LE MOYEN-ÂGE ET SES INSTITUTIONS

 

CHAPITRE TROISIÈME. — L'ORGANISATION JUDICIAIRE.

 

 

I. — LA JUSTICE SOUS LES DEUX PREMIÈRES RACES

 

Le droit de juridiction a passé au moyen âge par trois états très-distincts, déterminés par l'influence qu'obtinrent successivement, dans le système politique, le Peuple, l'Aristocratie et la Couronne.

Nous allons d'abord parler de la première phase.

 

Le principe de la séparation des pouvoirs est regardé de nos jours comme une des principales conquêtes de 89. C'est là encore un de ces préjugés qui ne résistent pas à une étude consciencieuse et réfléchie de l'histoire. Si nous examinons, en effet, l'organisation politique de nos ancêtres, nous y trouvons, dès le début, une distinction nette et tranchée, bien qu'inconsciente, entre les intérêts et les pouvoirs. Trois sortes d'assemblées fonctionnent au sein de la grande famille germanique. La plus nombreuse unit les peuples qui ont conservé le souvenir confus d'une même origine[1], attestée à la fois par l'affinité des dialectes et la communauté des sanctuaires. C'est l'assemblée religieuse. La seconde, l'assemblée de tribu[2], groupe, dans une même association, tous les hommes libres, et statue sur leurs intérêts politiques ; c'est la cité, la civitas germanique. Enfin, la troisième, ou assemblée de centaine, détermine les rapports juridiques sous la présidence d'un magistrat élu par les membres de l'assemblée précédent[3] ; c'est là le tribunal germanique.

La communauté seule, c'est-à-dire le corps des chefs de famille, contrôle le fait délictueux, le discute et prononce la sentence. Pour s'expliquer cet effacement de l'autorité royale, il faut remonter au principe dont le système judiciaire découle. Aujourd'hui, la société se considère atteinte par toutes les fautes qui se commettent dans son sein, que ces fautes soient commises contre elle ou contre un seul de ses membres. Tout autre est le point de vue du droit germanique. Aux yeux des Francs, la victime seule a le droit de vengeance ; seulement, comme l'individu n'est pas isolé de sa famille, tous les parents du Germain lésé s'associent à sa vendetta. Tel est le principe qui domine toute la législation franque, et dont on retrouve des traces jusque dans le code lombard, dont voici un des principaux articles : Le meurtrier, s'il n'a pas pris la fuite, ne doit être soumis à aucune peine ; mais il doit subir les inimitiés de la famille de sa victime, jusqu'à ce qu'il se soit réconcilié avec elle, s'il le peut.

Quel est donc le rôle de l'assemblée ? Ce rôle est complètement passif. Les hommes qui la composent sont bien moins des juges que des arbitres. Aucun fonctionnaire ne leur amène les accusés et n'instruit l'affaire. L'offenseur ou l'offensé sollicite, non le jugement, mais la médiation de l'assemblée, et celle-ci, après avoir évalué le préjudice causé, fixe le taux des dommages - intérêts. Ainsi se conclut le procès. Aussitôt l'indemnité payée, les deux parties doivent oublier leurs querelles et se réconcilier séance tenante. Le mot germanique wehrgeld, littéralement prix équivalent, indique très-bien le but et la signification de l'indemnité. Le wehrgeld est l'argent de la guerre ou l'équivalent du droit de guerre. Le chiffre varie suivant la nature de l'offense, et aussi d'après le rang de la victime. On croit même qu'à l'origine les juges proportionnaient l'indemnité à la puissance de la famille offensée. C'est en vertu de ce principe que l'indemnité, fixée à six cents sous pour le meurtre d'un anstrustion du roi[4], à trois cents, pour celui d'un Romain conviva regis — homme noble, de rang suffisant pour être admis à la table du roi —, s'abaisse à deux cents solidi pour celui d'un simple Franc ; à cent, pour un Romain possesseur de terre, et enfin descend à quarante-cinq, pour le tributaire ou cultivateur de la propriété d'un noble.

