LE MOYEN-ÂGE ET SES INSTITUTIONS

 

CHAPITRE SEPTIÈME. — LA LITTÉRATURE.

 

 

I. — AVÈNEMENT DU CHRISTIANISME

 

Entre la société antique, qui meurt avec l'empire romain, et le monde moderne, qui se constitue au moyen âge, on compte six siècles de préparation laborieuse, pendant lesquels fermentèrent toutes les forces vivantes d'où devait sortir la civilisation actuelle. Calomniée et méconnue, cette époque fut une des plus fécondes, et mérite d'être considérée comme la période intellectuelle et morale dont doit peut-être le plus s'enorgueillir l'esprit humain. Et cependant, sur quel terrain ingrat travaillèrent les premiers pionniers de l'ère féodale !

Au moment où le christianisme prend possession du monde, la civilisation païenne commence à ressentir les premières atteintes d'une décadence qui doit s'accentuer de siècle en siècle. Longtemps avant qu'Odoacre ait porté le dernier coup à l'empire romain, les études libérales périclitent.

Le droit en décadence, la philosophie dénaturée au point d'être méprisable, l'histoire presque muette, la langue de Cicéron envahie par les dialectes barbares, la poésie livrée à l'insuffisance d'un Stace et à l'obscénité d'un Pétrone : tel était le bilan de la culture latine.

Heureusement, le christianisme vint à point infuser un sang nouveau dans cette civilisation décrépite, et restituer aux esprits l'idéal dont ils allaient être sevrés. L'esprit humain, auquel la littérature romaine à son déclin n'offrait plus pour exercice que de vaines déclamations de rhéteurs, voit se rouvrir devant lui une vaste carrière, où les plus grands problèmes de' la philosophie s'agitent sous des noms nouveaux. Une nouvelle éloquence, une nouvelle science, une nouvelle poésie, remplacent l'éloquence, la science et la poésie gréco-romaine ; le christianisme vainqueur anéantit le paganisme comme religion, et le transfigure comme science. A la fois littérateurs et pasteurs des âmes, Hilaire, Ambroise, Irénée, Athanase, posent les bases de la société régénérée, et donnent au clergé cette autorité morale, nécessaire dans tous les temps, mais jamais plus salutaire qu'à cette époque orageuse, où la puissance sacerdotale pouvait seule arrêter les cruels abus de la force. C'est déjà le droit divin de l'intelligence, interprète de la raison et de la justice, qui s'oppose à l'usurpation des passions brutales[1].

 

II. — LES ÉCOLES ÉPISCOPALES ET MONASTIQUES

 

L'instrument principal de cette domination spirituelle fut l'école.

Les premières écoles furent fondées en Orient, comme en Occident, dans les villes où siégeaient les évêques : à Alexandrie, à Édesse, à Césarée, à Antioche, à Rome, à Milan, à Carthage, etc. Créées sous le patronage des prélats et soumises à leur surveillance, elles peuvent être considérées comme le prototype des écoles qui fleurirent plus tard à l'ombre des cathédrales.

Bientôt à ces efforts de l'épiscopat s'ajouta le concours des communautés monastiques. Le besoin et la culture de la science résultent de l'idée même de monachisme. La vocation du moine est de" tendre sans cesse à une union de plus en plus intime avec l'Infini. Plus la science demande un regard libre et pur, plus la cellule silencieuse et ascétique du moine semble appropriée à la contemplation de la vérité chrétienne. Aussi, dès que les monastères s'épanouissent, à côté du sanctuaire l'abbé construit une école. Depuis les déserts de Sceté jusqu'aux profondeurs de la Cœlésyrie, en Mésopotamie comme en Perse, en Italie comme dans les Gaules, partout l'instruction fonde son empire. Le pape Sirice et Innocent 1er reconnaissent la vocation des moines à leur culture morale et intellectuelle. Il en est de même de saint Jérôme et de saint Jean Bouche-d'Or. Ce dernier exprime le désir que les couvents distribuent le pain de la science non-seulement aux clercs, mais aux laïques, afin que de bonne heure une solide éducation les arme contre le doute et fortifie leurs vertus.

D'après les prescriptions de saint Basile, les moines devaient instruire les jeunes garçons, et spécialement les orphelins, non pour se les adjoindre, mais pour les préparer à l'état qu'ils voudraient choisir. A la fin du IIe siècle, nous voyons le pieux et docte prêtre Protogène enseigner aux enfants d'Édesse l'écriture et la lecture, et, dans le siècle suivant, une foule d'institutions analogues se multiplier dans les provinces de l'empire grec.

 

Mais, tandis qu'en Orient les païens et les hérétiques entravent les progrès et paralysent les efforts des œuvres chrétiennes, en Occident l'activité de l'Église peut s'exercer dans une sphère plus large et sur un domaine moins circonscrit. C'est ce qui arriva notamment lorsque l'édifice vermoulu de l'empire romain fut tombé sous les coups redoublés des barbares, et que l'Église ne trouva plus en face d'elle ces natures impressionnables et primesautières.

Une nouvelle période s'ouvrit alors dans l'histoire : l'Église comprit la haute mission qu'elle avait à remplir vis-à-vis des peuples. Importé chez ces races encore grossières, le raffinement de la science orientale n'eût été ni politique ni sage. Il fallait inculquer d'abord les notions primordiales ; il fallait commencer par soumettre les peuples à la foi, et jeter avant tout dans leurs âmes les germes du christianisme. Les papes et les évêques dirigèrent leurs actes dans ce sens, et trouvèrent bientôt d'énergiques auxiliaires chez les moines, auxquels saint Benoît venait d'imposer l'obligation rigoureuse d'instruire la jeunesse, qu'elle se destinât ou non à la vie monastique.

Les écoles claustrales jouent le principal rôle dans cette initiation des races nouvelles à la vie scientifique et religieuse. Retirés dans l'enceinte de leurs hautes murailles, abrités contre les attaques des seigneurs par d'inaccessibles donjons, les moines ouvraient indistinctement leurs portes aux enfants des seigneurs et des hommes de poeste. A Jumièges, où saint Edouard le Confesseur fut élevé, les écoliers pauvres étaient nourris aux frais du monastère. L'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire instruisait jusqu'à cinq mille enfants recrutés parmi les familles rurales.

Il eût été difficile, nous dit Udalrique, d'être élevé et nourri avec plus de soin que ne l'était à Cluny l'enfant le moins fortuné. Aussi plusieurs fils de rois furent-ils instruits avec des enfants pauvres, dans les abbayes bénédictines. Lothaire, fils de Charles le Chauve, fit son éducation à l'abbaye de Saint-Germain-l'Auxerrois ; plusieurs autres princes fréquentèrent l'école claustrale de Saint-Denis.

Les monastères bénédictins renfermaient deux écoles : l'une pour les moines, l'autre pour les laïques. Le scholastique était le maître de l'école ; non-seulement la science des divines Écritures devait lui être familière ; mais aussi la science profane, les mathématiques, l'arithmétique, l'astronomie, la géométrie, la musique, la rhétorique et la poésie ne devaient pas posséder d'interprètes plus doctes que lui. Quand un abbé ne trouvait pas dans son abbaye un moine capable d'exercer les difficiles fonctions de professeur, un autre monastère le lui fournissait. Grâce à cette élévation constante du niveau des études, il n'était point rare de voir les évêques suivre eux-mêmes les cours des écoles monastiques ; plusieurs n'hésitèrent pas notamment à s'asseoir sur les bancs de l'abbaye de Fulde, où professait le fameux Raban Maur.

Les premières écoles monastiques de la Gaule furent celles de Tours, de Poitiers, et surtout celle de Lérins, d'où sortit saint Eucher, évêque de Lyon. Quand, plus tard, l'Italie et la Gaule furent bouleversées, et leur antique civilisation un instant compromise par l'irruption des barbares et les déchirements de l'époque mérovingienne, la Providence, veillant avec une égale sollicitude sur la science et sur la foi, leur ménagea dans l'Irlande et la Grande-Bretagne d'impénétrables asiles. Tels furent, en Irlande, à la fin du Ve siècle, les deux couvents de Bangor, d'où sortirent saint Colomban et saint Gall.

Mais bientôt, à l'exemple de Rome, où, dès les premiers siècles, des écoles épiscopales avaient été fondées, tous les évêques adossèrent à leurs cathédrales un établissement scolaire. L'Italie entre naturellement la première dans ce mouvement scientifique. Toutes ses écoles, hormis la schola de Pavie, avaient été détruites par les Goths. Pour réparer ce désastre, les évêques et le clergé non-seulement rétablissent les fondations épiscopales, mais créent des écoles dans toutes les paroisses rurales.

 

De l'Italie, le mouvement se propagea promptement dans notre pays.

En 529, le concile de Vaison décrète ce qui suit : Il nous plait que tous les prêtres de la campagne reçoivent chez eux, selon la coutume avantageusement établie en Italie, des jeunes gens non mariés, pour les élever et nourrir spirituellement comme de bons pères, leur faisant apprendre les psaumes, lire les diverses Écritures, et les instruisant dans la loi du Seigneur, afin de se préparer dans ces jeunes élèves de dignes successeurs, et d e recevoir pour cette bonne œuvre une récompense éternelle. Plus loin le concile ajoute : Lorsque ces jeunes gens seront parvenus à l'âge parfait, si quelqu'un d'eux veut se marier, on ne lui en ôtera pas le pouvoir. Ainsi, celui-là demeurait laïque, et la liberté de la vocation était sauvegardée. Conformément à ce décret, Chilpéric, roi d'Austrasie, ordonna expressément que les garçons, dans toutes les villes, apprissent à écrire avec les lettres latines, qu'il avait enrichies de lettres grecques. Nous avons parlé ailleurs de la sollicitude de Charlemagne pour les études. L'empereur or donna que chaque couvent, chaque curé de paroisse, fournît aux paroisses limitrophes les moyens d'apprendre à lire, à chanter, à calculer, à écrire ; et, dès 813, des lois ecclésiastiques édictèrent les peines les plus sévères contre les parents qui négligeraient d'envoyer leurs enfants à l'école. Les prêtres, dit le quarante-cinquième canon du concile de Mayence, avertiront les fidèles d'apprendre le symbole et l'Oraison dominicale ; ils imposeront les jeûnes ou d'autres pénitences à ceux qui les négligeront ; à cet effet, les parents enverront leurs enfants aux écoles, soit des monastères, soit des prêtres, pour apprendre leur créance et l'enseigner aux autres dans la maison ; ceux qui ne pourront l'apprendre autrement l'apprendront en langue vulgaire.

 

Un concile tenu à Rome en 826, sous le pape Eugène II, ordonna d'établir trois espèces d'écoles dans toute la chrétienté : les écoles épiscopales dans les villes, les écoles paroissiales dans Les villages, et des écoles partout où le besoin s'en ferait sentir.

Voici les paroles du pape Eugène II à ce sujet : Nous apprenons que, dans quelques endroits, il n'y a point de maîtres, et que l'instruction y est négligée. C'est pourquoi nous ordonnons à tous les évêques et à tous les curés de leurs diocèses d'instituer des maîtres qui puissent donner avec zèle des leçons de lecture, et enseigner les arts libéraux et la doctrine du salut. Peu de temps après, Léon IV déclara : Dans le cas où les professeurs d'arts libéraux seraient plus difficiles à trouver, nous voulons, du moins, que les maîtres d'Écriture sainte ne manquent nulle part, et qu'ils rendent compte tous les ans à l'évêque de la manière dont ils ont rempli leurs fonctions. Car comment pourrait-on être capable de bien servir Dieu quand on n'a pas été convenablement instruit ?

En 823, Lothaire Ier décrète la création de huit écoles publiques dans quelques cités importantes de l'Italie, afin que la voie de la science soit ouverte à tous, et que l'ignorance n'ait point d'excuse.

L'irruption des Normands faillit porter un coup mortel aux établissements scolaires. Les Pères du concile de Toul, témoins des maux apportés par l'invasion, promulguèrent, en 859, le décret suivant. Les princes et les évêques seront exhortés à établir des écoles publiques, tant pour les saintes Écritures que pour les lettres humaines, dans tous les lieux où il se trouvera des personnes capables de les enseigner, parce que la vraie intelligence des Écritures était alors, ajoutent les Pères, tellement déchue, qu'à peine en restait-il quelque vestige.

L'activité réformatrice des papes et des évêques réveilla la vie intellectuelle dans toutes les contrées où les guerres et l'anarchie avaient fait déserter les écoles. Les monastères travaillèrent avec une ardeur nouvelle à défricher l'intelligence des Francs, et, en 1179, le troisième concile de Latran vint enjoindre aux cathédrales de donner gratuitement l'instruction religieuse aux enfants pauvres, et de pourvoir en même temps à leur entretien. Innocent III publie la même ordonnance en faveur de l'enseignement de la grammaire, et, pour rehausser la considération des maîtres, leur confère des privilèges qu'Honorius III et Grégoire IX étendirent encore dans la suite.

 

III. — LA LANGUE ROMANE ET LES TROUVÈRES

 

Quelle langue parlait-on dans les écoles épiscopales et monastiques ? Avec et même avant les rois germains disparaît du sol gaulois la langue tudesque, l'allemand. En 813, un canon du concile de Tours prescrit au clergé de prêcher en langue tudesque, aussi bien qu'en latin et en langue romane vulgaire : preuve certaine que l'idiome germanique était encore généralement répandu dans la Gaule. Vingt-neuf ans a près, en 842, quand les deux fils de Louis le Débonnaire se jurent alliance et amitié à la tête de leurs armées, le prince germain Louis, voulant être entendu des sujets de Charles le Chauve, ne se sert que de la langue romane, tandis que Charles le Chauve parle tudesque aux soldats de Louis le Germanique.

 

Voici le texte de ce document historique, qui forme avec le cantique de sainte Eulalie le plus ancien monument littéraire de l'idiome roman :

Pro Deus amur et pro Christian poble et nostre commun salvament, d'est di en avant, en quant Deus saver et poder me donet, si salvarien cest meon fradre Karle, et en adj uda etencacluna cosasi cumom per dreit son fradre salvar deit, in o quid il mi altresi fazet. Et ab Lodher nul plaid nunquam prindrai qui a meon vol c'est mon fradre Karl in damne sit.

Voici la traduction française de ce document :

Pour l'amour de Dieu, pour le peuple chrétien et notre commune sécurité, de ce jour en avant, en tant que Dieu me donnera de savoir et de pouvoir, je soutiendrai mon frère Charles, et je l'aiderai en toutes choses, comme il est juste de soutenir son frère, à condition qu'il en agira de même avec moi. Et je ne ferai jamais avec Lothaire aucun traité qui, de ma volonté, soit préjudiciable à mon frère Charles.

 

Ce langage quasi latin eut, en France, la même puissance et la même destinée que l'empire carlovingien. L'un et l'autre tombèrent ensemble et par les mêmes causes. La nouvelle langue se partage aussitôt en deux courants divers, dont L'un est parlé au nord et l'autre au sud de la Loire.

Ce furent les Northmans qui exercèrent la plus grande influence sur le dialecte du nord de la France. Ces conquérants du Xe siècle firent comme ceux du Ve : ils adoptèrent la langue du pays conquis ; mais ils l'adoptèrent en la modifiant selon le besoin de leurs rudes organes. Les syllabes sonores s'obscurcirent : les a devinrent des é ; par exemple le mot latin charitas avait donné charitat à la langue romane ; les Northmans prononcèrent charité, et contribuèrent de la sorte à donner au dialecte du nord une physionomie de plus en plus distincte. Les traces qu'ils y laissèrent furent d'autant plus profondes qu'ils s'approprièrent plus sérieusement la langue française. Déjà, sous Guillaume Ier, successeur de Rollon, on ne parlait plus à Rouen que le roman. Le duc, voulant que son fils sût aussi la langue danoise, fut obligé de l'envoyer à Bayeux, où quelques Northmans la parlaient encore. Pour les autres Gaulois, le français était un latin corrompu, un patois dédaigné ; pour les Northmans barbares, ce fut presque une langue savante, qu'ils étudièrent, comme le latin, avec la plus grande attention. Bientôt les Northmans fournirent à l'empire franc des poètes et des maîtres de français, de même qu'autrefois les Gaulois avaient donné à Rome des maîtres de rhétorique et des grammairiens. Mais, au delà de la Loire, où les Northmans ne pénétrèrent point, la langue romane ne fut que peu ou point altérée, et bientôt elle s'établit sur des principes fixes qui, à partir du XIIe siècle, lui donnèrent un grand éclat.

Le provençal fut désormais une langue distincte du roman wallon ou welsh — c'est-à-dire gaulois —. On distingua aussi ces deux idiomes par le mot qui, dans chacun d'eux, exprimait l'affirmation oui : l'un fut appelé langue d'oc ; l'autre, langue d'oïl. Par un singulier contraste, la langue romane ou provençale, après avoir brillé pendant quatre siècles, se corrompit et dégénéra en différents patois qu'on parle encore aujourd'hui dans le midi de la France, tandis que la langue d'oïl, après avoir enfanté des milliers d'ouvrages en prose et en vers, est devenue la langue française[2].

Parmi ces ouvrages, figurent au premier rang les poèmes héroïques des artistes ambulants. Bohèmes de la poésie, les trouvères et les jongleurs allaient les chanter de ville en ville, de château en château, tantôt richement récompensés, tantôt en proie à la misère et aux outrages, suivant les hasards du voyage, et aussi, sans doute, suivant la disparité de leurs talents et de leur conduite.

Les poèmes héroïques qui nous restent de cette époque, et qui sont connus sous le nom de chansons de geste, ont une étendue très-inégale. Ils renferment cinq, dix, vingt, trente, cinquante mille vers, qui se suivent par tirades de vingt à deux cents, et quelquefois davantage, sur une seule rime ou assonance. C'est ce qu'on appelait des couplets, des vers ou des laisses. Les vers sont uniformément de dix syllabes ; quelques poèmes néanmoins sont en vers dodécasyllabiques ; mais, en général, ceux que distingue cette particularité ne sont pas des chefs-d'œuvre. Au contraire, les poèmes primitifs sont courts et d'une facture simple, populaire. La rime n'embarrasse guère le poète, qui ne s'occupe que de la dernière syllabe sonore. On fait rimer Flandres avec fience, mescure avec fuste, Charle avec marche, etc.

Plus tard, on devint plus difficile ; les auditeurs exigèrent plus d'affinité entre les rimes, et leurs réclamations devinrent si pressantes, que les jongleurs du XIIe siècle, pour obtenir la faveur publique, se crurent obligés de remanier le thème primordial de toutes les chansons. Des preuves aussi curieuses que concluantes, citées par notre savant maître M. Léon Gautier, attestent ces métamorphoses. Ainsi, il arrive souvent qu'un manuscrit renferma sous un seul titre plusieurs morceaux divers, relatifs au même événement ; ce sont deux ou plusieurs poèmes sur le même sujet, que le rédacteur recueillait de la bouche des jongleurs, et fondait, ou plutôt juxtaposait dans sa recension. On trouve des chansons de geste où les variantes successives sont au nombre de cinq ou de six. Les savants en comptent neuf de suite dans celle de Berthe aux grands piés.

