LE MOYEN-ÂGE ET SES INSTITUTIONS

 

CHAPITRE CINQUIÈME. — LES ARTS.

 

 

I. — HARMONIE DE L'ARCHITECTURE ET DU CULTE

 

A mesure qu'une institution se développe, elle élève des édifices qui la reflètent. Les dômes, les frontons, les arcades qu'elle jette dans les airs portent l'empreinte de sa force et le sceau de sa pensée. C'est ainsi que les temples gigantesques de l'Inde dénoncent le culte terrible de Civà ; dans leur masse énorme, mais correcte, l'artiste a symbolisé les forces créatrices déployées par Brâhma, pour construire le Cwargà et la Terre. Leurs proportions sont colossales comme les épopées des Védas, incommensurables comme les onze cents écoles où les Yàtris interprètent le Hamayàna, fabuleuses comme les légendes des Soûtris. Les vastes péristyles de l'Égypte, ses avenues de grands sphinx roux, accoudés depuis quarante siècles sur les sables des Pharaons, ses monolithes de granit rose, ses obélisques, ses stèles, ses pylônes, les plafonds pourprés de ses temples, et, par-dessus tout, cette forêt de piliers cyclopéens de la salle hypostyle de Karnak, toute cette architecture traduit également avec exactitude les dogmes scientifiques et religieux des adorateurs de Thoth et d'Ammon-Ra. (Juand on a vu le Serapeum de Memphis, et le Rhamesseum de Gournah, on ne s'étonne plus que le calcul des lois astronomiques, l'observance des rituels funéraires, le culte des énergies vitales, aient pris tant de place chez les ancêtres des fellahs. Toute leur théologie s'épèle sur ces pierres.

La cosmogonie grecque parle, elle aussi, bien haut, sur le fronton ensoleillé des temples de l'Hellade. Tantôt surplombant la mer frangée d'écume, Θαλάσσης πολυφλοίσβοιο, tantôt adossés à un bois de lauriers-roses, les ναοί de l'Ionie écartent gracieusement les sveltes colonnes de leurs portiques pour laisser entrer les adorateurs de Zeus, le père du monde, — d'Hébé, la déesse de la jeunesse, — d'Héraclès, le dieu de la force virile, — et d'Athéné, la déesse de l'harmonie.

 

Allons maintenant au désert !

 

Avec quelle éloquence le temple de Salomon ne proclame-t-il pas le monothéisme du peuple de Dieu ! Enchâssée de marbre et irradiée d'or, c'est la déclaration du mont Sinaï qui frappe d'abord les regards : Israël, le Seigneur ton Dieu est un seul Dieu ! et pour accentuer cette parole, un seul sanctuaire reçoit les adorations d'Israël : L'unité de Dieu, dit Bossuet, fut d'abord démontrée par l'unité de son temple.

Supérieur à toutes les institutions humaines[1], il était juste que le christianisme fit émerger de terre des basiliques qui, réfléchissant son génie, éclipsassent les pagodes de l'Inde, les propylées de l'Égypte et les ναοί de la Grèce.

L'architecture chrétienne ne naquit pas en un seul jour. Elle eut, elle aussi, sa période de tâtonnements et d'ébauches. Jusqu'à ce que l'Église sorte des catacombes, rien ne caractérise les modestes sanctuaires où la nouvelle foi s'abrite. Harcelés par les Césars, les premiers chrétiens se contentent de traduire fidèlement, et sans éclat, les idées artistiques ambiantes. Mais bientôt les tombeaux se dépeuplent, les Ambroise et les Chrysostome parlent, le Verbe de Dieu circule dans le jeune univers. Aussitôt les temples de surgir et d'affirmer le dogme qui triomphe. Écrasée par la matière, l'humanité, avant la venue du Christ, se soulevait avec peine au-dessus du sol, vers lequel l'inclinait sa pensée. Les monuments dont elle parsemait la terre, si hauts qu'ils fussent, trahissaient l'appesantissement de son âme. Elle avait assez de muscles pour entasser des pierres, mais pas assez d'ailes pour les darder vers Dieu. Si, de temps en temps, un artiste de génie se lève, le paganisme l'arrête au milieu de son essor. Disciples de Platon, les architectes grecs essaient d'animer le marbre de son esprit ; ils transportent dans leurs créations les harmonieuses sérénités de sa métaphysique ; ils dégrossissent les colonnes, allègent les architraves, ajourent les portiques. Mais, vains efforts ! Si l'art se raffine, il ne s'idéalise pas. L'esthétique païenne se brise contre la ligne horizontale ; tout l'élan des artistes succombe devant cette limite. Seuls, les architectes chrétiens pouvaient la franchir. Symbole du vieux monde, la ligne horizontale avait eu le droit de peser sur la société païenne, comme le couvercle d'un tombeau. Mais le jour où le Fils de Dieu, s'incarnant dans le sein d'une Vierge, descella la pierre de nos sépulcres, il fallut un autre symbole à l'humanité affranchie. L'homme ne courbait plus ses regards vers la terre ; il les élevait, radieux, vers le ciel que l'Incarnation lui avait ouvert. Il était donc nécessaire que les édifices nouveaux s'orientassent, comme lui, vers les splendeurs sidérales, où le Christ nous a précédés et nous convie. Alourdis par de massives corniches, les piliers égyptiens et grecs semblaient avoir pris racine dans le sol qui les portait ; leurs aspirations s'arrêtaient brusquement aux chapiteaux. Images de l'âme spiritualisée, les colonnes de l'ordre nouveau s'élancèrent du sol, légères, aériennes, et, traversant chapiteaux et corniches, bondirent, frémissantes comme des hymnes, jusqu'à la voûte des temples.

 

II. — LES BASILIQUES

 

Avant de décrire le type de l'Église chrétienne, la cathédrale, nous allons exposer les phases par lesquelles passa l'architecture, qui devait enfanter cet incomparable chef-d'œuvre.

Jusqu'à l'avènement de Constantin, le christianisme est proscrit. Pour adorer le Dieu que des milliers de martyrs confessent tous les jours dans les arènes ensanglantées de la Rome impériale, les fidèles se réunissent la nuit, et, gagnant une maison des faubourgs, vont y mêler en secret leurs prières, leurs larmes et leurs espérances. Quand un édile, désobéissant aux ordres de l'empereur, leur permet de construire une cella, nos ancêtres doivent donner à ce sanctuaire une physionomie et des proportions qui n'en révèlent ni les détenteurs ni l'usage.

Avec la conversion de Constantin coïncide l'érection de la première église. C'est à Rome que les chrétiens en jettent les fondements, et aussitôt l'Italie tout entière de se conformer au type architectural adopté par la Ville éternelle. Mais où les artistes romains avaient-ils puisé l'idée de ce temple à coupole ?

A Jérusalem, nous apprend l'histoire, appuyée sur le témoignage du Libellus de Locis sanctis d'Adamnan. La peinture qu'Adamnan nous a laissée de l'église du Saint-Sépulcre nous fait voir dans cette basilique un des principaux modèles de l'architecture cupéliforme.

Elle était, nous dit le moine irlandais, entièrement construite en pierre et de forme miraculeusement circulaire. Soutenue par douze colonnes, elle comptait trois murs, entre chacun desquels était l'espace d'une route. Trois autels, regardant le midi, le nord et le couchant, étaient creusés dans le mur du milieu. Au centre de la rotonde dans laquelle on entrait par huit portes était un oratoire dont la porte était tournée vers l'orient. A l'extérieur, l'oratoire était revêtu de marbre et surmonté d'une grande croix d'or ; à l'intérieur, le tombeau était taillé dans le roc.

Là brûlaient, nuit et jour, douze lampes, en l'honneur des douze apôtres.

Le Saint-Sépulcre donc devint un type consacré. Quelques archéologues ont néanmoins émis l'opinion que les édifices circulaires de Rome, tels que les temples de Vesta et de Minerva medica, inspirèrent les architectes de nos églises à coupole. Si plausible qu'elle paraisse, cette hypothèse est contredite par les faits. Qu'on examine de près, en effet, les traits qui séparent les temples des églises. Dans les temples périptères ronds, c'est-à-dire circulaires, les colonnes entourent l'édifice et supportent l'entablement ; dans les églises cupéliformes, au contraire, les colonnes sont intérieurement rangées en cercles concentriques, et liées entre elles par des arches qui prennent naissance sur les chapiteaux.

Assurément, la forme circulaire est imposante ; mais, si belle soit-elle, il est certain qu'elle cadre mal avec les besoins de la liturgie chrétienne. On cessa donc de construire sur le plan du Saint-Sépulcre des temples diptères, et les empereurs, déférant aux vœux des pontifes, mirent à leur disposition les basiliques, spacieux édifices rectangulaires, où toutes les pompes du culte purent se déployer à l'aise.

Pendant qu'à Rome on se contente de cette nouvelle forme, à Byzance les architectes essaient d'allier les deux styles. Entre leurs mains, le rectangle oblong des basiliques devient un carré sur lequel ils jettent un dôme. C'est ce style mixte qui prévaut dans toutes les églises de l'Orient ; et, lorsque le schisme séparera Constantinople de Rome, les Grecs, poussant l'intolérance à l'extrême, ne craindront pas d'étendre jusque dans les idéales régions de l'art le scandale de leurs dissidences. La coupole sera déclarée seule orthodoxe, et le rectangle excommunié. Plus tard, le style grec s'introduit en Italie sous le couvert des empereurs de Byzance et des architectes vénitiens ; mais, si puissant que soit ce patronage, il ne réussit pas à populariser l'art byzantin dans la péninsule. Ravenne, Padoue et Venise sont presque les seules villes où les conceptions orientales se donnent carrière. Antipathie assez légitime, d'ailleurs. Quel bénéfice l'esthétique byzantine pouvait-elle procurer à l'Italie ? Les églises les plus rustiques de la chrétienté romaine attestent un génie et une vigueur qui manquent absolument aux édifices les plus vantés de l'empire grec.

Mais fermons bien vite cette longue parenthèse, et cherchons quels furent les édifices où se réfugièrent les chrétiens de Rome.

 

Parmi les monuments de la Ville éternelle, un édifice séculier rivalisait seul d'éclat avec le temple : c'était la basilique. La basilique empruntait son nom — βασιλεΰς, roi — au portique situé dans la Céramique d'Athènes, immédiatement au-dessous du Pnyx. C'est là que l'archonte, paré des vêtements royaux, jugeait les litiges religieux, déférés jadis exclusivement au roi, magistrat suprême du peuple ; d'où cette juxtaposition signalée par Homère du sanctuaire de la justice et du palais de la monarchie.

A Rome, le tribunal était également contigu à la résidence des rois. Placé comme la regia sur l'ancien Forum, il occupait la même position que la stoa de l'Iliade sur la Céramique. Mêmes rapports intimes d'ailleurs, chez les Romains comme chez les Grecs, entre le sacerdoce et la dignité royale ; cette union est si conforme aux idées du temps, que, même après l'expulsion des Tarquins, l'ancien palais sert encore de théâtre aux cérémonies religieuses. En revanche, vers la même époque, on enlève aux basiliques les anciennes assemblées qui s'y tiennent pour les transférer sur les points où la juridiction des tribunaux populaires peut suivre plus aisément son cours.

Considérée au point de vue architectural, la basilique est un carré oblong partagé en deux parties principales. La partie supérieure, qui fait face à l'entrée, forme un hémicycle ; on appelle abside le tribunal — hemicyclium, absis — ; l'autre partie borne la nef. Au milieu de l'abside s'élève une plate-forme appelée Lithostroton, où siège le préteur. Un peu plus bas, rangés en demi-cercle, stationnent les officiers civils, les notaires, les greffiers, bref tous ces agents qui concourent à l'exercice de la justice. Immédiatement après, viennent les parties.

Outre la nef longitudinale envahie par les fonctionnaires et les ayants cause, un transept, ou nef transversale, coupe l'édifice. C'est dans cette nef que sont admis les parents des intéressés et les oisifs de la ville. Généralement, des cancelli, ou clôtures, les séparent du tribunal, afin de prévenir une immixtion illicite et pour favoriser le silence nécessaire aux discussions de la justice.

La nef centrale est plus élevée que les nefs latérales et pourvue de galeries. Les bas côtés occupent à peu près les deux tiers de la nef centrale. La toiture est en charpente et le plafond boisé. Quand une basilique possède plusieurs nefs latérales, chaque nef a sa toiture, et les toits déclives des nefs latérales, s'adossant au toit du milieu, donnent à l'ensemble l'aspect d'une tente. Plusieurs fenêtres cintrées ou carrées s'ouvrent sur les murs des bas côtés et filtrent sous les avenues des colonnes une lumière calme et sereine ; des ouvertures, pratiquées dans le toit de la nef centrale, l'éclairent d'un jour oblique. Cinq portes, trois dans la nef du milieu, une dans chaque nef latérale, acheminent le visiteur vers un portique ou vestibule qui relie la basilique à la place. Vues du dehors, ces constructions forment un édifice non dénué de grandeur.

Si l'architecte de la basilique l'avait primitivement destinée aux réunions des fidèles, nos lecteurs n'auront pas de peine à convenir, après cette description sommaire, qu'il n'aurait guère pu lui donner une forme plus satisfaisante et plus correcte. Aucun édifice ne répondait d'une façon aussi heureuse aux exigences de la liturgie et ne réalisait mieux les desiderata du nouveau culte. Nous ne sommes donc pas étonnés d'apprendre par Ausone que les chrétiens s'empressèrent d'utiliser les tribunaux des préteurs : Basilica olim negotiis plena, dit-il à un empereur, nunc votis pro tua salute susceptis : Autrefois peuplées d'hommes d'affaires, les basiliques sont aujourd'hui remplies de chrétiens qui font des vœux pour votre salut.

 

Néanmoins, l'installation du culte chrétien dans ces monuments n'eut qu'un caractère transitoire ; malgré les avantages de leur distribution intérieure, les basiliques ne devinrent point les sanctuaires permanents de la foi.

Pourquoi ce privilège leur fut-il refusé ? A peu de frais et sans beaucoup de travail, elles auraient pu devenir sans peine les plus nobles et les plus fastueux des temples. Cette apparence extérieure d'une tente, dont il est parlé plus haut, leur donnait je ne sais quoi d'oriental et de biblique. Et toutefois les basiliques disparurent. On ne peut trouver qu'un seul exemple d'une basilique séculière où l'exercice du culte se soit maintenu jusqu'à nos jours ; et cet exemple, ce n'est pas Rome qui nous l'offre.

Plusieurs causes déterminèrent l'abandon des basiliques. Lorsque les fidèles voulaient prier, ils se portaient de préférence vers les tombeaux des martyrs, où mille souvenirs aussi douloureux que consolants ranimaient leur foi et fortifiaient leurs espérances. Après ce tête-à-tête avec leurs chers morts, rentraient-ils dans les basiliques, un rapprochement naturel s'établissait aussitôt dans leur âme entre les héros dont ils venaient de vénérer les cendres et les Césars dont ils occupaient les temples. Ce rapprochement entre les persécuteurs et leurs victimes provoqua bientôt contre les tribunaux des préteurs de si vifs sentiments de répugnance, qu'il fallut abandonner les basiliques du paganisme comme on avait abandonné les temples, et de leurs matériaux édifier d'autres sanctuaires. Depuis longtemps déjà, les monuments antiques avaient été démolis, et les pierres consacrées à des constructions nouvelles. C'est de la sorte que le Forum fut détruit par Constantin et fournit les principales décorations à l'arc de triomphe du premier empereur chrétien. De même aujourd'hui le Colisée nous offre pêle-mêle des frises et des fragments empruntés à plusieurs édifices qui lui fournirent leurs meilleurs éléments. Abandonnées à leur tour, les basiliques profanes furent démolies, et leurs colonnes adaptées à des édifices nouveaux qui rappelleront désormais non plus le faste d'un empereur, mais la mort d'un juste ou le supplice d'un martyr.

Ainsi furent construites à Rome les basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul, de Sainte-Sabine, de Sainte-Marie-Majeure, de Saint-Pierre-aux-Liens, de Saint-Laurent - hors-des-Murs, de Sainte-Balbine, de Sainte-Agnès, etc. Les chrétiens les plus éminents travaillaient quelquefois à la construction des églises. Le jour même où furent jetés les fondements de la basilique de Saint-Pierre, nous voyons le pape saint Sylvestre se dépouiller de sa chlamyde, prendre une pioche, ouvrir le premier le sol, puis porter sur ses épaules douze paniers de pierres en l'honneur des douze apôtres et les jeter à l'endroit même où devait être incrustée la première dalle.

 

On entre dans les nouveaux temples par un vestibule — antiporticus —, qui garantit l'église des bruits du dehors et communique avec le parvis — paradisus —, longue salle rectangulaire entourée de colonnes. Au milieu, les eaux de la piscine sont reçues dans une large vasque destinée aux ablutions liturgiques. C'est là qu'avant de pénétrer dans le sanctuaire les chrétiens se lavent les mains et la bouche, et c'est là aussi que prient les catéchumènes pendant les cérémonies de la messe auxquelles une initiation insuffisante ne leur permet pas d'assister. Du parvis on arrive au narthex — narthex, pronaos —, ou porche sous lequel se groupent les pénitents. Vêtus de deuil, la tête couverte de cendres, exposés à la pluie et au froid, ces malheureux implorent les prières des fidèles qui, plus heureux qu'eux, peuvent franchir le seuil du vestibule et participer à la communion. Les arcades du narthex sont ordinairement fermées par des rideaux suspendus à des tringles. Ouvre-t-on ce rideau, on découvre la nef centrale avec ses nefs latérales ; les hommes se placent à droite, les femmes à gauche. Des colonnes séparent les nefs : celles des nefs latérales supportent une galerie où prennent place les vierges, les veuves, les femmes consacrées au Seigneur. Ce qu'on appellera plus tard le clerestory dans les cathédrales est une haute muraille ajourée de fenêtres et revêtue dans les premiers temples de mosaïques.

Les chrétiens n'appliquent pas encore aux édifices religieux la voûte cintrée des aqueducs romains. Le plafond de la nef centrale est plat et composé de panneaux de bois doré ou richement sculpté ; les plafonds obliques des nefs latérales ne règnent qu'au-dessous des fenêtres de la nef principale. Un damier de mosaïque couvre le parvis.

