LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

PRÉFACE.

 

 

Par la main de l'Archevêque S. Remi, l'Église créa la France à Reims. Après avoir construit cette nef royale, après l'avoir lancée sur les flots, pouvait-elle l'abandonner à l'aléa des tempêtes et à l'inclémence des hommes ? Au VIe et au VIIe siècles, les Barbares, accourus des hauts plateaux de l'Asie ; — au VIIIe siècle, les hordes de l'Islam, lancées par l'Afrique ; — au IXe siècle, les pirates normands, débarqués de la mer du Nord sur nos rivages, auraient submergé dans le sang la Nation nouvelle, si l'Épiscopat, gardien de l'arche qui portait notre avenir, n'avait donné à nos rois une force militaire et ne l'avait lui-même conduite au péril et à la victoire.

Sans doute, une élite de grands feudataires entoure alors le Prince. Vassaux du roi de France, le comte de Champagne, le duc de Bourgogne, le duc de Bretagne, le comte de Provence, le duc d'Aquitaine, etc., doivent, sous peine de félonie, amener à l'ost de leur suzerain un important tribut d'hommes d'armes. Mais que de prétextes et de sophismes ajournent ou éludent cette obligation, imposée à des grands seigneurs, trop souvent eux-mêmes en train de défendre ou d'agrandir, les armes à la main, un fief aux frontières indécises !

 

Tous nos historiens et tous nos savants, Lavisse, Luchaire, Maurice Prou, Paul Viollet, Jacques Flach, etc., proclament que, sans les contingents diocésains et leurs chefs ecclésiastiques — paladins non seulement intrépides, mais ponctuels de l'unité nationale — la France, sans armée, comme un soldat sans bouclier, opposant à l'ennemi une poitrine découverte, aurait trouvé son tombeau dans le brasier des invasions...

 

Les lois canoniques interdisent au Clergé le port des armes et l'effusion du sang. Comment se fait-il, pourtant, que, dès le début de notre histoire, l'Eglise de France s'exonère de cette discipline et de cette contrainte ? A la différence du sacerdoce juif, serf de la lettre, le sacerdoce catholique la domine et la plie aux exigences de l'intérêt universel. A la même époque, au delà des monts, les plus grands Papes, Adrien Ier, Léon III, Grégoire IV, Serge II, S. Grégoire le Grand, Jean VIII, Jean X, Benoît VIII, S. Léon IX, le B. Victor III, etc., à la vue de la péninsule assiégée dans l'estuaire de ses fleuves, dans l'enceinte de ses cités et le réseau de ses routes, par le flot montant du musulmanisme, appellent le peuple italien aux armes et s'avancent eux-mêmes, le glaive à la dextre, contre le torrent maure qu'ils refoulent. Le Coran veut supplanter l'Évangile, la barbarie abolir la civilisation chrétienne. A l'heure où les catapultes sarrasines battent les murs de la Ville Éternelle, que dirait le monde si les Papes, — devançant les Moines schismatiques de Byzance, — au lieu de voler au combat, se verrouillaient dans la tour d'ivoire d'une controverse théologique ou disciplinaire ? En présence des maux qui fondent sur la commune patrie, le Souverain Pontife, pendant des siècles, — ainsi que le Cavalier du Cheval blanc de l'Apocalypse, — s'arme de l'arc et part en vainqueur pour vaincre. Il s'agit de maintenir contre les sortilèges de la chair la suprématie de l'Esprit. Témoins de cette lutte et de ces triomphes, nos évêques s'en autorisent pour poursuivre à leur tour, sur son trône de pourpre et d'or, la Bête perturbatrice de l'eurythmie divine ; — et, si la parole qui maudit échoue, l'Epée, servante du Droit, vient au secours de l'anathème inécouté. Comment nos Prélats hésiteraient-ils ? Exécuteurs du Testament de S. Rémi qui fit du peuple français la tribu de Juda de la République chrétienne et le vexillaire du Souverain Pontife, les évêques ne doivent-ils pas préserver de toute atteinte le Lieutenant temporel du Roi de Justice ? Vase du Saint-Graal, qu'ont pour toujours embaumé les lèvres divines, la France, une fois brisée, le monde ne perdrait-il pas son parfum, sa lumière, sa vertu ? Le voile du temple ne se déchirerait-il pas, une seconde fois, et la nuit n'envahirait-elle point la terre en deuil de notre fin ?