Bientôt ces remaniements ne suffirent plus. Les jongleurs, inquiets de la diminution progressive de leur clientèle, imaginèrent, sous Philippe-Auguste, un curieux expédient pour captiver l'attention des seigneurs, que préoccupaient alors des épopées moins chimériques que celles de Huon de Bordeaux et de Girars de Viane. Ils étudièrent de près tous les héros des chansons, et, après en avoir soigneusement dressé la généalogie[3], ils les distribuèrent en familles et en gestes. Parfois il fallut mettre beaucoup de bonne volonté pour faire rentrer dans telle famille tel héros réfractaire et trop indépendant ; mais les jongleurs s'en tirèrent en le mariant à une héroïne de la même geste.

Grâce à cette classification, tous les cycles se trouvent réduits à trois gestes : celle du Roi, celle de Doon et celle de Garin.

Sur les cent ou cent cinquante poèmes épiques qui circulèrent au XIIe siècle, cinquante sont parvenus jusqu'à nous. Les plus célèbres sont : la Chanson de Roland, Aspremont, Gui de Bourgogne, le Voyage à Jérusalem, Huon de Bordeaux, Girars de Viane, Aimeri de Narbonne, le Couronnement Looys, le Charroi de Nîmes, la Prise d'Orange, le Covenans Vivien, Aliscans, le Moniage Guillaume, Ogier le Danois, Renaus de Montauban, Antioche, Jérusalem, les Lorrains, Raoul de Cambrai, Girars de Roussillon, Amis et Amiles, Jourdains de Blaives, Aiol et Mirabel, Elie et Julien de Saint-Gilles.

 

IV. — LA CHANSON DE ROLAND

 

La plus ancienne et la plus remarquable épopée du cycle carlovingien, c'est la fameuse Chanson de Roland ou de Roncevaux. Huit mots d'Eginhard, l'historien de Charlemagne, lui ont donné naissance, et ces huit mots ; les voici : In quo prælio Hruodlandus, limitis Britannici prœfectus, interficitur : Dans ce combat est tué Roland, préfet de la Marche de Bretagne. Voilà toute l'origine du poème !

La première rédaction de la Chanson de Roland a été longtemps mise sur le compte du trouvère normand Turold ; mais M. Léon Gautier a, dans sa savante édition du poème, fait bonne justice de cette hypothèse, et démontré que l'auteur véritable était un poète anonyme de l'Avranchin.

Le poème de Roland, plus voisin de sa forme première, moins surchargé d'additions que les autres chansons de geste, présente à la lecture un plan d'une simplicité homérique et d'une allure chevaleresque. Ici, nul épisode, nulle complication parasite : cinq chants suffisent au trouvère pour développer cette pathétique légende, cette défaite triomphante d'un paladin vaincu par la félonie et trahi par sa téméraire ardeur.

 

L'Espagne est domptée ; Saragosse seule résiste encore ; le roi sarrasin qui la défend, Marsille, propose de rendre la ville et de recevoir le baptême. Un chevalier, Ganelon, est envoyé vers lui pour traiter de sa soumission. Mais Ganelon est un traître, il s'engage envers le roi païen à faire tomber dans une embuscade Roland et l'élite des chrétiens qui formeront l'arrière-garde au moment de la retraite. Le complot s'exécute. Déjà Charlemagne a repassé les monts, lorsque Roland et ses compagnons sont attaqués à l'improviste dans la vallée de Roncevaux. Le preux guerrier pourrait aisément rappeler à son aide le gros de l'armée ; il porte à sa ceinture un cor d'ivoire, un olifant — elephas —, dont le son formidable retentirait jusqu'à l'empereur : mais il dédaigne cette mesure de prudence que lui suggère Olivier, son frère d'armes. Le combat s'engage : qui pourrait décrire et nombrer les exploits de Roland, de l'archevêque Turpin, d'Olivier ? Ici tout est grandiose, et le champ de bataille et les héros. Cette phalange indomptable, qui ne recule jamais, jonche le sol de cadavres ; mais elle périra sous les coups d'ennemis sans cesse renaissants[4]. Enfin Roland fait résonner son cor ; et l'empereur, qui en reconnaît le son, revient à travers les montagnes pour secourir son brave neveu. Malheureusement il est déjà trop tard : tous les chrétiens ont péri ; Olivier vient de succomber après des prodiges de valeur ; Roland et l'archevêque mettent une dernière fois en fuite la tourbe des infidèles ; mais, épuisés de force et de sang, ils meurent à leur tour, la face tournée vers l'ennemi, au moment où paraît leur vengeur.

 

Rien n'est beau comme cette mort héroïque du guerrier abandonné sur la montagne seul avec son épée, à laquelle il adresse des adieux suprêmes, et qu'il cherche à briser pour lui épargner la honte de tomber entre les mains des mécréants :

Roland frappe une seconde fois au perron de sardoine.

L'acier grince, sans rompre ni s'ébrécher.

Voyant alors qu'il n'en peut rien briser,

Il commence à la plaindre à part soi.

— Eh ! Durendal, comme tu es claire et blanche !

Comme tu luis et flamboies au soleil !

Je m'en souviens : Charles était aux vallons de Maurienne

Quand Dieu du haut du ciel lui manda par un ange

De te donner à un franc'capitaine.

Donc me la ceignit le grand, le noble roi.

Par elle je lui conquis Anjou et Bretagne ;

Je lui conquis le Poitou et le Maine ;

Je lui conquis la libre Normandie ;

Je lui conquis Provence et Aquitaine,

La Lombardie et toute la Romagne ;

Je lui conquis la Bavière et toute la Flandre,

Et la Bourgogne et toute la Pologne,

Constantinople, dont il reçut la foi ;

Le pays des Saxons, soumis à son plaisir ;

Je lui conquis Écosse, Galles, Irlande,

Et Angleterre, son domaine privé.

En ai-je assez conquis de terres et de pays,

Qu'aujourd'hui possède Charles à la barbe blanche !

Pour cette épée j'ai douleur et peine :

Mieux vaut mourir qu'aux païens la laisser !

Dieu veuille épargner cette honte à la France !

 

V. — LE CYCLE BRETON

 

Vers le milieu du XIIe siècle, un archidiacre d'Oxford, Walter Calenius, rapporta, d'une excursion en Armorique, un très-ancien livre, écrit en celtique, et contenant un recueil des plus vieilles traditions de la Bretagne. Calenius fit présent de ce livre à l'évêque de Saint-Asaph, Geoffroy de Monmouth, qui le traduisit en latin. Quelques années plus tard, en 1155, un clerc jersiais, maître Wace, rime en vers français de huit syllabes le roman de Brut, qu'il appelle le Brut, et où il raconte, à son tour, l'histoire des rois de la Grande-Bretagne, depuis la ruine de Troie jusqu'au VIIe siècle après Jésus-Christ. A cette histoire, Wace en joint une seconde en vers, non moins étendue, dans laquelle il consigne les faits et gestes des ducs de Normandie, depuis Rollon jusqu'à la sixième année du règne de Henri II.

C'est de ce roman du Brut que sortirent les romans du Roi Artus, de l'Enchanteur Merlin, du Saint-Graal, de Lancelot du Lac, de Tristan de Léonnais, de Perceval le Gallois, et des autres chevaliers de la Table Ronde. Dans ces compositions, le roi Arthur tient la place et le rôle qu'occupe Charlemagne dans nos chansons de geste. C'est le type du véritable paladin. Il parcourt le monde pour le délivrer des géants et des monstres ; aux grandes fêtes de l'année, il tient cour plénière à Caerléon-sur-Osk, en Galles, et s'entoure d'un cortège de rois, de barons et de chevaliers. Parmi ses compagnons, brillent au premier rang : Keu, le sénéchal ; Béduier, l'échanson ; Gauvain, l'ambassadeur. Un autre personnage armoricain qui joue un très-grand rôle dans le roman de Wace, c'est Iloël, souverain de la petite Bretagne, du pays même où la légende du monarque breton a reçu ses plus riches développements. Enfin, la principale originalité du poème réside dans la confédération chevaleresque qui lie Arthur et ses compagnons :

Fit roy Arthur la ronde table,

Dont les Bretons disent maint fable.

La Table-Ronde est le domaine de l'égalité. Tous les convives y sont assis et servis sans distinction, quels que soient d'ailleurs leurs rangs et leurs titres[5]. Français, Normands, Angevins, Flamands, Bourguignons, Lorrains, paladins de l'Orient et de l'Occident, se rendent à la cour d'Arthur. Les uns veulent y juger de la courtoisie du prince, les autres voir ses États. Ceux-ci tiennent à connaître ses barons, ceux-là désirent surtout recevoir ses présents. Les pauvres l'aiment, les riches lui rendent de grands honneurs ; les rois l'envient et le craignent ; tous les monarques ont peur qu'il ne conquière le monde et ne les destitue de la couronne.

 

Le cycle d'Arthur se divise en deux séries. La première, inspirée surtout par l'amour chevaleresque et l'héroïsme guerrier, comprend les romans de Merlin, de Lancelot, d'Ivain, d'Erec et d'Enide, de Tristan. C'est le cycle de la Table-Ronde proprement dit.

Dans la seconde série, tout imprégnée d'un sentimentalisme mystique, figure en première ligne le roman de Perceval : c'est l'histoire du Saint-Graal et des exploits qu'il provoque.

Le Graal est la coupe où, la veille de la Passion, Jésus-Christ et ses disciples trempèrent leurs lèvres. Après la Cène, le Graal, enlevé par les anges, fut déposé dans le ciel, d'où ses gardiens ne peuvent le descendre que le jour où se révèlera sur la terre une race assez pure pour en recevoir le dépôt. Cette famille fut à la fin trouvée : son chef était un prince d'Asie nommé Pérille, qui vint s'établir dans la Gaule, et dont les descendants s'allièrent à la dynastie d'un prince breton.

Invisible aux païens, le Saint-Graal opère des miracles ; le chevalier qui l'a vu reste pendant huit jours inaccessible aux traits de l'ennemi. Une milice guerrière, les Templistes, est chargée de le garder et de le défendre. Deux vœux sont imposés au Templiste : le vœu de chasteté et le vœu de silence : il ne doit rien publier sur le mystère du Graal. Sa vie est une série d'épreuves préparatoires au bonheur que doit lui procurer la contemplation du saint vase.

Comme on le voit, ces poèmes accusent évidemment une inspiration sacerdotale. L'influence laïque se fit sentir à son tour. Un des meilleurs poèmes qui lui sont dus est le roman de Tristan de Léonnais, composé par Luces du Gast, et mis en vers par notre célèbre poète Chrestien, de Troyes.

 

Citons aussi le roman de Loherains, l'une des plus étonnantes épopées de la nation franque. Ce poème chante la lutte de deux races féodales : l'une lorraine, c'est-à dire germanique ; l'autre artésienne, picarde, c'est-à-dire française. Garin, l'un des héros de la première, a pour alliés toute la nation teutonique ; tous ses partisans ont, comme lui, des noms dont l'origine allemande est à peine déguisée sous des formes romanes : c'est Herwy (Herwin), c'est Gauthier (Walter), c'est Thierry (Dietrich), c'est Aubery (Alberich). Son adversaire, Fromont, a pour amis Hughes, homonyme du premier roi capétien et comte de Gournay, Guillaume de Montclin, Isoré de Boulogne. Le roi Pépin est un enfant dont l'âge cadre assez bien avec ce caractère d'impuissance que le poème donne au représentant de l'autorité monarchique. Quand il grandit, la communauté d'origine et la reconnaissance des services rendus le rapprochent des Lorrains ; mais des intérêts positifs l'en détachent sans cesse : on sent en lui l'effort du conquérant germain pour devenir enfin le roi de France. Les poètes prennent partout le parti des princes lorrains ; leur partialité va si loin, qu'ils ne laissent pas mourir en paix, dans son château, le brave et malheureux Fromont ; ils le chassent de France, l'exilent en Espagne et le font mourir Sarrasin. Le fragment suivant est un épisode de ce poème ; on pourrait l'intituler le Hanap du roi Girbert.

Fromont, comte de Bordeaux, a été vaincu, et s'est résigné à faire hommage de son fief de Bordeaux à Girbert, roi d'Arles. Ici commence le récit du poète :

Un jour, le noble roi Girbert vint trouver à Bordeaux le généreux Fromont. Il séjourna longtemps dans la ville, car il avait en pensée de restaurer l'église du bienheureux saint Séverin. Il fit creuser de nouveaux fondements, et il éleva d'une toise et demie les murailles ; puis il dit à Fromont : Sire vassal, savez-vous où gît le corps de Fromont le Vieux ? Fromont dit : Je ne vous le cèlerai pas ; il est devant l'autel du noble saint Séverin. Puis, prenant Girbert par sa manche d'hermine, il le conduisit jusqu'à la tombe du vieux Fromont. Le roi dit : Il ne restera pas là : il lui faut une plus honorable couche. — Comme vous l'ordonnerez, dit Fromont.

Girbert appela Mauvoisin, son parent, son ami : Cousin, faites lever le corps de Fromont, vous recueillerez tous les os ; vous commanderez un beau cercueil de marbre poli ; nous les placerons dedans. Les maçons arrivent. Seigneurs, dit Mauvoisin, je veux dans deux jours un tombeau très-fort, très-poli et très-magnifique. Le tombeau fut fait : nul n'en vit jamais de plus riche. Girbert, en le voyant, témoigna toute sa joie.

Il fit exhumer le vieux Fromont. Comme on découvrait les os, le crâne vint rouler à ses pieds. Le roi le prit, puis, le passant à Mauvoisin : Tenez, dit-il, gardez-moi ce crâne ; je ne l'eus jamais en amour ; mais, parce qu'il fut autrefois hardi et courageux, je le ferai monter, si Dieu le veut bien, en coupe richement dorée et travaillée. Mon vassal, le comte Fromont, le tiendra, et il m'en fera servir au manger. Mauvoisin dit : Je vous obéirai avec plaisir.

Girbert fit réunir les autres ossements : il éleva le cercueil sur six colonnes de marbre bien taillées. Il fit ensuite reconstruire l'église : elle fut deux fois plus belle et plus grande qu'auparavant ; deux évêques la consacrèrent, et il constitua de bonnes rentes pour son entretien. Après cela, le roi prend congé de Fromont, et, accompagné de Mauvoisin, il retourne dans sa ville d'Aix. La reine vient à sa rencontre, et ils entrent tous trois dans une chambre de beau marbre vert ; ils s'assoient sur un riche tapis, et Girbert dit à Mauvoisin : Où est la tête ?Beau sire, la voici. Il soulève son manteau de zibeline, prend le crâne qui y était enveloppé, et le présente à Girbert ; il le saisit, et un éclat de rire témoigne sa joie. Puis il fait venir un orfèvre : Ami, dit-il, apprenez pourquoi je vous ai demandé. Cette tête fut celle de Fromont de Bordeaux ; vous m'en ferez une coupe, dont Fromont le fils se servira devant moi. Le hanap sera enchâssé dans l'or le plus pur ; vous l'ornerez ensuite d'émeraudes et de saphirs, et vous me jurerez que vous ne direz jamais un mot de cela à personne. — Sire, dit l'orfèvre, il en sera comme vous le désirez.

L'orfèvre prend congé et revient à son hôtel. Il se met à l'œuvre : il taille, il polit le hanap ; il le découpe à fleur de lis, et sous le pied il pratique un trou que nul ne pourrait apercevoir de lui-même, quelque subtil qu'il fût : mais celui qui en aura le secret pourra facilement plonger du regard jusqu'au pâle contour du crâne. La coupe achevée, l'orfèvre la porte au roi Girbert, qui témoigne grande joie. Jamais, dit-il, je n'ai vu de hanap aussi beau. Tenez, ami, prenez ce manteau d'hermine, ce beau destrier et deux cents marcs d'or fin. L'ouvrier prend le tout, remercie vivement le roi Girbert, et s'éloigne.

Quand vint la Pentecôte, fête réservée entre toutes les fêtes, Girbert voulut tenir sa cour. Il mande Gérin, son cousin, le noble chevalier ; il mande Fromont le renommé, et le comte Hernaut de Gironville, frère de Gérin. Chacun d'eux arrive escorté de vingt chevaliers au plus. Girbert s'avance au-devant d'eux : il reçoit Fromont entre ses bras, il baise trois fois Hernaut ; car Hernaut était son dru, le chevalier qu'il aimait de préférence aux autres.

Puis Girbert demande l'eau, et tous se disposent à dîner. Gerbert s'assied au plus honorable siège ; à ses côtés viennent prendre place sa femme, le roi Gérin et le sage Hernaut. Girbert appelle le vaillant Mauvoisin : Amis, hâtez-vous : apportez-moi ma coupe d'or : il n'en est pas d'aussi belle d'ici en Orient. Fromont la tiendra, et nous en servira. Mauvoisin répond : Sire, comme vous le commandez. Il sort, va prendre la coupe d'or, et revient la poser sur la table devant Girbert. Le roi la présente à son cousin Gérin : Cousin, dit-il, au nom du Dieu tout-puissant, vîtes-vous jamais, devant roi ou amiral, une aussi belle, une aussi précieuse coupe ?Nenni, répond Gérin. Alors Girbert appelle Fromont : Ami, lui dit-il, tenez s'il vous plaît la coupe, et servez-en gracieusement devant moi.

Le vassal Fromont prend la coupe d'or, il l'emplit de vin et de piment, et il en sert à tous les convives. Quand ils ont mangé, ils font rapidement enlever les nappes et descendent au jardin prendre leurs ébats. Un tapis est étendu sur l'herbe verte, et ils se couchent tous dessus. Puis les vêpres sonnent ; ils vont les entendre, et, quand elles sont dites, les barons remontent au palais de marbre et se mettent aux fenêtres : là, le pays se découvre à leurs yeux ; ils contemplent les prés verdoyants et fleuris. Ils restèrent aux fenêtres jusqu'à la nuit. Leurs lits étaient préparés : ils allèrent tous dormir.

Le lendemain, les gentils chevaliers se levèrent. Chaussés et vêtus tous, ils commencèrent par aller ouïr le service divin. L'offrande fut belle : sur l'autel, Girbert mit deux marcs d'or pur ; autant en offrit son parent Gérin ; Hernaut donna un poêle d'Alexandrie, Fromont un hanap d'or, et Mauvoisin deux marcs d'argent. Bientôt après l'office, le sénéchal fait crier l'eau : le roi et ses cousins lavent leurs mains, ils prennent place à la table principale. Fromont, Mauvoisin et plus de trente chevaliers, dont le plus pauvre avait une bonne forteresse à garder, les servent debout : l'un porte la paix, l'autre le vin clair ; celui-ci présente de bons paons emplumés, ceux-là des cygnes, des poissons ou de la venaison. Fromont tend à Girbert le hanap d'or plein de vin et d'hypocras. Quand les barons ont mangé, les autres sergents prennent leur place. Devant Fromont brille la coupe que Girbert a fait travailler : Fromont la remplit de vin et la vide d'un trait. Un chevalier le voit, et, s'adressant à lui : Sire, dit-il, vous avez grand tort de boire dans cette coupe avec plaisir. — Pourquoi, ami ? dit l'illustre Fromont. — Par ma foi, Sire, je vous en dirai la vérité ; le crâne de Fromont est scellé dans l'intérieur. — Tais-toi, menteur, s'écria Fromont, et Dieu te punisse ! Le roi Girbert est noble et généreux, il ne ferait pas ce que tu lui reproches pour tout l'or d'outre-mer. — Sire, reprend le chevalier, ce que je vous dis est vrai, vous pouvez vous en assurer. — Je vais donc le savoir, dit Fromont.

