquis Byzance et Trébizonde, subjugué deux cents places, asservi quatorze royaumes ! Et Mahomet II ne s'était pas contenté de donner à son Empire une base sur le Danube, un corps robuste en Asie ; il avait encore su étendre deux bras immenses, l'un vers les montagnes de l'Illyrie, pour embrasser l'Adriatique et la terre italienne, et l'autre, aussi loin que les cimes du Liban, pour étreindre la mer de Chypre et l'Egypte. Et voilà le nouveau César, voilà le Souverain, l'Imperator, avec lequel le Vicaire du Christ, au milieu de l'universelle frayeur, osa engager la lutte, et qu'il réussit à vaincre !

 

III

 

Le népotisme excessif, criminel même, d'Alexandre VI, n'obscurcit, chez ce Chef de l'Eglise, ni le sentiment de son devoir envers les Chrétiens d'Orient, ni le souci de l'intérêt universel. Les victimes de la cruauté musulmane trouvent dans Alexandre VI un compatissant bienfaiteur et les plaintes des peuples foulés par la barbarie, turque, un souverain capable de tous les dévouements et de toutes les prouesses. En 1406, Venise, attaquée par l'Islam, perd Lépante, la dernière possession de la République dans le golfe de Corinthe. En même temps, dix mille cavaliers turcs, fondent, comme un cyclone, sur les territoires de la République, situés entre la Drave et le Tagliamento, brûlent les édifices, massacrent les habitants, puis, poussant leur ruée jusqu'aux environs de Vicence, chargent de chaînes et emmènent en captivité, comme un vil bétail, les laboureurs, hommes et femmes, que le fer n'a pas eu le temps d'égorger.

Si la multiplicité des crimes finit par émousser la pitié chez la plupart des Princes, Alexandre VI, rebelle à la contagion de cette insensibilité presque universelle, adresse aux Rois des Encycliques où il les fatigue vainement de ses cris. Véritable appel aux armes, la Bulle du 1er juin 1500 pronostique, avec une rare clairvoyance, le sort auquel se condamnent les peuples rétifs à l'effort et à la pitié. L'objectif des Osmanlis, dit Alexandre VI, est la conquête de Rome, prélude obligé d'une invasion appelée à faire de la Chrétienté tout entière une vassale de l'Empire Turc. L'Europe va-t-elle se laisser retomber dans la géhenne barbare ?

Au nom de l'Eglise romaine, le Souverain Pontife déclare la guerre à l'ennemi de l'Europe, et, pour couvrir les frais de la Croisade, non content de frapper à une dîme tous les bénéfices ecclésiastiques, fulmine l'anathème contre les contribuables récalcitrants et les Princes retardataires. Les lettres succèdent aux Bulles et les Brefs aux lettres. Envoyés dans tous les Royaumes, pour harceler les Rois et les peuples, les Légats du Saint-Siège ne remuent que la Hongrie et l'Espagne qui fournissent, la première, une bande de brigands, bientôt dissoute, la seconde, une flotte de soixante-cinq voiles, que commande l'illustre Gonzalve de Courdoue.

 

Pendant que l'île de Céphalonie tombe au pouvoir des Espagnols et des Vénitiens, la flotte pontificale, sous les ordres d'un Evêque-Amiral, Gialope de Césaro, s'empare de l'île Sainte-Maure — l'antique Leucade —, et plante sur la forteresse, enlevée aux Turcs et livrée à Venise, la bannière du Saint-Siège et le fanion à Alexandre VI, don, trop généreux, consenti à la mercantile République qui, moins de deux ans plus tard, restituera l'île et les chrétiens à la tyrannie turque, en échange d'un fructueux traité de commerce. Ce déplorable aboutissement à une expédition, pleine de promesses, laisse du moins au Pape la gloire de son initiative et ne déconsidère que F Etat égoïste qui tira un si indigne parti de la magnanimité pontificale[2].