 

Le transept des basiliques séculières avait été maintenu dans les basiliques chrétiennes. Au milieu de cette nef transversale, les architectes, d'accord avec les évêques, dressent l'autel et l'entourent des deux ambons ou pupitres d'où les prêtres lisent au peuple l'épître et l'évangile et commentent les saintes Écritures.

L'évêque siège dans l'hémicycle sur un trône en marbre nommé cathedra. A droite et à gauche, s'étendent des bancs de pierre destinés au clergé et aux chantres.

Des images en mosaïque sur fond d'or décorent l'hémicycle ; tantôt le peintre évoque la figure des apôtres, tantôt celle des martyrs ; mais, avant tout, domine la figure colossale du Sauveur.

Quelquefois le lieu consacré est enfermé dans une enceinte de murailles ; ainsi se trouve disposée la basilique de Tyr, bâtie vers l'an 313. En entrant, s'ouvre une cour carrée, l'atrium, au milieu de laquelle jaillissent les eaux de la fontaine purificative. Environnée de portiques, cette cour est le rendez-vous des catéchumènes, qui viennent y recevoir les leçons du prêtre ; elle précède l'église, avec laquelle elle communique par trois portes, celle du milieu plus haute et plus large que les autres. Selon l'usage primitif, ces portes sont tournées vers l'Orient. Que l'église, disent les constitutions apostoliques, soit tournée vers l'Orient, ainsi que les deux sacristies qu'elle doit avoir, l'une à droite, l'autre à gauche. Que le trône épiscopal soit au milieu ; que les prêtres soient assis des deux côtés de l'évêque, et que les diacres demeurent debout, afin d'être toujours prêts à marcher. Leur soin doit être de faire placer les laïques dans leurs rangs et honnêtement, en sorte que les hommes soient séparés des femmes. Le lecteur, étant dans un lieu élevé, doit lire les livres de Moïse ; le diacre et le prêtre, les Évangiles... Que le portier garde l'endroit où les hommes sont placés, et que les diaconesses en fassent autant à l'égard des femmes. Les jeunes filles doivent être à part, si le lieu le permet ; s'il ne le permet pas, elles doivent être derrière les femmes mariées. Les vierges, les veuves et les femmes âgées doivent être les premières de toutes.

 

La façade des anciennes basiliques se compose généralement d'un fronton peu incliné indiquant le comble, sous lequel un rang de fenêtres ajoure la nef. Au bas s'ouvrent trois ou cinq portes : un péristyle couvert forme le porche. Au centre du triangle dessiné par le fronton, se détache une fenêtre circulaire appelée oculus, œil, type initial de ces magnifiques rosaces qui décoreront plus tard les façades de nos cathédrales. Quelquefois cet œil est clos, et alors il reçoit une mosaïque, sur laquelle le peintre fait habituellement ressortir l'image du Christ debout ou du Sauveur assis sur un trône. La partie plane que surmonte le fronton est percée de fenêtres cintrées, autour desquelles les maîtres mosaïstes déploient toutes les ressources de leur art.

Comme on le voit, ces églises primitives sont déjà dignes du culte auquel les rois les ont consacrées. Mais ce n'est pas à Rome seulement que les fidèles offrent à Dieu les prémices de leurs richesses. En France, en Espagne et même en Irlande, nous trouvons, dès les premiers siècles, les édifices les plus imposants et les plus merveilleux.

Sidoine Apollinaire nous signale une église de marbre et d'or que bâtit, au IIIe siècle, saint Patient, évêque de Lyon. Cette église, dit le poète, était ornée de pierres précieuses et décorée de magnifiques mosaïques.

Pendant tout le cours du IIIe et du IVe siècle, l'Espagne se distingue par la splendeur de ses temples. L'église Sainte-Eulalie de Mérida était portée sur des colonnes de porphyre. Elle fut anéantie par les Goths.

A Tours, la basilique de Saint-Martin était, à l'intérieur comme à l'extérieur, incrustée de marbres rouges, gris et blancs ; des mosaïques tapissaient les murs, des agates et des onyx émaillaient les tympans des fenêtres. Tout le patriciat gallo-romain avait voulu contribuer à l'enrichissement de la basilique. Des vieillards qui l'avaient vue avant l'incendie du IXe siècle disaient à saint Odon que, lorsque les rayons du soleil occidental frappaient les murailles, l'église étincelait comme une montagne d'or[2].

 

III. — L'ART OGIVAL

 

Dans la basilique païenne prédominait le principe de la ligne horizontale. L'ensemble du monument se composait, comme nous l'avons vu, de colonnes isolées, et avait pour couronnement soit un entablement droit et non interrompu, soit une rangée d'arcs suivis, et couverts d'une charpente apparente formée de poutres transversales ou de caissons sculptés.

L'art nouveau ne pouvait naturellement s'accommoder de cette architecture. S'il est vrai que le christianisme est, dans son essence même, un irrésistible élan vers tout ce qui est grand et élevé, l'art chrétien était tenu de manifester visiblement cet essor. S'emparant donc de la ligne droite, il la courba, l'arrondit en arc, supprima les toits plats des basiliques, donna aux plafonds les convexités de la voûte céleste, et lança dans l'air les clochers et les tours. A la colonne succéda le pilier, sur lequel s'arcboutèrent les nervures des voûtes ; puis les piliers se relièrent les uns aux autres par d'audacieuses arcades au-dessus desquelles se profila le dôme.

Ce qui caractérisa le nouveau système, ce fut l'affranchissement de l'arcade et l'abandon de l'architecture rectiligne des Grecs et des Romains.

Tout l'art chrétien est là.

En dégageant l'arcade, en abandonnant l'emploi des ordres antiques, et en faisant de la colonne le support réel de l'arc, les architectes catholiques posèrent les bases d'un nouveau style qui conduisit rapidement à l'emploi exclusif des arcs et des voûtes. L'église Sainte-Sophie de Constantinople nous offre le plus ancien et le plus remarquable échantillon de ce style ; Saint-Marc de Venise et Saint-Antoine de Padoue en furent de lointaines imitations. Transporté sous le ciel d'Occident, le style romano-byzantin imposa sa forme aux vieilles basiliques, puis, passant les Alpes, s'introduisit en Allemagne, où il suscita les imposantes cathédrales de Spire, de Worms et de Mayence.

 

Toutefois le progrès résultant de l'application du cintre aux églises ne répondait pas encore complètement au vrai principe de l'art chrétien. Le style roman, au milieu de sa magnificence et de sa grandeur, manquait d'ensemble et d'unité ; la coupole ne naissait pas naturellement des cintres sur lesquels elle reposait, et dont l'entablement la séparait en quelque sorte ; chaque partie était, pour ainsi dire, isolée, sans liaison intime avec l'ensemble. L'élévation était limitée par le diamètre de la circonférence.

D'énormes masses chargeaient les piliers, tantôt carrés, tantôt monocylindriques, et pesaient d'autant plus lourdement, qu'elles voulaient s'élever davantage.

C'est alors que des architectes hardis songèrent à modifier l'ordonnance romano-byzantine.

Leur réforme porta d'abord sur les coupoles, qu'ils voûtèrent.

Une coupole représente la moitié d'une sphère. Pour établir des coupoles sur des rectangles, ils plaçaient entre les arcs des pendentifs disposés de manière à former avec eux, à la partie supérieure, le cercle horizontal qui devait porter la coupole.

Les nouveaux architectes construisirent des voûtes cupéliformes et les abaissèrent non-seulement vers les murs latéraux, mais vers l'archivolte des arcs. C'est à ce système que se rattachent l'église Saint-Front de Périgueux, Saint-Pierre d'Angoulême et Saint-Maurice d'Angers[3].

 

Si l'on suppose une coupole ou calotte qui se confonde avec ses pendentifs, on aura l'idée première d'où est sorti le système mixte que M. Viollet-le-Duc définit ainsi : Une coupole hémisphérique pénétrée par quatre arcs en tiers-point. Pour fortifier ces voûtes, on les sillonna de nervures qui, partant de chaque angle du carré, cheminaient l'une vers l'autre en ligne diagonale et s'arrêtaient au sommet de chaque grand arc.

C'était là une modification fondamentale ; mais, une fois engagés dans cette voie, les réformateurs se mirent en quête d'améliorations nouvelles. Ils trouvèrent bientôt dans l'arc brisé en ogive un moyen de diminuer les poussées des voûtes ; et cette simple brisure, cette acuité de l'arc, devint l'élément fondamental d'un style qui, en moins d'un siècle, devait détrôner les traditions huit fois séculaires de l'architecture romano- byzantine. Révolution aussi favorable à l'art que conforme au génie du christianisme. En transformant le cintre des ogives, les nouveaux artistes interprétèrent avec plus d'exactitude les aspirations de l'esprit chrétien vers les sommets et vers les cimes, vers le Vrai et vers le Beau.

 

La cathédrale dite gothique, dirigée d'occident en orient, vers la lumière, s'élance svelte, libre, ailée, bien au delà des édifices mondains, qu'elle protège et qu'elle domine.

Ce vaste temple, avec son transept en forme de croix, qui figure le corps du Christ dans le sépulcre, cette tour principale qui, symbole du pouvoir spirituel, monte dans la nue, n'est-ce pas là l'édifice, non de la chair, mais de l'Esprit ?

Approchons.

 

Le portail principal, avec ses profondes voussures, appelle, pour ainsi dire, tous les esprits à s'enfoncer avec lui dans les profondeurs de la contemplation divine ; les parois latérales, les archivoltes et les tympans portent des sculptures qui publient la gloire de Dieu et racontent les destinées de l'Église. Au-dessus du portail, irradiée de verres omnicolores, une rosace constelle une façade. Cependant le temple, avec ses piliers latéraux, ses contreforts, ses arcades et ses clochetons strictement proportionnés et mathématiquement coordonnés, grandit et se termine en une tour pyramidale couronnée par une flèche hardie que la croix surmonte. La pierre arrachée des entrailles de la terre est devenue lumière, la matière s'est spiritualisée. A l'intérieur, le long de la nef, s'élancent vers les voûtes des faisceaux de colonnes hardies qui s'épanouissent, ainsi que de vigoureux chênes, en nervures multiples, après avoir parsemé leurs chapiteaux de tous les pétales de la flore lapidaire. Étayée sur dix pilastres, la nef centrale forme quatre travées et se divise en trois zones. Une suite d'arcades, appuyées sur des groupes de colonnes aux chapiteaux historiés, compose la première. La seconde, ou triforium, est couverte de cintres géminés, au milieu desquels s'ouvrent trois baies vitrées en losange. Enfin la troisième galerie, ou clerestory, est percée de fenêtres qui tamisent les rayons solaires et versent sur la nef centrale des flots de lumière irisée.

Ce qui charge et alourdit le style roman tombe, et l'énormité des masses qu'on entasse disparaît dans les habiles proportions de l'ensemble. De la matière inorganique l'architecte fait un tout organisé ; il anime la pierre, il vivifie le marbre ; tout semble germer, surgir, grandir, là où, dans le style ancien, ne régnaient qu'une froide roideur et une inerte symétrie.

La nef se termine par le chœur et le maître-autel, point central vers lequel tout gravite et tout converge. Autour du chœur rayonne une série de chapelles, où le jour s'introduit par d'étroites baies ogivales qui découpent leurs trilobés sous de larges voussures. Des fenêtres gigantesques aux meneaux trifoliés porphyrisent les dalles, les piliers et les arcades de clartés tremblantes. Le jour n'arrive que transformé par les vitraux en pourpre sanglante, en mystiques flamboiements d'onyx et d'émeraude, en irradiations d'améthyste et de topaze. Ces lueurs nacrées parlent un langage symbolique que tous les fidèles comprennent. Les piliers eux-mêmes ne sont pas muets ; ils portent les figures des graves personnages de l'Histoire sainte, et présentent au peuple un livre toujours ouvert où, bien longtemps avant la découverte de l'imprimerie, les annales du christianisme sont burinées. Enfin l'empire du mal lui-même vient rendre hommage au Christ triomphant dans son Église. Aux chapiteaux des colonnes et à la base des piliers ricanent, grimacent et se tordent des animaux immondes et des démons convulsés.

A l'extérieur, même pompe architecturale. Le chevet est soutenu par de vigoureux arcs-boutants qui bondissent jusqu'aux combles. Des balustrades aux compartiments flamboyants, des galeries aux fantastiques rinceaux couronnent les chapelles et reçoivent les eaux pluviales que lancent çà et là, par de gigantesques gargouilles, des dragons, des guivres, des dauphins et autres monstres plus ou moins ailés du bestiaire héraldique[4].

 

IV. — LES CATHÉDRALES EN FRANCE ET À L'ÉTRANGER

 

Les archéologues allemands ont longtemps revendiqué pour leur pays l'honneur d'avoir donné naissance au style ogival. Les savants français et les érudits allemands eux-mêmes ont fait bonne justice de cette prétention. De l'aveu de tous les archéologues contemporains, c'est à notre pays que revient la gloire dont on a voulu gratifier jadis l'Allemagne.

Entre toutes les provinces de France, la Neustrie est généralement considérée comme le berceau de l'architecture du moyen âge. En effet, dit M. Dussieux, l'art gothique procède de l'art roman ; or certains monuments de l'Ile-de-France, de la Picardie et de la Champagne présentent la transition entre les deux styles ; on y remarque un mélange, une fusion entre les deux systèmes, tandis que partout ailleurs, au contraire, il y a une brusque substitution d'un style à l'autre. A coup sûr, il ne faudrait pas d'autres preuves de l'origine française, de la naissance en France de l'architecture gothique ou ogivale ; eh bien, ces monuments de transition de la France du Nord sont les plus anciens monuments de ce genre, ce sont les plus incontestablement déterminés, et leurs dates indiquent qu'ils sont tous antérieurs aux autres monuments de style ogival construits dans les autres pays de l'Europe.

A l'appui de cette thèse, qu'il nous soit permis de faire remarquer qu'à l'époque où les étrangers venaient par milliers étudier à l'Université de Paris, nos artistes étaient partout demandés. C'est aux frais des étudiants suédois qu'Étienne Bonneuil, tailleur de pierres de Paris, élève, en 1287, la cathédrale d'Upsal. Commencée en 1343 par Matthieu d'Arras, celle de Prague est terminée en 1386 par Pierre de Boulogne. C'est aussi un architecte français, Guillaume de Sens, qui en 1174 construit le plus ancien monument du style ogival en Angleterre, la cathédrale de Cantorbéry. Enfin des recherches récentes nous ont appris que les Hongrois eux-mêmes faisaient appel au talent de nos compatriotes. Nous le demandons à nos contradicteurs, si la France n'avait pas été considérée comme la véritable initiatrice de l'architecture ogivale, est-ce que les nations étrangères auraient confié la construction de leurs temples aux architectes de notre pays ?

 

Maintenant, veut-on savoir dans quelle classe se recrutent surtout ces bâtisseurs nomades ? Ici, encore, notre sujet nous amène à faire l'éloge du clergé.

Presque toutes les sciences n'avaient alors, dit avec raison M. Vitet, d'autres adeptes que les hommes d'église ; mais, parmi toutes les sciences, celle de l'architecture était réputée sainte et sacrée par excellence. Un des premiers devoirs de l'abbé, du prieur ou du doyen d'une communauté était de savoir tracer le plan d'une église et de pouvoir en diriger la construction. On voit des moines entreprendre de longs voyages, aller jusqu'à Constantinople pour se fortifier dans cette étude, et puiser les saines traditions à leur source. On en voit d'autres, une règle et un compas à la main, visiter tour à tour l'Écosse, l'Espagne, l'Irlande, l'Allemagne et les parsemer d'églises et de cathédrales.

D'après M. Viollet-le-Duc, c'est à l'ordre de Cluny qu'appartenaient ces moines bâtisseurs. Il n'est pas douteux, dit le savant archéologue, que Cluny ait fourni à l'Europe occidentale des architectes, comme elle fournissait des clercs réformateurs, des professeurs pour les écoles, des peintres, des savants, des médecins, des ambassadeurs, des évêques, des souverains et des papes.

Grâce à cette dispersion des artistes français, le sol de l'Europe se revêtit bientôt, pour emprunter le mot de Raoul Glaber, d'une blanche robe d'églises. Est-il besoin de dire que les architectes furent puissamment secondés par les évêques ? Dans le Nord le plus reculé, l'archevêque Eystein pose les fondements de cette cathédrale de Drontheim, dédiée au saint roi Olaf, qui passait, au moyen âge, pour le plus parfait édifice de toute la péninsule Scandinave. Les sculptures en étaient même comparées à celles de Saint-Pierre de Rome. L'évêque Pierre d'Aarhuus, jugeant qu'un temple en bois n'était pas digne du Dieu des chrétiens, entreprend l'érection d'une église de pierre. Pénétré de la même pensée, Adzer, le premier archevêque de Lund, fit rebâtir la crypte de sa cathédrale, que les savants considèrent encore aujourd'hui comme une œuvre du plus rare mérite. Si les contrées septentrionales ne possèdent pas de grands artistes, elles sont, en revanche, gouvernées par des prélats chez lesquels le sens esthétique est à la hauteur de la ferveur religieuse. Une émulation aussi ardente que féconde s'établit entre les évêques et les chapitres, les abbés et les couvents ; chacun veut égaler son voisin ou éclipser son rival. Des bateaux, frétés par les corporations religieuses, vont chercher au loin la pierre, le marbre et les matériaux les plus précieux ; on épuise sa bourse, celle de ses amis et de ses proches pour élever à Dieu un monument digne de lui. Aussi est-ce dans ce siècle que surgissent les plus magnifiques édifices, et surtout ces cathédrales d'York, de Durham et de Salisbury, qui firent la gloire de nos voisins, et où se chantera bientôt, nous l'espérons, le Te Deum de l'Angleterre convertie.

 

Initiatrice des peuples, la France surpassa naturellement toutes les nations de l'Europe, tant par le nombre que par la majesté de ses temples.