Dès que le coupable acquitte son amende, il est réhabilité. Il rentre dans la société, le front haut et la démarche assurée, comme un débiteur en règle avec son créancier ; et la société, non moins dépouillée de préjugés, lui rouvre ses rangs et lui restitue son estime. Reproche-t-on par hasard au coupable le crime dont il s'est couvert, il répond alors, comme ce personnage de saint Grégoire de Tours : De quoi m'accuses-tu ? Tu dois me savoir gré d'avoir tué tous tes parents, car, grâce à ces meurtres, j'ai enrichi ta famille.

Que ressort-il de là ? C'est que la notion moderne de la justice n'entre pas dans la constitution germanique. Institués pour réconcilier, les tribunaux déterminent, non la peine que doit subir le criminel, mais l'amende qu'il doit solder ; aussi la loi des Ripuaires et la loi Salique ne sont-elles autre chose que des tarifs. L'homicide n'est pas à leurs yeux une atteinte à la loi morale, c'est un acte plus ou moins préjudiciable, selon le rang et la qualité de la victime. Dans l'offenseur et dans l'offensé, les tribunaux germaniques ne voient que deux parties séparées, non par un crime, mais par un intérêt pécuniaire. Et non-seulement ils ne s'appliquent pas à punir le meurtrier, mais ils le protègent au besoin contre les prétentions de la partie lésée, lorsque celle-ci revendique une indemnité supérieure au tarif légal.

La détention préventive était naturellement incompatible avec un pareil système judiciaire. Comme les tribunaux ne connaissaient pas des crimes, mais des contraventions, quel motif auraient-ils invoqué pour incarcérer l'une des parties ? L'accusé, d'ailleurs, n'était-il pas l'égal de l'accusateur ? Tous les deux estaient en justice, libres comme il convient à deux témoins[5].

Le principe germanique, en matière de droit, excluait donc l'intervention du pouvoir central. L'établissement des Germains dans l'empire d'Occident modifia légèrement ce principe. Le juge germain était, comme nous venons de le dire, un médiateur ; le juge romain, au contraire, était un vengeur : il représentait l'autorité publique, armée pour frapper un coupable. Mis en présence, les deux principes se combinèrent, grâce aux efforts des rois franks. Le tribunal salique — mallus — continua directement l'assemblée de centaine de Tacite ; son président fut le thunganus que le peuple, dans l'assemblée politique, nomme et révoque à son gré. Ce thunganus dirige les débats, veille à la police de l'audience, et exerce à la fois la juridiction volontaire et la juridiction contentieuse[6]. Mais il n'a pas le ban, c'est-à-dire le pouvoir d'exécuter ou de faire exécuter le jugement rendu par les rachimbourgs ou hommes libres qui composent le mâll. Seul, le roi possède ce pouvoir et l'exerce par ses comtes — grafio —, fonctionnaires nommés et révoqués par lui, chacun dans les limites de son district, gau, locus, pagus, et par les sagibarons ou sacebarones, agents établis dans chaque centaine pour percevoir les sommes, et, avant tout, les amendes dues au fisc.

Une erreur fort accréditée fait considérer le plaid comme une sorte de tribunal patriarcal aux attributions mal établies, et dont les juges étaient uniquement guidés dans leurs décisions par les précédents, ou, à leur défaut, par le sentiment assez vague et souvent trompeur de l'équité. Cette opinion, alors même qu'elle n'aurait pas a priori toutes les vraisemblances contre elle, ne peut se soutenir quand on a lu les monuments juridiques de l'époque[7]. La procédure mérovingienne présente, en effet, des moyens variés et nombreux appropriés à la nature spéciale des procès pendants. Chaque affaire s'introduit, se soutient, se termine, suivant une progression immuable et à laquelle il n'est pas permis de déroger. La pensée des plaideurs, bien loin de pouvoir se traduire librement, est obligée de recourir à des formules inflexibles et de se conformer à un austère cérémonial.

