LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE V. — Xe AU XIIIe SIÈCLE. - La Trêve de Dieu. - Guerres épiscopales contre les perturbateurs de la paix publique.

 

 

I. Guerres privées. — Il. Les Evêques déclarent la guerre à l'anarchie. - Conciles de Charroux, de Narbonne, de Limoges. - Mesures qu'ils prennent. — III. Concile de Soucilange. - Interdiction du pillage. - Respect aux paysans, aux marchands. - Concile de Limoges, le peuple présent. - Cérémonie saisissante. — IV. Au concile de Verdun, les fidèles s'engagent par serment à lutter contre les transgresseurs des trêves. — V. Les peines spirituelles étant impuissantes, l'Episcopat crée une armée. — VI. L'archevêque de Bourges, assisté de ses suffragants, fait le serment de combattre les oppresseurs. - Concile de Clermont. - Les évêques normands obligent tous les hommes, dès l'âge de douze ans, à prendre les armes contre les perturbateurs de la paix. Un Légat pontifical, abaisse l'âge à sept ans. — VII. Abus. Les Capuchons blancs du Puy. — VIII. Sous le commandement des Évêques, les milices paroissiales combattent les seigneurs factieux. - Évêques chargés de mobiliser les troupes. - Exploit d'un prêtre contre Hugues du Puiset. - Saint Geoffroy, évêque d'Amiens, marche contre Thomas de Marle. — IX. Ligues épiscopales embrassant une région. - Un Archevêque de Bourges lève des troupes contre Archambaud de Bourbon. - Lors de l'invasion de l'Empereur Henri V, Louis le Gros convoque les milices diocésaines.

 

I

 

Apanage d'abord de chaque grand vassal, le droit de guerre privée, ou FEHDA, avait rencontré dans Charlemagne un contradicteur peu indulgent aux pratiques tudesques. Dès qu'une querelle s'élève, l'Empereur, dans ses Capitulaires, enjoint aux parties contendantes de lui soumettre leurs griefs et de s'incliner ensuite devant l'arrêt impérial. Après avoir souscrit au jugement du maître, si l'un des adversaires regimbe, le bourreau ampute la main du parjure. Contre le barbare, Charlemagne brandit la hache de la barbarie.

L'Empire carlovingien démembré, le territoire s'éparpille en multiples souverainetés régionales où chaque oligarque s'arroge les prérogatives régaliennes dont s'appauvrit le chef suprême. Le plus considérable de ces privilèges, la fehda, n'est pas celui que les usurpateurs se disputent le moins. La force cesse de dominer la force. Le feu que l'Empereur à la barbe florie avait essayé d'éteindre, se rallume avec d'autant plus de violence, que l'autorité centrale laisse, de jour en jour, tomber de ses débiles mains, les seules armes qui pouvaient le combattre.

Si les chroniqueurs germains adjugent alors eux-mêmes à l'Allemagne la primauté du désordre et la suprématie du brigandage, notre pays souffre presque aussi cruellement des fléaux que suscitent le pullulement des souverainetés locales et l'abdication de l'autorité monarchique. En proie aux cupidités, aux haines, aux luxures, bref, à tous les vices condamnés parla loi divine, la France, ou plutôt une fraction de ses chefs, semble vouloir rentrer dans la nuit antique, où nul représentant de l'Immuable et de l'Immortel ne gourmandait l'âme humaine et ne lui montrait un pan d'azur.

Mais, grâce à Dieu, la Religion rappelle aux grands qui l'oublient, qu'elle est, non une servante, mais une magistrature. Luttes fratricides, dévastations, rapines, débauches, carnages, toutes les entreprises contre la loi chrétienne se flattent vainement d'imposer enfin silence au pouvoir qui les flétrit. L'Eglise, qu'on a voulu amoindrir, pour amoindrir le Décalogue, va s'offrir au monde, non seulement comme un organisme, une hiérarchie, un service public, mais comme une discipline morale, et comme un ordre divin. Pendant que les évêques, — ceux que leur origine ou leur conduite asservit aux riches feudataires, — se cachent, les autres, c'est-à-dire presque tous, se lèvent, parlent, entraînent, commandent. Pourquoi ? C'est qu'autour d'eux la cupidité, l'égoïsme étouffent la voix de l'intérêt général. Hier, chefs temporaires des forteresses qui jalonnent le sol pour le défendre, aujourd'hui détenteurs perpétuels des fiefs que leur a livrés la faiblesse des Carlovingiens, les barons infidèles à l'idée française se retranchent dans leur terre usurpée et ne militent plus que pour l'agrandir, par le feu comme par le fer, et l'isoler du domaine national.

Or, ce morcellement et cette anarchie mettent en danger l'unité de la loi divine, établie par l'Eglise dans les consciences. Si chaque souverain fait de sa volonté l'unique règle morale de son peuple, que devient la doctrine qui déclare que tous les hommes sont frères et qui leur donne un seul législateur dans Dieu lui-même ? Que devient aussi la France ? Et que devient le roi de France ?

La France se dissout dans ce démembrement et le roi de France, cessant d'être le juge des forts et le protecteur des faibles, n'est plus qu'un fantôme de monarque, puisque, devant son épée, dédaignent de trembler les puissants et cessent de se rassurer les humbles.

 

II

 