L'architecture ogivale se développe d'abord dans les contrées situées au nord de la Loire. La Picardie, la Champagne, l'Ile-de-France, la Normandie, le pays chartrain, l'Orléanais, le Maine nous offrent les plus anciens monuments du style naissant. Que fait alors l'Allemagne ? A l'époque où, dans le nord de la France, le style ogival étend ses conquêtes, le style roman conserve sa suprématie dans les provinces rhénanes. Quelques édifices, il est vrai, attestent une adoption simultanée du style ogival. Telles sont l'église Notre-Dame de Trêves, élevée en 1227, et diverses parties de la cathédrale de Cologne, commencée en 1248. Mais ces exceptions mêmes ne prouvent que plus clairement l'intervention des architectes de l'école française, alors seule en possession de tous les secrets de l'art.

 

V. — LES PRINCIPAUX ÉDIFICES GOTHIQUES

 

La cathédrale de Coutances est un des monuments les plus purs et les plus complets du style ogival primaire. Le plan est une croix latine ; l'église comprend une nef principale, garnie de bas côtés qui se doublent autour de l'hémicycle du chœur. L'entrée a trois portes principales : le grand portail occidental et deux portes latérales, l'une au nord, l'autre au midi, surmontées de deux tours quadrangulaires à la base et terminées par une pyramide octogone. Au-dessus de la croisée se dresse une énorme tour octogone nommée le Plomb, et flanquée de tourelles sur les quatre faces diagonales. C'est devant cette tour que Vauban, frappé d'admiration, s'écria : Quel est le sublime fou qui a osé lancer dans les airs un pareil monument ? Ce dôme aérien se compose de deux étages. Au premier, chaque face de l'octogone porte deux ogives, et chaque ogive se subdivise en deux arcades étroites que partage une colonnette. Les arceaux de la voûte retombent au second étage, sur de petites colonnes qui tapissent le pourtour du dôme. A l'extérieur, les cannelures qui ornent cette tour ainsi que ses parois sont garnies de crochets qui ont la forme de fleurs ovoïdes. L'extérieur de Notre-Dame de Coutances est d'une simplicité sévère. Les belles colonnes du chœur s'élancent d'un seul jet jusqu'au sommet des murs, où viennent plonger les arceaux des voûtes. Le chœur, comparativement plus long que la nef, occupe la partie centrale du transept, disposition particulière à la plus ancienne époque de la période ogivale.

 

Une autre cathédrale, celle d'Amiens, est considérée par un grand nombre d'artistes comme le chef-d'œuvre de l'art chrétien au moyen âge. Robert de Luzarches, le plus célèbre bâtisseur de l'époque, en fut l'architecte. Les innombrables colonnes, les ornements et les statues de tout genre qui enrichissent cette église, la rose centrale, les bas-reliefs qui décorent le portail, la clôture du chœur enrichie de statuettes, en font un monument hors ligne.

 

La basilique de Chartres est le premier monument religieux à la construction duquel les fidèles aient concouru. Une lettre écrite en 1145 aux religieux de l'abbaye de Tutteberg, en Angleterre, donne les détails suivants sur la manière dont la construction s'est effectuée. C'est un prodige inouï que de voir des hommes puissants, fiers de leur naissance et de leurs richesses, accoutumés à une vie molle et voluptueuse, s'attacher à un char avec des traits, et voiturer les pierres, la chaux, le bois, tous les matériaux nécessaires à la construction de l'édifice sacré. La construction de la cathédrale de Chartres, commencée au milieu du XIIe siècle, a duré cent cinquante ans. L'ensemble de l'édifice offre la forme d'une croix latine dont l'abside est tournée vers le nord. La façade principale, à l'ouest, est plus remarquable par la grandeur de ses proportions que par la richesse de sa décoration. Précédée d'un perron de six marches et flanquée à droite et à gauche de tours surmontées de flèches, elle se compose d'un triple portail au-dessus duquel s'ouvrent trois fenêtres ogivales surmontées d'une rose splendide, d'une balustrade ajourée, d'une galerie ornée de seize statues de rois, et d'un pignon dont le galbe renferme dans une niche la statue de la Vierge-Mère, entre deux anges lampadophores. Au sommet de l'angle domine la figure du Christ bénissant.

Le portail, dont les trois baies donnent entrée dans la nef principale, est décoré de sept cent dix-neuf statues, distribuées sur les parois, les chambranles, les tympans et les voussures. En ajoutant à ce chiffre les statues qui se dressent sur les colonnes, sur les piliers, sur les trumeaux, on arrive au chiffre de dix-huit cents statues historiques et symboliques d'une hauteur variant entre vingt-deux centimètres et trois mètres. La charpente, aujourd'hui brûlée, était extrêmement célèbre : les architectes avaient tellement prodigué le bois, que le peuple l'avait nommée la forêt.

L'intérieur de la cathédrale offre une parfaite harmonie. Il comprend une nef principale et un transept, accompagnés l'un et l'autre de deux collatéraux, un chœur et un sanctuaire entourés de deux bas côtés, sept chapelles absidales. Les piliers sont cantonnés de quatre colonnes légèrement engagées ; les chapiteaux sont seulement ornés d'un double rang de crosses végétales.

Le chœur est le plus vaste qu'il y ait en France. Dans le pourtour s'ouvrent sept chapelles. Les bas-reliefs de la clôture du chœur, exécutés en 1514 par Jean Tixier, comptent parmi les ouvrages les plus célèbres de la sculpture française.

 

La cathédrale de Reims et celle de Beauvais datent de la même époque. Cent cinquante ans auparavant on avait déjà posé la première pierre de la cathédrale de Strasbourg[5] ; mais elle attendit près de deux siècles encore la venue de celui à qui le génie devait inspirer la volonté d'élever cette masse énorme semblable à un grand arbre de Dieu, étendant au loin ses mille branches, ses milliers de rameaux, ses feuilles nombreuses comme les grains de sable au bord de la mer, pour proclamer partout la gloire du Seigneur son maître[6].

L'exiguïté de notre cadre ne nous permet pas de décrire toutes les cathédrales dont le sol français est couvert. Nous dirons seulement quelques mots encore de Notre-Dame de Paris et de l'église du Mont-Saint-Michel.

L'église Notre-Dame a la forme d'une croix latine et possède cinq nefs et trente-sept chapelles. Les deux tours sont égales en hauteur, mais celle du nord est plus volumineuse que celle du midi. Nos architectes admettent généralement que les tours de Notre-Dame n'ont pas été terminées ; au-dessus d'elles devaient s'élever deux pyramides de clochers comme sur les tours de Notre-Dame de Chartres. Plusieurs portes donnent accès dans l'église ; les trois qui s'ouvrent sur la grande façade sont : la grande porte ou porte du Jugement, la porte de la Vierge, et la porte Sainte-Anne.

Les statues qui garnissent les vingt-huit niches de la galerie des rois ont provoqué d'ardentes polémiques entre les savants. Les uns, s'autorisant d'une tradition populaire très-ancienne, veulent y voir l'effigie des rois de France ; les autres se prononcent pour les rois de Juda, qui, dans nos églises, forment le cortège généalogique du Sauveur, et figurent dans la décoration au même titre que les patriarches et les prophètes.

A l'intérieur, Notre-Dame de Paris est d'un aspect noble et majestueux. La clôture du chœur offrait autrefois des sculptures intérieures et extérieures. Les sculptures intérieures, qui représentaient l'histoire de la Genèse, avaient été exécutées en 1303, et ont disparu, ainsi que le jubé. Les sculptures de l'extérieur, aujourd'hui rétablies, sont l'œuvre de Jehan Ravi et de son neveu, Jehan Bouteille. Elles offrent une suite de scènes tirées du Nouveau Testament. Une foule de monuments sculptés décoraient l'intérieur de Notre-Dame. Telle était, à l'entrée de la nef, la statue colossale de saint Christophe, sculptée en 1413 ; près du jubé une Vierge opérait des miracles ; près du maître-autel se dressaient une Notre-Dame-de-Consolation et une multitude de statues historiques, entre autres l'image de Philippe-Auguste surmontant une colonne de pierre ; celles de deux évêques de Paris ; de grandes figures de cire représentant le pape Grégoire XI, son neveu et sa nièce ; trois statues d'archevêques, et celle d'un roi qui passait pour Louis VI ; enfin la statue équestre d'un roi armé de toutes pièces avec son armure et la tunique blasonnée de France[7].

 

La basilique du Mont-Saint-Michel est un des plus beaux échantillons de l'architecture ogivale. Elle se divise en deux églises bien distinctes, l'une souterraine et dédiée à la Mère de Dieu, l'autre aérienne et consacrée à l'Archange.

Resserrée entre les édifices qui l'entourent, l'église souterraine présente quatre cryptes qui lui donnent la forme d'une grande croix latine. Une de ces cryptes, vulgairement connue sous le nom de crypte des Gros-Piliers, est soutenue par dix-neuf pilastres aux bases octogones et aux nervures prismatiques. Autour du deambulalorium rayonnent cinq chapelles, où des ouïes ogivées laissent pénétrer un faisceau de lumière. Autrefois les chapelles, enfoncées dans les profondeurs du pourtour, étaient éclairées de lampes perpétuelles qui ressemblaient à des étoiles sous la voûte d'un ciel noir.

La crypte des Gros-Piliers surpasse celle de Notre-Dame de Chartres. Vauban en admirait la hardiesse, et, dans les Mémoires de la marquise de Créquy, le chevalier de Courchamp la signale comme le plus magnifique produit de la science bénédictine. — Il n'y a, dit-il, que des moines et des bénédictins qui puissent avoir entrepris et fait exécuter une conception si savante et si grandiose.

L'église aérienne est digne, à tous égards, de l'église souterraine. Élevée sur la cime abrupte du rocher et flanquée d'édifices qui s'étagent sur les aspérités du granit, la basilique de l'Archange porte la trace des difficultés que l'architecte a dû vaincre pour souder au mont l'abbaye-forteresse. L'exiguïté des collatéraux cadre mal, par exemple, avec les vastes proportions du monument. Contraint par le manque d'espace, l'architecte a dû disposer en fer à cheval les voûtes des bas côtés ; l'arc de leurs cintres est plus développé que la moitié de la circonférence du cercle. Mais si l'on fait abstraction de ce défaut, l'harmonie de l'ensemble rachète surabondamment l'imperfection du détail.

Le chœur, construit tout entier en granit, est un des plus beaux spécimens du style ogival flamboyant. Entouré de douze arcades séparées par des colonnettes, dont les grandes et belles lignes s'élancent jusqu'à la voûte, qu'elles traversent pour se réunir à la clef, il reçoit la lumière de deux fenêtres carrées à meneaux trifoliés, surmontées elles-mêmes d'une frise fleurdelisée et d'un second rang de fenêtres plus grandes que celles du premier. Autour du chœur s'épanouissent cinq chapelles ; rarement il nous a été donné de voir plus de luxuriance dans les nervures et plus d'exubérance dans les arceaux prismatiques qui se croisent à l'intrados des voûtes.

Un élégant escalier en tourelle conduit à la plate-forme qui surmonte le clocher. C'est de cette plate-forme, sans rebord et sans parapet, d'un mètre de large environ, que l'œil découvre le plus beau paysage du littoral normand. Là les moines venaient contempler le paysage maritime dans lequel le Mont-Saint-Michel s'encadre. C'est de là qu'ils assistaient aux vaillants coups d'épée que les chevaliers du capitaine d'Estouteville échangeaient avec les soldats de lord Scale, et qu'ils suivaient toutes les péripéties de l'épique combat de Geoffroy d'Anjou avec un géant.

Les bâtiments claustraux ne sont pas inférieurs à la basilique. On vante surtout le cloître, qui n'a d'égal en France que celui de Saint-Trophime d'Arles.

Qu'on se figure une cour rectangulaire entourée de galeries qui reposent sur un double rang de colonnettes en stuc, en calcaire et en granitelle. Cent de ces colonnes s'espacent sur les murailles latérales ; leurs chapiteaux, aux gracieuses efflorescences, supportent de sveltes arcatures que des trilobés séparent les unes des autres. Cent vingt de ces mêmes colonnes forment une double colonnade à jour. Dans les tympans des arceaux s'épanouissent des rosaces, des bas-reliefs, etc., et au-dessus s'étend une frise où le sculpteur a, de la même main prodigue, parsemé les chardons et les roses. Trois fenêtres découpent leurs ogives sur la muraille occidentale et regardent la mer, qui mugit à trois cents pieds au-dessous d'elles.

 

VI. — CONCOURS DES POPULATIONS

 

Nous avons déjà vu que le clergé prit une part considérable à la construction des églises ; la plupart des bâtisseurs du moyen âge se recrutaient dans ses rangs. Mais les prêtres et les moines ne se contentaient pas de tracer le plan des édifices et d'en surveiller au besoin l'exécution ; ce furent eux qui suscitèrent le grand mouvement artistique du XIIIe siècle, et organisèrent ces savantes et laborieuses confréries d'artistes sans lesquelles les cathédrales ne seraient jamais émergées de terre.

Grâce aux associations dont le clergé fut le promoteur et à l'enthousiasme qu'il sut communiquer aux âmes, le moyen âge vit s'élever les plus remarquables monuments que le sol de l'Europe ait jamais fait germer.

M. Viollet-le-Duc croit que rien, si ce n'est le mouvement actuel des chemins de fer, ne peut donner une idée de l'activité prodigieuse des évêques, de l'empressement des populations au XIIe siècle pour la construction des grands édifices sacrés.

Parlant plus spécialement de l'architecture ogivale, il ne peut s'expliquer les prodigieux résultats obtenus de 1180 à 1240 que par une confédération non-seulement de manœuvres, mais de milliers d'artistes. La foi seule n'explique pas ce mouvement. Il fallait que, depuis la fin du XIe siècle, un grand développement de richesse et de liberté se fût produit au sein de la classe moyenne et inférieure ; ce fut ce développement qui fit surgir de terre un nombre si considérable de constructeurs, d'appareilleurs, d'hommes instruits dans la mécanique et dans l'art de suspendre si hardiment les voûtes sur nos têtes, et enfin de sculpteurs et de peintres.

Ce réveil des arts commença dans l'Ile-de-France, lors de la construction de la basilique de Saint-Denis, sous l'inspiration de l'abbé Suger. La divine Providence, d'après les annales de Saint-Benoît, apporta, contre tout espoir, à Suger, le secours des populations pieuses, qui arrachaient d'immenses pierres des entrailles de la terre pour les employer à la construction de l'église abbatiale.

Haimon, abbé de Saint-Pierre-sur-Dives, dans une lettre qu'il adresse a Tewkesbury, en Angleterre, se fait l'écho des sentiments d'enthousiasme dont surabondaient alors les cœurs.

Voilà un fait nouveau, inouï dans les siècles ! Qui jamais a vu, qui a jamais entendu dire dans les générations passées que les seigneurs les plus fiers, les grands de la terre les plus vains de leurs honneurs et de l'immensité de leurs richesses, les châtelains et les châtelaines soumettaient leurs épaules orgueilleuses et superbes au joug des chariots, et, semblables aux animaux qui servent l'homme, traînaient jusqu'à la demeure du Christ ces chariots chargés de vin, d'huile, de pierres, de bois, de tout ce qui était nécessaire à la nourriture des ouvriers et à la construction des églises ? Chose admirable ! souvent mille personnes s'attèlent à ce char, tant le poids est grand ; et cependant le silence est profond, nulle voix ne se fait entendre. Lorsque sur le chemin cette foule s'arrête, on entend seulement la confession des péchés et la voix des prêtres qui prêchent la paix et la concorde. Quand on arrive à l'église, les chariots, comme un champ sacré, sont disposés autour de son enceinte ; sur chacun d'eux des cierges sont allumés. Toute cette armée veille la nuit en chantant des hymnes et des cantiques.

La Normandie vit, elle aussi, toutes les classes de la société laïque concourir à la construction des églises. Cette année (1145), dit un chroniqueur, dans toute la Normandie et dans quelques autres pays, on fit des chariots que l'on chargeait d'une quantité d'objets ; des personnes de tout état et de tout sexe, animées d'une fervente dévotion, s'attelaient aux chars et travaillaient aux églises ; ils y passaient les nuits, s'infligeaient la discipline et chantaient avec ardeur les louanges du Seigneur. Dieu les combla de tant de grâces, que de nombreux miracles eurent lieu dans les églises et par les chemins[8].

Nous devons à un vieux chroniqueur la description des solennités qui accompagnèrent la pose de la première pierre de l'église abbatiale de Croyland. Les moines consacrèrent quatre années à rassembler d'immenses provisions de fer, cuivre, or, argent, pierres, mortier et tous les matériaux qu'exige la construction d'un temple. Enfin parut le jour tant désiré où les bâtisseurs devaient mettre la main à l'œuvre. Des émissaires, dépêchés dans les environs, annoncèrent partout la cérémonie. De tous côtés arrivent aussitôt des abbés, des moines, des religieuses, des prêtres, des comtes, des barons, des chevaliers, des artisans et des hommes du peuple. L'abbé Geoffroi monte en chaire et prononce un sermon si touchant, que des larmes de joie brillent dans tous les yeux. Puis le vénérable abbé, en présence d'une foule émue, pose la première pierre angulaire, entre l'ouest et le nord ; la seconde est posée par le chevalier Richard de Rulos, grand ami de Geoffroi ; le bon chevalier laisse sur la pierre un don de vingt livres. Ensuite viennent le chevalier Geoffroi Riedel, son épouse Geva et sa sœur Aricie. Le mari place sur sa pierre dix marcs, et chacune des dames offre de payer pendant deux ans les gages d'un tailleur de pierres. La dalle du second angle est fixée dans son alvéole par l'abbé de Thorney. Le baron Alain de Crown et trois autres membres de sa maison remettent entre les mains de Geoffroi chacun un diplôme qui transfère à l'abbé le droit de patronage sur trois églises. D'autres seigneurs, des comtes, des barons, des chevaliers, des demoiselles, offrent de l'argent, des diplômes, des terres, pour contribuer à l'érection du monument sacré. Les pierres des deux angles nord et sud sont encastrées par les religieux des deux abbayes ; celles des trois piliers du côté nord, par les curés de trois paroisses voisines. Cent quatre laboureurs accompagnent le premier ; ces braves gens s'engagent à travailler gratuitement un jour par mois jusqu'à l'achèvement de l'édifice. Le second curé est escorté de soixante paroissiens, et le troisième de quarante-deux, qui tous offrent libéralement le travail de leurs mains. Trois autres curés promettent le même concours, l'un au nom de deux cent vingt hommes, le second au nom de tous ses paroissiens ; quatre-vingt-quatre paysans, amenés par le troisième, donnent six marcs, autorisent l'exploitation de leurs carrières et la coopération gratuite de leurs ouvriers. Les autres s'engagent à fournir dix marcs, vingt mesures de froment et autant d'orge.