Voilà pourquoi S. Ebbon de Sens, S. Emilien de Nantes, S. Magloire de Dol, S. Geran d'Auxerre, S. Geoffroy d'Amiens, S. Cessateur de Limoges et tant d'autres saints Pontifes, résolus à ne pas laisser s'interrompre la fonction sacrée qu'exerce la France dans le monde, prennent les armes et convient le peuple à les suivre contre le Musulman, contre le pirate Scandinave, contre l'anarchiste féodal, contre l'envahisseur étranger ! Voilà pourquoi, dociles à la voix de leurs chefs spirituels, — pendant sept siècles, — la rue, le champ, la boutique, l'atelier, le manoir, le château, la masure, se dépeuplent de leurs passants ou de leurs hôtes, laboureurs, artisans, bourgeois, mendiants, pâtres, gentilshommes, — et qu'à peine rassemblée, cette cohue, devenue soudain une milice, va devant l'autel et, sur les reliques des martyrs, jure de ne déposer l'épée que le jour où la France libre aura vaincu l'invasion et restauré l'ordre. L'heure de l'action sonnée, le peuple, groupé en bandes paroissiales, la lance ou l'épieu au poing, marchant derrière les évêques, les archidiacres, les curés, les moines, qui le commandent, s'élance à l'assaut de l'ennemi, le chant des psaumes aux lèvres et la bannière de l'Église au vent.

 

Aujourd'hui, ce n'est ni l'Islam, ni les Wickings, ni l'oligarchie féodale qui troublent la paix du monde et menacent sa liberté, mais César. Jusqu'à la fin du Moyen Age, le Pape, juge indéfectible du Bien et du Mal, veillait sur les destinées morales de l'univers. Les princes et les peuples tendaient-ils à s'isoler dans leur égoïsme, à n'écouter que leurs passions, le Vicaire du Christ, soustrait, par son origine et son caractère, au joug des pouvoirs humains, comme à leurs sollicitudes, invitait les coupables à respecter la loi morale dont il est le souverain interprète. Tel fut le droit public de l'Europe. Contre cette doctrine s'élevèrent la Réforme et la Renaissance. En même temps que Luther libérait les princes de la tutelle pontificale pour les libérer du Décalogue, Machiavel proclamait l'autonomie absolue du pouvoir civil, et, faisant de la Raison d'Etat, le Coran des Monarchies nouvelles, enjoignait au Prince de congédier Dieu de sa conscience. Désormais, la Politique, cathédrale désaffectée, n'avait plus d'autel.

Tant que la sagesse supérieure de l'Eglise imposa son ascendant aux Rois, sans doute l'esprit de rapine et de violence souffla de temps en temps ses fureurs sur l'Europe chrétienne ; mais Rome, en ne laissant impunie nulle attaque de la déraison contre la paix publique, maintenait dans le monde un ordre qui le préservait de l'anarchie. La Réforme porta le premier coup à la République chrétienne, et le Congrès de Westphalie acheva l'œuvre ébauchée par Luther. Mais c'est à partir de la Révolution, surtout, que les Gouvernements, émancipés, refusent de se soumettre au magistère moral de l'Autorité qui, pendant tant de siècles, nous assura le bienfait de sa tutelle. Défense fut faite au Pontife Suprême de rappeler aux princes et aux peuples les limites de leur puissance et d'évoquer, aux heures tragiques, les lois intangibles qui condamnent la violence, même quand elle est exercée par une puissance souveraine. A la suprématie du Pape, les diplomates, réunis à Munster, substituèrent cet hypocrite principe de l'équilibre qui devait déchaîner sur l'Europe l'invasion, la spoliation et la guerre.

Seul, le Saint-Siège entrevit les conséquences que devait entraîner le triomphe de la Raison d'Etat sur le Décalogue. Dans une Bulle, en date du 26 novembre 1648, Innocent X, après avoir condamné le traité de Westphalie, annonça d'avance les catastrophes où la force des armes, substituée à la suprématie des Lois Éternelles, précipiterait les Étals. Doléances vaines ! Le Recez de Nuremberg déclara non avenue la protestation pontificale et congédia définitivement du concert des Rois le Champion des principes. Ce qu'on appelle l'ère moderne venait de surgir dans une aurore de sang.