Il fallait en finir avec une race hors d'état de nous délivrer des Lémures et des Stryges qu'elle avait elle-même laissé sortir de l'abime où les avait enfermés Charlemagne. Témoin de ce désordre, l'Episcopat, au lieu de le déplorer, décide de le combattre et de le vaincre. L'histoire fixe à la fin du Xe siècle (980) et situe au monastère poitevin de Charroux, la réunion de la plus ancienne assemblée ecclésiastique où les Evêques, — las d'avoir en vain admonesté les barons appliqués aux sanglantes pratiques de la Fehde, — retranchent de la communion les coupables, fulminent l'anathème contre ceux qui pillent les biens des pauvres. Si quelqu'un s'est emparé de la brebis, du bœuf, de l'âne, de la vache, du bouc, des porcs des laboureurs, et des autres pauvres, qu'il soit anathème ! Ainsi légifèrent Gombaud, archevêque de Bordeaux, Gilbert, évêque de Poitiers, Hildegard, évêque de Limoges, Protaire, évêque de Périgueux, Abbon, évêque de Saintes, Hugues, évêque d'Angoulême[1]. A cette époque, les possesseurs de fiefs doivent la justice aux hommes établis sur leur domaine. L'Eglise les convoque donc à ses assises, — non plus comme des juges, puisque l'anarchie dominante atteste la banqueroute de leur justice, — mais comme les exécuteurs naturels des décrets conciliaires. En 990, à Narbonne, lorsque les Evêques de la Province, réunis en concile, censurent les seigneurs qui envahissent les terres d'Eglise, et violentent les membres du clergé, si les chefs du Patriciat régional, Raymond, comte de Rodez, Roger, comte de Carcassonne, Raymond, vicomte de Narbonne, assistent aux débats, sans y prendre part, ils se chargent, en revanche, de donner aux décisions de l'assemblée la suite nécessaire. Un peuple ne peut vivre sans prétoire et sans code. La magistrature territoriale a laissé sombrer sa fonction et ses devoirs. La carence du juge crée la mission de l'Eglise. Groupée autour des évoques, la minorité féodale comprend que, dans sa déchéance, un rôle honorable lui reste, c'est de devenir le bras de la nouvelle puissance qui se lève et qui promet au peuple le bien auquel il tient le plus : la Justice l Quatre années plus tard, en 994, à Limoges, en présence du duc Guillaume d'Aquitaine, l'évêque Audouin, — raconte la Chronique d'Adhémar de Chabannes[2] — promulgue une loi nouvelle : A cause des rapines des hommes de guerre, et de la ruine des pauvres gens, l'Eglise et les Monastères, — dit l'Évêque, — pour punir les mauvaises actions des seigneurs, cesseront le culte divin et le Saint Sacrifice ; le peuple, ainsi qu'un peuple païen, sera privé de chanter les louanges du Seigneur. Dans ce décret, les nouveaux justiciers affirment leur suprématie et leur indépendance en sévissant contre les seigneurs féodaux qu'ils frappent dans les églises de leurs fiefs, atteintes d'interdit, et dans les peuples de leur mouvance, qu'ils privent du culte divin. Emus de ces rigueurs, et fatigués de porter le deuil de l'iniquité victorieuse, les sujets des barons n'obligeront-ils pas la féodalité récalcitrante à reconnaître définitivement le magistère de l'Eglise, c'est-à-dire la prééminence de l'Esprit sur la Chair ?

 

III

 

Les princes et les nobles figurent encore parmi l'auditoire qui se range autour des prélats que Widon, évêque du Puy, convoque en 998, au monastère de Soucilange, en Auvergne, pour statuer sur les malheurs dont souffre le peuple. Mais la haute assemblée ne croit plus devoir confier à l'énergie des seuls barons l'exécution de ses sentences[3]. L'inanité de cette vigilance contraint le tribunal épiscopal à mettre désormais en mouvement, non plus une élite insoucieuse ou impuissante, mais la population tout entière, altérée de justice. Comme nous savons, disent les Pères, que personne, sans la paix, ne verra le Seigneur, nous donnons à tous les fidèles cet avertissement, au nom de Dieu, afin qu'ils soient les enfants de la Paix ; que, dorénavant, dans les diocèses gouvernés par les Evêques et dans les Comtés, aucun homme ne fasse irruption dans une église ; que personne ne ravisse dans ces Diocèses ou ces Comtés, des chevaux, des poulains, des bœufs, des vaches, des ânes, des ânesses, ni leurs fardeaux, ni les moutons, les chèvres, les porcs ; et ne les tue ; qu'aucun n'ose prendre un paysan ou une paysanne ; que nul n'arrête les marchands ou ne pille leurs marchandises. Si quelque maudit ravisseur rompt cette paix, qu'il soit excommunié ! Qu'il n'ait pas la sépulture chrétienne ! Et si un prêtre transgresse ces décrets, qu'il soit déposé ! Nous vous appelons tous, à la mi-octobre, à venir prendre ces engagements pour la rémission de vos péchés et par l'intercession de Notre-Seigneur Jésus-Christ...

Quelle grandeur dans ce geste d'une Eglise qui, trouvant la société laïque brisée en morceaux, épars sur le sol, sans protection contre l'anarchie comme sans recours contre l'arbitraire, appelle en faveur de la patrie en danger toutes les classes et signe avec elles un pacte qui les coordonne et les enrôle au service des droits meurtris et des faibles opprimés !

 

Au Concile de Limoges (décembre 1031) une impressionnante cérémonie va inculquer aux âmes les plus frustes ou les moins dociles le respect de la loi morale et la notion de l'ordre stable que l'Eglise veut dégager du chaos où se désagrège la France. Après avoir réuni dans la cathédrale, ouverte au peuple tout entier, les prélats Aymon de Bourges, Etienne du Puy, Rencon d'Auvergne, Raymond de Mende, Emile d'Albi, Dieudonné de Cahors, — l'évêque de Limoges Jourdain, en habits pontificaux, crosse en main et mitre en tête, monte sur la plus haute marche de l'autel et prend la parole : C'est pour que la paix vous soit donnée, dit l'orateur, que sont venus ici les pasteurs des Eglises voisines, nos frères les Evêques. Qu'aucune sédition ne s'élève dans la ville, ou hors des murs ! Que personne ne commette une rapine ! Qu'on ne se livre point aux combats, comme on en a l'usage, même pour une cause gue l'on croit légitime 1 Qu'on ne lève aucun impôt injuste ! Que personne ici ne recherche que la paix, si le Seigneur veut bien nous l'accorder, parce que cette assemblée est proprement l assemblée du Seigneur, pour l'établissement de la Paix et pour la consolation de la sainte Eglise de Dieu.

A celui qui observera ces choses, nous donnons, comme au Fils de la Paix, c'est-à-dire de Dieu, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, l'absolution des péchés et la bénédiction éternelle.

... Ceux, au contraire, qui n'ont pas embrassé cette Paix, et qui suivent, au lieu de Dieu, le démon, qu'ils soient soumis à la condamnation qui va être prononcée !

Alors, sur l'ordre des Evêques, le diacre, ayant lu l'Evangile, prononce, à haute voix, la malédication suivante :

De l'autorité de Dieu, le Père Tout-Puissant, du Fils et du Saint-Esprit, de la Sainte Mère de Dieu, Marie, de saint Pierre, père des Apôtres, du bienheureux Martial et des autres Apôtres, et de tous les saints de Dieu, nous, Évêques, réunis au nom de Dieu, nous excommunions les chevaliers de cet évêché de Limoges qui n'ont pas voulu ou ne voudront pas promettre la paix et la justice à leur évêque, comme il l'a demandé. Maudits eux et leurs fauteurs pour le mal ! maudites leurs armes ! Ils seront avec Caïn, le fratricide ; avec Judas, le traître ; avec Dathan et Abiron qui entrèrent vivants dans l'Enfer ! Et, de même que ces cierges s'éteignent à vos yeux, de même leur joie s'éteindra à la face des saints Anges, à moins qu'avant de mourir, ils ne viennent, auprès de leur évêque, satisfaire à sa justice !