Tous les personnages qui figurent dans la cérémonie sont, à tour de rôle, harangués par l'abbé. Geoffroi les incorpore dans sa confrérie et leur accorde une part dans les prières et les bonnes œuvres de l'abbaye. La fête terminée, Geoffroi réunit à sa table tous les assistants, au nombre de cinq mille personnes. Le repas, dit la chronique, fut plein de cordialité, et, quand les convives furent partis, les maçons mirent aussitôt truelle en main.

 

VII. — LA SCULPTURE

 

Souveraine en quelque sorte des autres arts, l'architecture leur emprunte à tous une partie de leur prestige et de leur éclat. Sans ces utiles auxiliaires, les temples qu'elle suscite seraient des livres muets ou des poèmes mutilés, où l'œil chercherait en vain un reflet de l'idée divine. Verbe de la Cathédrale, c'est la Sculpture qui traduit les élans des colonnes, des ogives et des voûtes, et qui fait palpiter toute cette épopée lapidaire. Les statues des saints, les effigies des martyrs, les sarcophages des rois confessent le Dieu que les peuples invoquent sous les arceaux de ces nefs, et célèbrent la foi qui fit surgir ces tours.

Mais si les arts donnent un langage à l'architecture et l'animent de leur propre vie, l'architecture à son tour entraîne la sculpture et la peinture dans son orbite, et les fait graviter avec elle. Tabernacle de l'idéal, elle les surnaturalise et les grandit. Isolés, ils végéteraient ; dès qu'ils se mettent à son service, ils quittent la terre et s'associent à son essor. Symbole de l'Église, la cathédrale, alma mater, les emporte dans les hauteurs aériennes où elle plane, et les offre au Dieu qu'elle adore.

Telle fut d'abord la sculpture.

 

On pourrait dire des sculpteurs qu'ils furent, presque autant que les architectes, les créateurs des cathédrales. Du sol à la voûte, dans les ogives, dans les niches, sous les tours, aux colonnes, le vil granit pense, agit, tressaille. Toutes les pierres ont une voix. Que les regards s'abaissent vers les tombeaux des évêques, des chevaliers, des châtelaines, ou qu'ils s'élèvent vers les statues des apôtres, des vierges et des martyrs, chevaliers, confesseurs, barons, martyrs, évêques, duchesses, pages, vierges, qui lisent éternellement leurs livres de pierre, tous nous invitent à nous agenouiller devant le Dieu que leurs lèvres nomment ; dans tous le même esprit rayonne et la même âme respire.

La sculpture antique n'avait pour objectif que la représentation de la beauté physique : son idéal était une certaine équation géométrique, une harmonieuse proportion des biceps et du thorax ; en un mot, l'apothéose de l'homme. Tout autre est l'idéal de la sculpture chrétienne. Ce n'est plus de la beauté sensible, c'est de la beauté intelligible, c'est de l'âme qu'elle veut soulever les voiles. La sensualité païenne est condamnée : la sculpture cherche désormais ses formes dans le monde supérieur que le Christ a révélé à la terre. Après avoir élevé des autels à l'homme, la statuaire n'en élèvera plus qu'à Dieu.

Héritière de l'art grec, la sculpture ne pouvait d'abord se soustraire à la marche générale de l'histoire ; mais, en se développant avec elle, elle la pénétra du souffle chrétien, et produisit des œuvres dont la majesté, la profondeur et la grâce éclipsèrent bientôt les plus radieuses manifestations de l'art païen. Sans doute, la sculpture ne fut pas un organe aussi favorable que la peinture, et, comparée aux autres arts plastiques du moyen âge, elle occupe un rang inférieur. Elle avait pendant trop longtemps immortalisé la créature pour se prêter tout de suite à la glorification du Créateur. Et cependant le génie chrétien tailla dans la pierre, dans le marbre et dans le bronze, des types et des formes comme l'ébauchoir des Phidias n'en montra jamais au monde antique.

 

VIII. — LA SCULPTURE DANS LES PREMIERS SIÈCLES DE L'ÉGLISE

 

L'histoire de la sculpture nous présente trois principales époques.

La première s'étend depuis le commencement de l'ère chrétienne jusqu'à la fin du Xe siècle.

La seconde va de la fin du Xe jusqu'au milieu du XIIIe siècle.

La troisième part de 1250 et s'arrête à la prise de Constantinople.

 

La manifestation initiale de l'art ne commence guère avant Constantin. Durant les trois premiers siècles de l'Église chrétienne, tout l'art se réduit à dégrossir des autels rectangulaires, ou à graver sur les tombeaux l'épitaphe des martyrs. Lorsque les sculpteurs chrétiens enfantent d'autres œuvres, ils les tiennent secrètes : les bourreaux s'acharnent contre les artistes comme contre les vierges. A la crainte de la persécution s'en ajoute une autre, non moins légitime ; les évêques se demandent si l'introduction des statues dans les temples ne favoriserait pas le retour de ce déplorable anthropomorphisme, dont les apôtres avaient eu tant de peine à guérir la société païenne.

Mais peu à peu les catacombes se dépeuplent, l'encens fume dans les basiliques, Constantin monte sur le trône. Aussitôt commence l'émancipation de l'art. Les anciens obstacles disparaissent, et la décadence du paganisme lève toutes les répugnances. On baptise l'art païen comme on avait baptisé la société païenne. Le christianisme s'approprie les œuvres de l'antiquité classique, et il en sanctifie l'usage ; s'il respecte, par exemple, les ornements profanes, il les accompagne d'une inscription qui signale leur destination nouvelle. C'est ainsi qu'une chaise curule, sur laquelle défilent les douze travaux d'Hercule, devient la chaire de saint Pierre. Enfin, autorisés par les évoques, les sculpteurs chrétiens revêtent les crucifix, les calices et les reliquaires, de bas-reliefs et de ciselures empruntés à l'antiquité ; telles sont les figurines du sarcophage de Leyde, dont les types portent les visibles reflets de l'esthétique grecque. Ce n'est pas tout. Les artistes adoptent les inoffensives allégories du Panthéon hellénique. L'enlèvement des pommes du jardin des Hespérides par Hercule, sculpté sur des vases et des gemmes, traduit l'histoire du péché originel ; le dragon qui veille à la garde de ces fruits rappelle le serpent du paradis terrestre. Le char du soleil mené par Apollon devient le char de feu sur lequel Élie fut enlevé de la terre au ciel.

Quant aux figures des héros et des dieux, on leur donne mission de personnifier les saints de la Bible, et quelquefois le Christ lui-même. Un des mythes préférés est celui d'Orphée. La fin tragique du poète, qui scelle d'un sang généreux l'inviolabilité du foyer et de l'autel, semble s'ajuster mieux que tout autre aux exigences du symbolisme chrétien. Orphée fut représenté la tête coiffée du bonnet phrygien, assis au pied d'un arbre, dont les branches pleines d'oiseaux s'inclinent comme pour écouter une mélodie supraterrestre, tandis que ses doigts font vibrer la lyre qui, victorieuse des lions et des tigres, sera plus tard impuissante à le protéger contre les Ménades.

Si la permanence d'un tel mythe s'explique, nous comprenons bien mieux encore l'adoption et la présence de la noble figure de l'Orante. Vivant symbole de la prière, c'est-à-dire de la force la plus douce et la plus irrésistible qui puisse fléchir le cœur de l'homme et la justice de Dieu, l'Orante est l'image préférée des peintres de cet âge héroïque. Telle est la grandeur du caractère qu'ils lui ont départi, telle est la puissance extatique de son regard, que l'âme reste confondue comme devant l'image même du Christ. Dans ses traits, on voit déjà poindre cette expression idéale qui caractérisera plus tard les vierges de l'Ombrie. Tantôt l'Orante porte l'éclatant costume des matrones de Rome ; tantôt, vêtue d'une simple tunique flottante, mais les yeux tendus vers le ciel, elle semble proclamer que, dans la sainte égalité de l'Évangile, la prière, consolation du riche et du pauvre, est la meilleure arme de la foi.

Après l'Orante, le Bon Pasteur portant la brebis égarée sur ses épaules est une des personnifications les plus usitées de notre Sauveur. Souvent le berger est entouré de son troupeau, et le nombre de ses brebis a toujours un sens mystérieux ; s'il y en a douze, ce sont les douze apôtres. Jésus-Christ lui-même est quelquefois représenté sous la forme d'un agneau symbolique[9]. Mais bientôt les artistes, élargissant le cadre de cette allégorie, appliquent la figure de l'agneau non-seulement à Jésus-Christ, mais encore aux héros bibliques. Une suite de sculptures latines du IVe siècle, gravées dans l'Histoire de Dieu, de Didron, nous donne un curieux exemple de cet usage. Un agneau tenant dans sa patte une baguette frappe un rocher d'où jaillit une eau vive : c'est Moïse frappant l'Horeb. Un agneau tend sa patte et lève la tête, en regardant une main qui sort des nuages et tient une tablette : c'est Moïse recevant les tables de la loi[10]. Une colombe, planant dans le ciel, darde des rayons sur la tête d'un petit agneau qui, plongé dans une piscine, reçoit les oblations d'un autre, agneau beaucoup plus fort : c'est le baptême de Jésus par saint Jean-Baptiste, etc.

L'Agneau divin se distingue toujours des autres par la croix qu'il porte sur la tête.

 

Tous ces monuments montrent combien est injuste l'accusation dirigée par nos adversaires contre les premiers chrétiens. Des hommes qui donnaient une si large place aux représentations artistiques, peuvent-ils être considérés comme des contempteurs de l'art ? Il y a longtemps, du reste, que les apologistes ont fait bonne justice de ces reproches. Les fidèles, ne craignons pas de le dire, loin de détruire les chefs-d'œuvre de l'antiquité, les respectèrent quand ils ne les utilisèrent pas. Il arriva même que ce respect souleva quelques murmures ; témoin cette réponse de Prudence à Symmaque :

Liceat statuas consistere pulchras,

Artificium magnorum opera.

Nous méprisons les puériles cérémonies du paganisme ; mais qu'il nous soit permis d'en garder les statues, chefs-d'œuvre des grands artistes.

En citant ce texte, d'Agincourt rappelle qu'un des principaux protecteurs de l'Église, Théodose, fit conserver les spécimens les plus remarquables de l'art païen.

La conversion de Constantin ouvrit une carrière nouvelle aux artistes : mais cinquante ans à peine s'étaient écoulés depuis l'affranchissement de l'art, que l'hérésie des iconoclastes mettait à néant toutes les merveilles écloses sous les premières influences du christianisme. L'Orient fut surtout victime du vandalisme de la secte ; mais l'Occident, bien que réfractaire aux prédications des iconoclastes, en ressentit néanmoins les funestes effets.

Le monde gallo-romain était inquiet ; l'irruption des barbares du Nord, de jour en jour plus menaçante, jetait partout l'alarme ; chaque cité, chaque famille, on pourrait dire chaque individu, ne songeait plus qu'à sa propre conservation ; on rassemblait ses forces pour tenir tête à l'orage ; de là, une paralysie générale des facultés, que la paix et la sécurité seules développent ; imagination, esprit et cœur, tout était muet ; mais hâtons-nous de le dire, tout n'était pas mort.

Pendant que l'évêque vole aux portes de la cité, et, la croix à la main, arrête le fléau de Dieu, l'artiste chrétien, dans sa solitude, perpétue par la sculpture les mystères de sa foi. C'est l'âge des diptyques. Issue de la Grèce en décadence, l'école byzantine est devenue cosmopolite, elle inspire cette petite sculpture domestique, d'un intérêt médiocre peut-être au point de vue de l'art, mais d'un prix inestimable aux yeux de la foi.

Le diptyque se compose de deux plaques en matière dure, ivoire, bronze, argent ou or, accouplées ensemble par des charnières. Sur les faces internes et parfois même sur les faces extérieures, sont gravés ou sculptés en relief les faits importants de l'histoire religieuse ; des scènes, des allégories, des figures symboliques rappellent au chrétien ses croyances, ses devoirs et ses espérances.

Les perturbations politiques qui, du VIIe au Xe siècle, assombrissent l'histoire, continuent d'entraver l'art et d'intimider les artistes. A peine l'Église a-t-elle fini de dompter les barbares, et s'est-elle assise avec Charlemagne sur le trône d'Occident, que de nouvelles catastrophes l'empêchent d'imprimer aux arts l'impression qu'elle médite.

 

Pendant les siècles qui succèdent au règne de Constantin, la sculpture chrétienne se développe et progresse : ses meilleures œuvres datent de cette période. Mais en Occident elle dégénère bientôt, et le VIC siècle n'est pas écoulé, que les traditions artistiques s'altèrent et périclitent. Les dernières œuvres que la sculpture enfante ne soutiennent pas l'examen. Soyons justes : cette décadence n'est pas seulement le fait des artistes, mais de l'époque. Dans ces temps troublés, l'homme a de la peine à se replier sur lui-même et lutte sans succès contre l'indifférence qui l'enveloppe. L'invasion des Normands et les guerres féodales arrêtent l'initiative de l'Église. Néanmoins le christianisme poursuit discrètement sa mission civilisatrice ; mais si, dans les humbles sanctuaires qu'elle élève, les frises, les chapiteaux et les murs deviennent un livre où les pauvres peuvent épeler l'Évangile, ces manifestations artistiques sont encore trop rudimentaires pour que nous puissions les mettre en parallèle avec celles de l'âge suivant.

Il faut, en effet, attendre jusqu'à la fin du Xe siècle, pour voir l'architecture se relever de sa décadence.

Alors commence la seconde période, pendant laquelle l'architecture et la sculpture s'épanouissent sous l'influence du style roman. Les imagiers adornent le portail des églises de bas-reliefs en pierre ; ils entrelacent des chardons et des roses sur les chapiteaux des colonnes ; ils parsèment les autels d'arabesques et de moulures, accrochent des guirlandes de trèfle et de lierre aux rinceaux des balustrades. Partout l'ébauchoir fouille, creuse, anime les portes et les chaires, les tombeaux et les baptistères. D'abord roide d'aspect, cette végétation sculpturale s'adoucit peu à peu, s'ensoleille, et, vers la fin du XIIIe siècle, elle est en pleine efflorescence.

De même que l'architecture chrétienne, la sculpture religieuse parvient à son apogée, et se fraie un chemin à travers l'histoire : c'est au siècle de saint Louis que nous entrons alors dans la troisième période. Toutes les œuvres qu'elle crée attestent un esprit religieux que la prière entretient et fortifie. Poète dans le sens le plus élevé du mot, c'est-à-dire créateur, l'artiste chrétien, en pétrissant la pierre, lui communique, pour ainsi dire, son souffle, et fait la statue à son image et à sa ressemblance. De l'art païen, il adopte, il est vrai, les procédés techniques ; mais ces bras qui prient, ces mains qui pardonnent, ce front qui se courbe, ces lèvres qui adorent, ces regards qu'illuminent des clartés intérieures, et toute cette physionomie enfin, autour de laquelle on entend comme des battements d'ailes, tout cela n'est bien qu'à lui. Dépourvue de l'idéal chrétien, la statuaire antique ne transmettait au marbre que sa pensée indigente ou ses passions sans gloire ; le chef-d'œuvre de l'antiquité païenne, la Vénus de Milo, pense, regrette peut-être, mais n'aspire pas. Le Désir ! voilà ce qui manque à tous ces dieux ! La satisfaction qui se lit parfois sur leurs traits est celle que procurent une conscience tranquille ou une digestion bien faite. Aussi le spectateur moderne s'intéresse-t-il moins au héros qu'à l'artiste, et même plaint-il sincèrement l'homme de génie qui fut obligé de tailler dans le marbre tous ces gymnastes retirés des affaires.

Telle n'est pas l'impression que laissent dans l'âme les créations du XIIIe siècle. Chaque statue, au lieu de vous rappeler le parfait notaire du coin, évoque devant vous l'image de la vertu qui vous manque, et le souvenir de l'idéal que vous oubliez. Les regards s'enfoncent dans l'âme comme l'acier d'une épée dans la chair. Qu'importent alors, dans ces moments où la conscience se sent remuée jusque dans ses plus intimes profondeurs, qu'importent alors vos noms, à vous, Robert de Luzarches, Juste de Tours, Michel Columbe, Pierre Bontemps, Robert de Coucy, Gautier de Meulan, Hugues Libergier, Jean de Montereau, Thomas et Renaud de Cormont ? Si nous pensons à vous, c'est moins pour vous témoigner notre admiration que notre gratitude. Et, d'ailleurs, avez-vous jamais songé, pauvres grands hommes, à léguer vos noms à l'histoire ? Cette préoccupation pouvait convenir au dilettantisme de l'art païen ; mais vous, naïfs imagiers, n'êtes-vous pas assez payés de vos peines, et votre ambition n'est-elle pas suffisamment satisfaite, si vous nous rendez meilleurs ?

 

IX. — STATUES DES CATHÉDRALES

 

Les statues de saints et de saintes des parois latérales des portes sont presque toujours de grandeur naturelle, et généralement c'est à la Bible que l'artiste a emprunté ses personnages. Quelquefois aussi, néanmoins, le sculpteur a taillé dans la pierre l'image d'un pieux fondateur, ou d'un héros de l'histoire locale.

Ainsi, les bas-reliefs romans de Notre-Dame de Semur représentent la mort de Dalmace Ier, seigneur de Semur, et beau-père de Robert le Vieux, qui l'empoisonna dans un festin. On voit d'abord cinq personnes à table ; l'une d'elles tombe à la renverse après avoir bu, tandis qu'un chien s'enfuit avec une main, symbole de la bonne foi et de la fidélité chassées du festin. Dans la scène suivante, remords de Robert, qui se frappe la poitrine. Plus loin, l'aumônier de Robert, pour montrer que le meurtrier veut réparer son crime par l'aumône, met dans les mains d'un lépreux et d'un cul-de-jatte une corbeille remplie de sols parisis. Troisième bas-relief : La femme de Robert pleure, en songeant à son père assassiné auprès d'elle ; le meurtrier, à genoux, implore son pardon. Voici maintenant une barque sur les flots ; est-ce Caron qui conduit Robert au jugement ? est-ce plutôt, comme on le croit criminel, un pèlerinage pieux où Robert va solliciter le pardon ? sub judice lis est. Enfin, dernière scène : Robert fonde l'église Notre-Dame pour expier son meschief.

