LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE VII. — XIIe SIÈCLE. - Ordres de Chevalerie et la Chevalerie.

 

 

I. Saint Bernard (1091-1153) donne une Règle à l'Ordre du Temple et crée le Moine-Soldat. - Sa doctrine sur la guerre. - L'Abbé Suger prend la Croix. — II. Caractère sacré de la guerre, d'après Lacordaire. — La Chevalerie nous protège contre les ennemis de l'ordre chrétien. — III. Code de la Chevalerie. - Le Chevalier est le Défenseur armé de la Vérité désarmée. - Cérémonial de la réception du Chevalier. - Bénédiction de l'Epée et du Chevalier, vengeur du droit ! — IV. Bénédiction du Vexillum. - Le Pontifical romain conserve la Bénédiction du Soldat et de l'Epée, et tient ce rite à la disposition du combattant d'aujourd'hui.

 

I

 

Le Soldat, que l'ordre de son capitaine jette dans le brasier d'une mêlée, immole sa liberté, sa fortune, son avenir, sa vie, au bien commun, et, dans ce moment sublime, se confond avec le Prêtre, comptable, lui aussi, de ses loisirs, de ses biens, de son sang, au peuple chrétien ou infidèle. Mais le même soldat n'est-il plus qu'un dignitaire chamarré d'or, étranger aux risques du champ de bataille ; — un cubiculaire appauvrissant de son faste la nation, au lieu de l'enrichir de ses sacrifices ? Entre l'homme de Dieu et l'homme du prince, s'érige aussitôt une infranchissable cloison. Dans l'onéreux courtisan qui n'a du soldat que le galon, le peuple ne reconnaît plus l'émule héroïque du prêtre. Voilà pourquoi saint Bernard harcèle de ses censures l'archidiacre de Notre Dame, Etienne de Garlande, nanti par Louis le Gros d'une dignité militaire qui, tout à la fois, le soustrait au péril et le livre à l'orgueil. Est-il quelqu'un, — dit le grand moine[1], — dont le cœur ne s'indigne, dont la langue ne murmure, au moins en secret, contre un clerc qui, au mépris de l'Evangile, sert pareillement Dieu et Mammon, exerce dans l'Eglise une place, une fonction qui n'est pas inférieure à celle des évêques, et, en même temps, remplit dans l'armée un emploi supérieur à celui des premiers officiers ? N'est-ce pas une indignité que de vouloir paraître à la fois clerc et soldat, pour n'être, en somme, ni l'un ni l'autre ?

Ainsi, saint Bernard blâme, non le clerc qui, de même que tous les évêques d'alors, compagnon du prince à la guerre, lutte contre le mécréant ou l'infidèle, mais l'évêque illusoire et l'officier de parade. L'union du clerc et du soldat sous la même armure, heurte même si peu l'abbé de Clairvaux, que l'Eglise doit à saint Bernard l'institution qui homologue, et, que dis-je, qui sanctifie cet accord. Fondé en 1118 par un seigneur champenois, l'Ordre du Temple, neuf ans plus tard, ne comptait encore que neuf chevaliers quand Hugues de Payns pria Bernard de lui tracer une règle. En déférant à ces vœux, l'illustre moine donne au Temple l'empire de l'Europe. Incomparable hardiesse ! Hier, artisan du crime, le soldat investi, aujourd'hui, de l'onction sacrée, est promu champion du Christ. Ce n'est plus un laïque, c'est un moine qui s'engage à verser son sang pour agrandir, l'épée à la main, le Royaume du Rédempteur. La profession militaire cesse d'être un métier pour devenir un sacerdoce. Le chevalier du Christ, écrit saint Bernard, dans son Eloge de la nouvelle milice[2], tue en conscience et meurt tranquille. En mourant, il travaille pour lui-même ; en tuant, il travaille pour le Christ. Ce n'est plus sans raison qu'il porte un glaive ; il est le ministre de Dieu pour le châtiment des méchants et l'exaltation des bons. Quand il tue un malfaiteur, il n'est pas homicide, mais le vengeur de la Loi et le défenseur du peuple fidèle.

Mais c'est dans le texte même de la Règle du Temple, approuvé par les Souverains Pontifes, qu'il faut chercher la formule canonique de l'Ordre baptisé par saint Bernard. Dans l'institution nouvelle, — y est-il dit, — la milice s'unit si bien à la Religion, que la Religion, se trouvant ainsi munie d'une arme, peut frapper l'ennemi sans commettre de faute[3].