 

Au même moment, tous les évêques et tous les prêtres qui tiennent dans leurs mains des cierges allumés, les renversent et les jettent à terre. Alors, transporté d'enthousiasme, le peuple s'écrie :

Que Dieu éteigne ainsi la joie de ceux qui ne veulent embrasser ni la Paix, ni la Justice ![4]

Emue par ce rite imposant et subjuguée par cet appareil tragique, la foule comprend mieux les hautes leçons que l'Eglise enferme dans ses symboles. A cette époque, comme aujourd'hui d'ailleurs, l'Eglise veut que le Christianisme anime de son souffle, non seulement chaque conscience, mais la société politique elle-même. Si l'obéissance au Décalogue irradie de clartés surnaturelles l'homme privé, combien n'illumine-t-elle pas encore davantage le détenteur de l'autorité temporelle ? Les cierges éteints, c'est la Puissance orgueilleuse qui refuse de demander sa roule aux étoiles du ciel et qu'abandonnent, — juste châtiment de sa révolte ! — les lumières de l'Esprit divin !

 

IV

 

Les plus lyriques résolutions de la foule survivent rarement aux cérémonies qui les provoquent. Contre l'élan des cœurs conspire trop souvent la légèreté des esprits. Il fallait fixer dans une formule liturgique l'enthousiasme passager de la multitude. Au Concile de Verdun-sur-Saône (1016) les évêques bourguignons obligent les fidèles à fortifier leurs promesses par un serment que s'empressent peu à peu d'adopter toutes les assemblées de Paix, impatientes d'opposer aux excès des grands le veto des consciences. Voici le serment :

Je n'envahirai en aucune manière les églises ni les celliers des églises, sinon pour y saisir le malfaiteur qui aura violé la paix ou commis un homicide ; je n'attaquerai ni les clercs ni les moines. Je n'enlèverai ni bœuf, ni vache, ni aucune autre bête de somme. Je ne saisirai ni le paysan, ni la paysanne, ni les marchands ; je ne leur prendrai pas leurs deniers et ne les obligerai pas à se racheter. Je ne ferai pas en sorte qu'ils perdent leur avoir à cause de la guerre de leur seigneur et je ne les fouetterai pas pour les dépouilles de leur subsistance. Depuis les calendes de mai jusqu'à la Toussaint, je ne saisirai ni cheval, ni jument, ni poulain dans les pâturages. Je ne détruirai ni incendierai les maisons ; je ne déracinerai ni vendangerai les vignes, sous prétexte de guerre[5].

Pendant tout le cours du XIe siècle, soit pour conjurer le fléau de la fehde, soit pour en limiter les ravages, la sollicitude des évêques n'épargne ni les cérémonies, ni les injonctions, ni les prières. Alors, raconte le moine Raoul Glaber, les évêques, les abbés d'Aquitaine, el autres dévots chrétiens de toute condition (ex universa plebe), se rassemblent. Dans la province d'Arles, dans la province de Lyon, dans toute la Bourgogne et dans les contrées les plus éloignées de la France, l'épiscopat apporte les Corps Saints, et, pour rétablir la paix, célèbre des Conciles devant les seigneurs, les bourgeois (mediocres), les petits (minimi), tous avides d'obéir à la voix du Ciel conviant la terre à un fraternel accord. Mais cet élan lyrique n'exclut pas une juste préoccupation des rigueurs nécessaires : Défense de voyager avec des armes. Celui qui s'empare du bien d'autrui tombe sous le coup des peines les plus sévères. Si quelqu'un cherche refuge dans une église, il n'a rien à craindre. Mais, a-t-il violé la paix, ordre de le saisir et de le châtier[6].

Pour désarmer la divine justice, les Conciles enjoignent de s'abstenir de vin, le vendredi, et de viande, le samedi. Au fidèle qui se relâche de cette observance, ordre de nourrir trois pauvres. La Providence ensoleille de prodiges ces Conciles. Les assises closes, un tel enthousiasme saisit l'assemblée que les évêques, levant leurs crosses vers le ciel et les hommes du peuple tendant des palmes vers l'autel, crient ensemble : La Paix ! la Paix ! En prenant ainsi Dieu à témoin de ce pacte perpétuel de la Paix, le Clergé et les Fidèles veulent que ; les Chefs temporels, enfin réconciliés, rendent à la France l'ordre, c'est-à-dire la loi chrétienne restaurée dans le gouvernement et dans les mœurs.

 

V

 

Si, pour entraîner les volontés récalcitrantes, beaucoup de chrétiens jurent fidélité, — la main droite sur les Saints Livres, — aux commandements divins, alors les plus outragés, la haine et la cupidité n'en gardent pas moins à l'esprit de révolte une irréductible clientèle. Adjurations et remontrances se heurtent à la coalition des égoïsmes, fort peu sacrés — qui veulent perpétuer le ; désordre pour perpétuer la curée. En vain l'Eglise excommunie-t-elle le feudataire qui viole la paix et jette-telle l'interdit sur son fief. La résistance des oligarchies enseigne chaque jour au peuple l'inefficacité des pénalités canoniques. La plus grande Autorité morale de l'univers va-t-elle se déclarer vaincue par la puissance la plus réfractaire à la loi divine ? Infidèle à l'intérêt général, l'Eglise va-t-elle trahir la confiance des petits et permettre aux forts de maintenir le peuple tremblant sous le fer de leurs lances ? L'impunité des rebelles ne serait pas seulement la défaite de l'Eglise, mais la déroute de la dignité humaine, de la justice, du devoir. Ce serait la destruction de l'œuvre créée par Charlemagne et sanctionnée par les Pontifes de Rome.

Dans cette crise, il appartiendrait, ce semble, à la Royauté capétienne de tirer l'épée, pour restituer à la France, avec l'unité morale, l'unité de pouvoir. Mais, où est la force militaire capable de mettre à la raison ces grands possesseurs de fiefs, si entreprenants et si vigoureux, mais si hostiles à la conception et à la maîtrise d'un Chef d'Etat unique ? Contre le Roi presque partout se soulèvent ceux-là même qui devraient constituer les cadres de son armée et concourir à sa victoire.

Cette détresse inspire aux Evêques une résolution magnanime. Moment dramatique entre tous, dans l'histoire nationale ! L'échiquier féodal refuse à la Royauté une armée ? Le Clergé lui en recrutera une. La création d'une milice populaire apparaît comme une mesure d'autant plus urgente que le paganisme tâche alors d'exercer sur la société chrétienne une décisive reprise. A part les provinces ecclésiastiques de Sens, de Reims, de Lyon, de Tours, de Bourges[7], où domine le Roi capétien, — partout ailleurs, en Normandie, en Bretagne, en Aquitaine, en Gascogne, en Languedoc, en Provence, etc., le Duc ou le Comte choisit l'évêque, le confirme par l'anneau et la crosse, transforme les diocèses en fiefs héréditaires et, sans égard pour les remontrances de Rome, immobilise sur le même siège des dynasties de pontifes. Le duc Richard Ier fait de son fils Robert un archevêque de Rouen ; de son neveu Hugues un évêque de Bayeux ; de son autre neveu Jean un évêque d'Avranches ; de son petit-fils Hugues un évêque de Lisieux. Le siège de Rouen échoit, plus tard, à Mauger, fils du duc Richard II, et le siège de Bayeux à Odon, frère utérin de Guillaume le Conquérant.