 

IV

 

Ce qui a fait le malheur de l'Italie, — écrit Lacordaire, — c'est sa beauté terrestre et sa grandeur historique. Belle, tous les puissants l'ont convoitée ; grande, tout ce qui aspirait à le devenir a voulu l'épouser. L'ombre des Césars a plané vingt siècles sur elle, y attirant de loin ceux qui se portaient héritiers de leurs droits[3]. Tous les ans, les Césars d'Allemagne franchissent les Alpes pour enrichir d'un nouveau domaine — et quel domaine ! — les Royaumes soumis à leur magistère et faire de Rome la métropole de l'Empire et du monde. Au succès de cette entreprise, ne manquent que la connivence des Pontifes romains et l'assentiment des Rois de France. Dès que l'ascendant des Princes teutons semble grandir, les Monarques capétiens accourent et, l'épée à la main, s'emparent des cités et des forteresses qui, tombées au pouvoir des Allemands, auraient établi l''hégémonie de l'ennemi sur la Péninsule. Invasion salutaire ! Tandis que le César germain n'apporte jamais aux Italiens que l'anarchie, la ruine et la servitude sous le despotisme des factions, le Roi français chasse les brigands, affranchit les municipes et, — bienfait non méprisable en assurant l'indépendance temporelle du Pape, sauve la liberté morale du genre humain. Dieu avait procuré à son Représentant, dans la ville des Césars, un peuple et une patrie. Vingt fois les Monarques germains voulurent ravir à l'Eglise son patrimoine, et vingt fois peu s'en fallut que leurs lansquenets et leurs reîtres ne détruisissent le sanctuaire où veille le gardien des préceptes éternels. Se souvenant du rôle joué par Charlemagne, nos Princes épargnèrent à l'Italie le malheur d'une conquête où eût péri l'indépendance des âmes.

Si, parmi les Rois de France, plusieurs, au lieu d'obéir à une préoccupation mystique, voulurent surtout empêcher l'Italie de devenir un fief de l'Allemagne, l'Eglise n'en eut pas moins à se louer d'une rivalité qui la protégea contre la suprématie allemande. Trop attentifs au dénouement immédiat des aventures humaines, nombre d'historiens n'aperçoivent pas, dans les obscurités de l'avenir, les rançons tributaires des batailles, en apparence superflues. Mais le philosophe, habitué à regarder au-dessus ou au delà des contingences, discerne mieux, par exemple, les services que rendirent à la Papauté les expéditions italiennes de Charles VIII et de Louis XII, les campagnes de Naples et de Gênes, où se satisfit une ambition si laïque, sans doute, mais, en revanche, si mortelle aux ambitions impériales.

***

Instruit de ce rôle, l'observateur n'a garde de s'étonner quand les chroniqueurs contemporains lui signalent, dans les cortèges des Princes qui passèrent les monts, tant de prélats, tant d'ecclésiastiques, admis à défiler avec les seigneurs, les dignitaires et les capitaines, sous les arcs triomphaux dressés à l'entrée des cités conquises. Parmi ces Evêques privilégiés, Charles VIII honore d'une particulière faveur le Cardinal André d'Epinay (1453-1500), Archevêque de Bordeaux et de Lyon, l'heureux artisan du traité qui donna la Bretagne à la France, l'un des principaux conseillers de la Couronne, diplomate fécond en ressources, protecteur non moins généreux qu'éclairé des arts, émule du fastueux Cardinal d'Estouteville, son ami et son allié. Inséparable compagnon de Charles VIII, le Cardinal André d'Epinay le rejoint à Rome vers les derniers jours de mai 1495, le suit à Sienne, à Lucques, et, quelques jours plus tard, arrive devant Fornoue avec Charles VIII, qui, bloqué par une armée de quarante mille combattants, ne peut opposer à cette force qu'un Corps de neuf mille hommes à peine, où domine, alerte brigade, un contingent de Gascons levés par l'Archevêque lui-même, en vertu de sa juridiction féodale[4]. Malgré l'infériorité numérique de nos troupes, Charles VIII accepte le combat et joue la partie : Le Roi — écrit André de la Vigne, — armé de toutes pièces, une dague et une bonne épée à son côté, le casque surmonté d'un panache blanc et violet, endosse, sur son harnais de guerre, une riche jaquette à courtes manches, mi-partie des couleurs de sa livrée, et toute parsemée de croix de Jérusalem d'or. Entouré des principaux seigneurs, il marche un peu en avant de son corps de bataille, monté sur un beau cheval noir, appelé Savoye.