Pour que la guerre s'exerce sans scrupule, il faut qu'elle sévisse, non entre les nations chrétiennes, mais contre les peuples infidèles. Voilà le principe fondamental du droit chrétien. Mais, même brandi contre le musulman ou le Gentil, le glaive, béni par l'Eglise, doit s'interdire les sauvages prouesses que se permet l'arme païenne. Même, dans nos gestes de mort, le baptême que nous avons reçu doit affirmer la suprématie morale de notre race[4]. Cette horreur de la barbarie dicte au Pape Innocent III son édit contre les armes à feu et au Xe concile de Latran (1137) le canon[5] qui, sous peine d'anathème, prohibe la baliste et l'arbalète comme armes trop meurtrières. Plus la barbarie outrage l'ordre immortel, plus le soldat chrétien doit le respecter, — tant il importe que le monde apprenne à distinguer la société chrétienne de celle qui ne l'est pas encore ou qui ne l'est plus. Si la surenchère de la cruauté finissait par prévaloir contre l'émulation de la vertu, ce triomphe du mal ne ferait-il pas de tous les belligérants des vaincus, — et l'impératif du devoir, la conscience, ne risquerait-il point de périr dans ce cataclysme ? Ni la convoitise, ni la vanité ne doivent profaner de leurs suggestions les caravanes de la Milice du Temple. Triste combat, écrit l'abbé de Clairvaux, que celui qu'anime un coupable désir d'agrandissement ou un vain amour de la gloire ! En pareil cas, donner la mort ou la recevoir n'est ni sûr ni glorieux. Si votre cause n'est pas juste, si votre intention n'est pas droite, vous allez à la honte et non à l'honneur. Votre but n'est-il que de tuer votre adversaire ? Vous n'avez, alors, d'autre alternative que de mourir homicide ou de vivre homicide. Mais, victorieux ou vaincu, mort ou vif, lamentable sera votre sort[6].

Quelle noblesse dans cette distinction entre le soldat païen et le milicien du Christ, l'un saccageant le patrimoine des peuples pour s'enrichir de leurs dépouilles, l'autre, terrassant les peuples infidèles pour soustraire la Vérité à leur oppression et les chrétiens à leurs sévices. Se rappelant le rôle joué par les légions paroissiales, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, souhaite que l'Eglise se serve de l'Ordre du Temple pour diminuer les querelles entre les princes et pour donner aux causes justes la prépondérance qu'usurpe trop souvent l'iniquité[7].

 

Répandu aussitôt dans toute l'Europe, l'écrit de saint Bernard enflamme les batteurs d'estrade en quête d'aventures et les encadre dans un Ordre qui, les délivrant de leurs tares, délivre l'Europe du péril auquel l'exposait une clientèle plus intrépide que scrupuleuse. Le branle ainsi donné, la France, l'Espagne, le Portugal, rivalisent d'émulation chevaleresque et ouvrent aux vaillances disponibles vingt corporations militaires, comme l'Ordre Teutonique, les Ordres de l'Hôpital, de Calatrava, d'Alcantara, de Saint-Jacques de Compostelle, d'Avis, de l'Aile, etc., où s'enrôle une élite avide de prouesses et de sacrifices. L'ordre de Saint-Jacques, approuvé par le pape Alexandre III, reçoit du pape Innocent III une charte où l'illustre pontife recommande aux chevaliers, en guerre contre les Sarrasins, de ne tirer l'épée, ni pour obtenir les louanges des hommes, ni pour avoir le plaisir de verser le sang des infidèles, ni pour acquérir des honneurs ou des richesses. Un vrai soldat de Dieu ne doit avoir d'autre dessein que de défendre les chrétiens contre les insultes des mécréants et de porter les infidèles à demander le baptême.