Pour ces évêchés patrimoniaux, que le chef de la famille réserve ou lègue à sa tribu, peu importe que chez le titulaire manquent tout à la fois la science théologique et l'âge légal. Mauger, l'archevêque de Rouen, atteint à peine l 'adolescence. Guifred de Cerdagne, obtient, à dix ans, le siège archiépiscopal de Narbonne. Il suffit que le jeune baron, voué à la prélature, balbutie quelques sentences de Domat[8].

En nommant le représentant de la morale dans un diocèse, le souverain de la terre devient, ipso facto, l'arbitre de cette loi même et le maître du devoir. Le code des Césars supplante le Sermon sur la Montagne. Par là, dit M. Etienne Lamy[9], tend à se rétablir l'ordre même des sociétés où la Religion est, pour le pouvoir, un instrument et non un juge. Les usurpations ecclésiastiques des grands vassaux inquiètent d'autant plus le clergé fidèle que la féodalité, gênée par le caractère hiératique et les sympathies romaines de la Royauté française, flaire et commence à courtiser, dans l'Empereur d'Allemagne, un suzerain à la fois plus favorable à l'autonomie des possesseurs de fiefs et moins hostile à l'asservissement de l'Eglise.

 

VI

 

La menace d'une trahison et peut-être même d'un démembrement, défend toute incertitude et toute demi-mesure. En 1038, l'archevêque de Bourges, Aymon, assisté de ses suffragants, réunit un concile et, devant les reliques de saint Etienne, s'engage, non plus seulement à muleter de châtiments spirituels une aristocratie factieuse, mais à diriger contre elle les armes et les forces temporelles dont décide enfin de se pourvoir l'Eglise, résolue, de guerre lasse, à s'affranchir des règles disciplinaires pour affranchir la France de l'anarchie. Voici le texte de ce serment :

Moi, Aymon, par la grâce de Dieu, archevêque de Bourges, je promets, de bouche et de cœur, à Dieu et a ses saints, d'exécuter, sans aucune arrière-pensée, tout ce qui remplit mon âme. Je combattrai, avec vous, tous les usurpateurs des biens de l'Eglise, les auteurs des rapines, les oppresseurs des Moines, des Religieuses et des clercs, bref, tous ceux qui attaquent notre sainte mère l'Eglise, jusqu'à ce qu'ils soient revenus à résipiscence. Je ne me laisserai jamais tromper par les présents, ni solliciter, par la parenté ou par l'alliance de mes proches, à m'écarter du droit chemin. Tous ceux qui oseront transgresser ces décisions, je m'engage à les combattre avec toutes mes forces et à ne me retirer que lorsque les prévaricateurs seront revenus à de meilleurs sentiments[10].

 

De ce serment, prononcé par un prince de l'Eglise, sortiront les milices paroissiales, les Communes, qui, groupant autour de Philippe-Auguste, la première armée nationale, libéreront l'Eglise des exactions féodales, la France de l'hégémonie allemande, et la Royauté française de son inertie et de sa faiblesse.

Le célèbre Concile de Clermont (1095), où le Pape Urbain II rassemble quatorze archevêques, deux cent vingt-cinq évêques et quatre-vingt-dix abbés, ne se contente pas de déclarer intangibles les femmes, les clercs, les moines, les voyageurs, les paysans, les métairies, les animaux des fermes, bref, tout ce qui manque de défense et tout ce qui peut devenir une proie. Dans les diocèses où fonctionne la Paix, les archevêques et les membres de la confédération qu'a liés la formule sacrée, reçoivent l'ordre de poursuivre les transgresseurs de la paix publique.

L'année suivante, nouvelle liste à humbles privilégiés soustraits par l'Eglise aux sévices des grands et nouvel appel aux armes contre les adversaires de la trêve. Au mois de février 1096, les Evêques normands, après avoir couvert de leur tutelle les marchands et leurs serviteurs, les charretiers et leurs chevaux ; — après avoir proclamé la charrue instrument d'asile comme l'église et la Croix des chemins, statuent que tous les hommes, à partir de l'âge de douze ans, après avoir juré la Constitution qui vient à 'être adoptée par les Conciles, s'obligeront à l'observer par le serment suivant, plus précis encore que celui de Bourges :

Je vous prends à témoin, mes frères, que moi, à l'avenir, je garderai fidèlement la trêve de Dieu ! Contre tous ceux qui refuseront de l'observer, je prêterai secours à l'Evêque ou à l 'Archidiacre. Si ces deux dignitaires m appellent à leur aide contre les rebelles, je ne fuirai pas, mais je partirai avec eux et je prendrai les armes. Qu'ainsi Dieu me soit un aide et les saints ![11]

Admirable serment ! Sous le sceptre d'une royauté méconnue, nominale, inopérante, le faible et le pauvre forment le butin à une minorité qui ne voit se dresser, contre ses convoitises et contre ses violences, que le silence à u-n épiscopat cubiculaire ou l'anathème d'un clergé trop souvent désobéi. Pour triompher des tyrannies acharnées contre la vocation de notre race, le Clergé mobilise la population tout entière, depuis les plus jeunes enfants jusqu'aux hommes les plus mûrs, et tous, vilains, bourgeois, nobles, paysans, serfs, émus de colère et de pitié, après avoir, au pied de l'autel, donné leur parole de faire respecter les décisions du Concile, tous, dis-je, prennent les armes et sous les ordres des Evêques ou des Archidiacres, s'incorporent dans la milice régionale, et s'associent à son offensive. C'est la croisade du droit contre la force, de l ordre contre le désordre, du peuple laborieux et chrétien centre l'oligarchie avide et pillarde.