Le Roi, dans le tourbillon de la bataille emporté par la furia francese, ferraille comme un soldat, court les plus graves périls et séparé de sa garde, assailli de toutes parts, ne se soustrait à l'étreinte des arquebusiers acharnés contre la personne royale que grâce à la bravoure d'un entourage qui ne l'abandonne pas. Parmi les seigneurs auxquels le Roi, dans ces dramatiques conjonctures, doit son salut, le chroniqueur italien Garimberto nous montre le Cardinal de Lyon, à cheval, revêtu de ses habits pontificaux, mitre en tête, la Croix à la main, serré contre son prince, le suivant à travers toutes les péripéties du combat, et concourant lui-même avec Charles VIII, à la victoire et à la délivrance. Un autre Prince de l'Eglise, le cardinal Briçonnet, évêque de Saint-Malo, apparaît également parmi les combattants et les vainqueurs de Fornoue, les armes à la main, au milieu du tumulte, comme, au XIIIe siècle, l'évêque de Senlis, à Bouvines, fidèle vassal de son prince en danger[5].

Un autre Prélat qui devait laisser, à Sens et à Paris, une mémoire honorée, l'archevêque Tristan de Salazar, ne se fit pas davantage scrupule d'escorter le fils et le successeur de Charles VIII, le roi Louis XII, non comme chapelain, mais comme chevalier banneret de la province de Bourgogne, suprême représentant des milices féodales déchues.

Issu d'une famille originaire de la Biscaye, fils d'un chambellan de Louis XI et d'une princesse de la Trémoïlle, Tristan de Salazar, promu Archevêque de Sens, en 1499, caracole dans le somptueux cortège qui, pendant quelques jours, au mois d'août 1502, fit de Gênes la Superbe recevant le roi Louis XII, la cité la plus fière et la plus française du monde. Lors de l'entrée du Roi, raconte le contemporain Jean d'Auton, en sa Chronique[6], — les XXIII archiers escossais de la garde du corps tout autour du Roy et a pié estoyant la hallebarde en main, armez bien à poinct. Le Roy estoit entre eulx et au milieu, sur une bonne mule nègre, arnaichée de velours cramoisy et frangée de fils d'or,et luy vestu d'une robe de drap à 'or. Après le Roy, estoyent le Cardinal d'Amboise, le Cardinal Pétri ad Vincula, le Cardinal Saint-Georges, le Cardinal d'Albret, l'Arcevesque de Sens — Tristan de Salazar —, l'Arcevesque d'Arles — Jean Ferrier —, l'Evesque de Bayeulx, et, au derrière d'iceulx, avait tant d'Arcevesques, d'Evesques et prothonotaire, et autres gens d'Eglise que c'estoit assez pour pouvoir célébrer un Conclave. Cinq ans plus tard, au mois d'avril 1507, quand Louis XII marche sur Gênes pour réprimer la révolte de la cité infidèle, l'archevêque de Sens accompagne de nouveau le Prince, non, cette fois, dans un but de faste, mais pour lui prêter main forte : Tristan de Sallazart, Arcevesque de Sens, suyvit aussi le Roy et si avoit avec luy XX hommes à cheval, tous la brigandine sur la doux, et luy son harnoys complet dedans ses coffres, et ung bon coursier pour le servir au besoing[7].

 

Sonne l'heure de la bataille : que va faire l'Archevêque ? Ecoutons, encore, Jean d'Auton : Autour du Roy, estoyent Charles, duc de Bourbon, François d'Orléans, duc de Longueville, le prince de Talmont et plusieurs autres seigneurs, avec leurs hommes d'armes, la lance sur la cuisse. Aussi se trouve à ceste bataille Tristan de Sallazart, Arcevesque de Sens, armé de toutes pièces, et monté sur un bon coursier, avec une grosse javeline au poing, disant, puisque le Roy estoit en personne, que tous ceulx des siens qui avoyent pouvoir de le deffendre ce devoyent là trouver en armes. Et si avoyt le dit Arcevesque XX hommes d'armes des siens, tous le harnoys sur le dos[8].