 

A la suite de saint Augustin, saint Bernard avait dit : Il n'y a pas de loi qui défende au chrétien de frapper du glaive. L'Evangile recommande aux soldats la modération et la justice, mais il ne leur dit point : Jetez bas vos armes et renoncez à la guerre ! Le 21 avril 1146 quand l'assemblée des barons et des évêques se réunit à Vézelay, sous la présidence du roi Louis VII, pour délibérer sur la croisade, saint Bernard prend la parole et, dans un discours d'une ardente éloquence, gourmandant la trop longue inertie des seigneurs, les menace du châtiment divin, s'ils ne prennent pas les armes pour affranchir les chrétiens courbés sous le cimeterre turc. En même temps que Louis VII et les Féodaux présents, le comte de Champagne, le comte de Tonnerre, le comte de Dreux, le comte de Maurienne, etc., subjugués par l'orateur, fondent en larmes, et demandent la croix, plusieurs prélats, parmi lesquels Simon, évêque de Noyon, Godefroy, évêque de Langres, Alain, évêque d'Arras, Arnold, évêque de Lisieux, se jettent aux pieds de saint Bernard et font le serment de combattre, les armes à la main, l'infidèle[8]. Dans une autre assemblée, tenue celle-ci à Chartres, le succès de la croisade paraît si bien dépendre de l'illustre moine que, le jour où il faut élire le commandant en chef de l'armée, une acclamation unanime investit de cet honneur l'abbé de Clairvaux. L'apologiste de la guerre, le législateur de l'Ordre du Temple, ne s'est-il pas désigné lui-même à la charge que confèrent au grand moine, dans un transport d'enthousiasme, rois, princes, comtes, soldats, religieux, entraînés, par son appel aux armes, contre les ennemis du Christ et les usurpateurs de son tombeau ? Profondément ému par un choix que justifie l'exemple de tant de Papes et d'Evêques qui s'armèrent contre l'Islam, saint Bernard n'invoque, pour l'écarter, que la débilité de ses forces et l'insuffisance de ses aptitudes. Et comme le Pape Eugène IV pourrait bien s'autoriser du vote de Vézelay pour obliger Bernard à ne pas se dérober à ce redoutable devoir, l'abbé de Clairvaux, dans une lettre immédiatement adressée au Souverain Pontife, le supplie de ne pas l'abandonner à la fantaisie des hommes. Mais, après s'être retranché dans son impéritie pour repousser le commandement qu'on lui offre, saint Bernard n'insiste qu'avec plus de vigueur auprès d'Eugène IV pour que le Chef de l'Eglise, saisissait les deux glaives, les emploie à la délivrance de nos frères d'Orient, captifs de la tyrannie musulmane.

Dans la Croisade qui s'engage contre l'infidèle, le caractère de l'offensive exclut, aux yeux de saint Bernard, tout antagonisme entre le ministère sacerdotal et la fonction guerrière. Rigoureux censeur du sénéchal archiprêtre Etienne de Garlande, l'abbé de Clairvaux ne réprouve que l'officier fictif et le soldat ostentatoire[9].

 

Si Louis VII prit, en 1146, la croix, ce ne fut point la faute de l'abbé Suger, détracteur obstiné de l'expédition recommandée par saint Bernard. L'échec de l'entreprise ne devait que trop sanctionner cette défiance. Mais, volteface singulière ! Au lieu de triompher d'une opposition si justifiée, Suger, battant sa coulpe, supplie les barons et les évêques de s'enrôler dans une nouvelle guerre sainte. Comme ces exhortations se heurtent au silence de l étonnement et de la douleur, l'abbé de Saint-Denys, irrité de cette muette résistance, mais résolu, malgré tout, à lever une armée, déclare qu'il la conduira lui-même en Palestine. Déjà, plus de dix mille volontaires sont accourus sous les drapeaux du croisé sexagénaire, prosterné sur le tombeau de saint Martin pour implorer la tutelle du thaumaturge des Gaules, quand la mort fait tomber de la main de l'abbé-soldat l'épée à peine sortie du fourreau.

 

II

 