Le Pontife Romain avait fait du roi de France son Lieutenant temporel, son Evêque du dehors. Pouvait-il se désintéresser d'une Royauté dépouillée de son ministère et se montrer insensible à l'effort armé d'une Ligue qui voulait le lui rendre ? Un concile de Rome valide, en 1102, la coalition qu'à l'appel de l'Eglise et sous ses auspices, fomentent les peuples contre leurs oppresseurs. En même temps, une lettre de Guillaume, Légat du Saint-Siège, et archevêque d'Auch, accentue l'adhésion de la Souveraineté pontificale à la levée d'une milice qui permette aux petits de conjurer les trames des forts. Comme, dit le Légat, nous sommes tenus de veiller sur les peuples qui nous sont confiés, nous ordonnons de la part de Dieu, du Pape et de la nôtre, que la paix et la trêve de Dieu soient observées, selon les décrets du Concile qui vient d'être célébré à Rome. Si quelqu'un tente de violer la paix, que le Prince et l'Evêque, avec le Clergé et le Peuple, le forcent à réparer le dommage causé. Et pour que ces choses soient observées, nous ordonnons que les Comtes, les Vicomtes, les Barons, tout le Clergé et le peuple, à partir de l'âge de 7 ans, jurent de se conformer à la loi de la paix et d'en poursuivre les violateurs. Que si quelqu'un contrarie ce décret, soit en ne jurant pas, soit en ne poursuivant pas les coupables, qu'il soit anathème ![12]

 

VII

 

Dirigées par le clergé, ces Ligues populaires ne dévièrent de leur but que le jour où la foule, rompant avec ses chefs spirituels, prétendit exercer elle-même, le fer à la main, une justice qui, privée de guide, ne fut bientôt plus que le déchaînement de la violence. La querelle entre Henri II, duc de Normandie et ses fils ensanglantait l'Ouest et le Centre de la France. Les Cottereaux brûlaient les églises, profanaient les vases sacrés, outrageant les femmes, massacrant les enfants ; ni les cités ni les villages ne résistaient à leur fureur. Le salut vint d'un humble bûcheron, nommé Durand, qui sortit, un jour, de sa forêt pour aller trouver l'Evêque du Puy et l'informer d'une vision merveilleuse. Surgissant soudain devant les regards du pauvre homme, la Sainte Vierge lui enjoint d'inviter le Pontife à prêcher la paix. Une bannière, sur laquelle étincelle, au-dessous de Notre-Dame du Puy, cette légende Agneau de Dieu, qui effacez les péchés du monde, donnez-nous la paix ! doit servir d'enseigne à la milice chargée de sévir contre les perturbateurs de l'ordre public.

Si quelques mécréants raillèrent le bûcheron, le peuple et les hommes de Dieu lui firent fête. Un chanoine rédige les statuts de la confrérie, et, bientôt, cinq mille ligueurs, coiffés d'un chaperon blanc, prêtent serment de ne jamais jurer, de ne pas porter de vêtement luxueux, de fuir les tavernes et d'accourir au premier signal des chefs, non seulement pour défendre la paix, mais pour en exterminer les ennemis. L'Auvergne, le Berry, le Gascogne, le Languedoc, la Provence, fournissent aux Chaperons Blancs des troupes qui, vers 1185, à Dun-le-Roy, taillent en pièces un corps de routiers, débris de l'armée de Henri Court Mantel, en débandade et, depuis cette défaite, terreur de la province.

Ces succès grisent les Frères de la Paix et les portent à des usurpations où s'obscurcit le souvenir de leur origine. S'il faut en croire l'historien des évêques d'Auxerre, les autorités supérieures cessèrent d'obtenir des ligueurs le respect dû aux puissances légitimes, puis à ce mépris s'ajoutèrent la négation de toute hiérarchie et le refus de toute obéissance. Plus de distinction de rang ni de classe : faisant table rase des institutions et des pouvoirs, les Chaperons Blancs préconisent une fraternité qui ne devient plus que le nom fastueux du chaos. Il fallait en finir avec ces hallucinations. Les Encapuchonnés envahissent de plus en plus le diocèse d'Auxerre. Emu du péril, l'évêque Hugues réunit une armée, bat les factieux et, pour rafraîchir sans doute ces cerveaux trop échauffés, donne l'ordre d'exposer les Ligueurs, tombés entre les mains de ses soldats, pendant une année entière, tête nue, aux intempéries des saisons. A une époque où les mœurs publiques ne témoignent pas d'un très vif souci de mansuétude pour les victimes de la guerre, ce traitement dut paraître plus humiliant que rigoureux. Le métropolitain de l'évêque Hugues, l'archevêque de Sens, estime, toutefois qu'il dépasse la mesure, et, licenciant les captifs, libère ipso facto le diocèse. En 1184, une défaite décisive, près de Berthes, élimine les Chaperons Blancs des préoccupations ambiantes et leur nom de l'histoire. Mais comme la Royauté n'est pas encore assez forte pour tenir tête aux rebelles, l'Eglise, au lieu de convoquer le peuple tout entier à la répression du brigandage, entretient, avec l'impôt de la pézade levé par elle sur le noble, le bourgeois et le paysan, une sorte de gendarmerie, les paisseurs ou paissiers toujours prêts à marcher sur la réquisition de l'évêque, contre les perturbateurs de l'ordre[13].

 

VIII

 

Législateur de la société laïque comme de la société religieuse, le Clergé, pendant près de deux siècles, assume toutes les charges et remplit tous les devoirs de l'autorité temporelle, inapte ou défaillante. A cette époque, une fausse philosophie ne professe pas que le bien naît spontanément de l'excès du mal et que, pour assurer le bonheur des générations futures, il suffit de laisser à l'anarchie le temps de trouver une expiation et un terme dans ses propres ravages. Plus virils que nos passifs contemplateurs des vicissitudes humaines, les chrétiens du XIe et du XIIe siècle s'adjugent, sans scrupule, le droit de manier le glaive et réclament l'honneur de verser leur sang pour disputer les masses souffrantes à la dictature du mal.

Ce n'est pas en vain que l'Eglise travaille à délivrer des cabales les rois, parfois trop peu réfractaires à l'anarchie. Insensiblement, la France reconnaît une autorité supérieure, s'assujettit à une loi morale, se crée une hiérarchie, dérobe son obéissance aux feudataires exacteurs ou rebelles, et la donne à des chefs probes et disciplinés. Sortant des halliers où la reléguait le conflit des souverainetés rivales, la Royauté capétienne recommence à se montrer sous son véritable visage au peuple resté, malgré tout, fidèle au souvenir de Karl le Grand. De même qu'au temps du légendaire Empereur, l'Eglise, non seulement conseillère du Prince, mais sa coadjutrice, lui procure dans les Communes qui se précipitent au devant du maître un dédommagement aux vassaux qui s'isolent dans leur orgueil et s'éloignent du Chef.

Chaque association paroissiale, chaque union de la paix, localisée dans une région, s'inclinait devant un maître autonome, sans rapport avec les associations voisines. Il fallait une tête aux corps, dispersés ou acéphales, pour créer avec ces groupements une nation et une armée. Louis le Gros fut ce chef et cette tête[14]. Bourgeois, Laboureurs, Marchands, Nobles, Prêtres, après avoir formé des Légions, se transforment, — l'ennemi vaincu — en pacifiques Fraternités, où dominent les préoccupations qu'éveillent le rapprochement des classes, l'affinité des intérêts et l'échange des services. En acceptant des mains du clergé la tutelle des Communes suscitées par les Evêques, le Prince achève l'œuvre de l'Eglise, assure l'hégémonie de notre patrie et fonde sa puissance.