 A ces mots, il quitte la table et va au jardin, où le roi reposait agréablement. De si loin qu'il le voit, le comte lui crie : Sire, un mot : par la foi que vous devez à Dieu, je requiers de vous la vérité. Girbert répond : Vous exigez un engagement bien solennel : sachez que je ne mentirais pas pour tout l'or d'une cité. Fromont répond : Écoutez-moi. L'on m'a dit dans ce palais que, dans la coupe où je vous verse à boire, vous avez renfermé le crâne de mon père !... A ces mots, Girbert, désespéré, répond le plus humblement qu'il peut :- Sire Fromont, merci, pour l'amour de Dieu ! que Jésus-Christ me protège, si je l'ai fait par malice ! mon intention fut glorieuse pour vous ; votre père était si redouté, que je me fis un plaisir de ne pas m'en séparer.

Fromont reprend : Vous avez eu grand tort : vous tenez à honneur ma honte. Or vous savez que ce matin encore j'étais votre homme ; vous savez que nous étions bien accordés ; je mets terme à cet hommage. A ces mots, Fromont prend deux poils de son manteau d'hermine, et, les jetant aux yeux du roi : Girbert, soyez dès ce moment défié ; car, parla foi que je dois porter à Dieu, jamais nous ne pourrons plus être accordés ! Puis, en s'éloignant : Bordeaux, s'écrie-t-il, mes armes, mon destrier ! On apporte les armes, on s'enquiert du motif de sa demande : Beau sire, qu'avez-vous ?Vous ne le saurez que trop, car nous allons quitter cette cour sans prendre congé. Les voilà tous montés sur leurs chevaux. En s'éloignant, le comte Fromont se prend encore à crier : Eh ! sire Girbert, cela va de mal en pis. Je vins ici en toute allégresse, je m'en dépars à grande douleur. Et je ne l'ai pas desservi. Girbert l'entend. Il se dresse en pied, et avec lui le preux et vaillant Hernaut. Fromont, Fromont ! crient-ils, franc comte, gentil baron, prenez l'amende telle que vous voudrez. Nous vous donnerons deux mules chargées d'or fin et vingt destriers d'Arabie. Fromont répond : Tais-toi, roi parjure ; aussi bien, au nom de Dieu qui jamais ne mentit, je ne compte pas avoir un seul moment de joie avant d'avoir mis à mort Girbert, le roi d'Arles. A ces mots, il brandit son épieu et le lance contre Girbert. Un varlet se jette au-devant, reçoit l'épieu, et tombe mort aux pieds de son seigneur. La colère du roi est terrible : Armez-vous, mes barons ! Or verrai-je qui m'aime et me venge de ce fils de mécréant ? Je donne à qui l'arrêtera mes trésors et les premiers fiefs vacants. Chacun alors de courir aux armes. On poursuit les Bordelais ; mais Fromont a pris les devants ; il est sorti de la ville à la hâte, accompagné de ses vingt chevaliers ; il est rentré dans Bordeaux, dont il ferme les portes et relève les murailles, car la guerre terrible va recommencer entre les fils d'Hardré et les descendants de Lorrain Hervis.

 

Ne retrouve-t-on pas dans ce fragment quelque chose de la noble simplicité de narration qui donne tant de grandeur aux récits d'Homère ? Assurément le poète français est loin d'atteindre le sublime du poète grec, mais il se montre souvent aussi naïf, aussi vrai ; et si l'on tient compte de la différence entre une langue riche, harmonieuse, poétique, la plus parfaite, en un mot, qu'aient parlée les poètes, et une langue rude, grossière, incomplète et sans règles, comme l'était alors le roman wallon, on doit reconnaître quelque mérite aux écrivains qui ont su, à travers de si grandes difficultés, exprimer clairement et fortement leurs pensées.

 

VI. — LES TROUBADOURS

 

Nous venons de parler des ménestrels du nord ou trouvères. Les ménestrels du sud ou troubadours, bien que plus connus, sont loin d'occuper dans l'histoire littéraire de la France une .place aussi considérable, et surtout un rang aussi élevé.

Malgré les protestations de quelques érudits, les travaux de la critique moderne viennent de jour en jour nous prouver, de la façon la plus concluante, que la poésie française n'est pas née dans le midi de la France.

 De la Méditerranée à la Loire résonnaient, il est vrai, les musicales intonations de la langue d'oc : un ciel radieux, un soleil étincelant, un climat presque toujours égal auraient dû, ce semble, faire éclore des stances dans les âmes. Il n'en est pas moins certain que la France du nord, malgré ses glaces, devança la France du midi. Avant de chanter sous les orangers de la Provence, l'âme de la patrie vibra dans les plaines normandes. On a écrit maintes fois, nous le savons, que la reine Constance, fille du comte de Provence, belle-fille de Hugues Capet, s'entoura de jongleurs qu'elle avait fait venir de Provence. S'autorisant de ce fait, les félibres insinuent que les troubadours allumèrent la flamme de la poésie chez les hyperboréennes peuplades d'outre-Loire. Que les jongleurs aient, les premiers, connu les principes de la prosodie, nous l'accordons ; mais qu'ils aient balbutié les premiers hymnes, jamais !

En admettant même que les troubadours furent, sur ce terrain circonscrit, les maîtres des trouvères, nos adversaires les plus déclarés reconnaissent seulement que les élèves ne tardèrent pas à surpasser leurs professeurs. Le génie des poètes de la langue d'oïl l'emporta bientôt en élévation, en énergie, en variété et en fécondité sur le génie des poètes de la langue d'oc. Quel critique oserait mettre sur la même ligne les deux cents troubadours qui nous sont connus et les milliers de trouvères dont la France septentrionale s'honore ? Est-il un romaniste qui pourrait placer au premier rang les cantilènes aux pensées uniformes et au rythme monocorde des troubadours, et préférer leurs fades épithalames à cette multitude de poèmes de cinq, dix, quinze et vingt mille vers qui forment l'épopée chevaleresque ?

Dans un temps où Guillaume de Normandie conquérait l'Angleterre, Robert Guiscard et Tancrède de Hauteville la Sicile, Baudouin de Flandre Constantinople, Godefroy de Bouillon Jérusalem, les troubadours ne trouvaient dans leur âme aucun chant pour célébrer ces Iliades. Quand, autour d'eux, les tournois, les fêtes, les cours plénières et les saints devoirs de la chevalerie allumaient les plus saints enthousiasmes, seuls ces poètes in petto, restant à l'écart du mouvement général, ne parviennent à tirer de leur poitrine ni une strophe ni un poème. Toute leur imagination se localise dans des sirventes, dont le moule uniforme reçoit implacablement les mêmes pensées. On dirait qu'ils ne soupçonnent d'autre poésie que ce qu'ils appellent la gaie science, le gai savoir, comme si la galanterie était l'essence même de la poésie !

Gérard de Roussillon, Geoffroy et Brunissende, la Chronique des Albigeois, le roman de Flamence et de Fierabras, trahissent, il est vrai, une impression plus haute ; les poètes Arnaud de Marvei et Bertrand de Born ne sont pas, nous l'accordons volontiers, indignes de figurer dans la même pléiade que les plus célèbres trouvères ; mais une critique sérieuse peut-elle se prévaloir de ces exceptions ? A côté d'un Bertrand de Born, combien de Geoffroy Rudel ? Un beau matin, cet héroïque troubadour s'embarque pour la Terre-Sainte. Sans doute il brûle d'aller se prosterner au tombeau du Christ ? Allons donc ! Geoffroy Rudel s'en va, porté par un accès de sympathie ridicule pour la comtesse de Tripoli, qu'il n'a jamais vue, lui demander sa main et mourir sous ses yeux.

Telles sont les épopées que construisent les bardes de la Provence. Entre les mains de ces poètes frivoles la poésie française n'aurait pu que péricliter.

Dans une longue enfance ils l'auraient fait vieillir.

Il faut bien le dire, au nord était toute la sève de la pensée ; au nord appartenaient les savantes, les patientes études, et, jusque dans les chansons légères, s'épanouissait ce bon sens peu brillant peut-être, mais durable, qui caractérise encore la race française.

 

VII. — LA POÉSIE ALLEMANDE. - LES MINNESINGERS

 

De tous les pays, après la France, où la poésie compta les plus nombreux adeptes, ce fut incontestablement l'Allemagne.

M. Bossert, le plus récent historien de la littérature allemande, reconnaît trois formes à la poésie germanique : la poésie héroïque, la poésie chevaleresque et la poésie bourgeoise.

 

La poésie héroïque a son origine dans les souvenirs de l'invasion germanique. Ce grand événement avait profondément remué l'imagination des contemporains, et, tout pénétrés de la gloire de leurs redoutables ancêtres, les descendants des Huns, des Goths, des Avares, conservèrent pieusement la mémoire de leurs exploits. C'est ainsi que, sans d'autres secours que la transmission orale, se perpétuent de nombreuses légendes sur les héros de ces grandes luttes. Chaque tribu germanique avait ses légendes. Confiées à la mémoire du peuple, ces traditions se mêlèrent aux croyances mythiques, et de ce mélange naquirent les épopées nationales de l'Allemagne[6].

Laissant de coté le cycle lombard et réunissant celui des Francs et des Burgondes, les historiens de la littérature allemande distinguent quatre légendes principales dans la poésie héroïque : la légende de Théodoric, la légende d'Attila, celle de Sifrit, et les légendes de la Mer. Une des plus anciennes est, sans contredit, celle des Goths, les premiers envahisseurs de l'empire. La conquête de l'Italie par leur roi Théodoric, la destruction du royaume hérule étaient des faits trop considérables pour ne pas survivre dans l'imagination populaire ; la Bataille de Ravenne en est le monument le plus authentique. Le Chant d'Hildebrand, un des compagnons du grand roi, nous reporte également au temps de la conquête.

 

Afin de donner à nos lecteurs une idée de cette poésie primitive, nous allons citer, d'après la traduction d'Ampère, le Chant d'Hildebrand. C'est le récit d'une rencontre entre deux guerriers, le père et le fils.

 

J'ai ouï dire que se provoquèrent, dans une rencontre, Hildebrand et Hadebrand, le père et le fils. Alors les héros arrangèrent leur sarrau de guerre, se couvrirent de leur vêtement de bataille, et par-dessus ceignirent leur glaive. Comme ils lançaient leurs chevaux pour le combat, Hildebrand, père de Hadebrand, parla. C'était un homme noble, d'un esprit prudent. Il demanda brièvement à son adversaire :

— Quel était ton père dans la race des hommes ? ou encore : — De quelle famille es-tu ? Si tu me l'apprends, je te donnerai un vêtement de guerre à triple fil ; car je connais, guerrier, toute la race des hommes.

Hadebrand, fils de Hildebrand, répondit :

— Des hommes vieux et sages démon pays, qui maintenant sont morts, m'ont dit que mon père s'appelait Hildebrand ; je m'appelle Hadebrand. Un jour il alla vers l'est ; il fuyait la haine d'Odoacre ; il était avec Théodoric et un grand nombre de ses héros ; il laissa seule dans son pays sa jeune épouse, son fils encore petit, ses armes qui n'avaient plus de maître ; il s'en alla du côté de l'est. Mon père était connu de vaillants guerriers, ce héros intrépide combattait toujours à la tête de l'armée ; il aimait trop à guerroyer, je ne pense pas qu'il soit encore en vie.

— Seigneur des hommes, dit Hildebrand, jamais du haut du ciel tu ne permettras un combat semblable entre des hommes de même sang.

Alors il ôta un précieux bracelet d'or qui entourait son bras, et que le roi des Huns lui avait donné.

— Prends-le, dit-il à son fils, je te le donne en présent.

Hadebrand, fils de Hildebrand, répondit :

— C'est la lance à la main, pointe contre pointe, qu'on doit recevoir de semblables présents. Vieux Hun, tu es un mauvais compagnon ; espion a rusé, tu veux me tromper par tes paroles, et moi je veux te jeter avec ma lance ; si vieux, peux-tu forger de tels mensonges ? Des hommes d'un grand âge, qui avaient navigué sur la mer des Vendes, m'ont parlé d'un combat où a été tué Hildebrand, fils de Hérébrand.

Hildebrand, fils de Hérébrand, dit :

— Hélas ! hélas ! quelle destinée est la mienne ! J'ai erré hors de mon pays soixante hivers et soixante étés. On me plaçait toujours en tête des combattants ; dans aucun fort on ne m'a mis les fers aux pieds ; et maintenant il faut que mon propre enfant me pourfende avec son glaive, m'étende mort avec sa hache, ou que je sois son meurtrier. Il peut t'arriver, si ton bras te sert bien, de ravir à un homme de cœur son armure, de dépouiller son cadavre ; fais-le, si tu crois en avoir le droit, et que celui-là soit le plus infâme des hommes de l'est qui se détournerait de ce combat, dont tu as un si grand désir. Bons compagnons qui nous regardez, jugez dans votre courage qui de nous deux aujourd'hui peut se vanter de mieux lancer un trait, qui saura se rendre maître de deux armures.

Alors ils firent voler leurs javelots à la pointe tranchante, qui s'arrêtèrent dans leurs boucliers ; puis ils s'élancèrent l'un sur l'autre ; les haches de pierre résonnaient. Ils frappaient pesamment sur leurs blancs boucliers ; leurs armures étaient ébranlées, mais leurs corps restaient immobiles.

Ce chant, malgré le désordre moral qu'il accuse, n'a-t-il pas une grandeur et une simplicité dignes d'Homère ?

 

Après la légende de Théodoric, vient celle d'Attila. Le roi des Huns n'est point un héros germanique ; mais son histoire est tellement mêlée à celle de l'invasion, qu'il occupe une place considérable dans les traditions allemandes. Un trait caractéristique de ces légendes, c'est l'auréole dont elles nimbent le front d'Attila ; pour elles, le Fléau de Dieu est un roi pacifique et bon. N'est-ce pas là un témoignage précieux du haut sens moral dont les Germains étaient pourvus dès cette époque ?

Dans l'épopée des Nibelungen palpitent tous les héros des légendes de Sifrit et les chefs bourguignons de la conquête. Mais, à l'époque où les Nibelungen furent rédigés, tout un côté du caractère du héros franc s'est effacé ; son origine mythique et celle de Brunhilde a disparu dans le poème du VIe siècle.

Les légendes de la Mer contiennent les derniers échos de la poésie héroïque. Les traditions des tribus lithuaniennes y complètent le cycle des légendes allemandes : courses des pirates, exploits des rois de la mer, secrets des abîmes, voilà ce qu'elles nous racontent. Le rapsode inconnu qui réunit ces poèmes en forma le chant de Kudrun, poème charmant où s'agitent et se confondent les paladins des forêts germaniques et les dieux de l'Océan.

 

Cependant l'influence du christianisme ne pouvait manquer aussi de féconder l'esprit allemand : la Prière de Wessobrun et le Poème de Muspilli en marquent la première apparition dans la littérature ; l'Héliand en est la manifestation la plus complète et la plus haute. La vie du Sauveur, que ce poème retrace, est une œuvre magistrale, une épopée vraiment digne des grands faits qu'elle célèbre, et qui témoigne éloquemment de la transformation profonde opérée par le christianisme dans les mœurs et dans les idées des Germains. Deux autres chants incarnent la pensée allemande et chrétienne pendant cette période ; c'est l'Harmonie des Évangiles du moine Ottfried (865) et le Chant de victoire de Louis.

Un long silence suivit malheureusement cette première éclosion de la poésie nationale et religieuse ; l'influence latine put dominer ; les vieux poèmes furent abandonnés à la tradition orale ; les lettrés délaissèrent l'idiome national et adoptèrent la langue latine, qui devint à la fois la langue de l'Eglise et celle de la poésie. Des femmes elles-mêmes, la célèbre religieuse Hroswithe, entre autres, confièrent à la langue de Cicéron et de Virgile leurs inspirations et leurs pensées. Toutefois, pendant que la vieille langue germanique subissait cette éclipse momentanée, un idiome harmonieux et doux, merveilleusement propre à la poésie, le haut allemand moyen, succédait à l'ancien haut allemand. L'heure approchait où la langue germanique allait atteindre pour la première fois à un haut degré de perfection, à son premier âge classique. A cette époque, en France, les exploits de Charlemagne venaient de donner naissance à tout un cycle de traditions poétiques, à d'innombrables chansons de gestes. D'un autre côté, les souvenirs de l'antiquité, transformés au contact des idées du moyen âge, avaient donné naissance à de nombreux poèmes qui charmaient l'esprit peu critique de nos pères. En même temps aussi, les légendes galloises de la Table-Ronde et du Saint-Graal étaient pour nos trouvères une mine féconde. L'Allemagne également s'empressa de puiser à ces sources nouvelles[7].

 

Ce que le trouvère avait été pour la France, le minnesinger le fut pour l'Allemagne.

Alors, comme dit Schiller, parut le chanteur qui apporte la joie, et dont les doux accents émeuvent les cœurs.

Seulement l'Allemagne, et ce fut son tort, comme le dit très-bien M. Heinrich, restreignit l'expression de ce sentiment universel à l'amour renfermé dans le cadre de la vie chevaleresque. Elle s'assujettit aux conditions extérieures et sociales dans lesquelles la poésie se développait alors chez les autres peuples. Les sentiments, comme les légendes, franchissaient rarement les bornes du monde féodal. C'est là le vice d'origine du Chant d'amour allemand, ou Minnegesang. Cette réserve faite, nous devons convenir que la part de la louange doit dépasser celle de la critique.

La poésie provençale était exclusivement sensuelle. La poésie du Minnesinger est peut-être plus terne, les métaphores en sont moins fleuries et moins audacieuses ; mais, en revanche, un je ne sais quoi de sérieux, de chaste et de contenu caractérise ses inspirations et ennoblit ses chants.