La politique de l'Eglise n'est pas une politique de négation et d'ostracisme. Discipliner les bandes féodales au lieu de les proscrire, sera le meilleur moyen d'assurer à la Royauté une force qui, jusqu'ici, ne fut que turbulente, et à l'Eglise une Milice qui sera demain le dévouement et l'ordre. Comment donc s'y prendra l'Eglise ? Créatrice de la Chevalerie, en conférant au futur soldat le droit de porter l'épée, elle l'instruit de ses devoirs, et lui apprend que la guerre, au lieu d'être la violence, peut être la rédemption. Au début de sa carrière, un grand orateur, l'illustre Lacordaire, dans ses Conférences sur la puissance coercitive de l'Eglise s'écriait : Il est certain que l'Eglise n'a pas le droit du glaive matériel... Les armes de la Vérité, c'est la persuasion y celles de l'erreur, c'est la Force ![10] Plus tard, Lacordaire, éclairé par l'étude, tient un autre langage. L'Histoire lui apprit que les Papes n'avaient pas, sous le nom de paix, canonisé la résignation à la tyrannie, ni abandonné aux supplices la Vérité opprimée. Dans la Vie de saint Dominique, l'historien met le fondateur de son Ordre en face des Albigeois et de leur protecteur, le comte Raymond de Toulouse :

Depuis longtemps, dit l'illustre moine, nulle sécurité n'existait pour les Catholiques dans les pays soumis au comte de Toulouse. Les monastères étaient dévastés, les églises pillées. Un catholique ne pouvait obtenir justice de Raymond contre un hérétique. Toutes les entreprises de l'erreur étaient placées sous sa sauvegarde. Des bandes de brigands enlevaient des tabernacles les vases sacrés, profanaient le corps de Jésus-Christ, etc. 1.

Pour mettre un terme à ce désordre, le Pape Innocent III, comme nous le verrons plus loin, prêcha la Croisade contre le comte de Toulouse. Cette croisade apparut aussitôt à Lacordaire comme une entreprise sacrée.

La guerre, dit l'Orateur, est l'acte par lequel un peuple résiste à l'injustice au prix de son sang. Partout où il y a injustice, il y a cause légitime de guerre jusqu'à satisfaction. La guerre est donc, après la Religion, le premier des offices humains ; l'une enseigne le Droit, l'autre le défend : l'une est la parole de Dieu, l'autre son bras ![11]

 

Pourquoi le grand orateur adjuge-t-il à la guerre un caractère presque religieux ? C'est que, dès l'origine de notre histoire, les Puissances occultes se coalisent contre la race sortie du baptistère de Reims, et que, si l'épée de nos Rois et de nos aïeux n'avait soutenu la Croix et protégé l'Autel, l'œuvre des Capétiens aurait sombré dans l'anarchie et le chaos. N'oublions pas que trois Eglises dont le prestige souverain efface toutes nos gloires ; — l'Eglise de Jérusalem, fondée par Notre-Seigneur lui-même, l'Eglise de Constantinople illustrée par saint Jean Chrysostome, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze ; l'Eglise d'Afrique, sanctifiée par saint Augustin et saint Cyprien, chancelèrent et périrent[12], le jour où, contre les lances sarrasines des sectateurs de Mahomet, cessa de se dresser le fer du glaive chrétien. L'apostasie épure l'Eglise, le martyre la rajeunit ; l'exil et la pauvreté la fécondent ; la guerre l'affranchit[13].

 

On s'imagine que la Révolution date de la prise de la Bastille, et que, sans les gaucheries de quelques catholiques, victimes de leurs préjugés, l'Eglise goûterait aujourd'hui la quiétude dont elle jouissait au Moyen Age.

La netteté tranchante de cette affirmation n'en masque point hélas ! la fausseté. Dès le haut Moyen Age, une race de traîtres et de négateurs traverse l'histoire, la hache à la main et le blasphème aux lèvres. Dans la plupart de nos Chansons de Geste rugissent les imprécations de cette tribu contre l'Eglise et contre Dieu. Ouvrons Renaud de Montauban ; le duc Aimon invite ses fils à saccager les abbayes et à rôtir les moines ;

Ja trovès vos assés gent de Religion,

Clers et Prestres et Moines de grant aaïson,

Brisiés les abaïes et froisiés à bandon.

Cuisiés les et mengiés en feu et en charbon

Ja ne vos feront mal niant plus que venison

Miodres (meilleur) est moine en rost que n'est car de mouton[14].

 

Dans le poème de Gaydon, la Contre-Chevalerie vocifère son Code :

Vous ne serez loyal envers personne, dit l'un des héros ; vous trahirez et vous vendrez les honnêtes gens, vous deshonorerez l'Eglise ; vous tuerez les prêtres et les clercs ; vous volerez les moines et les nonnes ; vous batterez les Cordeliers et les Jacobins ; vous détruirez les abbayes et les monastères.