Au-dessus de ces bas-reliefs domine le Père éternel, entouré d'anges qui lui offrent de l'encens.

Les artistes les plus célèbres sont, dans la première partie du moyen âge, des évêques ou des saints. L'Église n'eût pas voulu laisser peindre ou sculpter par des mains indignes les images présentées à la vénération des fidèles. La légende de Hugues de Moutier témoigne de ces pieux scrupules. Placé dès son enfance dans une abbaye bénédictine pour y étudier les principes de l'art, Hugues s'échappe du couvent et mène une vit ; désordonnée ; réintégré plus tard dans le cloître, il est chargé de sculpter un crucifix ; mais le Christ ne veut pas être représenté par des mains si profanes, et Hugues est frappé d'une grave maladie.

La sainteté morale est souvent, au moyen âge, l'auréole du génie. Dans une légende du IXe siècle, nous lisons qu'un bénédictin de Saint-Gall, nommé Tutilon, aussi renommé par ses talents que par ses vertus, fut mandé à Metz pour y sculpter l'image de la Vierge. L'œuvre venait d'être terminée ; tout à coup, des mains de la statue jaillissent des gerbes de rayons : deux anges, sous forme de pèlerins, surgissent en même temps devant Tutilon : La Mère de Dieu, lui disent-ils, est-elle ta sœur ou ta parente, pour que tu puisses en retracer si fidèlement les traits ?

Le lendemain, autour de la Madone veillait l'image de deux prêtres. Frappés de ce prodige, les habitants de Metz pensèrent, ajoute la légende, que c'était la Vierge elle-même qui, satisfaite de l'œuvre, avait ajouté ces deux acolytes à son portrait.

 

La supériorité des artistes du moyen âge ne consiste pas seulement dans cette expression surhumaine qu'ils savent donner à leurs héros et à leurs saints. De même que, dans la Somme du Docteur Angélique, tous les arguments et tous les axiomes s'engrènent les uns dans les autres, et font partie intégrante de l'œuvre générale, de même, dans les basiliques du moyen âge, chaque statue concourt à la manifestation de l'idée divine, et ne peut être distraite de la cathédrale sans en altérer la physionomie et le symbolisme.

Tous les édifices ne sont pas construits, bien entendu, d'après le même système ; mais, en étudiant, d'après Vincent de Beauvais, le plan métaphysique de Notre-Dame de Chartres, on s'initie au rythme de ces poèmes lapidaires, et on entrevoit les mystiques préoccupations auxquelles obéissaient les artistes.

Au-dessus des portes s'élèvent les fondateurs et les bienfaiteurs de l'église : leurs mains tutélaires s'étendent sur les générations qui se succèdent au pied de la cathédrale, et leurs regards semblent les inviter à franchir le seuil du temple ; là dominent aussi les souverains dont l'Église n'implora pas en vain la justice. Rangés sous les voussures du portail, les martyrs, les évêques et les vierges célèbrent la force, la joie et la paix que leur communiqua la prière sous les arceaux de ces nefs. Au sommet des voûtes planent les saints qui, du levant au couchant et du nord au midi, rassemblèrent les peuples et les firent participer au sang du Juste. Plus loin, les confesseurs de la foi, adossés aux colonnes, rendent encore témoignage au Fils du Dieu vivant. Enfin, çà et là, se profile le visage émacié des ascètes : leurs joues creuses racontent les angoisses qui labourèrent ces âmes et l'incurable nostalgie qui les mina.

Si l'on considère maintenant que chacune de ces statues est le fragment d'une épopée, et qu'un grand nombre figurent parmi les chefs-d'œuvre de l'art, on ne nous en voudra pas sans doute si, avec M. Ménard, nous plaçons les artistes du moyen âge au-dessus de leurs devanciers et de leurs successeurs. La Renaissance exécuta certainement des œuvres plus raffinées ; mais, de grâce, qu'on nous montre la cathédrale qu'elle peupla de pareilles iliades de pierre !

 

X. — PEINTURE

 

La peinture chrétienne naquit des mêmes besoins que la sculpture.

Pendant qu'un peuple corrompu se courbait devant le César qui lui donnait du pain et les jeux du Cirque, une autre foule s'isolait de cette décadence, et, cachée dans de profonds hypogées, adorait mystérieusement lé Verbe divin entrevu par Platon, annoncé par les prophètes et proclamé à la face du monde par douze pêcheurs de Galilée. Le spiritualisme chrétien attaquait par la base le sensualisme raffiné qu'enfantent toutes les sociétés valétudinaires, et qu'il devait vaincre au nom même de cette supériorité immortelle que, de toute éternité, l'Esprit possède sur la matière. Mais, si spiritualiste que fût la doctrine évangélique, elle avait besoin d'être représentée par des signes extérieurs qui la rendissent sensible aux yeux des fidèles. Une société ne peut pas plus, en effet, se passer des symboles que l'homme ne peut fermer son cœur aux sollicitations de la religion, de la poésie et de l'art. Pour répondre aux éternelles aspirations de l'âme humaine, les chrétiens devaient donc créer une esthétique nouvelle ; et à quelle source pouvaient-ils mieux demander leurs inspirations qu'à la Bible, dont le cadre oriental se prête si bien aux allégories et aux symboles ? Un instinct mystérieux dirigea les peintres dans cette voie. Toutes les parties du Nouveau et de l'Ancien Testament furent appelées à traduire les croyances et les émotions religieuses des fidèles. La colombe rapportant vers l'arche un rameau d'olivier, l'odyssée de Jonas, l'histoire de Lazare, eurent mission de rappeler le dogme de la résurrection, dénouement réparateur de l'existence humaine. Mais, avant d'aller rejoindre ses frères, le fidèle devait souvent gravir un calvaire ensanglanté. Contre les édits des Césars, les menaces des préteurs et les joutes des belluaires, il était nécessaire de fortifier à l'avance l'âme des victimes, en leur offrant des représentations capables de leur communiquer la sérénité du confesseur, et au besoin l'impassibilité du martyr. De là les images si éloquentes des souffrances et de la résignation de Job, du courage des trois jeunes gens dans la fournaise, et de la confiance de Daniel jeté dans la fosse aux lions. Toutefois, aux jours d'oppression et de combat devaient succéder les jours de triomphe et de délivrance. Aussi, le passage de la mer Rouge, le désastre de Pharaon englouti avec son armée dans les flots ; puis la manne nourrissant les Hébreux au désert, et l'eau sortant du rocher, présentaient d'autres scènes consolantes et relevaient les âmes que gagnait le désespoir.

 

A côté de ces figures, le symbole par excellence, celui qui avait le don d'amener toujours une prière sur les lèvres du fidèle, et d'évoquer le souvenir de l'union et de son incorporation au Christ, par les sacrements et par la foi, c'était le Poisson. Les cinq lettres qui composent son nom grec, ΙΧΘΥΣ, sont les initiales de ces mots : Ίησοϋς Χριστός, Θεοΰ Υίός, Σωτήρ, c'est-à-dire Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur. Cet assemblage ingénieux se présentait aux chrétiens comme la première pensée qui devait les envahir, lorsque, se dépouillant de tout leur passé, et même matériellement de leurs habits pour recevoir le baptême, ils ne songeaient qu'à revêtir les vertus, les forces et les énergies du Sauveur.

Mais le Poisson resta-t-il longtemps le seul signe idéographique du Christ ? S'il faut en croire quelques savants, l'Église, pendant les premiers siècles, respecta l'interdiction mosaïque des images. Deux critiques érudits, M. Maxime du Camp et M. Viardot, l'un dans la Revue des Deux Mondes[11] et l'autre dans l'Indépendance belge, assuraient encore naguère que jusqu'au concile quinisexte de Constantinople (692), cette prohibition ne fut pas levée. Or les découvertes de M. de Rossi infligent le démenti le plus catégorique aux assertions de MM. Viardot et du Camp. Jamais les chrétiens ne se crurent liés par la défense faite à la Synagogue. Nous avons déjà vu précédemment que le Christ fut souvent représenté sous la figure du Bon Pasteur. Mais là ne se borna pas l'initiative des peintres.

Dès le second siècle, le cimetière de Saint-Calixte nous offre un portrait en buste du Sauveur. Le visage est de forme ovale, légèrement allongé, et la physionomie est empreinte de cette gravité, de cette mélancolie et de cette douceur qui caractérisèrent dans la suite toutes les images du plus beau des enfants des hommes. Sauf quelques différences d'exécution, nous retrouvons ce type hiératique non-seulement dans les peintures des catacombes, mais encore sur la face des cinq sarcophages du Vatican.

A côté du portrait du Christ, tel qu'il sera longtemps propagé par l'art chrétien, soit en Orient, soit en Occident, figure dans les mêmes lieux le type primitif et traditionnel de la Vierge. Le cimetière de Saint-Calixte nous en a révélé un spécimen, contemporain du portrait du Christ ; mais M. de Rossi a trouvé d'autres images qui témoignent d'une antiquité plus reculée, et qu'on peut même faire remonter au IIe siècle.

 

Cependant, affranchi par l'édit de Constantin (313), l'art va bientôt déserter l'obscure enceinte des catacombes, et d'un coup d'aile gagner les sphères les plus éthérées. Sous la main des mosaïstes et des peintres, les basiliques se couvrent de moulures, d'entrelacs, d'allégories, de scènes bibliques, et, par-dessus tout, de l'image du Christ et de la croix.

Le type de Marie vient aussi consteller les murailles des temples. D'abord simplement aimable, puis gracieux, il finira par exprimer ce que la virginité a de plus pur, la maternité de plus tendre, et l'amour divin de plus radieux. Outre cette belle tête de Madone peinte, qu'une croyance moins éclairée peut-être que naïve attribue à saint Luc, mais dont Sainte-Marie-Majeure ne paraît s'être enrichie que sous le pontificat de Sixte III, quel autre type majestueux ne présente pas la Vierge de Saint-Jean-de-Latran, à laquelle l'admiration populaire a donné le nom d'Impératrice ? Si la merveilleuse légende qui s'y rattache n'expliquait la vénération dont les Romains l'entourent, la beauté de ce portrait justifierait suffisamment le prestige qu'il exerce depuis quelques siècles sur toutes les âmes.

En triomphant avec l'Église, et en émergeant avec elle à la lumière, l'art chrétien s'écarte peu à peu des traditions qui, dans les catacombes, avaient ombragé son berceau. L'image d'Orphée, celle de l'Orante disparaissent, et aux mythes succèdent les symboles de l'Ancien Testament. Devenus libres, les artistes rejettent les voiles sous lesquels la surveillance jalouse de César les forçait de dissimuler le nouveau culte. Les manifestations artistiques vont s'épurant de plus en plus, et, s'il faut en juger par les mosaïques de la basilique de Ravenne, les peintres allaient incontestablement créer de nouveaux types, lorsque l'invasion du style byzantin vint paralyser leur élan et stériliser leurs efforts. Aussitôt les églises se parsèment de ces portraits peints sur un fond d'or, et dont la dureté, la roideur et la sécheresse accusent l'inspiration byzantine. Bien que les têtes soient quelquefois empreintes d'une beauté grecque, les figures sont presque toujours dénuées d'expression et de vie ; les yeux sont très-ouverts, et la carnation des chairs est basanée. Ajoutons que les artistes byzantins se contentent d'indiquer l'ombre des vêtements par une ligne en or, qui marque l'extrémité supérieure des plis, mais qui ne remplace point, hélas ! ces ombres et ce clair-obscur sans lesquels les dessins les plus corrects ne sont que des images sans vie[12].

Au VIe siècle, chassés par les empereurs iconoclastes, les artistes byzantins trouvèrent un asile à la cour des rois lombards et chez les nouveaux maîtres de Rome. En 817, le pape Pascal Ier leur confie l'exécution des fresques de la vie de sainte Cécile. Le Christ et sa mère à Santa Maria in Trastevere, et quelques autres peintures disséminées dans les églises romaines remontent à la même époque. Tous ces tableaux manquent de perspective et pèchent par la composition et le dessin ; ils n'ont qu'un mérite, mais le mérite est inappréciable, c'est d'appartenir aux premiers temps du christianisme, et d'en exprimer fidèlement les traditions et l'esprit.

 

L'influence de l'école byzantine se fait sentir jusqu'aux premières années du XIIe siècle. En France, les peintures de l'église de Saint-Savin, près de Poitiers, sont le plus curieux échantillon français de ce style, et du système décoratif en vigueur au XIe siècle. Les couleurs, appliquées par larges teintes plates, sont dépourvues de parties ombrées ; d'où l'impossibilité pour le spectateur de déterminer le point d'où vient la lumière. Cependant, en général, les saillies sont accusées par des teintes claires, et les contours par des teintes foncées. Peut-être, au surplus, ces combinaisons de nuances n'ont-elles eu d'autre but que d'obtenir une espèce de modelé de convention, semblable à celui de notre peinture en grisaille. C'est là, du moins, l'avis de Mérimée. Dans les draperies, quelle que soit la couleur de l'étoffe, les plis se révèlent par l'assombrissement des teintes. D'autres traits blancs, assez mal fondus dans la couleur générale, dénoncent les reliefs de l'étoffe et les saillies des membres. Nulle part l'ombre ne vient adoucir l'éclat de la lumière, et quant à la perspective aérienne, ou même à la perspective linéaire, il est évident que pour les imagiers de Saint-Savin, c'est là une science qu'ils n'ont pas même soupçonnée.

Les sujets de ces peintures sont exclusivement empruntés à l'histoire sacrée ; au premier rang figurent l'Offrande de Caïn et d'Abel, l'Ivresse de Noé, la Tour de Babel, la Mort d'Abraham, la Fuite en Égypte. Un grand nombre d'églises romanes sont décorées, d'ailleurs, de compositions analogues.

Dès le commencement du VIIIe siècle, le pape Constantin avait placé dans l'église Saint-Pierre plusieurs tableaux, représentant les séances des six premiers conciles œcuméniques. Du temps de l'abbé Jean, vers la fin du Xe siècle, vivaient à Farfa trois religieux, qui décorèrent de peintures une église nouvellement construite.

Vers le milieu du XIIe siècle, l'abbaye de Saint-Albans possédait un grand nombre de tableaux. En France, ce Nicolas, qui fut brûlé en 1204 pour crime d'hérésie, était considéré, nous dit Hurter, comme le plus grand peintre de l'époque. En Allemagne, vers le même temps, des peintures ornaient les églises de Salzburg, de Minden, de Diessen et de Weingarten. L'évêque Bermward, de Hildesheim, était un peintre très-renommé ; il remplit son église de tableaux si admirables, que l'on eût dit, observe un pieux chroniqueur, qu'il l'avait changée en une église toute nouvelle.

Un certain nombre de peintres habitaient, dans le même siècle, les villes de Maëstricht et de Cologne. Il nous reste d'eux plusieurs tableaux, notamment à Saint-Géréon de Cologne, que signale une étonnante habileté d'exécution.

 

XI. — L'ART ITALIEN

 

Ce fut seulement au milieu du XIIIe siècle que la peinture s'affranchit des traditions de l'école byzantine, et inaugura le style que devaient immortaliser les chefs-d'œuvre de Giotto, de Raphaël et de Michel-Ange.

Berceau de l'art régénéré, l'Italie donna naissance aux deux premières écoles catholiques ; l'école florentine et l'école ombrienne, appelée d'abord école de Sienne. Toutes les deux, s'inspirant de la même pensée, assumèrent la mission d'exprimer l'idéal révélé par le Christ. L'histoire sainte et les Acta Martyrum fournirent aux nouveaux artistes les thèmes de leurs tableaux, et l'Évangile les principes de leur art. Au prestige de la beauté plastique et de l'harmonieuse proportion des lignes, ils firent succéder celui de la beauté intérieure, que la grâce ennoblit, et que la sainteté transfigure. Les héros qu'ils créèrent, animés d'un souffle surnaturel, portèrent sur leur front l'empreinte d'une pensée extra-terrestre.

 

Nées des mêmes aspirations, l'école florentine et l'école ombrienne ne les traduisaient pas toutes deux avec la même fougue ni avec les mêmes couleurs.

L'école florentine est plus dramatique : l'action, la lutte, la nature objective prédominent dans ses œuvres ; on la reconnaît à la vigueur du dessin et à la luxuriance des couleurs. L'école ombrienne, au contraire, tendre, délicate, lyrique, préfère à ce monde prosaïque les régions éthérées, et ne choisit ses héros que parmi les âmes patriciennes dont le front s'irradie d'une auréole sur le vélin enluminé des missels.

Les premières compositions des deux écoles répercutent encore la sécheresse et la rigidité byzantines ; les artistes négligent la forme, pour représenter surtout l'idée ; mais leur foi est si profonde et si vraie, et leur essor vers l'infini si vigoureux, que d'un seul bond ils atteignent au sommet de l'art et fixent sur leurs tableaux l'expression la plus parfaite de l'idéal chrétien.

Les scènes de la vie de la sainte Vierge et de l'enfant Jésus, tels sont les sujets qu'affectionnent les maîtres de Sienne et de Florence. Un sourire doux et calme égaie leurs figures ; les paupières sont à demi fermées ; les regards, dépassant la terre, se replient au dedans et contemplent le ciel. Le symbolisme des accessoires s'ajoute à la scène et en fait ressortir le sens ; des fleurs naissent sous les pas de l'Enfant divin, un agneau broute l'herbe à ses côtés, et plus loin une source épanche tranquillement ses eaux bleues. Le fond, éclairé de lueurs sidérales, annonce une sphère supérieure.

 

Disons maintenant quelques mots des principaux représentants de l'art italien.

Cimabue prend place parmi les premiers maîtres de l'école florentine. Né en 1240, cet éminent artiste peignit à Santa Croce de Florence des panneaux sur fond d'or, puis décora de ses tableaux l'église d'Assise, où près du tombeau de saint François un art nouveau venait de s'épanouir. La roideur du style byzantin ne dépare pas les œuvres de Cimabue. Chargé de peindre une Vierge Mère pour l'église Santa Maria Novella de Florence, il sut donner tant de grâce et de morbidesse à la Madone, que le peuple florentin, enthousiasmé, porta professionnellement le tableau de l'atelier du peintre au temple. N'oublions pas une des gloires de Cimabue, et peut-être la plus grande : il découvrit la vocation de Giotto.