Le minnesinger qui porta le plus loin la perfection de son art fut Walther von der Vogelweide. Il débuta comme chevalier et comme poète à la cour du roi d'Autriche, Frédéric le Catholique. Lorsque son protecteur mourut, au retour de la croisade en 1198, il en ressentit une vive douleur. Il marchait, dit-il, aussi droit et fier qu'une grue ; maintenant il a la démarche lente et le cri plaintif du paon. Il faut qu'il trouve un nouveau protecteur ; car il est pauvre, quoique noble, et sa pauvreté lui a inspiré parfois des traits amers. Cette pauvreté, qu'il partage avec le vilain, lui enseigne du moins l'égalité de tous les hommes ; et, méprisé lui-même par les riches, il apprend à estimer ses inférieurs. Ô mon Dieu, s'écrie-t-il, il en est plus d'un qui t'appelle son père, et qui ne voudrait pas de moi pour son frère. Et cependant, après la mort, qui distinguerait entre le maître et le valet, s'il fallait reconnaître leurs ossements ? Walther reçut à la cour du landgrave Hermann de Thuringe cette généreuse hospitalité qu'il sut si bien chanter ; mais il n'en restait pas moins un barde errant et un chevalier sans domaine. Pour arriver à la fortune, il avait embrassé le parti de Philippe de Souabe, et bombardé ce prince de vers adulateurs. Dépense inutile ! A la mort de Philippe, nous retrouvons Walther aussi pauvre que jamais. Il lui fallut attendre plusieurs années encore avant d'obtenir ce fief après lequel il avait tant soupiré.

 

Toute sa vie il avait récriminé contre l'insensibilité des hommes et l'ingratitude de son art, se plaignant de ne jamais se chauffer qu'à un foyer étranger..., chevauchant dès le matin, et souvent frappant à une porte derrière laquelle souvent il entend dire : Maudit soit l'hôte qui arrive ! Aussi rien n'égale la joie de Walther quand le but de ses désirs est atteint. J'ai mon fief ; tout le monde m'écoute ; j'ai mon fief. A présent, je ne crains plus pour mes pieds les neiges de février ; je ne serai plus l'hôte importun des barons avares. Le noble et généreux prince m'a fait un don ; par lui je puis me mettre l'été à l'ombre de mes arbres, et l'hiver sous mon toit. Aussi mes voisins me trouvent meilleure mine ; autrefois ils me faisaient des yeux moqueurs. Je fus longtemps pauvre malgré moi ; mes paroles en étaient devenues amères. Le don du prince a purifié mon cœur et mes chants.

 

Le poète, du reste, a conscience de sa force et de sa valeur. Mes chants ne sont pas sans pouvoir, disait fièrement Wolfram d'Eschenbach ; Walther est du même avis. Walther méritait bien d'ailleurs un coin de terre dans cette Allemagne, pour laquelle il a brûlé tant d'encens. J'ai vu des pays étrangers, et je ne nie pas leur gloire. Mais malheur à moi si mon cœur pouvait s'y plaire ! A quoi servirait de nier ce qui est juste et vrai ? Les mœurs allemandes l'emportent sur toutes les autres. De l'Elbe au Rhin, du Rhin en Hongrie, les coutumes en vigueur sont les plus nobles que je connaisse ; j'en réponds sur mon bien et ma tête. Les plus humbles femmes allemandes valent mieux que les plus hautes dames d'ailleurs. Les chevaliers d'Allemagne ont les vraies maximes, et leurs femmes sont pures comme des anges.

C'est bien là l'accent du patriotisme ! Et pourtant Walther, bon catholique après tout, ne craint pas, dans un autre lieu, de gourmander l'attitude de cette chère Allemagne pendant la lutte de Frédéric II contre Innocent III. Voici comment il s'exprime sur le compte des chevaliers de tout à l'heure. L'honneur a déserté la terre allemande. C'est une honte de voir riches et puissants assis à leur foyer, tandis que le saint sépulcre est profané. Ils ne sont plus dignes de la récompense du Roi des cieux ni du sourire bienveillant des hommes et des femmes. Et quand, après de longs délais, il peut suivre en Terre-Sainte l'armée de Frédéric, il n'y tient plus de joie ; car il a, lui pécheur, vu de ses yeux ce qu'il a toujours désiré, il a vu le pays sacré qu'a parcouru l'Homme-Dieu. L'inspiration religieuse ne lui est point étrangère ; l'ardent gibelin est parfois un tendre mystique : Malheur ! Les années des plaisirs s'avancent. Dans la coupe de miel est l'absinthe. Le monde a au dehors des couleurs brillantes, blanches, vertes, rouges ; mais il est noir au dedans. Pourtant celui qui a été trompé n'est pas sans consolation. Une seule larme suffit à expier de grandes erreurs. Pensez-y, chevalier ; c'est votre affaire. Et ailleurs il représente avec onction Marie évanouie au pied de la croix : Elle est tombée sur la terre en poussant un cri aigu ; elle était devenue pâle et blême ; ses oreilles n'entendaient plus, ses lèvres ne remuaient plus ; car son cœur déchiré était plein de l'agonie du Christ[8].

Depuis la Réforme, pas un poète de l'Allemagne n'a retrouvé de tels accents.

Après Walther, le Minnegesang ne put conserver le rang que ce poète lui avait donné ; il déclina rapidement. On cite encore Nithard, l'ennemi des paysans, Henri de Meissen et Ulrich de Lichtenstein, un minnesinger des mieux doués, mais que son donquichottisme rendit ridicule. Ulrich mort, il ne surgit plus d'autre poète dont le nom mérite d'être connu. Le Minnegesang ne pouvait survivre aux mœurs dont il avait été l'expression ; il fut entraîné dans la ruine de la chevalerie. Avant de mourir, il sembla toutefois reprendre une vie nouvelle, en allant puiser ses inspirations dans les idées religieuses de l'époque. C'est ainsi que Hartman von Ane, l'émule de Wolfram, écrivit la légende de Grégoire du Rocher ; Conrad de Würzbourg, celle de saint Sylvestre ; Werner de Tegerasec, une Vie de Marie ; un autre poète du même nom, l'Enfance de Jésus. La légende de Pilate, celle de sainte Véronique, l'histoire de Balaam et de Josaphat, etc., eurent aussi chacune leurs poètes ; la légende de saint Alexis en trouva jusqu'à six avant le XVe siècle, et le Passional, recueil de traditions religieuses les plus diverses, ne compte pas moins de cent mille vers. Mais les nouveaux minnesingers ne purent longtemps se soutenir à cette hauteur ; le caractère des récits change ; l'imagination et la fiction y jouent un rôle plus grand et moins acceptable.

 

Quel changement quand on passe de la poésie mondaine.des maîtres chanteurs aux écrits des mystiques ! Depuis son apparition vers la fin du XIIIe siècle, le mysticisme ne cesse d'avoir d'illustres représentants ; c'est aux mystiques que revient l'honneur d'avoir fondé la prose, allemande. Le plus grand peut-être d'entre eux est Tauler (1290-1360), à la fois orateur et poète, et qui jouit dans son temps d'une immense réputation ; au siècle suivant, l'illustre mystique trouve un successeur digne de lui dans Geiler de Kaisenberg.

Mais, avant que la prose allemande fît son entrée dans le monde, la langue latine reste longtemps le véhicule de la théologie et de l'histoire.

 

L'histoire, après avoir d'abord été écrite en vers, le fut ensuite en latin. Ce fut également du latin que se servit le bienheureux Albert le Grand, le plus illustre représentant de la philosophie allemande au moyen âge ; une femme même, sainte Hildegarde, en qui semble se personnifier le mysticisme du XIIIe siècle, recourut à cet idiome pour nous transmettre ses révélations consolantes. La langue allemande ne semblait pas encore en état de traduire les hautes spéculations de la pensée, et il lui faudra de longs siècles pour conquérir tous ses droits et se substituer complètement à la langue latine.

 

VIII. — LA POÉSIE ANGLAISE

 

La littérature anglaise ne remonte pas au delà de la conquête. Les premiers en France, les Normands avaient, comme nous l'avons vu, débrouillé le français, le fixant, l'écrivant si bien, qu'aujourd'hui encore nous entendons leurs odes et leurs poèmes. Aussitôt qu'ils furent débarqués en Angleterre, leur premier soin fut de dégrossir l'intelligence des Saxons. Entre la conquête et la mort du roi Jean, ils dotèrent l'Angleterre de cinq cent cinquante-sept écoles. Henri Beauclerc, fils du Conquérant, fut instruit dans les sciences ; Henri II et ses trois fils étaient renommés par leur culture ; l'aîné, Richard Cœur-de-Lion, fut poète. Lanfranc, premier archevêque normand de Cantorbéry, fondateur de l'école d'Avranches et logicien plein de vigueur, se distingua par sa lutte vigoureuse contre les hérétiques qui niaient la présence réelle ; saint Anselme, son successeur, le plus éminent penseur du siècle, découvrit une nouvelle preuve de l'existence de Dieu qui fit, cinq siècles plus tard, la gloire de Descartes. En même temps, plusieurs abbés s'installent en Angleterre et en défrichent le sol : l'un établit une bibliothèque ; un autre fonde une école et fait représenter à ses élèves le Jeu de sainte Catherine ; un troisième écrit dans la langue de Cicéron des épigrammes aussi barbelées que celles de Martial. Mais ce n'est pas tout : à côté de leurs chroniqueurs latins, Henri d'Hungtington, Guillaume de Malmesbury, hommes réfléchis qui savent non-seulement conter, mais juger, les Normands ont de chroniques rimées, en langue vulgaire : celles de Geoffroy Gaimar, de Benoît de Saint-More, de Robert Wace ; car la langue française leur tient à cœur, et ils y attachent tant de prix, que les nobles de Henri II envoient leurs fils en France pour les préserver des barbarismes[9]. Pendant deux cents ans, les enfants à l'école, dit Hygden, contre l'usage et l'habitude de toute nation, furent obligés de quitter leur langue propre, de traduire en français leurs leçons latines et de faire leurs exercices en français[10].

Les statuts des universités obligeaient les étudiants à ne converser qu'en français ou en latin. Les enfants des gentilshommes apprenaient à parler français du moment où on les berçait dans leur berceau, et les campagnards étudiaient avec beaucoup de zèle à parler français pour se donner l'air de gentilshommes. A plus forte raison, la poésie est-elle française. Guillaume s'est, fait accompagner du trouvère Taillefer, qui moult bien chantoit ; il y a une jongleuse, Adeline, qui reçoit une terre lors du partage. C'est en vers français que Robert Wace rédige l'histoire légendaire de l'Angleterre et de la Normandie. Dans les abbayes on ne trouve que vers latins et vers français. Les hommes qui ont assez de loisir et de sécurité pour lire ou écrire sont Français ; c'est par eux que l'on invente et que l'on compose. Même les Anglais se travaillent pour écrire en français ; par exemple, Robert Grosthead, dans son poème allégorique sur le Christ ; Peter Langtoft, dans sa Chronique d'Angleterre et dans sa Vie de saint Thomas Becket ; Hue de Rotelane, dans son poème d'Ipomedon ; Jean Hoveden et bien d'autres. Plusieurs écrivent la première moitié des vers en anglais, la seconde en français. Un des meilleurs poètes, Gower, sur la fin de ses œuvres françaises, s'excuse humblement de n'avoir point de Français la faconde. — Pardonnez-moi, dit-il, que de ce je forsvoie ; je suis Anglais.

Et pourtant l'idiome national ne périt pas. Obscur, méprisé, on ne l'entend d'abord que dans la bouche des franklins dégradés, des outlaws delà forêt j des porchers, des paysans, de la basse classe. Puis, peu à peu, comme il faut bien que le Normand apprenne l'anglais pour commander à ses tenanciers, la langue nationale progresse de génération en génération et finit par s'imposer. Les termes savants, la langue du droit, les expressions abstraites restent français ; mais pour ce qui est des actions usuelles et des objets sensibles, c'est le saxon qui les dénomme.

Une traduction de Robert Wace par le prêtre Lazamon nous présente les premiers tâtonnements de la littérature anglaise. Vers le commencement du règne d'Edouard Ier, Robert, moine de Glocester, compose une chronique en vers, et, trente ans après, Robert Manning, moine de Brunne, versifie des annales qui trahissent encore l'influence française. Pendant le XIVe siècle, on traduit du roman presque toutes nos chansons de gestes. Mais ce ne sont là que de tristes ébauches et d'informes accumulations de rythmes ; il faut aller jusqu'à Geoffroy Chaucer pour trouver un poète vraiment inspiré et vraiment lyrique. Par la vivacité de son imagination et les ressources de son langage, Chaucer peut être mis sur le même rang que les plus grands poètes du moyen âge. Il nous emprunta la stance iambique régulière et la mania avec une remarquable aisance. Le Conte du chevalier suffirait pour immortaliser son nom. Mais c'est dans le Prologue des Contes de Cantorbéry que son génie brille peut-être du plus vif éclat.

 

IX. — L'HISTOIRE MONASTIQUE

 

Tandis que la société chevaleresque chantait l'histoire avec son imagination naïve et sa langue chevaleresque, la société monastique écrivait ce qui lui tenait lieu de Chansons de gestes, ses chroniques universelles, domestiques et locales.

Le vénérable Bède fut le premier qui crut devoir recueillir les traditions éparses dans la mémoire de ses contemporains, et condenser dans un récit correct les principaux événements qui remuent le monde et agitent les hommes. Avant le savant anglo-saxon, les moines belges de Saint-Amand et Denys le Petit avaient, les premiers au VIIe siècle, et le second au VIe, rédigé des annales sommaires qu'un professeur de rhétorique trouverait sans doute arides, mais infiniment précieuses aux yeux de l'historien.

Le règne de Charlemagne fournit du travail aux chroniqueurs. Les chroniques de Fleury et de Limoges, celles d'Hépidan, moine de Saint-Gall, et, par-dessus tout, la chronique d'Eginhard témoignent de l'influence qu'exerça sur l'histoire l'ami d'Alcuin. C'est alors que la coutume d'écrire les annales dans les abbayes devint en quelque sorte une institution. Il fut ordonné, dit l'e continuateur de la Chronique d'Écosse, J. Fordun, il fut ordonné dans la plupart des pays, ainsi que je l'ai entendu rapporter, qu'il y eût dans chaque monastère de fondation royale un religieux chargé d'écrire, suivant l'ordre du temps, tout ce qui se passait sous chaque règne dans l'étendue du royaume, ou du moins dans son monastère. Chacun de ces ouvrages était présenté au premier chapitre général qui se tenait après la mort du roi, et l'on y choisissait les plus habiles d'entre les assistants pour en faire l'examen et en composer une espèce de chronique ou de corps d'histoire qui était ensuite déposé dans les archives du monastère, où il avait une parfaite authenticité. Souvent ces chroniques circulaient d'une abbaye à l'autre, et quand les copistes les avaient transcrites, l'historiographe du monastère y ajoutait le récit des événements survenus depuis la rédaction primitive. De là. ces nombreuses copies des mêmes chroniques, et ces variantes qui permettent aux paléographes de contrôler les manuscrits l'un par l'autre.

 

De tous les travaux historiques dus, aux moines, aucun n'égale la Chronique de France de l'abbaye de Saint-Denis. Non-seulement les doctes religieux du moustier royal consignèrent dans leurs annales les gestes de leur époque, mais ils poussèrent la passion de l'histoire jusqu'à colliger les anciennes chroniques, sans oublier toutefois de les coordonner et de les traduire. L'abbé Suger écrivit l'histoire de Louis le Gros, et peut-être la première partie de celle de Louis VII. Ces deux monographies continuèrent les chroniques d'Aimoin, d'Eginhard, du faux Turpin, de l'astronome anonyme de Louis le Débonnaire. Elles furent suivies des histoires de Rigord, de Guillaume le Breton, des Gestes de Louis VIII, des Vies de saint Louis et de Philippe le Hardi, par Guillaume de Nangis, avec la chronique du même auteur jusqu'à l'an 1301, et sa première continuation, qui se termine à l'an 1340. La deuxième continuation fut l'œuvre d'un moine du Mont-Saint-Michel. Un autre religieux de cette célèbre abbaye, Robert de Thorigny, enrichit d'un long et précieux appendice la Chronique de Sigebert de Gembloux.

 

Au XIIe siècle, Ordéric Vital rédige une histoire ecclésiastique en normand et en latin. Chez nos voisins d'outre-Manche, le Bénédictin Matthieu Paris relate tous les faits dont l'écho parvient jusqu'à lui. En Allemagne, Adam de Brème, Othon de Freisingen, Arnold de Lubeck, et, en Espagne, Rodrigue de Tolède rivalisent avec les moines annalistes de Saint-Denis.

Aujourd'hui tous ces noms sont peu connus ; à peine quelques érudits vont-ils de loin en loin remuer dans les bibliothèques .publiques la poussière de leurs in-folio. Ainsi va le monde ; ces moines obscurs ont, pendant sept siècles, veillé sur les traditions de l'humanité, et l'humanité, qui sans eux ne connaîtrait pas un mot de son passé, les ignore, que disons-nous ? les méprise.

 

X. — L'HISTOIRE PROFANE. - VILLEHARDOUIN

 

Il était naturel qu'à l'exemple des clercs et des moines quelques membres de la société laïque féodale s'efforçassent de transmettre à la postérité le souvenir des événements qui s'étaient passés sous leurs yeux. L'histoire devait être un besoin pour une civilisation basée sur des traditions de famille. Le blason en fut le langage initial ; ses hiéroglyphes résumèrent les premières annales de la noblesse militante. Mais des formules aussi énigmatiques et aussi sommaires, excellentes pour indiquer au premier regard le rang féodal d'une famille, ne suffisaient pas pour en faire connaître tous les exploits. Quand les hommes d'armes purent écrire, les plus instruits éprouvèrent le besoin de dicter à leurs chapelains le récit des batailles et des campagnes où leur épée avait joué un rôle.

Le premier monument de ce genre qui soit parvenu jusqu'à nous, c'est la Geste historique de la quatrième croisade, due à Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne. Ce n'est pas sans motif que nous qualifions de geste son récit. L'œuvre de Villehardouin tient à la fois de l'épopée et de l'histoire. Grandeur du sujet, mœurs rudes et guerrières des héros, caractère grave et religieux du narrateur, naïveté de l'exposition, tout semble faire de l'Histoire de la conquête de Constantinople la suite des poèmes qui chantaient les Charlemagne et les Roland.

Ainsi que le dit M. Demogeot[11], les événements et l'écrivain se trouvaient encore sur la limite de la poésie. Ils étaient merveilleux comme une fiction, héroïques comme un romancero castillan. L'imagination des trouvères n'avait rien rêvé de plus grand que cette conquête fortuite d'un empire par une poignée de pèlerins à peine assez nombreux pour assiéger une des portes de sa capitale : et, comme si le sort eût ménagé aux éléments de cette épopée naturelle un poétique contraste, il conduisait cette brave et rude féodalité toute bardée de fer, toute inculte et naïve, au sein d'une civilisation vieillie et corrompue, au milieu du luxe et des perfidies de Byzance ; il donnait Nicétas pour antithèse à Villehardouin.