Et tout avant a Dammeldeu vœz ;

Que jà a home ne tenras loïautez ;

Les loiaus homes traïssiez et vendez ;

Et Sainte Eglise adez déshonorée ;

Prestres et Clers fuiez et escheviez ;

Rendus et Moinnes partout les desrobez ;

Et Cordeliers et Jacobins batez.

 

Même fureur dans la Chanson de Geste Amis et Amiles : Refuse tout service à Dieu ; fais la guerre aux gens de bien ; brûle les villes, brûle les villages, brûle les maisons ; jette bas les autels et les crucifix.

Ainsi tonne Hadré, le paradigme et le chef de toute une lignée de renégats et de maudits. Herchembaud, dans Don de Mayence, exhale les mêmes outrages. Incendier toutes les églises, anéantir tous les couvents, égorger tous les moines, abattre toutes les croix, hacher toutes les images de Dieu et de ses Saints, voilà son ambition, sa joie et sa fonction.

Dans Garin de Montglane Gaumadras renie Dieu et crache contre le ciel : Oui, je te renie, — s'écrie-t-il, — toi et tes bontés. Ni toi et les tiens, je ne vous aimerai jamais.

 

III

 

En face de cette horde de blasphémateurs et de vandales, tout ce qui portait sur son front l'empreinte du Christ se sentit atteint. En éveillât dans l'esprit de ses contemporains l'idée de la République chrétienne, Grégoire VII avait étendu l'horizon du dévouement et de la fraternité. L'Europe, confédérée par la Foi, comprit que tout peuple catholique, insulté, menacé dans son culte, et dans sa conscience, par les négateurs, avait le droit de faire appel aux armes. Il fallait que la future Milice, pure de tout dessein intéressé, n'obéît qu'aux sollicitudes les plus hautes. Mais quelle puissance formerait cette armée idéale ? L'Eglise. Tout le monde reconnut que, seule, elle pouvait en assumer la tâche. Ainsi naquit la Chevalerie. Incorporé dans la légion nouvelle, chaque chrétien devint dès lors le serviteur de Dieu contre l'impiété, le champion du Droit contre la violence. Peu à peu se forma une Règle du Devoir qui se dégagea des poèmes que chantaient les jongleurs dans les manoirs, et des sermons que scandaient les moines mendiants sous la feuillée des forêts, — décalogue appelé à devenir, chez les nations modernes, le Code de l'honneur :

I. — Tu croiras à tout ce qu'enseigne l'Eglise, et observeras tous ses Commandements.

II. — Tu protégeras l'Eglise.

III- — Tu auras le respect de toutes les faiblesses et tu l'en constitueras le défenseur.

IV. — Tu aimeras le pays où tu es né.

V. — Tu ne reculeras pas devant l'ennemi.

VI. — Tu feras aux infidèles une guerre sans trêve ni merci.

VII. — Tu t'acquitteras exactement de tes devoirs féodaux, s'ils ne sont pas contraires à la Loi de Dieu.

VIII. — Tu ne mentiras point, et seras fidèle à la parole donnée.

IX. — Tu seras libéral et feras largesse à tous.

X. — Tu seras, partout et toujours, le Champion du Droit et du Bien contre l'Injustice et le Mal[15].

 

Parmi les faiblesses que secourt la Chevalerie chrétienne, l'Eglise est sa première pupille, la plus chère de toutes. Dépourvue de soldats et de remparts, l'Eglise se trouve à la merci des persécuteurs. Les princes hostiles au clergé peuvent tout contre Rome ; grâce à la Chevalerie, la Cité de Dieu se trouve enfin protégée contre les assauts de ses adversaires. La Chevalerie, comme le dit si magnifiquement Léon Gautier, fut, aux yeux de l'Eglise, et devant l'Europe, la Force armée au service de la Vérité désarmée.

 

L'Eglise fit de la Chevalerie un huitième Sacrement. Dans le Pontifical de Guillaume Durand[16], le Glaive n'est remis au Chevalier qu'après avoir touché, pendant une nuit, la pierre sacrée de l'autel, devant la flamme votive d'une lampe.

Le lendemain matin, la Messe pontificale déroule ses rites dans le chœur de la cathédrale, constellée de pennons, de bannières et d'oriflammes. Sur un trône siège l'Evêque entouré de ses Clercs. L'office commence, le graduel s'achève et les derniers neumes du dernier Alléluia s'éparpillent dans la nef en vocalises triomphantes.