 

L'anarchie ne capitule pas du premier coup. Que de soulèvements à réprimer ! Que de crimes à punir ! Que d'orgueils à dompter ! Que de cavernes à détruire ! Le Chroniqueur Guillaume de Nangis nous fait voir le roi bloqué dans Paris (1115) par Hugues du Puiset, Thibault, comte de Blois, Eudes, comte de Corbeil, Hugues de Crécy, Guy de Rochefort, Thomas de Marie et Haimon de Bourbon, séditieux châtelains, conjurés contre un pouvoir qu'ils sentent inexorable à leurs cupidités. Hugues du Puiset saccage, dans le pays de Chartres, les domaines de l'Eglise et du Roi. Louis le Gros cite son vassal devant la Cour des Pairs, à Melun. Hugues fait défaut. A la demande du Roi, l'archevêque de Sens, les évêques d'Orléans et de Chartres, les abbés de Saint-Denys, de Fleury-sur-Loire, de Saint-Aignan et de Saint-Jean-en-Vallée, à la tête de leurs vassaux mobilisés, que commande en chef Louis le Gros lui même, assiègent le château du Puiset, le prennent et l'incendient pour ravir au déprédateur la forteresse où il prépare ses expéditions et engrange son butin[15]. L'assaut languissait, écrit Suger ; les chervaliers du Roi faiblissaient, quand un pauvre prêtre chauve, venu avec les Communautés des paroisses, rendit possible, contre toute opinion humaine, ce que le Comte, malgré sa bonne armure, et les siens avaient éprouvé leur être impossible. Cet homme, en effet, le front découvert, et portant devant lui, pour toute défense, une mauvaise planche, monte avec rapidité, parvient facilement jusqu'à la palissade, et l'arrache pièce à pièce, en se couchant sur les ais arrangés pour en couvrir l'ouverture. Reconnaissant avec joie qu'il y réussit aisément, il fait signe de venir l'aider à ceux de nos gens qui hésitaient à le suivre et restaient dans la plaine sans prendre part au combat[16]. Les soldats accourent avec des haches et des piques ; la palissade cède, les milices paroissiales forcent le château et s'emparent du châtelain. Le récit de Suger prouve que, dans les luttes où les milices paroissiales décident de la victoire, les curés n'y figurent pas seulement comme chapelains, mais, de même qu'aujourd'hui nos prêtres, se jettent, les armes à la main, dans la mêlée pour forcer la victoire.

 

Devancier du fameux Gilles de Rais, le sanglier de Tiffauges, — Thomas de Marie, vraie bête fauve, renouvelle contre le Ponthieu les cruautés de l'Islam. Guibert de Nogent parle avec épouvante des supplices que Thomas de Marie inflige aux paysans désarmés et du plaisir qu'il goûte devant les tortures où se convulsent ses victimes. Une église où s'abritent les pauvres gens terrorisés par le châtelain est livrée aux flammes, avec les fidèles qu'elle protège. Il faut en finir. Le Légat du Pape, le cardinal Conon, évêque de Preneste, prêche la Croisade et fait appel à toutes les sollicitudes et à toutes les énergies. Sur la demande de saint Geoffroy (1068-1115) évêque d'Amiens, Louis Le Gros se met en campagne. Mais, dès les premières étapes, les seigneurs laïcs se dispersent et laissent aux seules milices épiscopales le mérite et les périls de l'offensive. Hugues du Puiset occupe, au milieu d'Amiens, un vieux castellum romain, transformé en donjon féodal et appelé le Castillon[17], inexpugnable forteresse défendue par des retranchements palissadés et des levées de terre. Le dimanche des Rameaux (1115), saint Geoffroy monte en chaire dans la cathédrale d'Amiens et promet, — dit Guibert de Nogent, — les récompenses éternelles, aux combattants qui tomberont pour la plus sainte des causes. Après avoir pris part au siège, saint Geoffroy, atteint par la mort, n'eut pas la joie d'assister à la victoire. Il fallut deux ans de lutte pour venir à bout de Thomas de Marie. Triomphe éphémère ! Avec le départ des milices paroissiales recommenceront les exploits du tyran, endurci par une longue impunité dans le crime.

De nouveau docile aux instances des évêques, Louis Le Gros vient diriger une deuxième expédition (1130) qui satisfait enfin la justice humaine et délivre la Picardie de son fléau[18]. Une autre forteresse, celle de Crécy, doit également sa chute aux forces combinées de Louis Le Gros et de l'Episcopat[19]. Trente-quatre années de guerres incessantes utilisent les services des mêmes cadres paroissiaux et permettent au prince de libérer le domaine royal de ses pillards et de leurs antres. C'est grâce aux contingents ecclésiastiques que la grande Abbaye capétienne de Saint-Denys désarme les seigneurs de Beaumont et de Montmorency ; — que le chapitre de Beauvais secoue le joug du châtelain de Mouchy et que le clergé de Noyon peut respirer à l'aise devant la forteresse de Quierzy-sur-Oise, enfin réduite en cendres. Les bastilles de Monthéry, de Chevreuse, de Rochefort, de Châteaufort, de Corbeil, etc., abattues à leur tour, après de sanglants combats, cimentent l'accord de la Monarchie et de l'Eglise, simultanément exonérées des oligarchies qui les oppriment. Cependant, les Normands s'agitent et leur duc, Henri Ier, aspirant à la souveraineté, déclare la guerre à son suzerain qu'il bat dans la plaine de Brémule, près de Noyon-sur-l'Andelle (20 août 1119). Sans être sanglante, la défaite est décisive et Suger s'efforce à tort d'en amoindrir l'importance. Furieux, le roi veut prendre sa revanche, convoque les milices diocésaines, brûle Ivry, assiège Breteuil. Mais Raoul le Breton, qui défend la place pour Henri Ier, résiste avec énergie et Louis le Gros reprend, non sans humiliation, le chemin de Paris, de plus en plus isolé de la France par la prépondérance des grands et la faiblesse de la Monarchie.

Dans ce nouvel échec, Suger et les autres conseillers ecclésiastiques du Prince, plus optimistes que leur maître, ne voient qu'une passagère défaveur qui ne saurait arrêter l'ascension de la France et des Capétiens vers leur inévitable triomphe. Que les évêques et les comtes, — dit à Louis le Gros son entourage, — se réunissent ; que les Curés viennent, avec leurs paroisses, et qu'ils aillent où vous ordonnerez qu'une armée commune exerce une vengeance commune sur les ennemis publics, et vous viendrez facilement à bout des rébellions. Ce langage persuade Louis le Gros qui, le même jour, transmet, par de prompts courriers, aux Evêques, vrais coadjuteurs temporels du Prince, un édit où il les charge de mobiliser, chacun dans son diocèse, les Communes armées, avec leurs curés en tête. Dès que la Monarchie milite contre la Discorde, ne faut-il pas que l'Eglise aide le Prince à rétablir l'unité du pouvoir, mère de la Paix et de l'ordre ?