 

L'historien français se distingue par un grand mérite : Villehardouin s'identifie si bien avec son sujet qu'il est impossible de les séparer l'un de l'autre. La narration et l'événement ne font qu'un corps : en lisant l'une, on comprend l'autre. On suit tous les mouvements de l'armée, on prend part à toutes les délibérations des chefs : les dangers, les inquiétudes, les joies des pèlerins font vibrer toutes les cordes de notre âme. L'écrivain n'intervient jamais que pour glisser de courtes et vives formules qui sollicitent l'attention distraite du lecteur. Or oïez une des plus grandes merveilles, et des greignor aventures que vous onques oïssiez !Or pourrez ouïr étrange prouesse. — Et sachez que onques Dieu ne tira de plus grands périls nuls gens comme il fit ceux de l'ost en cel jour. En racontant les exploits ou les fatigues de ses héros, Villehardouin est tellement ému, qu'après sept siècles, nous aussi, nous sommes prêts à battre des mains ou à pleurer. Nous n'apprenons pas seulement ce qu'il nous expose avec une simplicité naïve, nous le voyons avec nos yeux, nous le sentons avec son âme ; nous ne sommes pas seulement témoins, nous sommes acteurs. Villehardouin décrit-il la cour de Constantinople, alors entre en scène le nouveau prince rétabli par les croisés, l'empereur Sursac, si richement vêtu, que pour néant demandât-on homme plus richement vêtu, et l'empererix sa fame à côté de lui qui ère (était) moult belle dame, sœur le roi de Hongrie ; des autres hauts hommes et des hautes dames y avoit tant, que on n'y pouvoit son pied tourner, si richement atornées, que elles ne pouvoient plus, et tous ceux qui avoient été le jour contre lui étoient ce jour tout à sa volonté. Veut-il dépeindre le butin que firent Les croisés, on entend le cliquetis de l'or et le frôlement de la soie qu'emportent les chars des vainqueurs. Et fut si grand le gain fait, que nul ne vous en sauroit dire la fin d'or et d'argent, et de vasselement, et de pierres précieuses, et de samis, et de drap de soie, et de robes vaires et grises, et hermines, et tous les chers avoirs qui onques furent trouvés en terre. Et bien li mareschaus de Champaigne à son escient pour verté, que puis que le siècle fut estoré, ne fut tant gagné en une ville.

 

A chaque instant, dans cette expédition homérique, la bonhomie côtoie l'héroïsme, et les réflexions les plus candides viennent se placer sur les lèvres de ces preux. Si chevaleresque qu'elle soit, la valeur des croisés est de trop bon aloi pour être incompatible avec tous ces sentiments naturels, dont ne peuvent se défendre les caractères les mieux trempés. Quand Villehardouin et ses compagnons se virent en face de Constantinople, et qu'ils aperçurent les remparts, les palais et les basiliques sans nombre dont le soleil faisait étinceler les faîtes et les dômes, quand leurs regards se furent promenés et de long et de lé (large) sur cette ville, qui de toutes les autres ère souveraine, sachez qu'il n'y eut si hardi à qui le cœur ne frémît... et chacun regardoit ses armes, que par temps (bientôt) en auront mestier (besoin).

Ce mouvement secret d'inquiétude ne les empêcha pas d'aborder bravement au rivage ennemi. C'était par une claire et radieuse journée. Et le matin fut bel après le soleil un peu levant. Et l'emperère Alexis les attendoit à grands batailles et à grands corrois (préparatifs) de l'autre part. Et on sonne les bozines (clairons, buccinas). Les croisés ne demandent mie chacun qui doit aller devant : mais qui ainçois (avant) peut, ainçois arrive. Et les chevaliers issirent des vaisseaux, et saillent en la mer jusqu'à la ceinture, tout armés, les heaumes lacés, les glaives ès mains, et les bons archers, et les bons sergeants, et les bons arbalestriers, chacune compagnie où endroit elle arriva. Et les Grecs firent moult grand semblant del retenir (de les arrêter). Et quand ce vint aux lances baisser, les Grecs leur tournent le dos et s'en vont fuyant et leur laissent le rivage. Et sachez que onques plus orgueilleusement nul port ne fut pris.

Une autre fois, ils s'en vont résolument livrer une bataille rangée à toutes les forces de l'empire grec. Bien sembloit chose périlleuse, que les croisés n'avoient que six batailles, et les Grieux en avoient bien soixante, et toutes plus grandes que celles des Latins. Et tant chevaucha l'emperère Alexis, tant s'approcha, qu'on se tiroit des flèches d'une armée à l'autre. Et quand ouit cela le doge de Venise, il quitta les tours de Constantinople, dont il étoit déjà maître, et dit qu'il vouloit vivre et mourir avec les pèlerine. Et quand l'emperère Alexis vit ce, il commença ses gens à retraire, et s'en retourna arrière. Et sachez qu'il n'y eut si hardi qui n'eût grand joie. Ceux de l'ost se désarmèrent, qui étoient mult las et travaillés, et peu mangèrent, et peu burent, car peu avoient de viande.

 

Rarement Villehardouin interrompt son récit par des réflexions personnelles ; il narre les faits, sans les enjoliver, chemin faisant, de commentaires fantaisistes. Si quelquefois il émet un jugement, la forme en est grave et le ton sentencieux. Moult tinrent mal leur promesse, dit-il par exemple, et moult en furent blâmés. Ou bien encore : Sachez qu'il put bien mieux faire. Et plus loin : Or oïez si onques si horrible trahison fut faite par nulle gent ! La narration de Villehardouin n'est que l'événement lui-même, sur lequel se projette un rayon de son âme loyale. Le laconisme de notre chroniqueur va si loin, qu'on se demande parfois même s'il admire les prouesses qu'il raconte. Il décrit une action héroïque simplement et sans fleurs de rhétorique. Lorsque les croisés, trompés par l'empereur, lui dépêchent trois messagers pour le défier dans son palais, au milieu de sa cour et de son armée, Villehardouin, bien qu'un des trois ambassadeurs, ne se départ pas de son flegme, et résiste à cette tentation de charlatanisme à laquelle, placés dans les mêmes circonstances, tant d'autres écrivains auraient facilement succombé. C'est sans hyperboles et sans métaphores qu'il reproduit les paroles de son collègue Quesnes de Béthune. Les croisés chercheront désormais à faire à l'empereur le plus de mal possible, et ils le lui mandent, parce qu'ils ne feroient mal ni à lui ni à d'autres, tant qu'ils ne l'eussent défié ; car ils ne firent onques trahison, ni en leur terre n'est-il accoutumé qu'ils le fassent. Deux pages plus loin, l'historien nous initie à l'infâme trahison du Grec Murtzuphe, qui, préposé à la garde de l'empereur Alexis, le tue pendant son sommeil. Ce beau contraste entre les mœurs des peuples ne frappe pas Villehardouin : les éléments en sont dans son récit comme dans la nature ; aucune réflexion ne les signale, aucun rapprochement ne les met en relief. La roideur que plusieurs critiques lui reprochent donne au récit une allure vive et militante.

Le style de notre conteur est grave, mais non compassé. Les phrases sont brèves et nettes, les tournures alertes et peu variées. Le bon maréchal a peu de formules à son service ; son admiration, comme son armure, se plie toujours aux mêmes charnières. Il nous invite constamment à ouïr une des plus grandes merveilles ; à voir le miracle de Notre-Seigneur ; le huz (bruit) du combat ou de l'assemblée sont toujours aussi grands que si la terre se fondit. Comme ses confrères, les autres chanteurs héroïques, il emploie les formes de la narration orale. Or oyez ; or sachez ; pourrez savoir, seigneurs ; pourrez ouïr étrange prouesse. Il leur emprunte même des phrases toutes faites et passées dans le domaine public des trouvères. Villehardouin est l'historien, porte encore, d'un monde réel et cependant épique.

Nul monument ne saurait donner une plus juste idée de la société féodale, où la foi religieuse introduisait une discipline que la royauté seule, livrée à ses propres forces, n'aurait pu maintenir. Que de difficultés à vaincre pour rassembler à Venise les seigneurs confédérés ! les uns veulent s'embarquer à Marseille, les autres parlent des ports de Flandre, ceux-ci préfèrent la Pouille. Après le départ, mêmes obstacles à surmonter pour retenir sous la même bannière tous ces paladins autonomes. Villehardouin nous entretient sans cesse de ceux qui veulent l'ost dépecer. A Zara, la défection devient imminente ; à Corfou, les mêmes tentatives se renouvellent, plus menaçantes encore : plus de la moitié de l'armée forme le projet d'abandonner l'entreprise. Il faut que les chefs aillent trouver les dissidents, se prosternent à leurs pieds, moult pleurant, et les attendrissent pour obtenir leur obéissance. Alors les barons se consultent et décident d'en appeler au pontife suprême. Quatre messagers envoyés vers le pape reçoivent de sa bouche une parole d'ordre et d'union. Aussitôt les scissions disparaissent, et l'armée s'ébranle[12].

Après la conquête et l'élection de l'empereur, Villehardouin raconte l'odyssée des croisés. Il les accompagne dans les provinces de l'empire, où ils s'éparpillent. Il court avec eux d'assaut en assaut, multiplie les sièges, les combats, les faits d'armes ; il poursuit çà et là ces aventureux chevaliers, devenus ducs d'Athènes ou comtes de Lacédémone ; il partage si bien leurs périls, qu'un jour, escorté du marquis de Montferrat, il va mourir dans une misérable embuscade dressée par les Bulgares.

Telle est l'œuvre de Geoffroy de Villehardouin ; narrateur fidèle des événements, le maréchal de Champagne n'en altère jamais la physionomie. Loin de vouloir plier les faits à ses idées préconçues, il se dissimule derrière eux et les laisse parler tout seuls. Cette méthode historique n'est autre que la méthode objective si vantée par les Allemands qui prétendent l'avoir découverte. Le mot n'est pas tout à fait inexact : MM. Gervinus et Mommsen ont découvert, en effet, leur système dans le chroniqueur français Villehardouin.

 

XI. — JOINVILLE

 

Quand on passe de Villehardouin à Joinville[13], on s'aperçoit qu'on a franchi près d'un siècle. C'est le temps où les saints des cathédrales s'affranchissent de cette roideur qui trahit l'influence byzantine et se revêtent de grâce et de douceur. L'historien n'est pas seulement le guerrier brave et sage, qui, dans ses narrations, va toujours droit au fait, sans retard, sans digression, sans préoccupations personnelles ; c'est un causeur naïf qui déroule pour vous tous ses souvenirs ; qui se raconte lui-même, non par vanité, mais par abandon, par confiance, par le besoin si français de mêler sa personne à tout ce qu'il raconte. Joinville est le vrai créateur des Mémoires. Un charme tout particulier circule dans ces récits où la personnalité de l'écrivain se mêle, où ses impressions et ses aventures se confondent avec les gestes des héros. N'est-on pas heureux, par exemple, de rencontrer dans la vie de saint Louis l'aveu touchant de l'émotion qu'éprouva Joinville lui-même, quand il partit avec le roi pour la Terre-Sainte ? Il avait préludé au grand pèlerinage d'outre-mer par de pieuses visites aux églises voisines de son château. Et ainsi que je allois de Bleicourt à Saint-Urbain, dit-il, et qu'il me falloit passer auprès du chastel de Joinville, je ne osai onques tourner la face devers Joinville, de peur d'avoir trop grand regret, et que le cœur me attendrît, de ce que je laissois mes deux enfants et mon bel chastel de Joinville, que j'avois fort au cœur.

Ne craignez pas toutefois qu'égarée dans une stérile causerie, la mémoire perde rien chez Joinville du haut intérêt de l'histoire. Doué d'une souplesse merveilleuse, l'écrivain s'élève et redescend tour à tour ; sa plume obéit à toutes les impulsions des événements, à tous les souffles de sa pensée. Elle montera même jusqu'à la poésie, quand il lui faudra décrire quelque scène frappante.

Écoutons-le raconter le départ de la flotte.

 

Et tantôt de maître de la nau s'écria à ses gens quiétoient au bec de la nef : Est-ce votre besogne prête ? Sommes-nous à point ? Et ils dirent que oui vraiment. Et quand les prêtres et les clercs furent entrés, il les fit tous monter au château de la nef, et leur fit chanter au nom de Dieu qui nous voulut bien tous conduire. Et tous à haute voix commencèrent à chanter ce bel hymne : Veni, creator Spiritus, tout de bout en bout, et, en chantant, les mariniers firent voile de par Dieu. Et incontinent le vent s'entonne dans la voile, et tantôt nous fit perdre la terre de vue, si que nous ne vîmes plus que le ciel et la mer, et chacun jour nous éloignâmes du lieu dont nous étions partis. Et parce veux-je bien dire que icelui est bien fol, qui sut avoir quelque chose de l'autrui, et quelque péché mortel en son âme, et se boute en un tel danger. Car, si on s'endort au soir, nul ne sait si on se trouvera le matin au sous de la mer.

... Toutes les naus se partirent et firent voile, qui étoit chose plaisante à voir. Car il sembloit que toute la mer, tant qu'on pouvoit voir, fût couverte de toiles, de la grande quantité de voiles qui étoient tendues au vent, et il y avoit dix-huit cents vaisseaux que grands que petits.

Pour mieux saisir le caractère distinctif de Joinville, rapprochons de ce passage un morceau analogue de Villehardouin.

Adonc furent départies les nefs et les huissiers (vaisseaux de transport garnis d'huis ou de portes) par les barons. Ha Diex ! tant bon y eut mis ! — Tant de choses précieuses y furent mises ! — Et quand les nefs furent chargées d'armes et de viandes et de chevaliers et de sergents, et les écus furent prétendus environ des bords et des chaldeals (dunettes) des nefs, et les bannières dont il y avoit tant de belles ! Ne onques plus belle estoire (flotte) ne partit de nul port.

... Et le jour fut bel et clair, et le vent doux et souef ; et ils laissèrent aller les voiles au vent. Et bien témoigne Joffroy, le maréchal de Champagne, qui cette œuvre dicta, qui onc ne ment à son escient, si comme cil qui à tous les conseils fut, que onc si belle chose ne fut vue. Et bien sembloit estoire qui terre dût conquerre, que tant que on pouvoit voir à l'œil, ne pouvoit-on voir sinon voiles de nefs et de vaisseaux, si que le cœur des hommes s'en réjouissoit moult.

 

Entre ces deux descriptions les différences sont frappantes. La plus remarquable peut-être, c'est, d'un côté, l'aisance de langage avec laquelle Joinville développe ses impressions, ses images, ses réflexions pieuses et naïves, de l'autre l'espèce de contrainte qui pèse encore sur son devancier. Villehardouin éprouve évidemment les mêmes émotions, mais il semble désespérer de les rendre. Il a recours aux exclamations : Ha Diex ! aux expressions largement collectives : Tant bon y eut mis ! aux louanges vagues, quoique exagérées : Ne onques plus belle estoire !... On chercherait en vain chez lui ces détails familiers et pittoresques qui font un vrai tableau de la description de Joinville. Il aperçoit bien une grande quantité de voiles, mais il ne rencontre pas la comparaison frappante de son successeur ; il ne retrouve pas la belle peinture du maria undique et undique cœlum. Enfin, le cœur tout réjoui de ce jour pur, de cet air doux, de ce magnifique spectacle de la flotte, qui part pleine d'espérance, impatienté de ne pouvoir exprimer tout cela, il a recours à son grand moyen descriptif : il vous jure sa parole de chevalier que tout cela était fort beau[14].

Plus libre et, en quelque sorte, plus épanoui dans son style, Jehan de Joinville l'est également davantage dans sa pensée. Il réfléchit, il commente, il compare, il moralise. Souvent même, il ne recule pas devant une digression, quand elle lui paraît opportune ; il introduit dans son récit ce que nous appellerions un peu ambitieusement des recherches. Il examine l'état de l'Orient à l'époque de la croisade d'Egypte, les princes qui y régnaient ; il nous entretient de l'origine des Assassins, de l'origine des Tartares ; il nous parle des sources du Nil et des phénomènes de l'inondation. Ce qu'il n'a pu voir de ses yeux, il le recueille volontiers de la bouche de ses compagnons d'armes ; il va ramassant sur sa route les récits, les anecdotes, les merveilles des voyageurs ; en cela la marche de Joinville s'achemine déjà vers celle de Froissart.

Mais ce qui n'appartient qu'à lui, et ce qui fait de son livre une œuvre inimitable, c'est le caractère de l'auteur, dont chaque page nous révèle quelque aimable trait, c'est ce mélange gracieux d'enjouement et de sensibilité assaisonnée par un grain de la fine naïveté champenoise. Élevé à la cour de l'élégant Thibaut de Champagne, perfectionné par le commerce d'un esprit juste et élevé comme saint Louis, Joinville joint au sérieux d'un homme pratique quelque chose de la vivacité légère des troubadours. Son histoire n'est plus une chanson de geste, c'est quelquefois un charmant fabliau. Au plus fort du danger, sa gaieté ne l'abandonne point. Environné de Sarrasins qui le harcèlent, lui et son cousin le comte de Soissons, quand ils sont retournés de courir après ces vilains, ils se trouvent d'humeur à échanger de joyeux devis et à se dire : Laissons crier et braire cette canaille, encore parlerons-nous de cette journée ensemble devant les dames. Cette gaieté de caractère rend plus touchante la sensibilité qui s'y mêle ; on voit qu'elle est exempte de toute affectation et s'exprime en traits simples et rapides. Pendant une épidémie, Joinville était bien malade : pareillement l'étoit son pauvre prêtre (chapelain). Un jour advint, ainsi qu'il chantoit messe devant le sénéchal couché dans son lit, quand le prêtre fut à l'endroit de son sacrement, Joinville l'aperçut si très-malade, que visiblement il le voyoit pâmer. Joinville se lève aussitôt, court le soutenir. Et aussi acheva-t-il de célébrer sa messe, et onques puis ne chanta, et mourut. Dieu en ait l'âme. Nul n'était mieux fait que Joinville pour comprendre le cœur du bon saint homme roi. Quand le prieur de l'Hôpital vint demander à saint Louis s'il savoit aucunes nouvelles de son frère le comte d'Artois, le roi lui répondit que oui bien, c'est assavoir qu'il savoit bien qu'il étoit en paradis. Le prieur essaya de le réconforter en faisant l'éloge de la valeur que le roi avait montrée, de la gloire qu'il avait acquise en ce jour, et le bon roi répondit que Dieu fût adoré de tout ce qu'il avoit fait. Et lors lui commencent à cheoir grosses larmes des yeux à force, dont maints grands personnages qui virent ce, furent moult oppressés d'angoisse et de compassion.

 

Saint Louis est l'âme de cette composition, comme de cette époque historique : il forme l'unité de cette œuvre, comme celle de la France. L'ouvrage de Joinville reproduit dans sa marche, dans son intérêt, l'image de ce qui se passait alors dans la nation. Tout se groupe autour d'un seul homme, les détails se subordonnent et s'organisent relativement à un centre. Villehardouin avait merveilleusement peint l'indépendance féodale ; Joinville, même par la forme biographique qu'il a choisie, exprime déjà l'importance croissante de la royauté. Après l'exemple si encourageant de Villehardouin et de Joinville, un chroniqueur, si habile latiniste qu'il fût, était obligé de recourir à la langue vulgaire pour transmettre à la postérité ses impressions et ses souvenirs. L'histoire ne se compose pas seulement du simple récit des faits, elle recueille avec soin les paroles des acteurs qui s'agitent sur la scène du monde. Comment alors renoncer au précieux avantage de les reproduire sous leur forme originaire ? N'est-ce pas changer la physionomie d'un personnage que de le draper dans un costume qui ne lui appartient pas ? Or la vérité du langage importe bien autrement à la fidélité historique, et l'un des premiers devoirs de l'historien, c'est, comme le dit M. Demogeot, de conserver aux paroles de ses héros leur véritable caractère.