Giotto[13], contemporain et ami de Dante, naquit en 1266 à Vespignano, près de Florence. Un jour qu'il gardait les troupeaux et s'amusait à dessiner une brebis avec la pointe d'un silex aigu, Cimabue le rencontra. Du premier coup d'œil, l'illustre Florentin devine un artiste chez cet humble pâtre ; il l'admit parmi ses élèves, et ne tarda pas à trouver dans Giotto, non pas seulement un rival, mais un maître.

Les églises de Florence occupèrent beaucoup Giotto : ce fut lui qui termina les peintures de l'église d'Assise, que Cimabue avait ébauchées. Les compositions de l'ancien pâtre de Vespignano sont pleines de feu, de naturel et de vérité. Personne n'a donné une plus large place au symbolisme chrétien, et n'en a mieux compris la signification et la poésie. C'est ainsi qu'il représente la chasteté sous la figure d'une femme assise sur un rocher, insensible aux couronnes et aux palmes qu'on lui tend ; — la Pénitence, un fouet à la main, chassant devant elle l'Impureté ; — la Pauvreté, marchant pieds nus à travers les ronces, etc.[14]

Fra Giovanni da Fiesole, surnommé il Beato Angelico, étudia la peinture en 1385. Il entra de bonne heure chez les dominicains de Fiesole, et quand il fut en état de marcher seul, il se rattacha par ses tendances plutôt à l'école ombrienne qu'aux artistes de Florence. Le Fiesole couvrit de fresques les murs de son monastère et une chapelle du Vatican. Peindre, était pour lui entrer en communication intime avec l'infini ; jamais il ne prenait un pinceau sans se préparer au travail par la prière, et quand un tableau était fini, il en distribuait le prix aux pauvres. Les saints du Fiesole sont peut-être un peu roides ; mais une ferveur si angélique illumine leurs traits que cette rigidité passe inaperçue. Ajoutons que dans les tableaux de Fra Giovanni la lumière rivalise avec la couleur.

 

Le génie le plus original, le plus puissant et le plus hardi de l'école, fut Michel-Ange Buonarroti. Né en 1474, au château de Capière en Toscane, Buonarroti fut à la fois sculpteur, architecte, peintre, musicien et poète. Toutes ses œuvres portent le cachet de la grandeur et du sublime. Il n'a pas, comme Léonard de Vinci, le charme et la grâce ; il ne connaît que la force et l'élévation. Son dessin est magistral, ses raccourcis sont pleins d'audace, son coloris énergique. Il peignit à fresque la chapelle Sixtine. Tout le monde connaît ses scènes de la création : la Naissance d'Adam, la Création du monde, le Péché originel et surtout son Jugement dernier. Michel-Ange mourut en 1564.

Au nombre des disciples de cet homme de génie figure au premier rang Daniel Bizarelli, né en 1566. Le chef-d'œuvre de Bizarelli est la Descente de la Croix qu'on voit encore à l'église de la Trinité-du-Mont, à Rome.

Au-dessous de Léonard et de Michel-Ange, s'étage une série d'artistes, que les historiens qualifient de classiques, et parmi lesquels brillent surtout Fra Bartolommeo, André del Sarto (1488-1530), Raphaël Limo del Garbo, Albertinelli Roso et Ridolfo Ghirlandajo, ami et disciple de Raphaël.

Telle est, en résumé, l'histoire de l'école florentine.

L'école ombrienne ne produisit pas assurément une aussi longue génération de maîtres ; mais l'homme de génie qu'elle compte dans son rang, Raphaël Sanzio, suffirait à lui seul pour éterniser le nom de cette école. Avant elle, l'école de Sienne avait groupé quelques peintres d'élite, dont les plus connus sont Giovanni di Siena, Matteo di Siena, Anseno di Pietri. Chez ces naïfs imagiers, les longs profils des personnages trahissent encore l'influence du style byzantin ; mais on y découvre déjà cette impression surnaturelle que confère le principe chrétien, et qui sera désormais la qualité distinctive de l'école ombrienne.

Pierre Pérugin (1446-1524), maître de Raphaël, fut le premier artiste hors ligne de l'Ombrie. Ses tableaux nous offrent surtout des scènes de la vie de la sainte Vierge. Parmi les plus remarquables on cite : l'Assomption, l'Adoration des Pasteurs, l'Enfant Jésus dans un panier de roses et la Madeleine. Dans toutes ces compositions, le Pérugin unit la vigueur à la délicatesse, et donne aux figures d'hommes une énergie qu'on ne trouve pas dans les tableaux de ses devanciers. Les formes sont encore maigres ; mais les fonds sont clairs, chauds et brillants.

Raphaël Sanzio ne nous appartient pas. Il appartient au XVe et au XVIe siècle ; son époque est la grande époque de la peinture ; puis la Réforme arrive, et, avec elle, le paganisme et la décadence.

 

XII. — PEINTURE SUR VERRE

 

Un édifice chrétien n'était pas complet si de riches verrières fixées aux fenêtres ne venaient décomposer les rayons solaires en nuances multicolores. Ainsi que la sculpture, la peinture sur verre suivit donc les mêmes développements que l'architecture religieuse.

Mais quelle fut l'époque précise où les artistes tracèrent pour la première fois des dessins sur le verre ? Les savants n'ont jamais pu déterminer exactement cette époque. L'opinion la plus accréditée fait remonter l'emploi des vitraux à la période carlovingienne. Le règne de Charles le Chauve ou de Louis le Débonnaire, dit M. Émeric David, nous offre un fait très-mémorable : c'est l'invention de la peinture sur verre. L'historien du monastère de Saint-Bénigne de Dijon, qui écrivait vers l'an 1052, assure qu'il existait encore de son temps, dans l'église de ce monastère, un très-ancien vitrail représentant le mystère de Sainte-Paschasie, et que cette peinture était destinée à la vieille église restaurée par Charles le Chauve. Il faut croire, par conséquent que ce monument rustique et élégant, suivant les expressions de la chronique, datait au moins du règne de l'empereur ; mais il ne saurait remonter beaucoup au delà. D'un autre côté, le moine Théophile, qui écrivait vers le XIIe siècle, assure que notre pays comptait à cette époque de nombreux peintres verriers. M. Champollion-Figeac transporte au IVe siècle la découverte de cet art ; saint Grégoire de Tours en fait mention au VIe ; Fortunat, au Ve siècle, vante l'éclat des verrières d'une église de Paris, qui ne peut être que l'église Saint-Vincent, placée depuis sous le vocable de Saint-Germain-des-Prés.

En étudiant mieux les textes, peut-être trouverait-on que les verrières d'alors étaient très-vraisemblablement des mosaïques transparentes sans dessins bien arrêtés.

Une des premières églises de France qu'éclairèrent des vitraux peints fut la basilique de Saint-Denis. Un fait qui tendrait à nous faire croire que l'art de la peinture sur verre était alors très-répandu, c'est que les peintres auxquels l'abbé Suger fit appel appartenaient à plusieurs pays différents. Les vitraux de Saint-Denis représentaient les exploits de Godefroi de Bouillon, lors de la première croisade. C'était, parait-il, une œuvre du plus grand mérite ; l'abbé Suger, du reste, attachait un si grand prix à ces vitraux, qu'il établit un inspecteur spécialement chargé de les garder et de les entretenir. Quelques années plus tard, nous voyons l'abbé Odon de Sainte-Geneviève conduire le moine Guillaume auprès d'une fenêtre sur laquelle était peinte l'image de Jésus crucifié.

A peu près vers la même date, les chroniqueurs allemands signalent des vitraux peints dans le couvent de Weingarten, en Allemagne ; mais il faut croire que les progrès furent peu rapides chez les peuples transrhénans : si l'on consulte l'histoire, en effet, on trouve que, trois siècles après l'abbé Suger, les fenêtres de l'hôtel de ville de Zug étaient encore recouvertes de toile. Quant à l'Angleterre, comme elle ne reçut qu'assez tard de la France l'usage des vitraux, on peut conclure de là que la peinture sur verre n'y fut pas connue de très-bonne heure.

 

L'exécution des verrières a toujours exigé des dépenses considérables ; aussi s'étonne-t-on souvent de la profusion avec laquelle le moyen âge les multiplia dans ses églises. Voici comment M. de Caumont explique ce luxe : Si la fabrication de ces verrières, dit l'éminent archéologue, occasionnait des frais considérables, on avait alors de grandes ressources pour subvenir à ces dépenses ; non-seulement les riches seigneurs, les abbés et les autres dignitaires du clergé, mais encore toutes les corporations d'ouvriers concouraient au vitrage d'une église. Chaque corporation fournissait une vitre entière ou un panneau de vitre, et c'était l'usage de figurer au bas du vitrail, au-dessous des autres tableaux, les membres des corporations avec leurs attributs. Ainsi, au bas des vitres données par les poissonniers, on voit, comme à la cathédrale de Rouen, des poissons exposés sur des tables et des personnages présidant à la vente ; la corporation des changeurs est figurée par des hommes comptant de l'argent sur une table, comme à Chartres ; celle des bouchers, par un boucher tuant un bœuf ; celle des boulangers, par un homme portant du pain ou en vendant ; celle des maréchaux, par des ouvriers ferrant un cheval et battant une enclume ; celle des cordonniers, par des personnages dont l'un taille le cuir et l'autre coud des souliers. Ces diverses industries, et beaucoup d'autres encore, sont ainsi représentées au bas des vitres de Chartres, ce qui prouve que toutes les corporations d'arts et métiers y avaient contribué. Les évêques et les abbés, les barons et les chevaliers sont représentés de même au bas des verrières qu'ils ont données. Cette espèce de signature posée au bas des vitres est très-curieuse à examiner, puisqu'elle indique infailliblement qu'ils en furent les donateurs. Dans les fenêtres, composées de lancettes surmontées d'une rose, l'image du donateur a quelquefois été encadrée dans la rose qui forme le couronnement de la fenêtre ; c'est ainsi qu'à Chartres on voit représentés dans ces vitres circulaires des rois, des ducs, des comtes, des barons, bienfaiteurs de cette cathédrale, revêtus de leurs armures, montés sur des chevaux richement harnachés et caparaçonnés, ayant leur écu chargé d'armoiries ; mais cette place me paraît avoir été réservée aux grandes notabilités de l'époque.

 

XIII. — MOSAÏQUE

 

Dès les premiers siècles, les mosaïques forment les principaux ornements des églises italiennes. Il en est question sous Théodoric, dans le nord et dans le midi de la péninsule tout à la fois. C'est en Italie que cet art atteignit la plus grande perfection.

Les tableaux en mosaïque dont l'abbé Didier orna l'église du Mont-Cassin imitaient si parfaitement la nature, que les fleurs et les feuilles paraissaient, dit un moine, nouvellement cueillies.

Saint Bernard blâma les Cluniciens d'avoir représenté des anges et d'autres figures sur le pavé de leur église.

Il n'est pas possible de décider à présent si les artistes du moyen âge avaient sous les yeux des modèles, ou s'ils suivaient exclusivement leur inspiration personnelle. Toujours est-il qu'il nous ont laissé plusieurs tableaux en mosaïque des plus remarquables : tels sont une Sainte Vierge, de grandeur naturelle, faite par maître Guido pour la cathédrale de Sienne ; un Jésus sur la croix, par Giunta de Pise, dans l'église degli Angioli à Assise ; une fort belle niche d'autel, dans l'église Saint-Jean de Florence, par Jacques de Turrita. Maître Solferno, le plus ancien de tous, décora le côté nord de la cathédrale de Spolète d'ouvrages en mosaïque qui attirent aujourd'hui encore les regards des artistes.

Employée au pavage des églises pendant les premiers siècles de la monarchie française, la mosaïque fut remplacée, dans la période ogivale, par un système de dallage en pierres ou en carreaux de terre cuite. Ces carreaux émaillés étaient disposés de manière à former des dessins et des rosaces, dont les couleurs se mariaient avec grâce aux reflets des vitraux. Quelquefois aussi l'artiste y dessinait des personnages, et même des sujets figurés par des bas-reliefs très-peu saillants qui se détachaient sur un fond que garnissait un mortier de couleur. Un système de pavage caractéristique, qui se plaçait généralement dans la grande nef, consistait à disposer les carreaux de manière à former un labyrinthe. Considéré comme l'emblème du temple de Jérusalem, les fidèles parcouraient le labyrinthe à genoux, et souvent, pour en suivre tous les circuits, il ne leur fallait pas moins d'une heure. Il reste encore quelques-uns de ces damiers dont la plupart des grandes églises étaient autrefois pourvues ; celui de Notre-Dame de Chartres, par exemple, est encore célèbre.

 

 

XIV. — ORFÈVRERIE

 

En dehors de la sculpture et de la peinture, d'autres arts, aujourd'hui tombés dans le domaine de l'industrie, concouraient à la décoration intérieure des églises. Au premier rang figure l'orfèvrerie, qui non-seulement égala la peinture et la sculpture, mais encore les surpassa souvent. Supériorité bien explicable, d'ailleurs : l'orfèvrerie avait plus de temps pour se développer que l'art des sculpteurs, et n'était pas subordonnée, comme celui des peintres, à ces mille conditions qui le rendent si difficile.

Naturellement contrariée pendant la période d'agitation et de souffrance que traversa l'Église sous les successeurs de Constantin, l'orfèvrerie religieuse ne commence à prendre son essor que vers la fin du VIIIe siècle. Mais à peine l'art a-t-il reçu le premier élan, qu'il se manifeste par des œuvres dont notre civilisation n'a pas l'idée. Le temps, du reste, n'était pas encore bien loin, où nos pères étalaient les jours de bataille plusieurs colliers d'or sur leur poitrine nue. Au vin6 siècle, sans être aussi répandu, l'or était de toutes les fêtes et entrait dans toutes les décorations. C'est ainsi que, suivant des calculs très-rigoureux, la valeur pondérable des pièces d'orfèvrerie dont le pape Léon III (795-816) enrichit les églises, ne s'éleva pas à moins de 1,075 livres d'or et 24,744 livres d'argent.

 

De la même époque date le fameux autel d'or de la basilique de Saint-Ambroise de Milan, exécuté par Volvinius en 835, sous les ordres de l'archevêque Angilbert. Les quatre côtés du monument, dit à ce sujet M. Labarthe, sont d'une grande richesse. La face de devant, toute en or, est divisée en trois panneaux par une bordure en émail. Le panneau central présente une croix à quatre branches égales, qui est rendue par des filets d'ornement en émail, alternant avec des pierres fines cabochons (polies, mais non taillées). Le Christ est assis au centre de la croix. Les symboles des Évangélistes en occupent les branches. Les Apôtres sont placés trois par trois dans les angles. Toutes ces figures sont en relief. Les panneaux de droite et de gauche renferment chacun six bas-reliefs dont les sujets sont tirés de la vie du Christ ; ils sont encadrés par des bordures formées d'émaux et de pierres fines alternativement disposés. Les deux faces latérales, en argent rehaussé d'or, offrent des croix très-riches traitées dans le style de ces bordures. La face postérieure, également en argent rehaussé d'or, est divisée aussi en trois grands panneaux ; celui du centre contient quatre médaillons, et chacun des deux autres six bas-reliefs dont la vie de saint Ambroise a fourni les motifs. Dans l'un des médaillons du panneau central, on voit saint Ambroise recevant l'autel d'or des mains de l'archevêque Angilbert ; dans l'autre, saint Ambroise donne sa bénédiction à Valvinius, maître orfèvre (magister faber), comme le dit l'inscription qui nous a transmis le nom de l'auteur de cette œuvre, dont aucune description ne saurait donner une idée exacte.

 

Évidemment, les ouvrages d'art n'étaient qu'à la disposition des églises pourvues de richesses considérables ; aussi ne voyons-nous d'abord que Rome occuper les orfèvres. Parmi les travaux que leur commanda le pape Léon III, on cite notamment une statue de saint Pierre en or pur, et tout incrustée de pierres précieuses. Pascal Ier y fit ajouter des ciselures d'argent doré. Une incalculable quantité d'ouvrages de ce genre s'accumulèrent pendant des siècles dans la Ville éternelle ; les fourneaux des orfèvres ne s'éteignaient jamais. Pour les crucifix, les images de la sainte Vierge et celles des saints, les papes n'employaient d'autre métal que l'or et l'argent, et souvent, afin d'en rehausser la valeur, ils les faisaient enchâsser de pierres précieuses et de camées antiques. On se représente difficilement les énormes masses d'or et d'argent que les dignitaires de l'Église prodiguaient parfois aux objets du culte. La cathédrale de Mayence possédait un christ dont l'exécution avait exigé l'emploi de plus de douze cents marcs d'or ; dans la cavité des yeux étincelaient deux gros rubis. Œuvre de Wiligis, premier évêque de Mayence, ce christ était plus grand que nature ; les membres s'engrenaient les uns dans les autres, et un mécanisme aussi simple qu'ingénieux permettait de les désarticuler au besoin.

Un autre prélat, Bermward, évêque de Hildesheim, fut, ainsi que Wiligis et saint Éloi, un orfèvre des plus distingués. On lui attribue un crucifix enrichi de pierres précieuses et de filigranes, et deux candélabres colossaux qui font encore partie de l'église dont il fut le pasteur. A la même époque, on admirait le travail d'une croix et de plusieurs crucifix dont Henri le Lion gratifia l'abbaye de Saint-Jean-Saint-Blaise. L'évêque Thiémon de Verden fit don à sa cathédrale d'une statue de la sainte Vierge en or massif. Aux grandes fêtes, Weingarten plaçait sur son autel 9 un buste de saint Martin en vermeil, et Petershausen, sur le sien, les statues en même métal de Marie et de saint Pierre.