 

Six ans, plus tard, en 1512, à la Hougue-Saint-Waast (Basse Normandie), Jean, sire d'Estouteville, capitaine du Ban et de l'Arrière Ban de la province de Normandie, fait la montre, c'est-à-dire passe la revue des Nobles et noblement tenans du Bailliage du Costenti. Or, parmi les vassaux de la Couronne qui doivent au Prince, en vertu de leur devoir féodal, la prestation militaire, le capitaine d'Estouteville, ayant remarqué l'absence de l'Evêque de Coutances, tenu à cause de sa baronnie de Saint-Lô, au service militaire personnel, avec quatre hommes d'armes, met le prélat en défaut et la baronnie en arrêt[9]. Autrement dire, les revenus de la baronnie sont saisis et l'Evêque condamné à l'amende.

 

Ainsi, au début du XVIe siècle, la loi féodale oblige encore les Evêques, comme détenteurs de fiefs, — de même que leurs prédécesseurs de la première et de la deuxième Race, — à rejoindre, en cas de guerre, avec leurs vassaux, l'ost du Roy. Pendant mille ans, l'Eglise avait fidèlement exécuté le contrat que signèrent, avec le Monarque, les Evêques de la première Race. le jour où ils acceptèrent les largesses territoriales des Princes. Nos anciens Roys qui faisoient de si belles conquestes et estoient redoutés par tout le monde, — écrit le vénérable et naïf Belle forest, — avoient des 60.000 hommes à cheval et plus de cent six vingt mille combattants à pied, sans qu'il leur fallust épuiser leurs coffres. Chaque province soudoyoit des hommes. La Noblesse faisoit la guerre par l'obligation qu'elle avoit de servir le Roy ; et il n'y avoit Ecclésiastique, tant grand et saint fust-il, s'il tenoit fief, qui ne vint faire service, à peine de voir son fief saisy. Il n'y avoit pas besoin, alors, d'avoir des Régiments de Lansquenets, des Bataillons de Suisses, des Pistoliers d'Allemagne et des Stradiots d'Albanie. Si, pendant le XIVe et le XVe siècles la prestation fiscale supplante peu à peu la prestation militaire ; si le service personnel des Evêques est racheté par des taxes à la merci de l'Etat, c'est la Royauté, et non l''Eglise, qui prend l'initiative de cette substitution et de cette réforme.

Pourquoi les Valois, surtout, affranchissent-ils les seigneurs de leurs obligations guerrières ? C'est que les forces féodales, — levées d'hommes temporairement armés et non troupes de métier, — n'admettent que les expéditions à courte échéance. Lié par des pactes séculaires, le feudataire ne peut, au delà de quarante jours, retenir sur le front des vassaux férus de leurs droits. L'heure venue, le contrat accompli, chaque contingent se débarrasse de son harnais de guerre et retourne au sillon momentanément abandonné, sans égard pour le prince en péril.

 

V

 

Le pape Jules II fut un des rares Chefs de l'Eglise qui laissèrent peut-être dominer, sous leur Pontificat, le Prince spirituel par le Souverain temporel. Ses campagnes contre la République de Venise et contre le roi de France mirent moins en relief l'apôtre et le docteur que l'homme d'Etat et le guerrier. Glaive, casque et cuirasse de Jules II n'appartiennent pas au vestiaire chimérique des métaphores. La conquête des âmes semble moins l'obséder que la prise des villes. Et, toutefois, avons-nous le droit de reprocher à Jules II d'avoir voulu délivrer l'Italie des influences étrangères qui grandissaient chaque année dans la péninsule et dont commençaient à s'autoriser certains Princes pour envahir le territoire spirituel et convoquer, sans le Pape et contre le Pape, — tel notre Louis XII, — un prétendu Concile œcuménique chargé de réformer l'Eglise ? Au fond, ce n'est qu'à contre-cœur que Jules II fait la guerre aux Monarques chrétiens. Son vœu le plus ardent est, non de les combattre, mais de les grouper dans une guerre contre l'Islam, où le Souverain Pontife commanderait lui-même, comme un autre Godefroy de Bouillon, F armée des Croisés.