 

Voici les premiers actes du drame liturgique :

La Bénédiction de l'Epée :

Un Diacre présente au Prélat le morceau de fer qui vengera peut-être demain la justice trahie. D'une voix solennelle, l'Evêque, au milieu du silence de l'assemblée, lit lentement cette prière qu'aujourd'hui tant de catholiques ignorent :

Bénissez cette Epée, Seigneur, afin que votre serviteur puisse désormais, contre la cruauté des hérétiques et des païens, défendre les églises, les veuves, les orphelins et tous ceux qui servent Dieu.

Après une pause, l'Evêque ajoute :

Bénissez cette Epée, Seigneur, Père Tout-Puissant, Dieu Eternel ; Bénissez-la au nom de l'avènement de Jésus-Christ et par le don du Saint-Esprit consolateur. Et puisse votre serviteur, — dont votre amour est surtout l'armure, — fouler aux pieds tous ses ennemis visibles, et, maître absolu de la victoire, demeurer désormais à l'abri de toute atteinte !

 

L'Ancien Testament prête sa poésie et son rythme à ce motet frémissant de joie et de confiance :

Béni soit le Seigneur Dieu qui forme mes mains au combat et mes doigts à la guerre. Il est ma Miséricorde, il est mon Refuge, il est mon Libérateur !

Dialogue entre l'Évêque et le Chœur. Majestueuse et lente, la voix du Prélat sollicite le secours de l'Epée contre la fureur des maudits qui oppriment le Peuple chrétien :

Le Chœur :

Dieu Saint, Père Tout-Puissant, Dieu Eternel, qui seul ordonnez toutes choses et les disposez comme il convient, c'est pour que la justice ait ici-bas un appui ; c'est pour que la fureur des maudits ait un frein ; c'est pour ces deux causes seulement que, par une disposition salutaire, vous avez permis aux hommes l'usage de l'Epée. C'est pour la Protection du Temple que vous avez voulu l'institution de la Chevalerie.

A un enfant, — à David, — vous avez autrefois donné la victoire sur Goliath ; vous avez pris par la main Judas Macchabée, et lui avez donné le triomphe sur toutes les Nations barbares qui n'invoquaient pas votre nom. Eh bien ! voici votre serviteur ; envoyez-lui, du haut du Ciel, la vigueur et la vaillance nécessaires pour sauvegarder, l'Epée à la main, les droits de la Justice et de la Vérité !

 

IV

 

Cependant, l'Epée jonche de nouveau l'autel où la pierre sacrée la parfume et la sanctifie de son contact presque eucharistique. L'Evêque saisit le Glaive et le place dans la main droite du futur Chevalier :

Reçois-le, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

Puis, faisant rentrer l'arme dans le fourreau, l'Evêque en munit le Soldat, courbé sous sa main bénissante. D'un geste fier, le Chevalier tire le Glaive de sa gaine, le brandit trois fois, l'essuie sur son bras gauche, comme si l'arme était déjà tachée du sang ennemi, et la remet au fourreau.

 

Voilà le Milicien du Christ, enfin armé du fer justicier qui protégera la faiblesse et châtiera la violence. La Bénédiction du Vexillurn — de la bannière — clôt le rite et libère l'assemblée qui sort du temple, moins rebelle à l'effort et plus résolue à mettre son bras au service des opprimés et des humbles.

Il n'est pas inutile d'observer que ce rite, l'église l'offre, comme le sacrement de l'Ordre lui-même à toutes les conditions, comme à toutes les classes, au serf comme au noble, au pauvre comme au riche, et qu'à l'exemple encore du Sacerdoce, la Chevalerie exclut toute prérogative féodale et toute survivance héréditaire. Rappelons que, dans une autre cérémonie non moins imposante, le Sacre de nos Rois, l'Evêque remet l'Epée au récipiendaire. C'est l'Archevêque de Reims, — et non un Prince laïque, qui arme du glaive crucigère le Roi de France à genoux.

Admirable symbolisme où, non seulement s'atteste la suprématie de l'immuable sur l'éphémère, mais où l'Eglise nous signifie que l'Epée, instrument de violence dans la main du Barbare, se transforme, dans la droite du Chrétien, en une Arme sacramentelle, outil de délivrance et de justice.