Vers la même époque, c'est-à-dire dans la première partie du XIe siècle, un moine de Dreux nommé Odorain, qui s'était rendu célèbre en France par ses travaux d'orfèvrerie, exécuta pour le roi Robert un grand nombre de pièces destinées aux églises que ce monarque avait fondées. Les croisades imprimèrent dans toute l'Europe une vive impulsion à l'art de l'orfèvrerie. Les chevaliers rapportèrent de leurs voyages un si grand nombre de corps de martyrs et d'ossements de saints, que, pour recueillir ces restes vénérés, ils durent faire exécuter beaucoup de châsses et de reliquaires. On vit se multiplier aussi dans le même siècle les offrandes de vases sacrés et d'antipendium. On enferma les livres saints dans des étuis somptueux dont les orfèvres ciselèrent les fermoirs. Plus tard, les ressources des seigneurs diminuèrent, et les arts, en perdant leur clientèle, perdirent des protecteurs zélés. Mais le pli était pris ; d'autres classes de la société continuèrent l'œuvre des croisés, et, grâce à la direction religieuse que toutes les industries avaient reçue, les arts ne périclitèrent ni ne déchurent.

 

L'illustre ministre de Louis le Gros, Suger, est considéré comme le premier protecteur déclaré des artistes.

A côté du puissant abbé, un simple moine mérite une mention spéciale : c'est l'artiste Théophile, qui nous a laissé une intéressante description des arts industriels, et particulièrement de l'orfèvrerie, à laquelle l'auteur consacre soixante-dix-neuf chapitres de son livre. Ce précieux traité nous montre, de la plus irrécusable manière, que les orfèvres du XIIe siècle devaient posséder tout un cycle de connaissances et se livrer aux manipulations les plus diverses. L'orfèvre devait être à la fois modeleur, ciseleur, fondeur, émailleur, monteur de pierres, nielleur ; il lui fallait savoir mouler en cire ses modèles, aussi bien que les dégrossir au marteau ou les creuser au burin ; il lui fallait confectionner successivement le calice, les burettes, les ciboires, les croix, les torchères des églises métropolitaines, où se trouvaient prodiguées toutes les ressources de l'art, et produire, par le procédé du vulgaire estampage, les gaufrures de cuivre destinées à l'ornement des psautiers populaires.

A l'époque de la Révolution, le trésor de l'abbaye de Saint-Denis possédait encore quelques chefs-d'œuvre créés par les artistes dont Théophile avait décrit les procédés, notamment la riche monture d'une coupe en agate orientale, qui portait le nom de Suger, et dont l'illustre abbé se servit pour dire la messe. On y remarquait aussi la monture d'un vase antique de sardonyx, connue sous le nom de coupe des Ptolémées, cadeau de Charles le Simple à l'abbaye. Apportés au cabinet des médailles de 1793, la monture de la coupe des Ptolémées et le calice de Suger en firent l'ornement jusqu'en 18U4, date où nos richesses numismatiques furent dévalisées par un voleur resté inconnu.

Parmi les pièces de cette époque qui subsistent encore, nous pouvons signaler, avec M. Labarthe, outre la grande couronne de lumières, suspendue sous la coupole de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle, et la magnifique châsse dans laquelle Frédéric Ier recueillit les ossements de Charlemagne : au musée du Louvre, un vase en cristal de roche monté en or et enrichi de pierreries, donné à Louis VII par sa femme Éléonore ; au musée de Cluny, des candélabres ; à la Bibliothèque nationale de Paris, la couverture d'un manuscrit portant le numéro 622, une coupe en agate onyx, bordée d'une ceinture de pierres fines se détachant sur un fond de filigrane, et le beau calice d'or de saint Remi, qui, après avoir figuré dans le Cabinet des antiques, a été rendu, en 1861, au trésor de Notre-Dame de Reims.

 

Des formes sévères, un style noble, distinguent les œuvres d'orfèvrerie des XIe et XIIe siècles. Parmi les principaux éléments de décoration accessoire, figurent invariablement les perles, les pierres fines et les émaux dits cloisonnés, qui ne sont autre chose, d'après la description de Théophile, que de délicates mosaïques dont des lames d'or séparent les segments diversement colorés.

Le règne de saint Louis, en imprimant une énergique et salutaire impulsion aux sentiments religieux des grandes familles féodales, contribua vivement par là même à la décoration des églises et au progrès de l'art. Ce fut alors que l'artiste parisien Bonnard, s'entourant des meilleurs orfèvres, travailla pendant deux années consécutives à l'exécution de la chasse de sainte Geneviève. Cent quatre-vingt-treize marcs d'argent et sept marcs et demi d'or[15] furent employés aux bas-reliefs et aux niellures de cette œuvre monumentale. Hâtons-nous de dire que des contributions volontaires défrayèrent les dépenses. Un riche seigneur, Robert de Courtenay, fournit à lui seul la plus grande partie de la somme. Installée en 1212, la châsse de sainte Geneviève avait la forme d'un édicule, avec des statuettes et des bas-reliefs rehaussés de pierreries. Elle fut portée, en 1793, à la Monnaie ; mais la dépouille n'en produisit que vingt-trois mille huit cent trente livres.

Au XIIe siècle, les plus célèbres orfèvres allemands travaillèrent, pendant dix-sept années consécutives, à la fameuse châsse en argent doré dite des grandes reliques, que possède encore la cathédrale d'Aix-la-Chapelle. Elle fut fabriquée à l'aide des dons déposés par les fidèles pendant cet espace de temps dans le tronc du parvis. Un édit de l'empereur Frédéric Barberousse avait appliqué le total des offrandes à cette destination, tant que la châsse, disait l'édit, ne serait pas achevée.

 

Comme nous venons de le voir, toutes les richesses de l'art et de la matière étaient consacrées aux châsses. Les reliquaires présentent souvent une quantité de figures, une variété d'ornements, une délicatesse d'exécution qui semblent défier les plus habiles artistes de notre époque. Mais là ne se borne pas leur mérite. On y découvre fréquemment une idée profonde dans le choix, la disposition et les rapports des figures avec l'objet que cette précieuse enveloppe renferme. Quand l'église n'était pas assez riche pour pouvoir se permettre une grande dépense, on se contentait d'employer le bois recouvert d'une pellicule d'or ou d'argent.

Dijon possédait alors la châsse de saint Bénigne, dont un évêque vendit le métal par un temps de disette, pour secourir les pauvres. La châsse de l'abbaye de Vicogne, dans le diocèse d'Arras, était plus belle et plus riche encore. Mais la plus magnifique de toutes était la châsse de saint Albans ; complètement revêtue d'or et d'argent, elle avait exigé plusieurs années de travail. Sur le devant, l'artiste avait représenté la décollation du saint ; les faces latérales reproduisaient les principaux événements de sa vie ; à l'extrémité, tournée vers l'Orient, était sculptée l'image de Jésus crucifié, entouré de Marie et Jean, et, à l'autre face, la sainte Vierge, sur un trône, portait l'enfant Jésus dans les bras. Le couvercle s'élevait comme un dôme avec des tours crénelées à chacun des quatre angles.

La châsse qui renfermait autrefois les reliques de la landgrave Élisabeth était non moins remarquable. La valeur du métal était surpassée par celle des pierres précieuses que l'artiste y avait serties. Enfin la châsse de saint Olaf, qui faisait la gloire de la cathédrale de Drontheim, pesait trois mille deux cent cinquante onces, mais la matière n'en faisait pas le seul prix ; les niellures étaient du plus beau travail. La châsse fut malheureusement jetée plus tard au creuset pour employer l'argent à d'autres usages.

L'abbé Suger honora d'une manière à peu près semblable les restes de saint Denis. Il plaça devant la châsse une tablette d'or étoilée de topazes et d'émeraudes fournies par les bagues des rois, des princes, des évêques et des seigneurs.

Les grands luminaires des églises, chandeliers, lustres, candélabres, lampes, torchères étaient souvent aussi d'or massif et niellés avec le même goût. Un des chandeliers les plus remarquables et les plus anciens est celui qui fut fabriqué vers la fin du XIe siècle, sur l'ordre de l'évêque Hezilo, et que montre encore aujourd'hui l'église d'Hildesheim ; il a vingt-quatre branches et peut supporter soixante-douze cierges. La sollicitude dont on entourait tous les objets qui servaient au culte nous prouve, à défaut d'autre témoignage, qu'on ne négligeait rien pour les rendre dignes de leur destination. Ainsi l'évêque Hildebert du Mans vante le beau travail de deux chandeliers d'or que la reine Mathilde d'Angleterre avait donnés à son église. Les vases sacrés et surtout les calices étaient en harmonie avec ce riche ensemble. Saint-Albans possédait un calice de l'or le plus pur enguirlandé de fleurs ciselées, et l'historien qui nous le décrit pense que le nom de l'artiste mérite de passer à la postérité. Les ostensoirs, les burettes, etc., rivalisaient avec les calices.

 

XV. — MUSIQUE

 

C'est au Ve siècle de notre ère que l'histoire signale en France le premier éveil de la science musicale. Dès 456, nous voyons Clovis demander au roi Théodoric de bons chantres et de savants musiciens. Théodoric charge aussitôt Boèce d'écrire à Clovis une lettre dont Cassiodore nous a conservé le texte. Dans cette épître, le roi d'Italie fait allusion aux cinq modes principaux, et s'étend sur les quinze modes qui constituent alors toute la gamme.

Quelque temps après, un artiste vint dans le camp du roi franc donner des leçons de musique instrumentale et vocale aux antrustions et aux leudes, et organiser une sorte de chapelle de cour où la nouvelle méthode de chant fit de rapides progrès. Témoin de ces résultats, saint Germain introduit le même système musical à la cathédrale de Paris. La méthode est à peine connue, que le pieux évêque, plein de zèle pour tout ce qui concerne le chant, invite les fidèles à mêler leurs voix à celles des chantres. Le livre de Gerbert sur la musique sacrée nous donne de nombreux détails sur cette immixtion du peuple dans la psalmodie religieuse. D'après le savant moine, les femmes n'en étaient qu'exceptionnellement exclues.

Disons, par parenthèse, que les mêmes usages se retrouvent dans l'Église orientale. Sozomène nous raconte, par exemple, que si saint Athanase eut le temps de se dérober aux poursuites de ses persécuteurs, ce fut grâce à la déférence des soldats, qui refusèrent de troubler le chant des fidèles par une invasion brutale dans le temple.

 

A mesure que les cérémonies du culte se régularisent, à mesure aussi les évêques sentent le besoin de ne confier la direction de la musique sacrée qu'à des hommes spéciaux. De là l'institution des cantores, ou chantres. Au IIe siècle, saint Ignace écrit : Saluto sanctum presbyterum, saluto lectores, cantores. La charge de chantre était un des offices propres aux lecteurs. Les cantores se virent interdire le droit de porter l'orarium. Le concile de Laodicée, qui prononça cette interdiction, fit en même temps défense à tout autre qu'aux cantores d'entonner dans le temple, où l'Église leur réservait un siège spécial réservé dans le chœur. En face d'eux, se dressait un pupitre sur lequel se déroulaient les antiphonaires.

 

Vers 984, saint Ambroise, archevêque de Milan, détermine le mode de chant des hymnes, des psaumes et des antiennes, et choisit, parmi les chants de la Grèce, les mélodies les plus lyriques et les plus pures. Deux siècles ne s'étaient pas écoulés, qu'une réforme était devenue nécessaire ; de regrettables licences s'étaient introduites dans la musique ; l'hymnologie sacrée était abandonnée aux capricieuses inspirations des cantores et des artistes. En un mot, on était en pleine anarchie musicale.

C'est alors que Dieu suscite saint Grégoire le Grand. Pour remédier à d'aussi graves désordres, l'illustre pontife commence par éliminer les chants suspects, puis il rassemble ce qui reste des mélodies helléniques, il en recueille d'autres, et, les joignant à celles de saint Ambroise, il compose avec tous ces éléments l'antiphonaire qui porte son nom. Là ne s'arrêtent pas ces judicieuses réformes. Esprit essentiellement pratique, saint Grégoire fonde cette fameuse école de Rome, qui alimente les chœurs et forme depuis quinze cents ans les artistes de la chapelle Sixtine. Les fils des plus nobles familles manifestent, dès le début, une prédilection toute particulière pour l'école grégorienne ; mais à ces élèves capricieux, mobiles, instables, saint Grégoire le Grand préfère les orphelins de Rome. Les enfants qu'il ramasse dans les faubourgs deviennent dans la suite si nombreux, que l'école de chant finit par devenir en même temps une espèce d'orphelinat, orphanotrophium.

C'est là que, pendant tout le moyen âge, la chrétienté vient chercher ses maîtres de chapelle et ses chantres. Plus tard, d'autres institutions analogues se fondent non-seulement en Italie, mais dans tous les pays où le christianisme étend ses conquêtes ; et nos conservatoires d'aujourd'hui ne font que continuer sous un autre nom l'œuvre commencée par Grégoire le Grand et l'enseignement donné par ses écoles.

 

Pendant toute sa vie, saint Grégoire n'avait poursuivi qu'un seul but : l'établissement de l'unité dans la liturgie comme dans la foi. Si nous étudions la vie de ce grand pontife, nous sommes obligés de reconnaître que les immenses efforts déployés par saint Grégoire ne demeurèrent pas stériles. Le chant grégorien se répandit dans toute l'Europe occidentale, et cette expansion, favorisée par la beauté du rythme, ne seconda pas médiocrement la diffusion de l'Évangile, Ainsi, nous voyons saint Grégoire envoyer comme missionnaires les disciples qu'il instruit, et, grâce au concours de ces élèves, introduire partout le chant réformé.

Parmi les quarante missionnaires que saint Grégoire adjoignit à saint Augustin pour évangéliser l'Angleterre, se trouvaient plusieurs chantres qui vulgarisèrent d'abord à Kent les notions du mode grégorien. Pendant le VIIe et le VIIIe siècle, d'autres chantres se firent autant remarquer par leur zèle scientifique que par leur ferveur religieuse. Le cantor Eddi, surnommé Étienne, initia le premier les Anglo-Saxons à la connaissance de la langue et de la littérature grecques et latines.

Peu de temps après, ces leçons étaient malheureusement perdues ; le chant grégorien était complètement altéré. Alors Benoît, évêque d'York, se trouve forcé d'entreprendre, à cinq reprises différentes, le voyage de Rome pour se procurer la complète connaissance de la liturgie romaine, et pour obtenir du pape Agathon des artistes capables de dégager la méthode grégorienne de toutes les superfétations dont l'ignorance saxonne l'avait embarrassée. En 678, Benoît fonde, au couvent de Weremouth, une école de chant que fréquente tout le nord de l'Angleterre. Malheureusement, en dépit des prescriptions du concile de Cloveshoven, le chant grégorien est tellement dégénéré dès le Xe siècle, que le moine Turstin, appelé de Caen, au début du XIe siècle, par Guillaume le Bâtard, et préposé à l'abbaye de Gladstonebury, doit presque recourir à la force pour restaurer le chant romain parmi les moines. Si le concile que nous venons de citer constate déjà que les couvents sont devenus l'asile des poètes, des citharistes et des musiciens, il n'est pas étonnant de voir, en plein XIe siècle, les églises de la Grande-Bretagne employer, outre les orgues, les violons, les harpes, la cithare, le psaltérion et le crwth — crota.

Après la chute de l'empire d'Occident et la conversion de Clovis et de son peuple, de nombreuses tentatives furent aussi faites en France pour y répandre le chant romain ; ces essais échouèrent devant l'attachement obstiné des anciens Gaulois à leurs cantilènes nationales. Et qu'étaient pourtant ces cantilènes ? une série de quatre ou cinq notes tout au plus, alternant sans norme et sans rythme. Dans la suite, quelques évêques renouvelèrent ces essais ; mais le peuple continua de s'y montrer réfractaire, et cette fin de non-recevoir ne céda que devant un ordre formel du pape. Sur la demande de Pépin, le souverain pontife Paul envoya dans la Gaule le chantre romain Siméon, sous-directeur de l'école de Rome. Siméon choisit pour résidence la ville de Reims et y fonda la première école de chant romain. Les moines de Saint-Remi adoptèrent aussitôt la méthode du docte musicien, et la propagèrent dans les écoles monastiques.

Bien avant l'établissement de l'école de Reims, le chant ambroisien s'était introduit dans les paroisses de la Gaule romaine. S'il s'était conservé pur, peut-être Charlemagne l'aurait-il maintenu ; mais, effrayé des déviations que ce choral avait subies, le successeur de Pépin crut devoir recourir à des mesures législatives pour le frapper d'interdiction et rétablir du même coup le chant grégorien. En prenant ces mesures, le but du grand empereur était de soumettre toutes les églises à la même méthode et de créer une sorte d'orthodoxie musicale. Mais comment discerner la vraie méthode parmi les mélodies parasites qui jouissaient alors de la faveur populaire ? Afin d'arriver à une solution pratique, Charlemagne envoya deux clercs à Rome et les chargea d'apprendre le chant grégorien pour l'enseigner ensuite aux Francs. Seize ans plus tard, il pria Paul Warnefried de recruter des chantres dans la cité pontificale et de restituer au chant ecclésiastique sa physionomie et son allure. Lui-même, dans un de ses voyages à la Ville éternelle, ramena de Rome une troupe de musiciens dont les uns reçurent le gouvernement de l'école de Metz, et les autres celui de l'école de Soissons.

Charlemagne avait obtenu du pape Adrien un exemplaire authentique de l'Antiphonaire grégorien ; toutes les écoles reçurent une copie de cet exemplaire. En même temps, un capitulaire leur interdit l'enseignement de toute autre espèce de chant que le grégorien, et menaça même de la prison les chantres rebelles. Vers 806, le grand empereur data de Nimègue un édit qui chargeait les commissaires impériaux — missi dominici — d'inspecter l'empire et d'y constater l'état des connaissances musicales.

Nul clerc ne pouvait paraître devant l'empereur s'il ne savait couramment le chant grégorien. Lorsque, dans ses voyages, le vainqueur des Saxons entrait dans une ville, il allait droit à l'église, mêlait sa voix à celle des cantores, et les officiers de son escorte d'imiter cet exemple.

Passionné pour les études musicales comme pour toutes les grandes choses, l'ami d'Alcuin assistait souvent aux leçons données par les maîtres de l'école Palatine, et, un petit bâton à la main, désignait les clercs qui devaient chanter, afin de se rendre compte lui-même de leurs aptitudes et de leurs progrès.