Pour satisfaire aux convoitises de César Borgia, Alexandre VI n'avait pas craint de mutiler l'Etat pontifical, sans se rendre compte que ce démembrement livrait l'Italie aux cupidités étrangères et ravissait à la Chrétienté son rempart. Jaloux d'assurer au Saint-Siège l'indépendance, en l'incorporant à une puissance temporelle fortement constituée, Jules II mit au service de cette tâche une persévérance que n'intimidèrent ni les sacrifices, ni les obstacles. Usurpées par deux familles patriciennes, les Baglioni et les Bentivoglio, Pérouse et Bologne, repaires d'aventuriers, défiaient l'autorité pontificale, depuis de longues années indolente. Curieux ascendant d'une âme énergique ! Il suffit à Jules II de se présenter, avec une troupe et des canons, devant les murailles des deux villes révoltées, pour que les mêmes portes qui viennent de se fermer sur les barons en fuite s'ouvrent aussitôt toutes grandes, devant le Souverain légitime en armes.

 

Mais, c'est contre Venise, surtout, que s'exercent les rigueurs d'une volonté sourde aux sophismes sur ses droits comme sur ses devoirs. A cette époque, Venise, à l'apogée de sa puissance, oubliait volontiers que les nombreuses provinces dont se gonflait son orgueil, avaient appartenu jadis à de redoutables voisins qui gardaient un souvenir amer des faciles conquêtes opérées par la Seigneurie, à la faveur des troubles et des guerres. Il était donc à prévoir qu'un jour viendrait où les anciens maîtres, ulcérés par les insolences de la République, se coaliseraient pour lui faire rendre gorge. Associés dans leurs ressentiments contre l'arrogant Conseil des Dix, le Saint-Siège, la France, l'Espagne, l'Allemagne, résolurent, à Cambrai (10 décembre 1508), de revendiquer les fiefs dont les avait frustrés une politique cauteleuse. Mais ce ne fut pas la faute du Souverain Pontife si Venise, déclinant les conciliantes propositions de Jules II, provoqua elle-même la tourmente où devait s'engloutir pour jamais sa fortune.

La défaite d'Agnadel (14 mai 1509), en portant le premier coup à la puissance de la fière Seigneurie l'aurait inclinée, le jour même, à l'abandon de toutes ses conquêtes, si quelques succès partiels n'étaient malencontreusement venus atténuer le deuil de ce désastre. Une bataille indécise livrée près de Padoue, rapproche sous les mêmes étendards les contingents les plus divers : les Français commandés par le maréchal de la Palice ; les Bourguignons et les Hennuyers de l'Empereur Maximilien ; les lansquenets du duc d'Anhalt ; les Romains et les Italiens du Nord, placés sous les ordres de deux Princes de l'Eglise, le cardinal Hippolyte d'Este, duc de Ferrare, et le cardinal Sigismond de Mantoue, frère du prince Gonzague. Si cette campagne aboutit à l'écrasement et à l'humiliation de la République, elle a l'avantage d'affranchir les provinces reconquises d'un despotisme qui commençait à sévir contre les âmes comme contre les corps. Dans sa démence, Venise ne voulait elle pas créer une Eglise indépendante et rompre avec Rome ?

Pour faire face aux adversaires du Saint-Siège, et soustraire l'Italie à la curée des Puissances qui, depuis tant de siècles, se disputent ses cités et ses provinces, Jules II, abandonné par les Rois, se tourne vers la Suisse et signe, avec les douze Cantons et le Valais, un traité d'alliance, où les Confédérés, prenant à leur charge la protection de l'Eglise, mettent à la disposition du Saint-Siège la seule force qui, dans un monde retombé sous le joug des passions païennes, peut préserver de la défaite les justes causes.