 

XII. — FROISSART

 

Froissart a peut-être mieux que tout autre envisagé sous ce point de vue le devoir de l'historien. Né à Valenciennes vers l'an 1337, notre futur annaliste reçut de son père, pauvre peintre en armoiries, le nom obscur de Jehan Froissart, qu'il devait rendre à jamais illustre. On peut croire que ses vers seuls n'auraient pas sauvé son nom de l'oubli, mais il parait qu'ils ne nuisirent pas à sa fortune. Alors, parmi les roturiers, le poète était le seul qui pouvait, grâce à quelques ballades, s'élever aux postes les plus élevés et conquérir les plus précieuses prérogatives. Les ponts-levis des châteaux s'abaissaient devant le psaltérion du trouvère comme devant la bannière du chevalier, et, dans les cours, il marchait souvent de pair avec les favoris des princes et des rois, quand il n'était pas lui-même en possession de toute leur faveur.

 

Le jeune Froissart, que son père destinait à l'Église, ne sentait point en lui les vertus nécessaires au sacerdoce. Les vers, les chants et les joyeux déduits avaient seuls des charmes pour le jeune clerc. Force lui fut cependant de-se soumettre ; mais, nous savons le déclarer, Froissart ne fut homme d'Eglise que de nom ; c'est lui-même qui l'avoue naïvement dans ses vers. Ils n'offrent guère qu'un intérêt biographique : ils nous font connaître les goûts, les penchants et le caractère du poète, mais ils ne donnent qu'une médiocre idée de son talent. Sa véritable vocation était d'écrire l'histoire. Ses talents naissants furent encouragés par le premier seigneur auquel il s'attacha. Le sire Robert de Namur, remarquant dans le jeune poète une ardeur singulière à s'enquérir des moindres péripéties de la guerre ouverte entre la France et l'Angleterre, l'engagea vivement à s'en faire l'historien. Froissart accepta cette mission en homme qui se croyait digne de la remplir ; mais disons tout de suite qu'il ne sut atteindre ni à la mâle simplicité de Villehardouin, ni à l'exquise bonhomie de Joinville. Pour emprunter à la langue courante un de ses mots sinon les plus académiques, du moins les plus connus, Froissart fut plutôt ce que nous appelons un reporter qu'un véritable historien. Il est diffus, prodigue de mots et de détails. Les objets se présentent en foule et tous à la fois sous sa plume, il les accueille avec complaisance, les place tous au premier plan et détruit ainsi la perspective ; il ne sait ni résumer ni abstraire. Dans certains chapitres on trouve plusieurs histoires différentes commencées, interrompues, reprises, discontinuées de nouveau. Par compensation, jamais, jamais peut-être narrateur, comme le dit très-bien M. Demogeot, n'eut une imagination plus heureuse et plus vive ; il voit tout en image, et donne à tout une forme dramatique. Cette qualité est le revers brillant des défauts de Froissart. Notre chroniqueur peint toutes choses par impuissance de rien généraliser ; il décrit la circonférence de l'histoire, parce qu'il ne peut pénétrer jusqu'au cœur. Sa prolixité n'est aussi que l'excès d'une qualité. On croit voir le naïf et charmant verbiage d'une voix d'enfant. En racontant les faits dont il a été le témoin, Froissart ne se croit pas obligé de les soumettre à un examen critique et d'en discuter les conséquences et les causes ; il s'assujettit moins encore à les subordonner au triomphe d'une idée politique quelconque ; il prend les événements et les hommes comme ils sont, ou du moins comme on les lui montre. Il ne s'enferme pas dans son cabinet pour compulser, commenter de vieux parchemins, et démêler ce qu'il y a de vrai dans les légendes des aïeux. Il se met à la recherche des faits, comme un chasseur qui poursuit sa proie, sans se laisser effrayer par aucune fatigue, ni rebuter par aucun obstacle.

A-t-il une bataille à décrire, c'est aux lieux mêmes où elle s'est livrée qu'il va se renseigner : il interroge les collines et les plaines témoins de cette lutte, et s'il rencontre quelque pâtre ou quelque soldat acteur de ces combats sanglants, il ne les quitte pas qu'il n'ait arraché à la simplicité naïve de leurs récits des secrets que les capitaines ont souvent tant d'intérêt à cacher. S'il y a des portraits à peindre ou des caractères à tracer, il n'attend point que les modèles se drapent devant lui et prennent à ses yeux une attitude héroïque ; il les saisit à l'improviste, au moment où, ne se doutant pas qu'on les regarde, ils se laissent voir tels qu'ils sont. Il aime les seigneurs, les princes et les rois ; mais l'éclat des cours ne l'éblouit pas au point de fermer les yeux sur les vertus des simples bourgeois.

Peu d'historiens ont poussé plus loin que Froissart l'art de charmer les lecteurs par la variété des tableaux qu'il met sous leurs yeux. Qu'il raconte la mort de Charles V ou les brillantes fêtes de la cour de Gaston de Foix, le sublime dévouement des bourgeois de Calais ou la sombre tyrannie de Pierre le Cruel, la noble captivité du roi Jean ou la courtoisie chevaleresque du prince de Galles, la rude vaillance de du Guesclin ou le courage du Prince Noir, toujours Froissart se rend maître de son lecteur, le captive et le séduit.

La Chronique de Froissart embrasse tous les grands événements qui agitèrent les principaux États de l'Europe depuis l'an 1322 jusqu'en 1400. C'est l'histoire de la lutte acharnée qu'excita entre la France et l'Angleterre la question de succession au trône de France, et qui ne se termina que par la miraculeuse intervention d'une jeune fille envoyée de Dieu.

On a fait à Froissart, dit M. Mennechet, le reproche d'être trop partial en faveur de l'Angleterre ; il faut dire pour son excuse qu'il était comblé de bienfaits par la bonne reine Philippe de Hainaut, épouse d'Edouard III. A la cour d'Angleterre, comme à celles du duc de Brabant Wenceslas et de Gaston Phœbus, comte de Foix, on accueillait en Froissart plutôt le poète que l'historien. Sa Plaidoirie de la Rose et de la Violette, son Orloge et son Traité de l'Epinette, et même son roman poétique de Meliader lui valurent plus d'applaudissements à l'étranger qu'en France, où les fléaux apportés par l'invasion ne laissaient guère le loisir de songer à la poésie. On doit savoir gré à Froissart de s'être souvenu qu'il était Français et de n'avoir point sacrifié à la vanité du poète la conscience de l'historien. N'est-ce pas à lui que nous devons tous les détails du combat des Trente, si glorieux pour la chevalerie bretonne ? Qui peut lire sans émotion et sans orgueil le récit du dévouement des six bourgeois de Calais ? Ce beau morceau fait admirablement ressortir le talent de notre chroniqueur.

 

Après avoir réduit Calais par la famine, le roi d'Angleterre Édouard III, irrité de la longue et héroïque résistance des habitants, déclare qu'il n'épargnera la ville qu'à condition qu'on lui livrera six des principaux citoyens. Dès que cette réponse est connue, six bourgeois se dévouent et quittent la ville, la tête et les pieds nus et une corde au cou.

Le roi, dit Froissart, étoit à cette heure en sa chambre, à grand'compagnie de comtes, de barons et de chevaliers. Si entendit que ceux de Calais venoient en l'arroy qu'il avoit devisé et ordonné ; et se mit hors et s'en vint en la place devant son hôtel, et tous ces seigneurs après lui, et encore grand'foison qui y survinrent pour voir ceux de Calais, ni comment ils finiroient ; et mêmement la reine d'Angleterre, qui moult étoit enceinte, suivit le roi son seigneur. Si vint messire Gautier de Mauny et les bourgeois delez lui qui le suivoient, et descendit en la place, et puis s'en vint devers le roi et lui dit : Sire, vecy la représentation de la ville de Calais à votre ordonnance. Le roi se tint tout coi et les regarda moult fellement (cruellement), car moult héoit (haïssait) les habitants de Calais pour les grands dommages et contraires que au temps passé sur mer lui avoient, faits. Ces six bourgeois se mirent tantôt à genoux par devant le roi, et dirent ainsi en joignant leurs mains : Gentil sire et gentil roi, véez nous cy six qui avons été d'ancienneté bourgeois de Calais et grands marchands ; si vous apportons les clefs de la ville et du châtel de Calais, et les vous rendrons à votre plaisir, et nous mettons en tel point que vous nous véez, en votre pure volonté, pour sauver le demeurant (reste) du peuple de Calais, qui a souffert moult de grieftës (malheurs). Si veuillez avoir de nous pitié et mercy par votre très-haute noblesse. Certes, il n'y eut adonc en la place seigneur, chevalier, ni vaillant homme, qui se pût abstenir de pleurer de droite pitié, ni qui pût de grand pièce parler. Et vraiment ce n'éluit pas merveille ; car c'est grand'pitié de voir hommes de bien cheoir et être en tel état et danger. Le roi les regarda trèsireusement (en colère), car il avoit le cœur si dur et si épris de grand courroux qu'il ne put parler. Et quand il parla, il commanda que on leur coupât tantôt les têtes. Tous les barons et chevaliers qui là étoient en pleurant prioient si acertes (sérieusement) que faire pouvoient au roi qu'il en voulût avoir pitié et mercy ; mais il n'y vouloit entendre. Adonc parla messire Gautier de Mauny et dit : Ha, gentil sire, veuillez réfréner (retenir) votre courage ; vous avez le nom et la renommée de souveraine gentillesse et noblesse, or ne veuillez donc faire chose par quoi elle soit amenrie (diminuée), ni que on puisse parler sur vous en nulle vilenie. Si vous n'avez pitié de ces gens, toutes autres gens diront que ce sera grand'cruauté, si vous êtes si dur que vous fassiez mourir ces honnêtes bourgeois, qui de leur propre volonté se sont mis en votre mercy pour les autres sauver. A ce point grigna (grinça) le roi des dents et dit : Messire Gautier, souffrez (taisez-vous) ; il n'en sera autrement, mais qu'on fasse venir le coupe-tête. Ceux de Calais ont fait mourir tant de mes hommes, qu'il convient ceux-ci mourir aussi.

Adonc, fit la noble reine d'Angleterre grand'humilité, qui étoit durement enceinte, et pleuroit si tendrement de pitié, que elle ne pouvoit se soutenir. Si se jeta à genoux par devant le roi son seigneur, et dit ainsi : Ha, gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand péril, si comme vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé ; or vous prie-je humblement et requiers en propre don, que, pour le fils de sainte Marie et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six hommes mercy.

Le roi attendit un petit à parler, et regarda la bonne dame sa femme, qui pleuroit à genoux moult tendrement ; si lui amollia le cœur, car ennis (avec peine) l'eut courroucée, au point où elle étoit ; si dit : Ha dame, j'aimasse trop mieux que vous fussiez autre part que cy. Vous me priez si acertes que je ne le vous ose esconduire (refuser) ; et combien que je le fasse ennis (avec peine), tenez, je les vous donne, si en faites votre plaisir. La bonne dame dit : Monseigneur, très-grands mercis. Lors se leva la reine et fit lever les six bourgeois et leur ôter les chevestres (cordes) d'entour leur cou, et les emmena avec li (elle) en sa chambre et les fit revêtir et donner à dîner tout aise, et puis donna à chacun six nobles et les fit conduire hors de l'ost (armée) à sauveté ; et s'en allèrent habiter et demeurer en plusieurs villes de Picardie.

 

Terminons ces remarques en citant quelques lignes de Montaigne. Il ne sera pas sans intérêt d'entendre la naïveté savante et réfléchie du XVIe siècle juger la naïveté candide du XIVe. J'aime les historiens ou fort simples ou excellents. Les simples qui n'ont pas de quoi y mêler quelque chose du leur et qui n'y apportent que le soin et la diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notice, et d'enregistrer à la bonne foi toutes choses sans choix et sans triage, nous laissent le jugement entier pour la connaissance de la vérité. Tel est, par exemple, le bon Froissart, qui a marché en ses entreprises d'une si franche naïveté, qu'ayant fait aucune faute, il ne craint aucunement de le reconnaître et corriger en l'endroit où il en est averti, et qui nous représente la diversité des mêmes bruits qui couroient, et les différents rapports qu'on lui faisoit. C'est la matière de l'histoire nue et informe ; chacun en peut faire son profit autant qu'il a d'entendement.

 

XIII. — LE THÉÂTRE

 

Ainsi que l'histoire, le théâtre a pris naissance dans l'Eglise. Les pompes du culte n'étaient qu'un long et divin spectacle dont nos religieux ancêtres épiaient avec joie le retour. Toutes les fêtes de l'année étaient pour eux comme des drames liturgiques qui embrassaient à la fois le ciel et la terre. C'était, à Noël, l'office du Prœsepe ou de la Crèche ; celui de l'Étoile et des trois rois Mages, au jour de l'Épiphanie ; celui du Sépulcre et des trois Maries, à Pâques ; véritable poème en action où l'on voyait, par exemple, les trois saintes femmes représentées par trois diacres la tête voilée d'un amict, pour compléter la ressemblance, dit le rituel. Ce drame est un des plus anciens ; on le jouait, dès le Xe siècle, à la cathédrale de Sens.

 

Les trois diacres, vêtus comme nous venons de le dire et tenant dans la main des fioles pleines de parfums, se dirigent vers le grand autel qui figure le sépulcre et chantent :

La prescience divine a choisi pour le court espace d'un samedi, non loin de la cité sainte, un jardin.

Jardin moins remarquable par la douce variété de ses fruits que par son étendue, qui l'égale à l'Élysée.

Là un grand décurion et un noble centurion ont enseveli la fleur née de la vierge Marie dans leur propre tombeau.

Or cette fleur, qui fleurit dès le commencement des siècles, a refleuri, le troisième jour, hors du sépulcre, aux premières lueurs de l'aube.

Un enfant de chœur, vêtu d'une aube et d'une étole, assis sur un pupitre à gauche de l'autel, figure l'ange et, s'adressant aux trois Maries :

Qui cherchez-vous dans le sépulcre, ô servantes du Christ ?

Les trois Maries fléchissent le genou, et répondent tout d'une voix :

Jésus de Nazareth, le Crucifié, ô habitants du ciel !

L'ange alors, soulevant le tapis de l'autel, comme s'il regardait dans le sépulcre :

Il n'est point ici, il est ressuscité comme il l'avait prédit ; allez, annoncez qu'il est ressuscité.

Les trois Maries redescendent vers l'entrée du chœur en chantant :

Le Seigneur est ressuscité aujourd'hui ; il est ressuscité, le lion fort, le Christ, Fils de Dieu.

Mais deux vicaires, vêtus de chapes de soie, les arrêtent et les interrogent :

Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu dans le chemin ?

J'ai vu le sépulcre du Christ vivant, répond la première, j'ai vu la gloire du Christ ressuscité.

Témoins en soient les anges, ajoute la seconde, le suaire et les vêtements.

— Le Christ est ressuscité, dit la troisième, le Christ, notre espérance ; il précèdera les siens en Galilée.

Les deux vicaires reprennent :

Mieux vaut croire ce témoin unique, Marie, qui est sincère, que la tourbe menteuse des Juifs.

Tout le clergé s'écrie :

Nous savons que le Christ est vraiment ressuscité des morts ; ô Roi victorieux, aie pitié de nous !

Puis on entonne le Te Deum.

 

Comme on le voit, nous ne sommes pas en présence ici d'un drame, d'une de ces interpolations appelées tropes ou séquences, qui s'introduisirent peu à peu dans l'office, à partir surtout du Xe siècle. Mais bien avant, des mélodies extra-liturgiques avaient été chantées dans l'Église ; c'est ainsi que nous voyons, en 587, deux cents religieuses déclamer un poème élégiaque aux funérailles de sainte Radegonde, et, plus tard, les moines de Cluny réciter des dialogues rythmés à la cérémonie qui fut célébrée sur la tombe de saint Odilon.

D'abord fort courts, ces poèmes prirent peu à peu plus d'importance, et l'Église, pour les rendre accessibles à la foule, qui commençait à ne plus comprendre la langue liturgique, les rédigea mi-partie en latin, mi-partie en idiome vulgaire. C'est ce qu'on appelait les épîtres farcies, epistolœ farcitœ.

Mais bientôt une nouvelle transformation s'opère ; les églises ne sont plus 'assez vastes pour servir de théâtre au drame ; c'est sur la place de la cathédrale que se donne le spectacle, et les bourgeois se mêlent aux ecclésiastiques. Mais, en sortant de l'église, le mystère ne perd pas son caractère sacerdotal. Un lecteur placé sur le théâtre lit, avant chaque scène, le texte des saintes Écritures d'où elle est tirée.

 

Un des plus anciens mystères est le Jeu de saint Nicolas, par Jean Bodiau, ou Bodel d'Arras. On le jouait la veille de la fête du saint, et, quand toute la ville était réunie sur la place, le prêcheur, chargé d'exposer au public le sujet de la pièce, ouvrait ainsi la représentation :

Oyez, oyez, seigneurs et dames,

(Que Dieu soit gardien de vos âmes !)

Pour édifier ce manoir,

Nous voulons vous parler ce soir

De saint Nicolas le confès,

Qui tant beaux miracles a faits.

Puis, pour épargner au public peu expert le travail de démêler lentement une pénible intrigue, le prêcheur racontait, à la manière des prologues de Plaute, tout ce qui allait se passer sur la scène.

Le sujet de cette composition est la conversion d'un roi d'Afrique amené à la vraie foi par un miracle de saint Nicolas. En voici l'analyse :

 

Un roi d'Afrique est informé qu'une armée de chrétiens a pénétré dans ses États ; à cette nouvelle il entre en fureur, et, s'adressant à une idole nommée Tervagan, il la menace de la faire fondre si elle ne vient pas à son aide. L'idole répond par un double signe : elle rit et pleure. Le, roi stupéfait, dit à son sénéchal :

Senescal, que vous est avis ?

Tervagan a plouré et ris.

Le sénéchal, après avoir fait jurer au roi qu'il ne se fâchera pas, lui répond : Les ris de Tervagan signifient que les chrétiens seront vaincus par vous, et ses pleurs que vous, roi d'Afrique, abandonnerez Tervagan pour le Dieu des chrétiens. La première partie de la prédiction ne tarde pas à s'accomplir. Les chrétiens sont cernés de toutes parts ; rien ne peut les sauver du massacre qui les menace.

Ici se trouve une scène dont l'effet devait être grand devant des spectateurs qui avaient toujours présent à la mémoire le récent désastre de Mansourah.

LES CHRÉTIENS PARLENT

Saint sépulcre, aidez-nous !... Allons, amis, courage !