 

Il faut absolument rejeter l'ancienne tradition qui veut que Charlemagne ait essayé de mêler le chant grégorien à l'ancien système musical des Grecs, et ajouté aux quatre modes authentiques et aux quatre modes plagaux du système romain quatre modes nouveaux portant les noms étranges de Annano, Noëane, Nonannoëane et Noëane. Toute la vie de Charlemagne contredit cette assertion. Loin de vouloir, en effet, donner une place quelconque au chant ambrosien, il fit tous ses efforts pour l'anéantir. Dans ce but, il se rendit lui-même à Milan, où le chant ambrosien s'était conservé. Là il fit confisquer tous les livres que possédait la cathédrale, et les ordres de l'empereur furent si scrupuleusement exécutés, que l'évêque Eugène, auquel le pape accorda plus tard l'usage du mode ambrosien, ne trouva plus qu'un missel, et fut obligé de rétablir le rythme sur les données verbales de quelques vieux chantres. Faisons remarquer, en passant, que Charlemagne, dans toute cette affaire, n'avait point entièrement agi de son chef ; il avait eu l'approbation des principaux évêques de la Gaule. Néanmoins il n'atteignit pas complètement son but ; le choral ambrosien conserva de nombreux partisans. On s'en aperçut bien vite à la mort de l'illustre empereur.

Lorsque l'extinction de la race carlovingienne eut de nouveau séparé l'Allemagne de la France, les évêques allemands ne se firent aucun scrupule d'introduire, à côté du chant grégorien, celui de saint Ambroise. Sous Conrad le Salien, au commencement du XIe siècle, l'église de Ratisbonne se fit envoyer par un prêtre milanais un antiphonaire noté. Ainsi, malgré les efforts de Charlemagne pour faire dominer le chant grégorien tant en Allemagne qu'en France, malgré la création des écoles de Fulde, de Saint-Gall, de Mayence, de Trêves, de Corbie, de Reichenau et d'Hersfeld, nous trouvons, surtout chez nos voisins d'outre-Rhin, une tendance marquée vers le rythme ambrosien. Les cantiques de l'ancien archevêché de Mayence ont même conservé jusqu'à nos jours quelques réminiscences de ce choral. A Milan, au contraire, toute trace en disparut rapidement : un historien nous apprend qu'au XIIe siècle les chanoines de la cathédrale chantaient des mélodies qu'ils appelaient melodias francigenas.

Metz resta longtemps l'école modèle du chant grégorien. Mais bientôt, en dehors de la capitale de l'Austrasie, il se fonda d'excellentes écoles à Soissons, Orléans, Sens, Lyon, Toul, Cambrai, Dijon et Paris. Malheureusement, faute d'un contrôle sévère, le chant se corrompit au bout de peu d'années, et, dès le règne de Louis le Débonnaire, Amaury dut se rendre à Rome pour y puiser auprès des maîtres la connaissance de la véritable méthode. Ce voyage eut peu de succès. Grégoire IV se vit obligé de répondre par un refus au délégué de Louis le Débonnaire : Je ne possède, dit le souverain pontife, aucun antiphonaire que je puisse envoyer à mon fils et seigneur ; les derniers que j'avais conservés ont été envoyés en France avec Walla, qui était à Rome en qualité d'ambassadeur.

L'invasion des Normands, sous Charles le Chauve, entrava pour quelque temps tout progrès musical. Pour entrer dans une nouvelle phase, l'art dut attendre la création de l'Université de Paris.

 

XVI. — LES SÉQUENCES

 

Du mélange du chant grégorien et du chant ambrosien naquirent les deux espèces de chant liturgique, l'accent, accentus, et le choral, concentus, tels qu'ils existent encore dans l'Église catholique. L'accent, exécuté par l'officiant, s'est conservé dans sa simplicité primitive. Il comprenait les oraisons ou collectes ; de là le nom sous lequel on désigne quelquefois, d'une manière générale, le chant des collectes ; puis les leçons, les prophéties, le martyrologe, l'épître et l'évangile, dont la modulation particulière est déterminée en partie par le caractère du texte, et en partie par le temps et les fêtes. Les principales qualités de cette déclamation chantée sont ce que les musiciens modernes appellent la maestria. On lui donnait aussi le nom lecture chorale, choraliler leyere, preuve évidente que le peuple entendait encore la langue de l'Eglise à l'époque où remonte ce chant.

La Préface, avec l'introduction Sursum corda, déjà connue du temps de saint Cyprien, se rapproche d'un degré du chant proprement dit. De même le Pater noster, bien que fortement mélangé, comme la Préface, de traits mélismatiques, porte tous les traits du chant déclamatoire. A l'accent appartient le chant de la Passion, qui, rythmé d'abord sur le ton de la lecture, fut plus tard dramatisé. Le chef-d'œuvre de ce genre est l'Exullet jam angelica turba du samedi saint.

Les diverses formes actuelles de l'accent sont plus anciennes et mieux conservées que le chant choral, concentus. Cette pureté s'explique facilement, du reste ; l'accent ne tomba jamais au pouvoir des compositeurs, comme ce fut le cas du choral.

Celui-ci embrasse les parties liturgiques auxquelles le peuple prend part, soit par lui-même, soit par un chœur qui le représente. Ces parties sont la psalmodie, les litanies et les psaumes, le Magnificat, le cantique de Siméon, le Te Deum, etc. ; puis les chants liturgiques de la sainte Messe, exécutés par le peuple ou le chœur, comme les antiennes — l'Introït, l'Offertoire, la Communion —, les répons — le Graduel —, les hymnes — le Gloria et le Sanctus —, le Symbole, l'Agnus Dei, l'Ite, Missa est et le Benedicamus Domino.

 

Après l'Épître, on intercala encore l'Alléluia avec ses neumes, les tropes, le Trait et les séquences.

Les neumes sont des formules mélodiques, des vocalises répétées non sur des mots entiers, mais sur la dernière syllabe d'un trait ou d'un graduel. Comme il paraissait souvent difficile à des cantores malhabiles de chanter des voyelles sans consonnes, au lieu de chanter alleluia, ils scandèrent allelu-hu-hu-hu-ia-ha-ha-ha. Bien que l'Église réprouve les roulades et les vides de sens, et malgré le décret de Grégoire le Grand qui permet de solfier seulement quelques notes sur chaque syllabe, un certain nombre d'églises n'ont pas encore fait disparaître ces vocalises de leurs antiphonaires.

 

Les tropes appartiennent comme les neumes à l'époque où les chantres, au lieu d'édifier les fidèles par un chant simple et solennel, brodèrent des variations, et surchargèrent de fioritures les majestueuses mélodies de saint Grégoire. Les tropes dont il est ici question ne doivent pas être confondus avec les tropes des modes, qui n'étaient autre chose que des formules d'intonation pour les modes ecclésiastiques. Si anormales qu'elles fussent, ces intonations avaient néanmoins une grande valeur pratique au milieu d'une société dont le système musical était encore rudimentaire. Aussi Charlemagne les toléra-t-il. Malheureusement, dans la suite, certains chantres mêlèrent les tropes à des textes tout à fait arbitraires, ainsi que nous l'apprend, dans ces quelques lignes, le savant Gerbert : Le prêtre, dit-il, commence l'Épître sur le ton courant ; par exemple : Lectio Actuum Apost. Alors le chœur interrompt et dit : Vernante sortia sanctorum trophœa in cœlis regia. Le prêtre continue : In diebus illis, et le chœur reprend : Facta Ascensionis novis solemnia.

Les tropes furent parfois chantés comme une espèce de commentaire, même dans la langue romane, tandis que le prêtre lisait l'Épître en latin.

On les chantait encore à la façon des neumes, c'est-à-dire sans paroles, comme une série de traits mélismatiques rythmés sur de simples voyelles.

Chanté depuis le dimanche de la Septuagésime et pendant tout le Carême, le trait était une mélodie à l'allure lente et pénible. Plus tard, le psaume qui composait le trait fut réduit à quelques versets. Alléluia chanté, les neumes sans paroles en étaient la conclusion et comme les échos prolongés. Ce chant sans paroles fut d'abord nommé séquence. Au Xe siècle, désireux de faciliter l'étude des séquences, l'abbé de Saint-Gall, Notker Balbulus, les enrichit de textes, et de cette réforme sortit la création d'une nouvelle série de poésies chrétiennes qui devinrent à leur tour autant de motifs de compositions musicales. Notker lui-même ajouta de nouvelles mélodies à ses séquences.

A l'origine, chaque fête avait sa séquence, et parfois même elle en avait plusieurs ; le cardinal Bona remarque ces particularités dans un missel de son temps. Au XVIe siècle, toutes les séquences, sauf cinq, furent mises de côté. Comme elles ne se rattachaient qu'aux sons existants, et n'avaient qu'un rythme semblable à celui des psaumes, les séquences furent désignées plus tard sous le nom de proses et assimilées aux hymnes. Les séquences conservées dans la liturgie latine sont celles de Noël, de Pâques, de la Pentecôte, de la Fête-Dieu et celle des Morts, ainsi que la prose de la Compassion de la sainte Vierge.

 

XVII. — LA GAMME ET LE DÉCHANT

 

La principale modification qu'éprouva la notation de la musique au commencement du XIe siècle est due au moine Bénédictin Gui d'Arezzo. Pour faciliter la lecture des neumes, il les appliqua sur des lignes et distingua même ces lignes par des couleurs. La deuxième, celle du fa, est rouge ; la quatrième, celle d'ut, est verte ; la première et la troisième, au moyen âge, sont seulement tracées sur le vélin au moyen d'un tire-lignes.

 

Pour mieux graver les sept notes dans la mémoire, il donna comme exemple les trois premiers vers de l'hymne de saint Jean-Baptiste, où les syllabes ut, ré, mi, fa, sol, la correspondaient aux sons de la gamme.

Ut queant laxis Resonare fibris

Mira gestorum Famuli tuorum,

Solve polluti Labii reatum,

Sancte Joannes.

En chantant cette hymne, les enfants de chœur augmentaient d'un degré l'intonation de chacune des syllabes soulignées. De là l'adoption de ces syllabes pour indiquer les six notes de la gamme. Afin de suppléer à la septième, qui n'était pas nommée dans ce système, on imagina la théorie des nuances, et ce ne fut qu'au XVIIe siècle que le nom de si fut répandu en France.

 

Disons maintenant quelques mots des mélodies profanes.

S'il faut en croire M. de Coussemaker, le peuple et surtout les poètes avaient, dès le Xe siècle, inventé des chants rythmés qui différaient entièrement de l'hymnologie religieuse. L'harmonie, formée de successions d'intervalles divers, avait reçu, dès le XIe siècle, le nom de discantus, en vieux français déchant. Francon, de Cologne, est le plus ancien auteur qui se serve de ce mot. Pendant tout le cours du XIIe siècle, la composition de la mélodie était indépendante de l'harmonie, et dès lors la composition de la musique se divise en deux parties bien distinctes. Le peuple, les poètes et les gens du bel air inventaient la mélodie et les paroles ; et comme ils ignoraient la musique, ils allaient chez un musicien faire solfier leurs inspirations. Les premiers s'appelaient avec juste raison les trouvèrestrobadori —, les seconds des déchanteurs ou harmoniseurs. L'harmonie alors n'était qu'à deux voix, une combinaison de quintes, des mouvements à l'unisson.

Au XIIe siècle, l'invention de la mélodie continue d'être le partage des poètes. Les déchanteurs ou harmoniseurs sont des musiciens de profession. Les chansons populaires deviennent très-nombreuses. Les troubadours se multiplient dans toute l'Europe, et les plus grands seigneurs s'honorent de cultiver la poésie et la musique. L'Allemagne eut ses maîtres chanteurs, qui furent recherchés dans toutes les cours. Chez nous, le châtelain de Coucy, le roi de Navarre, le comte de Béthune, le comte d'Anjou et cent autres, se font une brillante réputation par leurs chansons, dont ils créent les vers et la mélodie. Le plus célèbre de ces trouvères est Adam de la Halle, en 1260.

Pendant le XIVe siècle, ce fut en France, où résidaient les papes, que les études musicales firent le plus de progrès. A cette époque remonte une espèce de déchant qu'il ne faut pas confondre avec celui dont nous venons de parler. C'était un ensemble de formules mélismatiques que les chanteurs, après s'être entendus d'avance, ajoutaient au plain-chant. Au commencement, deux voix chantaient à l'unisson. Arrivait-on à certains passages où le plain-chant permettait des tierces, la seconde voix se séparait de la première pour exécuter les mélodies appelées déchant ; quand, plus tard, les sixtes se substituèrent aux tierces, la sixte, à la fin du concert, se résolvait dans l'octave. De ce faux bourdon — falso bordone —, dériva le contre-point qui, dès 1322, provoqua un décret très-sévère du pape Jean XXII. Ce décret ne rejetait pas l'exécution harmonique du chant grégorien, mais prohibait les altérations dont il était l'objet. Quarante ans plus tard, en 1364, une messe à quatre parties composée par le contrapontiste Guillaume de Machault était, pour la première fois, exécutée dans la cathédrale de Reims, au sacre du roi Charles V.

Parmi les contrapontistes auquel l'art fut redevable de ses plus grands progrès, on cite Guillaume Dufay, Éloy, Vincent Faugues, Binchois et Brasart.

 

Dufay fut le premier qui laissa vides les notes — quadrangula —, que dans sa jeunesse il écrivait encore en noir. C'est de cette époque que date l'abus des moyens artificiels ; de là les divers décrets qui les interdirent et les répugnances bien naturelles que le chant harmonique provoqua chez beaucoup d'évêques. Malheureusement, ces censures n'exercèrent qu'une faible influence sur les musiciens en vogue. Les compositeurs poussèrent le mépris de leur art jusqu'à vouloir flatter la rue. Des miniaturistes peignirent les notes en noir quand il s'agit de ténèbres, de tristesse et de douleurs ; en rouge, lorsqu'il fut question de lumière, de soleil ou de pourpre ; en bleu, s'il était parlé du ciel ; et en vert, si le texte mettait en scène des forêts, des champs et des arbres. C'était le prélude de la musique wagnérienne. Tout résidait dans l'association artificielle des tons. L'enlacement ingénieux de ces tons était indépendant des paroles, et celles-ci n'étaient ajoutées que plus tard.

Les compositeurs ne s'arrêtèrent pas en si beau chemin : ils ajustèrent au texte liturgique les mélodies populaires les plus répandues et leur accordèrent le droit de société dans l'Église. Les chants populaires des Pays-Bas, de l'Allemagne, de la France et de l'Espagne devinrent les thèmes favoris de toutes les compositions musicales, et les contrapontistes n'eurent pas honte de donner aux messes les noms de ces thèmes. C'est ainsi qu'on cite la messe des Rouge-Nez, la messe de l'Homme-Armé, etc. Pour couronner leur œuvre, les musiciens insérèrent les textes mêmes de ces mélodies populaires dans le texte canonique des motets et des messes. Hâtons-nous de dire que les évêques, bravant le mauvais goût de leurs contemporains, protestèrent de bonne heure contre ces odieuses profanations, et forcèrent les compositeurs à respecter et leur art et l'Église.

 

Dès le XIIIe siècle, des voix austères s'étaient élevées pour demander la fin de tous les abus. Le concile de Trèves en 1227, le concile de Vienne, le pape Jean XXII à Avignon en 1322, et le concile de Bâle se distinguèrent particulièrement dans cette croisade. Mais il était réservé au concile de Trente d'opérer la réforme du chant ecclésiastique. L'enseignement du chant grégorien à la jeunesse fut ordonné par les Pères, et la restauration de la musique d'Église inscrite au nombre des œuvres dont le concile s'engageait à prendre l'initiative. Sur la demande formulée par l'empereur Ferdinand Ier de ne pas décréter le rejet absolu du chant figuré, le concile répondit qu'il n'avait blâmé que les excès. Trois ans après, une commission de huit cardinaux, nommée par les Pères de Trente, proclamait les trois points suivants :

1° Il ne sera plus chanté de messe et de motet avec des mélanges de texte ; 2° avec des thèmes profanes ; 3° défense d'exécuter des chants sur des textes arbitrairement arrangés et tirés soit des Écritures, soit des poètes chrétiens.

Ces quelques pages suffisent pour montrer que les papes et les évêques, pendant le moyen âge, ne furent étrangers à aucune science et à aucun art. Sans être clérical, on est même obligé de reconnaître qu'en ce qui concerne le chant, le clergé montra pour les études musicales une sollicitude aussi vigilante qu'éclairée. Sans l'Église, quelques airs barbares nous seraient seuls parvenus, et, livré à des mains ignorantes, le patrimoine scientifique de la France aurait été perdu. Mais, hélas ! quel musicien, quel compositeur moderne se rappelle aujourd'hui que le travail des prêtres et des moines nous a épargné des siècles de tâtonnements et d'essais, et quel mélodiste, en savourant les sonates de Mozart et de Beethoven, remercie l'Église d'avoir ouvert la voie à ces deux grands hommes ?

 

 

 



[1] Bien entendu, cette expression d'institution humaine ne concerne pas le judaïsme, institué par Dieu lui-même.

[2] De Combustione basilic. Voir Biblioth. Cluniac., 146.

[3] L'église du Sacré-Cœur à Montmartre sera bâtie dans ce style.

[4] V. MM. de Caumont, Abécédaire archéologique ; René Menard, l'Art au Moyen Age ; H. Taine ; Encyclopédie théologique, de Goschler, etc., etc.

[5] On voit, par le style de la crypte sous le chœur, que cette partie est d'une bien plus haute antiquité que le reste.

[6] Gœthe.

[7] Voir M. H. Ménard, l'Art au Moyen Age.

[8] La Paix et la Trêve de Dieu, par Semichon, t. II.

[9] Agnus occisus ab origine mundi, dit saint Jean (Apoc.). L'Agneau immolé depuis le commencement du monde.

[10] Ces agneaux préfiguraient l'Agneau divin et l'annonçaient.

[11] Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1873.

[12] V. Étude sur l'art des catacombes, dans le Correspondant, par M. Alphonse Dantier.

[13] Par corruption, pour Angiolotto, diminutif d'Angelo.

[14] On a de lui, au Louvre, un saint François d'Assise recevant les stigmates. On voit également à Saint-Pierre de Rome une mosaïque de Giotto représentant saint Pierre marchant sur les eaux.

[15] Le marc valait huit onces.