 

Le premier fait d'armes auquel prend part Jules II est l'assaut de la Mirandole. En janvier 1511, au moment où la neige couvre la terre, le Pape dirige lui-même les opérations du siège. La ville réduite, sans attendre le dégagement des portes, le Pape se fait apporter une échelle et pénètre, le premier par la brèche, dans l'enceinte de la cité vaincue. Devançant l'inévitable catastrophe, Venise se résigne aux sacrifices qui coûtent le plus à son orgueil, coupe le câble qui l'attache aux possessions de terre ferme et se retranche dans ses lagunes. Désormais, la Seigneurie se contentera de gouverner un Etat insulaire. Désarmé par cette soumission, Jules II se rapproche de la République et noue, avec Venise, l'Angleterre, l'Espagne et les Suisses, une Ligue nouvelle dirigée contre le roi Louis XII qui vient de confier l'épée de la France à un prince de vingt-trois ans, Gaston de Foix, nouveau César, maître de l'Italie du Nord, après trois mois de campagne, mais, foudroyé soudain, à Ravenne, au milieu de son triomphe. Le héros mort, l'armée française se disloque et les Suisses, profitant de ce désarroi débarrassent l'Etat pontifical et la Lombardie de l'occupation étrangère. Les desseins du Jules II sont accomplis. Toute l'Italie l'appelle son Libérateur.

L'année suivante, lorsque le Souverain Pontife, frappé d'un mal qui ne pardonne pas, se voit en face du dénouement fatal, la lutte qu'il a soutenue, les armes à la main, contre les Puissances hostiles aux droits du Saint-Siège et à l'intégrité de l'Italie lui inspire-t-elle des remords ? Songeant aux soucis dont ses ennemis l'abreuvèrent, cette évocation trouble si peu la sérénité de sa dernière heure que Jules II, au moment où il va paraître devant le Souverain Juge, compare son règne à n long martyre. Le vainqueur de Venise pouvait-il, en effet, se plaindre de laisser une patrie plus libre et une Papauté plus puissante ?

 

VI

 

Dans la lutte que Jules II soutint, au XVIe siècle, contre les pouvoirs étrangers qui se disputaient l'Italie, son plus intrépide défenseur fut un évêque du Valais, Mathias Schinner, que les historiens appellent le Cardinal de Sion, prélat égal aux plus illustres des nôtres, et le plus grand homme de la Suisse. Issu d'une famille rurale, Mathias Schinner, après avoir exercé, dans son village natal, les fonctions ecclésiastiques, promu, par Jules II, évêque de Sitten, se révèle à la fois comme un diplomate et comme un homme d'action, résolu à ne servir d'autre principe que l'indépendance de l'Eglise romaine, gage de la liberté des peuples et des âmes dans le monde. L'austérité de ses mœurs et la pureté de sa doctrine l'investissent à une autorité morale que grandit encore une maestria oratoire qui subjugue les foules.

Rongée par cinquante tyrans, la péninsule tombe en poussière. Spectateur irrité des compétitions où se dissout l'Italie et qui mettent le Pontificat Suprême à la merci des factions. Schinner décide d'employer à l'affranchissement du Saint-Siège les vertus guerrières et les hautes qualités morales de son peuple. Notre roi Louis XII a précisément négligé de renouveler avec les Sept-Cantons le pacte qui les lie à la France. Après avoir obtenu le liceat de Jules II, le cardinal de Sion se rend en Suisse, convoque successivement deux assemblées, l'une à Schwytz, l'autre à Lucerne, où il invite ses compatriotes à défendre l'Eglise romaine contre l'anarchie et contre l'étranger. L'éloquence de Schinner enlève l'assentiment des Confédérés, loyaux montagnards, non moins épris d'aventures militaires que dévoués à la cause pontificale. En vertu du contrat signé (mars 1510) par le Cardinal, au nom de Jules II, les Cantons s'obligent à fournir, pendant cinq ans, un corps de six mille hommes au Pape qui, de son côté, s'engage, non seulement il favoriser chaque Canton d'un subside annuel de mille florins, mais à verser dans la caisse du régiment une paye mensuelle de six francs par chaque soldat et le double pour les officiers.