Impatients de préparer notre avenir, ces Evêques, dans leurs messages, font redouter l'anathème aux chefs qui ne s'empresseraient pas de rejoindre le prince et de mettre à sa disposition contre les Normands rebelles toutes leurs ressources et tous leurs hommes. A cet appel, les Communes du Berry, de l'Auvergne, de la Bourgogne, du Vermandois, du Beauvaisis, de Laon, d'Etampes, s'exonèrent de leurs immunités féodales pour se ranger, la bannière de l'Eglise au vent, derrière le Chef qu'ils sentent non moins nécessaire à l'ordre qu'à la France. Levée par l'Episcopat, encadrée par les curés, surgit de tous les coins du territoire une armée populaire qu'aiguillonnent l'enthousiasme delà tâche qu'on lui confie, et le pressentiment de la grande œuvre qu'elle ébauche. C'est dans la chronique du moine Ordéric Vital qu'apparaît, avec toute son ampleur, la Milice ecclésiastique destinée à préserver de la déchéance les arrêts fulminés par les Evêques contre les contempteurs de la paix publique[20]. Huit cents ans avant la conférence de La Haye, l'Episcopat français crée l'instrument que n'a su, ni pu forger la diplomatie du XXe siècle pour arrêter, par une audacieuse offensive, le déchaînement des guerres injustes et les attentats des souverains barbares. Chancelier de Louis le Gros, abbé de Saint-Denys, Suger appelle ce concordat de l'autorité royale et du pouvoir ecclésiastique, l'Union du Sacerdoce et de la Monarchie, et fait flotter, au-dessus des forces ainsi fraternellement rapprochées, l'oriflamme de l'illustre Abbaye où l'Eglise, par la plume de ses moines, retrace, jour par jour, les fastes de notre histoire.

 

IX

 

Pour dompter les barons normands qui se remuent contre l'autorité royale, Louis le Gros ne recourt pas en vain aux Communes de la province, unies aux Evêques par le serment qu'avait exigé de la population tout entière le Concile de 1096. Au lieu de se restreindre à l'enceinte d'une paroisse, les Communes étendent leur vigilance et leurs bienfaits à chaque pagus et, de diocèse en diocèse, entrelacent de leurs réseaux tout le duché. Ainsi, dans le pays de Caux, toutes les agglomérations rurales, confédérées, obéissent à la discipline ecclésiastique et se tiennent prêtes à marcher, dès que l'Evêque ou l'Archidiacre le demande, contre toute agitation hostile ou préjudiciable à la mission de l'Eglise ou à la vocation de la France[21]. Dans le Ponthieu, dans l'Amiénois, dans le Midi, même mot d'ordre et même règle du devoir.

 

Un concile de Toulouse ordonne qu'à partir de l'âge de quatorze ans, tous jurent de garder la paix. Et les Pères ajoutent : Lorsque quelqu'un aura enfreint la paix ou soulevé une guerre, si, dans les quinze jours de l'avertissement, il ne paye l'amende et les dommages, qu'il soit excommunié et mis hors la paix ; que toute terre fasse la guerre à lui ou à sa terre ; qu'il soit assiégé et pris d'assaut, soit dans son château, soit dans sa ville, et, avec lui, ses hommes, à moins que ceux-ci ne l'aient attaqué avec les autres, nonobstant la fidélité qu'ils lui auraient promise auparavant. Autour du lieu où il se sera retiré, qu'il y ait des postes de chevaliers ou de fantassins, afin qu'il ne puisse nuire à personne, ni se garantir des poursuites.

 

De même que la Normandie, le Berry nous offre l'exemple d'une province où l'archevêque, contraint par l'abdication, l'insuffisance ou le discrédit de l'autorité séculière, prend lui-même en mains le commandement de toutes les milices paroissiales et de toutes les communes et les fait servir à la défense des personnes et des biens exposés ou livrés aux entreprises de la violence féodale. En conviant le peuple à cette tâche, l'Eglise ouvre, pour ainsi dire, une école de justice en plein forum et communique aux plus puissants comme aux plus humbles de ses fils l'intelligence et le culte de l'intérêt général.

Dans une lettre adressée au Pape Grégoire IX, le Chapitre de Bourges, après avoir flétri les cruautés exercées par les tyrans contre les églises, les personnes ecclésiastiques, les pauvres, les veuves, les orphelins, rapporte que, pour mettre fin à ces sévices, invitation fut faite aux barons, aux forts, aux nobles, au peuple du Berry, de contracter corporellement, par serment envers l'archevêque de Bourges, Primat d'Aquitaine, l'engagement de suivre sa commune. Or, si tous les barons et tous les nobles du diocèse obéissent à cet ordre, un seul possesseur de fiefs, le plus puissant de tous, Archambaud, seigneur de Bourbon, se cabrant contre l'archevêque, récuse aujourd'hui le magistère de l'Eglise et brave l'anathème épiscopal. Dans sa terre, — insistent les chanoines — les églises, les prêtres, les veuves, les croisés, les pauvres, sont si odieusement opprimés et dépouillés qu'ils sont presque tous réduits à la mendicité. Cette rébellion et ces iniquités autorisent l'Archevêque à mobiliser les milices paroissiales et à les mettre en branle contre le feudataire coupable. Mais Archambaud prétend que le Saint-Siège a seul le droit de le sigiller de l'excommunication fulminée par le primat d'Aquitaine. Ce recours au Pape suspend la procédure. Condamné par l'archevêque de Tours, que le Saint-Siège a chargé de statuer sur l'appel, il faut qu'Archambaud capitule ou se prépare à soutenir, dans son donjon, un siège en règle contre les milices instituées par l'Eglise pour donner une sanction à ses sentences contre les seigneurs révoltés. L'autorité épiscopale l'emporte. En prononçant, à genoux, devant l'Archevêque, la formule sacrée, Archambaud, résipiscent, désarme les Communes frémissantes, abjure son égoïsme et se reconnaît justiciable d'un Pouvoir supérieur à toutes les Puissances, puisqu'il est le Droit lui-même[22].

Si tous les seigneurs sont assujettis au serment et passibles des rigueurs qu'exercent contre les barons factieux les Communes en armes, l'Eglise exonère de cette contrainte le roi de France. Exemption logique. Le Roi de France n'est-il pas le Chef suprême, consacré par l'onction de Reims ? Et n'est-ce point, précisément, pour protéger le Vicaire temporel du Pontife romain contre les grands feudataires qui gênent sa mission, et fonder l'unité du pouvoir, que les Evêques ont suscité les Communes et levé les milices ?