Sarrasins et païens accourent pleins de rage :

Voyez leur fer briller ; mon cœur bondit de joie,

Qu'aujourd'hui la prouesse au grand jour se déploie :

Contre chacun de nous est une armée entière.

UN CHRÉTIEN

Seigneurs, n'en doutez point, c'est notre heure dernière.

Je sais qu'en combattant pour Dieu nous y mourrons.

Je vendrai bien mon sang, si ce fer ne se rompt.

Rien ne résistera, ni casques ni hauberts.

Au service de Dieu nous tomberons offerts ;

Paradis sera nôtre, à eux seront enfers :

Ils s'élancent sur nous, qu'ils rencontrent nos fers.

Qu'on se figure, comme accompagnement de ces beaux vers, l'attention religieuse de la foule, l'attendrissement des dames, les acclamations des jeunes gens, dont plusieurs peut-être avaient assisté et pris part à cette lutte héroïque. Eschyle, dans la tragédie des Perses, se contentait de faire raconter le combat de Salamine devant le peuple vainqueur ; le poète français nous rapproche encore plus de l'événement : le combat se passe sur la scène, comme les batailles de Shakespeare. En outre, la situation est ici plus touchante que chez le poète grec ; car les guerriers chrétiens vont tous mourir ; mais, comme la victoire de Salamine, leur mort est un triomphe.

Un ange descend du ciel au milieu du combat et fait déjà planer l'immortalité sur leurs têtes.

L'ANGE

Soyez tous assurés de cœur,

Et n'ayez ni doute, ni peur ;

Je suis l'envoyé du Seigneur,

Qui vous mettra hors de douleur.

Ayez des cœurs fiers et croyants

En Dieu. Quant à ces mécréants

Qui vous attaquent à grands cris,

N'ayez pour eux que du mépris.

Exposez hardiment vos corps

Pour Dieu ; car c'est ici la mort

Dont tout le peuple mourir doit

Qui aime Dieu, et en Dieu croit.

UN CHRÉTIEN

Qui êtes-vous, beau sire, vous qui nous confortez,

Et si haute parole de Dieu nous apportez ?

S'il est vrai le secours que vous avez promis,

Nous recevrons sans peur nos mortels ennemis.

L'ANGE

Je suis ange à Dieu, bel ami,

Celui qui m'envoye c'est lui.

Ne craignez rien, ne doutez plus ;

Car Dieu vous a faits ses élus.

Marchez d'un pas ferme au martyr.

Pour Dieu, vous allez tous périr ;

Mais les cieux vous sont préparés.

Je m'en vais à Dieu : demeurez.

Quand on entend un pareil langage, on est forcé de convenir que l'élévation de la pensée et la noblesse du style ne datent pas seulement du XVIIe siècle. Le pauvre lépreux Jean Bodel, qui met de si magnifiques sentiments dans la bouche de ses héros, vaut bien, à nos yeux, les poètes tragiques de l'époque de Louis XIV, Polyeucte, Athalie, Esther sont assurément des drames supérieurs au Jeu de saint Nicolas ; mais n'est-ce pas Jean Bodel qui a ouvert la voie dans laquelle Corneille et Racine sont entrés ? N'a-t-il pas trouvé des accents cornéliens avant l'auteur de Polyeucte, et la grâce racinienne avant le poète d'Athalie ?

Certains mystères du moyen âge étaient de véritables synthèses religieuses. Tel était le mystère de la Passion. Le drame avait souvent plus de soixante mille vers ; et trois à quatre cents acteurs, improvisés pour la plupart, concouraient à la représentation, qui durait quelquefois quarante jours, et jamais moins de vingt.

Les seigneurs, les prêtres, les magistrats tinrent souvent à honneur d'y figurer. Les villes rivalisaient de munificence pour donner à ces spectacles religieux une grandeur et une majesté dignes des personnages qui y figuraient. Quand une représentation du mystère de la Passion devait avoir lieu, elle était annoncée dans toute la province trois mois d'avance. On choisissait ordinairement une place publique ou une plaine voisine de la ville ; on y construisait un immense édifice en bois dont la hauteur dépassait les maisons les plus élevées. Cet édifice tout entier constituait la scène. Il était divisé en étages, quelquefois au nombre de cinq et même de neuf, et chaque étage se subdivisait en appartements, en places, en temples, non pas à l'aide de toiles peintes, mais au moyen de séparations en planches. L'étage le plus élevé représentait le paradis, le plus bas figurait l'enfer, et les étages intermédiaires représentaient les divers lieux où se passait le drame ; en sorte que, lorsque le lieu de la scène changeait, il ne s'opérait aucun changement de décoration, les personnages passaient seulement à l'étage qui représentait le nouveau lieu de l'action, et le drame s'y continuait sans que l'intérêt eût été compromis par une maladroite interruption.

Quant aux coulisses, il n'y en avait point, et rien n'était moins nécessaire : des banquettes placées latéralement à droite et à gauche du théâtre recevaient successivement tous les personnages, quand ils avaient fini ou suspendu leurs rôles. Lucifer venait sans rancune s'y asseoir à côté de saint Michel, et Pilate près de Barabbas, le tout à la vue et à l'édification du public. Du reste, les acteurs formaient eux-mêmes un second public qu'il n'eût pas été charitable de priver du spectacle ; leur nombre était si considérable, que l'on pouvait dire avec raison que la moitié de la ville était chargée d'amuser l'autre. Et cette charge n'était pas un jeu : les artistes de ce temps-là portaient fort loin le zèle de leurs fonctions et le désir d'imiter la nature. Une chronique nous apprend que, dans un Jeu de la Passion, fut Dieu un sire appelé Nicole, lequel était curé de Saint-Victor de Metz, lequel fut presque mort en la croix pour parfaire le personnage du crucifiement. Judas fut saisi d'une dangereuse émulation : Il fut presque mort en pendant ; car le cœur lui faillit, et il fut hâtivement dépendu et porté en voie — emporté, portato via. Le zèle des spectateurs n'était pas moins admirable : les journées ne suffisaient ni à la représentation du mystère, ni à l'épuisement de leur curiosité. La nuit venue, on coupait l'action n'importe à quel endroit, et l'on se donnait rendez-vous au dimanche suivant. Nul ne manquait à l'heure dite, et l'on continuait quelquefois pendant plusieurs mois, sans fatigue et sans impatience, l'interminable drame.

 

La Renaissance porta un coup mortel aux mystères. Le temps n'était plus où les classes aristocratiques accueillaient avec enthousiasme les manifestations de la foi ; les beaux esprits se moquaient des représentations naïves, et le procureur général de Paris, se faisant l'interprète de la cour, s'élevait contre les acteurs, gens, disait-il, non lettrés ni entendus en telles affaires, de condition infime, comme un menuisier, un tapissier, un vendeur de poisson, qui ont fait jouer les Actes des Apôtres, en y ajoutant plusieurs choses apocryphes. Il n'en fallait pas tant pour discréditer les pauvres confrères de la Passion. Quand la cabale des courtisans et des lettrés eut bien persiflé ces braves gens, un arrêt du 17 novembre 1548 vint enlever au peuple les drames liturgiques, et remplacer le Christ, la Vierge Marie et les apôtres par Cléopâtre, Agamemnon, Médée, César et Didon.

Voilà ce qu'on appelle la Renaissance[15].

 

XIV. — FERVEUR LITTÉRAIRE ET SCIENTIFIQUE DU MOYEN ÂGE - BIBLIOTHÈQUES MONASTIQUES ET PUBLIQUES

 

La plupart des écrivains modernes ne semblent pas avoir une idée bien nette de la vaste propagande scientifique et littéraire dont le moyen, âge fut le signal, ni de la sphère étroite dans laquelle s'agitait la science avant l'avènement du christianisme. Dans l'antiquité, les livres étaient si rares et leur diffusion si limitée, que les littérateurs les plus éminents étaient non-seulement inconnus de leurs contemporains, mais encore se coudoyaient souvent dans la vie quotidienne, sans soupçonner mutuellement leur existence. Ainsi Pline ne cite pas une seule fois Strabon, et Galien ignore complètement Arétée. Au moyen âge, au contraire, à peine les grands principes de fraternité chrétienne se sont-ils infiltrés dans les veines du corps social, que d'un bout à l'autre de l'Europe les mains se tendent et les cœurs cheminent à travers la nuit l'un vers l'autre. Bien que séparés par les plus grandes distances, les religieux et les savants se communiquent leurs travaux et forment en Europe une immense république littéraire.

Schlegel fait remarquer qu'à partir de Charlemagne la circulation des manuscrits fut chez les nations occidentales plus active et plus féconde qu'aux époques les plus favorisées de l'antiquité. Les écrits de la Grèce et de Rome trouvèrent des lecteurs et des scholiastes dans des contrées où, sans le christianisme, leurs titres mêmes ne seraient jamais parvenus.

C'est à la sollicitude éclairée des abbayes que nous devons la conservation des monuments de la littérature profane. Un des règlements les plus rigoureux de la législation monastique faisait un devoir aux moines de perpétuer les manifestations de la pensée humaine. Pendant la période initiale du moyen âge, les églises sont les premières archives intellectuelles et, si je puis ainsi dire, le tabernacle de la science. C'est à elles que les clercs confient la garde de leurs copies et de leurs livres. Plus tard, à mesure que les communautés religieuses se groupent autour des temples, les bibliothèques émigrent des sacristies dans les couvents. Complètement abandonnées à la vigilance et aux pieux soins des cénobites, elles échappent à toutes les chances de destruction, que multiplient autour d'elles une société encore inculte et un gouvernement souvent précaire.

 

En dehors des abbayes et des couvents, on ne rencontre dans tout le nord de l'Europe aucune collection de livres. Jusqu'au XIIe et même au XIIIe siècle, dans les manoirs comme dans les châteaux, toute la bibliothèque se compose d'un ou de deux volumes ; c'est, outre le missel, un roman de chevalerie, Tiran le blanc ou Huon de Bordeaux, que l'on conserve au fond d'un coffret cadenassé, espèce de sanctuaire, d'où le châtelain ne l'extrait que pendant les longues veillées décembrales, lorsque sa famille, rangée en hémicycle autour du foyer, se réchauffe devant un feu de genêts secs.

Les deux siècles qui précédèrent l'avènement de Charlemagne furent loin d'être favorables aux manuscrits. Un grand nombre périrent dans les incendies allumés par les barbares, d'autres furent altérés par des copistes ignorants ou peu soigneux. Le mal était si grand que, sur plusieurs points, tous ces trésors littéraires et scientifiques menaçaient de disparaître. Heureusement l'intervention d'Alcuin porta remède à ce désordre. Sauver les œuvres de l'antiquité religieuse et profane fut la préoccupation constante du savant moine. Sous ses ordres, un grand nombre de religieux travaillèrent à la transcription des manuscrits, et, gagné par ses leçons, le grand empereur lui-même n'hésita pas à seconder de tout son pouvoir cette renaissance intellectuelle. Nous trouvons dans les Capitulaires de Charlemagne une ordonnance curieuse qui témoigne à la fois de l'étendue du mal et de l'efficacité du remède. En voici le préambule :

Charles, avec l'aide de Dieu, roi des Francs et des Lombards, et patrice des Romains, aux lecteurs religieux soumis à notre domination. Ayant à cœur que l'état de nos églises s'améliore de plus en plus, et voulant relever par un soin assidu la culture des lettres qui a presque entièrement péri par l'inertie de nos ancêtres, nous excitons par notre exemple même à l'étude des arts libéraux tous ceux que nous y pouvons attirer ; aussi avons-nous déjà, avec le secours de Dieu, exactement corrigé les livres de l'ancienne et de la nouvelle alliance corrompus par l'ignorance des copistes[16].

Les barbares qui se partagèrent l'empire romain ne paraissaient obéir à aucune inspiration religieuse ; leur but n'était pas d'imposer des croyances, mais de dicter des lois, et encore l'ambition politique n'occupait-elle chez ces natures primitives qu'un rang tout à fait secondaire. Ce que les Huns, les Suèves, les Vandales, etc., voulaient avant tout, c'était mettre un terme à leur vie nomade, et s'installer sur des territoires plus prospères que le sol natal. Domptés par le christianisme, ces vainqueurs s'assimilèrent donc sans difficulté les doctrines des vaincus, et, Sicambres adoucis, présentèrent humblement leurs fronts à l'eau lustrale. Ainsi s'explique l'attitude relativement modérée des barbares, et les rares actes de vandalisme auxquels se livrèrent les conquérants. Il est, en effet, hors de doute aujourd'hui que les compagnons de Genséric, par exemple, ne perpétrèrent pas tous les crimes dont certains annalistes ont chargé leur mémoire ; la savante Histoire romaine à Rome, d'Ampère, a définitivement débarrassé l'histoire de ce lieu commun. L'invasion prussienne et la Commune nous ont d'ailleurs fourni des sujets de comparaison qui nous interdisent d'être trop durs pour les Goths.

 

Les églises abritaient les principaux dépôts de manuscrits, et les prêtres étaient spécialement commis à leur garde ; la soldatesque respecta les sanctuaires et les livres. La science profita de l'immunité dévolue à l'Église. Si le patrimoine intellectuel de l'humanité ne disparut pas dans le cataclysme où s'abîma l'empire romain, ce fut donc encore le clergé qui le sauva de cette catastrophe.

Le calme revenu, les cellules des moines se transformèrent en autant de laboratoires, où, du matin au soir, la plume courut sur le papyrus, et multiplia les exemplaires des livres sacrés et profanes.

Mais entrons ici dans quelques détails.

 

Presque toutes les communautés renfermaient deux sortes de scriptoria, ou chambres destinées à la transcription des manuscrits. L'une était grande, commune à tous les copistes ; l'autre, plus étroite, était occupée par les chefs de la communauté et réservée à la méditation et à l'étude. Dans les abbayes cisterciennes, les scriptores travaillaient isolément dans de petites cellules, séparées les unes des autres, et gardaient le plus profond silence. Les cellules étaient ordinairement situées dans la partie la plus retirée du monastère. Les moines âgés qui, le plus souvent, vivaient dans ces petits laboratoires, n'étaient pas astreints à un travail aussi rigoureux que les autres scribes. Leurs occupations étaient plus douces et de moins longue durée.

L'autre scriptorium était une salle vaste et commode, garnie de pupitres et meublée de bancs, sur lesquels pouvaient prendre place un grand nombre de copistes. Au Xe siècle, certaines cathédrales possédaient une salle analogue. Le manuscrit original était confié au scribe le plus instruit, qui, tout en écrivant, dicta it à haute voix le texte à ses confrères. Grâce à cette méthode, la reproduction d'un livre était aussi rapide que multipliée ; mais le système de transcription collective ne fut pas toujours mis en pratique, et, le plus souvent, chaque moine travaillait séparément à la copie d'un seul ouvrage.

Ne vous troublez point de la fatigue du travail, disait Thomas d'A-Kempis en s'adressant aux jeunes moines, car Dieu est la cause de tout ouvrage bon, et il en rendra à chacun sa récompense dans le ciel, selon la piété de son intention. Quand vous serez morts, les personnes qui liront les livres que vous aurez élégamment copiés prieront pour vous ; et si celui qui donne un verre d'eau froide ne perd pas sa peine, à plus forte raison celui qui donne l'eau vivante de la sagesse ne perdra point sa récompense dans les cieux.

 

Si l'on veut contempler une des plus belles œuvres sorties des scriptoria, du moyen âge, il faut aller se faire montrer à la bibliothèque du cloître San-Lorenzo de Florence la copie sur vélin de tous les Pères de l'Église latine, et chez les chartreux de Ferrare le splendide livre de chœur et la Rible en vingt-deux volumes que possède ce monastère.

Parmi les scribes de Cluny, un des plus célèbres était le moine Albert, son chef-d'œuvre fut une Bible, dont il exécuta lui-même la reliure et qu'il incrusta de béryle. Il l'avait lue deux fois d'un bout à l'autre, et deux fois corrigée ; quand son travail fut terminé, il se jeta aux pieds des anciens de Cluny, et leur demanda le secours de leurs prières, afin d'obtenir pour son père et pour lui le pardon du Père des miséricordes.

 

L'activité et le produit du travail, dans un scriptorium, dépendaient bien souvent de la situation financière de la maison ou de la bonne volonté de l'abbé. Il arrivait parfois que les communautés fissent de leurs travaux de transcription une branche de revenu, et ajoutassent aux produits de leurs terres les bénéfices de leurs plumes. Mais le scriptorium était plus fréquemment entretenu par des ressources spécialement consacrées à cet usage. Des laïques, amis des lettres, léguaient, les uns des terres, les autres des dîmes aux scriptoria des monastères. Robert, l'un des chefs normands de la conquête, donna deux parts de la dîme d'Hasfield et de Redburn pour l'entretien du scriptorium de Saint-Albans, et le couvent de Saint-Edmond reçut un legs de deux moulins.

C'est à l'abbé qu'appartenait l'administration du scriptorium ; lui seul désignait aux scribes les ouvrages qu'ils devaient transcrire, et décidait de l'heure à laquelle commençaient leurs travaux. Dans le but de prévenir les distractions, l'abbé, le prieur, le sous-prieur et le bibliothécaire avaient seuls le droit de pénétrer à toute heure dans le scriptorium. Surprenaient-ils une faute pendant la lecture, ils avertissaient aussitôt le délinquant. D. Martène cite à ce propos un joli trait d'un moine : Jacques, abbé de Villemoustiers, au VIIIe siècle, était si délicat, que pour ne pas humilier le moine qui lisait mal, il ne le reprenait jamais qu'en particulier.

Le plus profond silence, avons-nous dit, devait régner dans le scriptorium. Afin que cette règle fût sévèrement observée, on avait soin d'en écrire le texte sur tous les murs. Le silence était le meilleur moyen d'obtenir des copistes une reproduction exacte de l'original. On employait encore d'autres moyens pour préserver de toute altération le texte des manuscrits. A la fin de leurs copies, les transcripteurs s'adressaient à leurs successeurs ; ils les adjuraient au nom des saints, au nom de Jésus-Christ lui-même, de respecter le sens et de ne pas toucher aux mots. Voici comment s'exprime Œlfric, en terminant la préface de ses Homélies :

Je vous adjure, ô vous qui transcrivez ce livre, par Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa cour glorieuse qui doit juger les vivants et les morts, de le faire avec soin et avec la plus grande correction. Ne manquez pas d'insérer cette injonction à la fin de la copie que vous ferez.

 

A l'abbaye du mont Saint-Michel, les copistes furent tellement nombreux sous le gouvernement de l'abbé Robert de Thorigny, que les contemporains donnèrent au moustier normand le nom flatteur de Cité des Livres. Parmi les ouvrages qui furent transcrits par les scribes montois, on compte : les Homélies de saint Grégoire le Grand, écrites par les moines Gualterius, Hilduinus, Scollandus, Ermenaldus, Osbernus, tous enfants de l'abbaye montoise ; les six livres de saint Augustin contre Julien, les œuvres de saint Ambroise et de saint Augustin, écrites par le célèbre calligraphe Frotmondus. Ce dernier termine ainsi son travail : Si tu cherches, ô lecteur à connaître l'écrivain, sache que Fromond s'est appliqué à écrire ce livre tout entier. On remarque encore le beau traité de saint Augustin contre Fauste, achevé par un moine qui, se recommandant au souvenir du lecteur, nous indique aussi son nom : Ô vous qui lisez, souvenez-vous du copiste ; si vous désirez le connaître, apprenez que c'est la plume de l'humble frère Cyralda qui a renouvelé cette œuvre.