La mort de Gaston de Foix sur le champ de bataille de Ravenne (avril 1512) donne le commandement de l'armée française à un chef médiocre qui laisse à peu près la carrière libre aux contingents suisses. Sous la poussée des soldats que dirige le Cardinal de Sion, nos ancêtres reculent de Crémone à Pavie, où ils ne peuvent tenir que six jours à peine. C'est l'exode. Tout le nord de la péninsule se vide des troupes françaises, diminuées par la perte de leurs plus vaillants capitaines tombés, comme Gaston de Foix, sur une terre insatiable d'hécatombes. Jules II attribue, non sans raison, le succès de la campagne à la stratégie de Schinner et, pour témoigner au vainqueur une juste reconnaissance, lui accorde les honneurs d'une entrée solennelle à Pavie, entre deux haies de nobles, de bourgeois, de prélats, d'hommes du peuple encombrant les rues où le cardinal passe en litière, la main droite tendue dans le geste de la bénédiction et la main gauche armée du glaive pontifical. Non moins pénétré de gratitude pour les Cantons, Jules II leur fait don d'un chapeau ducal, orné d'or et de perles, et joint à ce fastueux cadeau une épée, symbole de la Suisse, nation soumise à ses seules lois, République indépendante de toute puissance temporelle. En même temps, une Bulle (5 juillet 1512) nomme à perpétuité les compatriotes et les soldats de Schinner Défenseurs de la Liberté de l'Eglise. C'est le plus beau titre dont puisse se parer un peuple, fier de sa fidélité, de ses aïeux et de ses croyances.

L'année suivante, une armée française, sous les ordres de La Trémoille, passe les Alpes, pour tenter une revanche, mais perd la partie à Novare. François Ier veut, en 1515, renouveler la tentative et, plus heureux que Louis XII, remporte la victoire. L'armée helvétique, forte de vingt mille hommes, commandés par le Cardinal, qui, non moins dévoué à Léon X qu'à Jules II, engage la bataille dansles plaines de Marignan. Jamais troupes ne se montrèrent plus impétueuses. A cheval, vêtu de la pourpre cardinalice, l'évêque Schinner se précipite dans la trombe, encourageant les Suisses, non moins par l'exemple que par la parole et, pendant près de deux jours, se croit sur du succès. Vaine présomption ! La résistance héroïque de François 1er et du duc de Bourbon ; l'arrivée soudaine du contingent vénitien déconcertent les Confédérés, changent le sort de la bataille, déçoivent l'attente du Cardinal et bouleversent les plans de Léon X. Sur les vingt mille Suisses, douze mille mesurent le sol, martyrs du devoir. Le lendemain, François Ier écrit à sa mère : Depuis deux mille ans on n'a vu si fière et si cruelle bataille ! Instruits par l'adversité, désormais les Suisses concilieront avec leur attachement traditionnel au Pontife Romain, un dévouement sans réserve à la Monarchie française, leur tutrice.

 

 

 



[1] LOUIS PASTOR, Histoire des Papes depuis la fin du Moyen Age, III, 312, 343.

[2] LOUIS PASTOR, Histoire des Papes depuis la fin du Moyen Age, VI, 79-95.

[3] LACORDAIRE, Œuvres, VII, 308.

[4] Nous empruntons ces détails à une biographie manuscrite du Cardinal André d'Epinay, biographie due à la plume de l'éminent et regretté sculpteur, le comte Prosper d'Epinay. L'historien cite l'ouvrage de GARIMBERTO : Vite di tulli i Cardinali passati. In Venezia, 1567, in-4°. Nous prions Mlle Marie d'Epinay, qui a bien voulu mettre à notre disposition l'œuvre de son père, de vouloir bien agréer l'expression de notre gratitude et nos hommages.

[5] GARIMBERTO : Vite di tulli i Cardinali passati. In Venezia, 1567, in-4°.

[6] Chronique de JEAN d'AUTON, Publication de la Soc. de l'Hist. de France, par de Maulde de la Glavière, t. III, 57.

[7] Chronique de JEAN d'AUTON, t. IV, 215.

[8] Chronique de JEAN d'AUTON, IV. 221.

[9] LA ROQUE, Traité du Ban et de l'Arrière Ban, 58.