 

Pendant longtemps prévalut, dans les rapports des peuples, ce nihilisme exclusif de tout culte et de tout Dieu. Mais, au cours de ces dernières années, les observateurs remarquèrent que, de l'autre côté du Rhin, un Suprême Pontificat laïque semblait s'élaborer dans les limbes du devenir. Chez les interprètes les plus autorisés de la pensée allemande se démasquait, — encore confuse, mais visible, — l'intention d'ériger sur les ruines du Vatican, enfin détruit, le trône du Kaiser, Padischah temporel et spirituel de l'Europe régénérée, nouveau Commandeur des Croyants, Ombre de Dieu — du vieux Dieu — sur la terre. L'Allemagne, — déclarait solennellement le 22 janvier 1903, le prince de Bülow, du haut de la tribune de Reichstag — l'Allemagne doit être la conscience morale du monde. Dans son beau livre sur Bismarck et l'Eglise, M. Georges Goyau nous apprend que Bismarck rêvait d'une Germanie imposant sa dictature morale à l'univers, et voyait déjà le globe recevant de Berlin l'Evangile de la foi nouvelle[1].

Le culturkampf fut le premier essai de ce Khalifat, et si la résistance de l'Episcopat allemand fit échouer la tentative, la chancellerie de la Wilhemstrasse conserva, dans ses cartons, les plans de l'entreprise, se réservant de les exhumer et de les rajeunir le jour où l'Empereur, auréolé par une campagne qui mettrait l'Europe à ses pieds, se croirait suffisamment fort pour présenter aux vaincus comme aux vainqueurs la Fleur suprême de l'Arbre métaphysique, grandi, depuis cinq siècles, sur les bords du Rhin.

Osera-t-on nous contredire ?

Au moment où la guerre s'est déchaînée, toute une littérature était en train de nous acheminer vers le Sinaï d'où le Kaiser, au milieu de la foudre et des éclairs, aurait promulgué la Religion impériale. Comme Siegfried, sous le grand tilleul de la Forêt enchantée, écoutant la musique obscure de l'orchestre souterrain, nietzschéens et pangermanistes prêtaient l'oreille aux voix qui retentissaient à travers les siècles, appelant le Surhomme, l'Elu du Destin, l'Homme de proie, désigné tout à la fois pour dompter le monde et lui ouvrir l'azur de la nouvelle Pentecôte. Glorificateurs de la race germanique, apologistes inconscients de sa suprématie mondiale, annonciateurs d'une Humanité où, la Force créant le Droit, la victoire sanctifierait la barbarie, combien de philosophes et d'écrivains, non seulement teutons, mais français, hélas ! empoisonnés par Nietzsche, exaltaient, chantaient César, Roi et Pontife, le glaive spirituel d'une main, le glaive temporel de l'autre, détenteur souverain de la Force, maître tout puissant du Devoir, appelé tout à la fois à détrôner et à supplanter le Rédempteur du monde !...

 

Une loi, que les catholiques n'ont point faite, a décidé que nos prêtres participeraient, en armes, à la lutte où le monde s'est engagé contre le Khalife germain, sorti de sa Mecque pour éliminer le Vicaire du Christ et substituer à l'hégémonie du Divin le magistère de la violence. Après avoir chassé de l'Occident, au VIIIe siècle, les Barbares décochés par l'Afrique, le Clergé, côte à côte avec toutes les classes de la société française, combat, à l'heure actuelle, le nouvel Islam qui, de Berlin, s'est rué sur la France. Remercions la Providence d'avoir voulu que le Prêtre figurât parmi les futurs artisans de la victoire et de la délivrance !

La Puissance qui, dans le passé, affranchit l'Europe, incarne toujours le même Principe de liberté devant lequel succomba la conjuration de toutes les fureurs. Demeuré intact, ce Principe, demain comme hier, empêchera le monde de perdre son indépendance morale et laissera debout, plus glorieux et plus respecté que jamais, le Pontificat Suprême, tabernacle des Vérités immortelles, acropole inexpugnable aux hastaires de l'Allemagne, forgerons involontaires des Principes et des Droits que leur lourd marteau, — le marteau du dieu Thor ! — tente en vain d'anéantir !

 

Paris, ce 9 août 1918.

 

 

 



[1] Lire dans le t. Ier l'Introduction et le chap. Ier la Religion de Bismarck.