 

Tous ces textes achèvent de mettre hors de doute l'existence et le fonctionnement d'une armée foncièrement ecclésiastique qui, s'opposant, dans chaque diocèse, aux bandes féodales, les évince et les remplace. Evêques et Abbés, — écrit M. Ernest Lavisse, — mirent au service de Louis le Gros des cadres d'infanterie, milices des paroisses, conduites par leurs curés, que les Associations de la paix de Dieu, depuis le XIe siècle, avaient fait sortir de terre[23]. Sans un cortège de soldats, gardiens de sa fonction sacrée, qu'est-ce qu'un Prince ? Et qu'est-ce qu'un Royaume ? En donnant à la Royauté le rempart d'un organisme militaire, l'Eglise fait, ipso facto, de la France un Etat. Le Roi ne dépend plus des gens d'armes que les grands vassaux lui amènent et qu'ils licencient à leur guise et à leur heure. Grâce aux Evêques, il a ses hommes et son ost, inlassables compagnons de ses épopées, toujours prêts à verser leur sang pour le maître, sans lui demander d'autre salaire que la faveur de le servir.

 

Lorsque, sous le règne de Louis le Gros, en 1124, l'Empereur d'Allemagne, Henri V, voulant faire payer au roi capétien le concours dont la France avait favorisé le Pape, dans le conflit du Saint-Siège avec l'Empire, envahit notre pays par la Lorraine et se dirige vers Reims, pour détruire la métropole religieuse du Royaume, l'Europe voit accourir et se masser dans les plaines de Champagne, les milices paroissiales et monastiques de Soissons, de Laon, d'Orléans, d'Etampes, du Ponthieu, d'Amiens, de Beauvais, de Reims, de Châlons, l'oriflamme écarlate de l'abbaye de Saint-Denys déployée au-dessus des phalanges populaires.

Les troupes conduites par les évêques et les curés, dit Suger, formaient une armée si nombreuse qu'elle couvrait la montagne et les rives des fleuves voisins. On guette vainement l'ennemi pendant une semaine entière. Les grands se disent entre eux : Marchons contre ces Allemands, et qu'ils ne retournent pas chez eux sans avoir subi la juste punition de leur insolence. Oser attaquer la France, la maîtresse et la souveraine des royaumes, mérite un châtiment exemplaire. Mais ce châtiment, les Teutons devront le subir, non dans notre pays, mais dans cette Allemagne que les Français ont si souvent dominée et qui, d'ailleurs, en vertu du droit féodal, relève de la Couronne de France. Infligeons à nos ennemis les maux qu'ils nous destinaient. Contre cet avis prévaut le parti de l'expectative. Attendons, disent les évêques, un ennemi si fanfaron.

Cette sagesse l'emporte : Prélats et Comtes disposent leurs contingents pour le combat et le roi passe les troupes en revue. Dans la plaine champenoise s'échelonnent six corps d'armée. Evalués chacun, d'après Suger, a soixante mille hommes, ces six corps forment un effectif total d'au moins 350.000 combattants, sans parler des 20.000 cavaliers de l'arrière-garde. Devant un rassemblement aussi formidable, Henri V, pris de peur, après avoir légèrement dépassé Metz, regagne les forêts d'Allemagne, comme un sanglier rentre dans sa bauge, vaincu sans avoir combattu[24].

 

 

 



[1] LABBÉ, Conciles, IX, col. 733. Paris, 1671. — DOM BOUQUET, Historiens de France, X, p. 536.

[2] Historiens de France, X, p. 147.

[3] DU CANGE, Glossarium Mediæ Latinitatis, 658, 3e col.

[4] LABBE, Conciles, t. IX, éd. 869-891 ; BARONIUS, Ann. Eccles., XI, 118.

[5] E. LAVISSE, Histoire de France, II, 134.

[6] LABBE, Conciles, t. IX, p. 919 ; GLABER, Historiæ, lib. CV.

[7] E. LAVISSE, Hist. de France, II, 108.

[8] E. LAVISSE, t. II, 110-112.

[9] La Bataille de Bouvines, 15.

[10] Miracles de saint Benoit. André, moine de Fleury. Publié par M. de Certain. Société de l'Histoire de France, p. 192 et suivantes, 1898.

[11] SEMICHON, La Paix et la Trêve de Dieu, t. I, 147-149.

[12] MARCA, Conciles du Béarn, cité par Semichon, La Trêve de Dieu, I, 155.

[13] ROBERT DE TORIGNY, Chronique du Mont Saint-Michel, édit. L. Delisle, 126 ; RIGORD, Recueil des Historiens, XXII, 12 ; Gesta Pontif. Autissiodor., ibid., 706 et 729 ; H. GÉRAUD, Les Routiers au XIIe siècle. Bibl. de l'Ecole des Ch., 1re série, t. III, 141 ; ibid., 5e série, t. II, 374 ; Gallia Christ., t. II, 51 et 705.

[14] LAVISSE, Hist. de France, II, 311-337.

[15] LUCHAIRE, Louis le Gros, annales de sa vie et de son règne, 49.

[16] SUGER, Œuvres complètes. Edit. Lecoy de la Marche, 75. Cum communitates patriæ parochiarum adessent.

[17] MGR DE VILLERABEL, Saint Geoffroy évêque d'Amiens, 13.

[18] LAVISSE, Hist. de France, t. II, 315.

[19] SUGER, 94. Clero cui semper humillime hœrebat comitatus, Creciarum munitissimum castrum divertit.

[20] Tunc ergo commnnitas in Francia popularis statuts est a prœsulibus, ut presbyteri comitarentur regi ad obsidionem vel pugnam cum vexillis et parrochianis omnibus. ORDÉRIC VITAL, édité par la Société de l'Histoire de France, t. III, lib. IX, p. 470. Voir aussi lib. XII, 356 et sqq. Cf. Ordéric Vital et l'Abbaye de Saint-Evroult. Notices publiées en l'honneur de l'Historien normand. Fêtes du 27 août 1912, Alençon, in-8°. Dans la Préface, Léopold Delisle (p. 34) insiste particulièrement sur ces levées en masse des populations marchant à la guerre, à la voix des curés sous les bannières paroissiales.

[21] DU MOUSTIER, Neusria Pia, 859 ; SEMICHON, II, 42.

[22] RAYNAL, Histoire du Berry, II, 2e partie, 116 et req. 183 et 184. LA THAUMASSIÈRE, Coutumes locales. 717.

[23] ERNEST LAVISSE, Histoire de France, t. II, p. 325.

[24] LAVISSE, Hist. de France, II, 329-330 ; SUGER, Vie de Louis le Gros, lib. I, c. XXI.