 

L'Eglise légifère, non pour un règne, mais pour les siècles. On prétend que la Chevalerie, son œuvre, est morte. Erreur ! Il suffit d'ouvrir la dernière édition du Pontifical Romain, pour constater qu'elle est toujours vivante. Avant de partir sur le front, qu'un soldat, aujourd'hui même, franchissant le seuil de n'importe quel sanctuaire, aille solliciter les prières rituelles où l'Eglise implore l'aide de Dieu pour le combattant qui va se jeter dans la mêlée. Heureux de déférer à cette instance, le Prêtre s'empressera de réciter sur le soldat, prosterné devant lui, la Benedictio Ensis, formule essentielle du cérémonial chevaleresque. Tendant an jeune guerrier son arme, le Prêtre lui dira :

Prends cette épée ! Exerce, avec elle, la vigueur de la justice ! Détruis, avec elle, la puissance de l'injustice ! Disperse, avec elle, les ennemis du Christ ! C'est ainsi que, glorieux et fier du seul triomphe de la justice, justitiœ egregius cultor, tu parviendras au Royaume de là-Haut, où tu régneras avec le Christ !

Surnaturalisé par cette prière, le soldat se relèvera Chevalier, — tels les compagnons de saint Louis et, conduit au feu par des chefs qu'animera l'esprit qui respire dans la Benedictio Ensis, de quelles prouesses le nouveau milicien n'illustrera-t-il pas son nom et notre histoire !

 

 

 



[1] ABBÉ VACANDARD, Vie de saint Bernard, I, 260.

[2] VACANDARD, Vie de saint Bernard, I, 237.

[3] VACANDARD, Vie de saint Bernard, I, 237.

[4] L'Epée, dit Léon Gautier, est l'arme sainte ; elle contient dans son pommeau les ossements des Saints. L'Epée est un reliquaire. Dans l'Ordene de Chevalerie, ce Code de l'Honneur enjoint au chevalier de se servir exclusivement de l'Epée pour frapper le riche qui opprime le pauvre et punir le fort qui persécute le faible. La Chevalerie, p. 198, 293.

[5] Vingt-neuvième canon ; Artem autem illam mortiferam et Deo odibilem ballistariorum et sagittariorum adversus Christianos et Catholicos exerceri de cetero sub anathemate prohibemus. GUÉRIN, Les Conciles, t. II, 341.

[6] S. BERNARD, De laude novae militiæ. VACANDARD, Vie de saint Bernard, I, 244-245.

[7] Epistola Petri Cluniacensis, dans les Historiens de France, t. XV, 650, cité par M. F. Duval, Doctrine de l'Eglise sur la Guerre au Moyen Age.

[8] ODON DE DEUIL, 2 et 8. Geste de Louis VII (Bibliothèque des Croisades, I, 212.)

[9] S. BERNARD, De laude novæ Militiæ, cap. IV, n° 7. — VACANDARD, Vie de saint Bernard, I, I, 237.

[10] LACORDAIRE, Conférences (édit. Poussielgue) t. II, p. 130, 137.

[11] Ibidem, p. 67.

[12] Dans ses Rétractations, saint Augustin déplore l'aveuglement qui le rendit hostile à toute rigueur contre les Donatistes. Ces derniers blessaient, meurtrissaient, assassinaient les vrais croyants. L'Episcopat crut que la patience et l'inertie viendraient à bout de ces fureurs. Il n'en fut rien. Les violences des Donatistes redoublèrent et l'Eglise d'Afrique périt, victime de la passivité des catholiques et de la cruauté des sectaires.

[13] Le Clergé, dit-on, est un être moral qui ne meurt point : on se trompe. Il est mort en Afrique, en Asie, en Grèce, dans la moitié du monde. Il peut mourir en France, et que lui serviront dans un cercueil les droits inaliénables sur l'Etat ? L'or n'est pas comme les ossements des prophètes ; il n'attache pas les morts dans leur tombeau. (LACORDAIRE, Avenir du 15 nov. 1830).

[14] Renaud de Montauban, apud la Chevalerie de LÉON GAUTIER, p. 88.

[15] LÉON GAUTIER, la Chevalerie, p. 33.

[16] Ce Pontifical est passé presque intégralement, et ce n'est pas là son moindre honneur, dans la rédaction officielle du Pontifical romain.