En Angleterre, nous voyons l'abbaye de Saint-Albans jouer le même rôle que chez nous le monastère michaëlesque. Cinquante-huit livres y furent copiés sous un seul abbé, et plus de vingt-quatre ouvrages y furent transcrits du temps de Henri VI.

L'Histoire littéraire porte à quarante mille pour la France seulement le nombre des copistes qui travaillaient au XIIe siècle dans les monastères. Chaque scribe avait ses attributions spéciales. A l'un était départie la mission d'écrire les feuilles ; aux autres, celle de les enrichir de miniatures ; celui-ci devait relier, celui-là rubriquait les titres, c'est-à-dire les coloriait en rouge. Tous les manuscrits exécutés, soit à l'extérieur, soit à l'intérieur des monastères, étaient confiés au bibliothécaire.

Les chroniqueurs contemporains témoignent de la ferveur scientifique qui animait les communautés religieuses. Dans tous ces laborieux alvéoles d'un monastère vibrait un cœur de prêtre et une âme d'artiste.

 

Les moines se prêtaient généreusement leurs livres, et se communiquaient avec joie leurs découvertes. Une correspondance très-étendue et de mutuels envois de manuscrits mettaient en rapport les couvents les plus éloignés. A cette époque, un seul volume en remplaçait vingt de nos jours. Le livre en vogue circulait de monastère en monastère, et devenait en quelque sorte une publication périodique, dont chaque communauté prenait copie pour l'annexer à sa collection particulière. Souvent même, il était stipulé qu'une transcription exacte serait, au moment de la restitution, jointe à l'original, comme une sorte d'acquit des droits d'auteur. Ajoutons que les livres n'étaient fournis qu'après un engagement écrit de les rendre.

D'après Hallam, on ne comptait pas moins de dix-sept cents manuscrits dans l'abbaye de Peterborough. Les bibliothèques des Frères Gris, à Londres, celles de l'abbaye de Leicester, du prieuré de Dover, de Crowland, de Wells, etc., contenaient des collections très-estimées ouvertes à tous les fidèles. L'abbaye de Crowland possédait plus de sept cents livres, dont trois cents in-folio, qui ne pouvaient être prêtés sans la permission de l'abbé ; cette formalité n'était pas exigée pour la communication des psautiers, poètes, littérateurs, etc., mais à la condition que l'emprunteur restituât ces livres dès le lendemain[17].

La bibliothèque de l'abbaye de Saint-Victor, à Paris, était ouverte au public trois jours par semaine[18]. Plusieurs bibliothèques publiques étaient attachées à quelques églises de Paris. Baptiste Goy, le premier curé de la paroisse de la Madeleine, laissa ses deux bibliothèques à l'église, l'une pour l'usage du clergé, et l'autre destinée aux fidèles[19].

La bibliothèque de Marcelli, à Florence, fut fondée par un vertueux prélat de cette ville. L'inscription suivante atteste que cette collection Marcelli avait surtout en vue l'utilité des pauvres :

Publici et maxime pauperum utilitati.

A L'USAGE DU PUBLIC, MAIS DES PAUVRES SURTOUT.

Aussitôt que les manuscrits furent placés sous la tutelle de l'Église, les plus illustres personnages ne dédaignèrent pas de les réviser. Saint Jérôme et saint Augustin s'étaient chargés de ce soin. Charlemagne les imita. On cite un texte d'Origène corrigé de la main du grand empereur, et c'est à lui que l'on doit l'introduction du point et de la virgule dans les manuscrits. On raconte aussi qu'à l'exemple de leur père les filles de Karl le Grand travaillèrent elles-mêmes à la transcription des manuscrits.

Sous Charlemagne et ses successeurs, le palais des rois de France et leurs villœ ou maisons de campagne formèrent comme des foyers lumineux où convergeaient tous les rayons de la science humaine. Mabillon cite soixante-trois palais ou maisons de campagne où travaillaient des scribes et d'où émanaient des chartes royales.

 

En Orient, même ardeur scientifique. Le caractère religieux et presque sacré que l'on attachait aux travaux scripturaires, le grand nombre du points sur lesquels les manuscrits étaient disséminés, le respect dont les guerriers et les conquérants eux-mêmes entouraient les savants, tout concourait à favoriser la transmission des dépôts littéraires. Alexandrie, avant d'être incendiée par les Sarrasins, contenait sept cent mille volumes. Pergame en renfermait deux cent mille. Constantinople était plus riche encore : on copiait nuit et jour les trésors de l'antiquité et des traditions chrétiennes dans les îles de la mer Égée, dans les couvents de l'Asie Mineure et dans les villas de Byzance. Montfaucon cite plus de cinquante de ces sanctuaires de la science, situés dans la seule Calabre et aux environs de Naples ; tout son chapitre intitulé : Des endroits et des pays où l'écriture grecque fut en usage, donne les renseignements les plus curieux sur les copistes de l'Hellade. Sur le promontoire du mont Athos, qui poignarde la mer Égée, s'élevait un monastère, où la reproduction artistique des livres formait l'occupation exclusive des moines.

Certains monastères du moyen âge étalaient avec un luxe inouï le catalogue de leurs richesses littéraires. Afin qu'il ne pût échapper aux regards, les moines l'inscrivaient sur les vitraux des bibliothèques, et au-dessus des versets qui désignaient chaque livre le bibliothécaire ajoutait parfois le portrait de l'auteur. Il suffisait de fixer les yeux sur la verrière pour y trouver l'énumération du trésor intellectuel qu'elle abritait.

Un abbé français, appelé Udon, avait découvert un moyen bien simple d'enrichir sa bibliothèque. Tous les prieurs et tous les curés qu'il nommait étaient tenus de lui payer leurs redevances annuelles en livres. D'autres abbés l'imitèrent. A Corbie, chaque nouveau religieux donnait un volume à son couvent. L'abbé Meinier, de Saint-Victor de Marseille, prit des mesures aussi simples que sensées pour prévenir les déprédations dont son couvent était quelquefois victime Tous les ans, un moine inventoriait la bibliothèque et en comparait l'effectif à celui du catalogue. Grâce à ces précautions ou à d'autres analogues, les bibliothèques cénobiales s'accrurent rapidement et perdirent peu de livres.

Des prieurs, des évêques et des prêtres fondaient aussi des bibliothèques, qu'ils léguaient à des écoles ou transmettaient à des couvents. Un prévôt de la cathédrale de Verdun, appelé Guillaume, possédait, au commencement du XIIe siècle, une bibliothèque si considérable, qu'on la comparait hyperboliquement à celles de Ptolémée Philadelphe et d'Eusèbe de Césarée.

Saint Louis, pendant son expédition d'Orient, prit la résolution de former une bibliothèque, composée principalement d'ouvrages théologiques. Tant que le saint roi vécut, cette collection demeura ouverte aux savants, aux professeurs et même aux étudiants ; après sa mort elle fut répartie entre plusieurs monastères.

 

C'est à saint Louis qu'on attribue généralement la création de la première bibliothèque publique. Au commencement du XIVe siècle, cette bibliothèque ne comprenait encore que quatre manuscrits classiques, ceux de Cicéron, d'Ovide, de Lucain et de Boèce.

En 1373, Charles le Sage installa dans une des tours du Louvre une collection de neuf cents volumes, et chargea de leur garde son valet de chambre, Gilles Mallet. A peine investi de ces fonctions, Gilles Mallet s'occupa de dresser le catalogue. A cette époque, les livres n'avaient point encore de titres distincts, et les relieurs réunissaient souvent sous la même couverture les ouvrages les plus disparates. Là, c'est un volume qui renferme en même temps la Genèse et les Commentaires de César ; un autre s'ouvre par le Deutéronome, continue par une Histoire romaine, et se termine par la légende de Merlin, etc. etc.

En 1300, la bibliothèque académique d'Oxford se composait de quelques traités renfermés dans des coffres et déposés dans la crypte de l'église Sainte-Marie. Celle de l'abbaye de Gladstonbury possédait, en 1248, quatre cents volumes, parmi lesquels figuraient Tite-Live, Salluste, Lucain, Virgile, Claudien et d'autres anciens. Il n'est pas probable, à la même époque, que l'Angleterre possédât une autre collection d'une valeur analogue. Richard de Bury, chancelier d'Angleterre sous Edouard III, n'épargna rien pour acquérir une bibliothèque. Mais les bons ouvrages étaient encore si rares et si chers que, pour acquérir trente à quarante volumes il donna cinquante livres pesant d'argent à l'abbé de Saint-Albans.

L'Allemagne était moins favorisée que l'Angleterre. L'électeur palatin Louis lègue, en 1421, sa bibliothèque à l'université d'Heidelberg. Cette collection comprenait cent cinquante-deux volumes, dont quatre-vingt-neuf sur la théologie, douze sur le droit canonique et le droit civil, quarante-cinq sur la médecine, et six sur la philosophie.

L'Italie, au contraire, surpassait de beaucoup la France, l'Angleterre et l'Allemagne. Un simple savant, Niccolo Niccoli, fit don de huit cents volumes à la république de Florence. Ce Niccoli n'a presque rien publié ; mais il conquit, comme copiste et comme correcteur de manuscrits, une réputation de savant et de docteur. Dans le siècle précédent, Coluccio Salutato était parvenu à rassembler huit cents volumes.

 

Les papes, les évêques et les clercs étaient naturellement les créateurs les plus zélés des bibliothèques. Pour se procurer des manuscrits précieux, ils n'épargnaient ni temps, ni soins, ni argent, et à peine avaient-ils formé une collection d'une certaine valeur, qu'ils en gratifiaient les églises les moins privilégiées.

Nicolas V promit cinq mille ducats à celui qui découvrirait un manuscrit, en langue hébraïque, de saint Matthieu, et quand les savants de Constantinople s'enfuirent devant les Turcs, ce fut lui qui leur ouvrit le premier un asile. Un autre pape, Grégoire X, fut le patron et le protecteur des hommes de lettres de toute la chrétienté. Dans une bulle datée de 1241, cet illustre pontife informa les fidèles que les églises de Russie et de Livonie étaient sans ressources, et jura de leur envoyer des livres ou de leur fournir des copistes. Des indulgences étaient accordées à ces œuvres.

Bède fait mention du grand nombre de livres que les saints évêques apportaient de Rome en Angleterre quand ils y faisaient un voyage. Saint Osmond, évêque de Salisbury, réunit des savants et les retint auprès de lui par ses libéralités. Il forma une riche bibliothèque, et non-seulement transcrivit un grand nombre des livres, mais il en relia plusieurs de ses propres mains.

 

XV. — PRIX DES LIVRES. - IMPRIMERIE

 

Bien que l'acquisition des livres fût difficile et onéreuse, les détenteurs d'une bibliothèque ne négligeaient rien pour leur donner encore plus de prix. Au travail du scribe s'ajoutait souvent celui de l'ornemaniste, qui blasonnait d'arabesques d'or la couverture. Odofred raconte que, pendant son séjour à Paris, il recevait de sa famille une pension de cent livres par an ; mais cette somme, ajoute Odofred, ne me suffisait pas : je faisais, en effet, orner mes manuscrits à la manière des autres étudiants. Ces volumes se faisaient remarquer, tantôt par leurs ornements fantastiques, tantôt par leur dimension gigantesque. Des manuscrits gaufrés, enluminés, dorés, coûtaient souvent des sommes énormes ; le prix d'un in-folio s'élevait ordinairement à 4 ou 500 francs de notre monnaie.

L'université d'Oxford reçut d'Humphrey, duc de Glocester, un don de six cents volumes. Sur ce nombre, cent vingt furent évalués à mille livres sterling (25.000 francs). Et cependant les livres étaient loin d'atteindre, en Angleterre, le prix qu'on leur donnait de l'autre côté des Alpes. Il résulte des comptes du riche monastère de Bolton que, vers le milieu du XIVe siècle, on n'avait acheté que trois ouvrages en quarante ans. Un de ces ouvrages était le Liber Sententiarum de Pierre Lombard ; il avait coûté quarante livres sterling (1.000 francs de notre monnaie).

Au XIe siècle, Grécie, comtesse d'Anjou, achète un recueil des homélies d'Haimon d'Halberstadt pour deux cents brebis, un muid de froment, un autre de seigle, un troisième de millet et un certain-nombre de peaux de martre[20]. Pour transcrire une Bible, on demande à Bologne quatre-vingts livres. Les Camaldules paient plus de cent florins, au XIIIe siècle, la copie d'un missel constellé de miniatures et de majuscules d'or.

 

C'est du XIe au XIIIe siècle que le luxe des manuscrits est à son apogée. Alors les manuscrits se surchargent presque à chaque page d'ornements gothiques, se fleurissent de vignettes, se parsèment d'armoiries, s'émaillent de dessins coloriés et d'initiales d'or, etc. Dans les marges, les enlumineurs accumulent tant de peintures, que le texte disparaît sous les fleurs. Tous les seigneurs veulent posséder une collection de livres babuinés de figures marginales. Ce luxe, porté plus loin en Italie qu'ailleurs, envahit rapidement la France ; témoin les deux manuscrits du Saint-Graal, dont l'un est irradié de cent vingt-cinq miniatures dorées, et l'autre de cent.

 

vingt-sept, sans compter les capitales héraldiques qui écussonnent le texte. Tels sont aussi les quatre Évangiles, en lettres d'or, qu'achevèrent, en moins d'une année, de 1213 à 1214, les copistes de l'abbaye de Haut-Villers, sous l'abbé Pierre Guy ; l'exemplaire de la Bible exécuté vers 4239 à l'abbaye du Parc, et qui depuis a servi aux Pères du concile de Trente ; enfin, le Passionnaire, ou recueil de cent trente vies des saints, écrit à Haut-Villers, en 1282, sous l'abbé Thomas de Moremont. A la fin du moyen âge, l'art de l'enlumineur prit une telle place, que des réclamations s'élevèrent. Plusieurs instituts religieux, les Dominicains, par exemple, inquiets de voir les vignettes usurper les deux tiers des pages, interdirent les ornements superflus aux copistes de leur ordre, et leur recommandèrent de s'appliquer plutôt à former des caractères lisibles que des initiales armoriées. La Bibliothèque nationale de Paris possède de magnifiques échantillons de l'art du copiste ; on cite surtout un évangéliaire, un exemplaire des Épîtres et Évangiles, provenant du fonds de Soubise, un Virgile, un Térence et plusieurs manuscrits sur Vélin, presque du temps de Charlemagne. Les couleurs sont actuellement aussi radieuses et aussi pures qu'il y a dix siècles. Quand on compare les chauds reflets de ces enluminures aux nuances fuligineuses de la peinture moderne, quels contrastes et quelle différence !

Bien que l'imprimerie appartienne par ses progrès à la Renaissance, par ses origines elle se rattache incontestablement au moyen âge. Nous ne pouvons donc nous dispenser d'en dire un mot. Le premier livre qui sortit des presses de Jean Füst ou Faust fut le Doctrinale du moine franciscain Alexandre, de Villedieu[21]. Dès 1454, un couvent de moines augustins du Rhaingau utilisait l'invention nouvelle. Quelque temps après, patronné par l'abbé de Westminster, Thomas Miling, introduisait l'imprimerie en Angleterre, et l'abbaye bénédictine de Saint-Albans s'initiait à l'art de Faust et de Gutenberg. En Italie, ce fut le monastère de Sainte-Scolastique, près Subiaco, qui fit fonctionner la première presse. Enfin, en Islande même, les caractères mobiles furent propagés par un évêque.

 

XVI. — CONCLUSION

 

Si les limites imposées à ce travail ne nous interdisaient pas une plus longue excursion sur le domaine de la littérature et de l'art, nous verrions que, dans toutes les branches de l'activité humaine, le moyen âge déploya un génie dont aucune époque n'a surpassé la hardiesse. Supériorité aussi légitime qu'explicable ! En vertu des liens solidaires qui unissent l'ordre intellectuel à l'ordre moral, il était naturel que les conceptions de cet âge de foi s'élevassent à la hauteur de ses doctrines. L'artiste égala le penseur.

Les architectes, les sculpteurs, les peintres et les poètes croyaient à la vérité des dogmes dont ils manifestaient les symboles ; leurs créations s'irradièrent de l'idée divine qui éclairait leur âme. Vertus surhumaines et livres immortels, épopées chevaleresques et poèmes lapidaires, tout proclama, durant cette période héroïque, l'hégémonie de Dieu et de l'Église.

Pendant que saint Thomas d'Aquin construit l'architecture de sa Somme, une spirale de saints et d'ascètes monte vers le patriarche d'Assise. A l'heure où Dante évoque les souvenirs du passé et les visions de l'avenir, mille basiliques pyramident dans l'air, étincelantes de la couleur des fresques et de la pourpre des verrières. Taillées dans la pierre ou écrites sur le vélin, sculptées dans le bronze ou tracées sur la toile, toutes les manifestations de l'art sont des prières et des hymnes ; elles émanent de Dieu et remontent vers Lui.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Voir Histoire de la littérature française, par Demogeot.

[2] Voir Demogeot, Histoire de la littérature française, passim.

[3] Voir M. Léon Gautier, Revue du monde catholique, t. X, p. 682-683.

[4] E. Geruzez, Histoire de la littérature française, p. 16 ; et Demogeot, ibid.

[5] Voir Demogeot, p. 83, passim.

[6] Voir Revue critique, 1852, n° 23 et 43 ; G.-H. Heinrich, Hist. de la littérature allemande ; et Bossert, La Littérature allemande au moyen âge, passim.

[7] V. la Revue critique, passage cité.

[8] Voir Heinrich, loc. cit.

[9] Trevisa's translation of Hygden's Polychronicon. Voir Histoire de la littérature anglaise, par Taine.

[10] V. Histoire de la littérature anglaise, par H. Taine.

[11] Histoire de la littérature française, p. 162.

[12] Demogeot et Mennechet. Nous empruntons à ces écrivains érudits une bonne partie de leurs appréciations.

[13] Né en 1223, mort en 1317. Voir Demogeot, passim.

[14] Voir Demogeot et Ed. Mennechet.

[15] Voir M. Marius Sepet, le Drame au moyen âge, et M. Demogeot.

[16] Baluze, Capitularia regum Francorum, Paris, 1780, t. I, p. 203.

[17] Ingulph, 165.

[18] Lebœuf, Histoire du diocèse de Paris, t. II, 3.

[19] Lebœuf, Histoire du diocèse de Paris, t. II, 3.

[20] Mabillon, Analecta.

[21] Un habitant de Villedieu (Manche), M. Dupont, possède un des deux exemplaires qui survivent encore de cette édition.