Les chroniques désignent l'arrondissement judiciaire, tantôt sous le nom de baronia, tantôt sous celui de comitatus, de pagus ou de gau. Les chefs-lieux de ces circonscriptions sont ordinairement placés dans le voisinage des routes ou des fleuves, afin de devenir à la fois des moyens de défense, des lieux de marché et des centres de commerce. C'est dans ces bourgs ou villes — burgi, oppida — que résident les officiers publics délégués par le pouvoir royal.

Quelquefois les plaids royaux, surtout à l'origine, connaissent des délits ; mais lorsqu'ils interviennent, c'est surtout pour fixer un point de jurisprudence obscur, ou déterminer un droit controversé. C'est ainsi que nous voyons l'empereur Lothaire tenir un plaid pour recouvrer des propriétés dont la possession lui était contestée. Clotaire III, dans un autre, restitue un village à l'abbaye de Saint - Bénigne, et Thierry III édicte que la propriété est acquise par une possession trentenaire.

Telle fut l'organisation judiciaire pendant la période mérovingienne.

Notre pays jouissait, comme on le voit, d'un système mixte ; l'autorité judiciaire était partagée entre le pouvoir public incarné dans les rois et dans les comtes, et la société elle-même, représentée par les thunganes et les rachimbourgs. Mais les principes du droit, ces principes tutélaires sous lesquels vit aujourd'hui la société chrétienne, où étaient-ils ? Professés dans les monastères et dans les églises, ils étaient absolument lettre close pour la société laïque, et n'avaient guère plus cours que pendant la période précédente.

C'est alors que Charlemagne arrive. Avec le grand empereur, le rôle du roi s'agrandit et la notion de la justice s'élève. Deux institutions caractérisent le régime judiciaire qu'il inaugure : celle des scabini et celle des missi dominici. Les scabini carlovingiens ne sont pas, comme les rachimbourgs, des juges fortuits qui tarifient les crimes sous la présidence du thunganus. A la fois administrateurs et magistrats, délégués par le représentant du roi, le comte et le peuple réunis, ils assistent au malins et y font prévaloir leur avis. Ainsi le stipule un capitulaire de Charlemagne. Quant aux rachimbourgs, leurs fonctions sont tout autres : ils ne peuvent juger les procès où la vie, la liberté, les immeubles et les esclaves d'un individu sont en jeu. Les matières graves, ainsi que les apprêts des juridictions inférieures, d'abord exclusivement réservées aux comtes, furent dans la suite attribuées aux scabini, qui furent même investis de la faculté de prononcer des condamnations capitales, contre lesquelles le comte et ses lieutenants n'avaient pas le pouvoir de s'inscrire. Un capitulaire de 805 va plus loin : il déclare que celui qui ne se soumet pas à la sentence des scabini doit être incarcéré.

Comme administrateurs, les scabini suivent les comtes aux grands plaids, ou placita royaux ; ils y représentent le peuple, et ce n'est que lorsqu'ils ont revêtu de leur seing les capitulaires, que les lois, hypothétiquement délibérées dans l'assemblée générale du peuple, in universo cœtu populi, acquièrent l'autorité souveraine.

La création des scabini avait été motivée par la corruption des comtes ; achetant leurs charges argent comptant, ces fonctionnaires prétendaient en faire trafic. Les missi dominici furent institués pour rendre plus rigoureuse encore la surveillance exercée par les scabini. Chargés de parcourir l'empire et d'inspecter toutes les branches de l'administration et du gouvernement, les missi devaient tout examiner, tout contrôler, réformer les abus, en provoquer la répression, destituer les juges inférieurs, et non-seulement concourir à l'élection des scabini et des thunganes, mais signaler à l'empereur les négligences de ces officiers et dénoncer leurs fautes.

 

Autre innovation de Charlemagne. Dans les tribunaux mérovingiens, le comte, de la race des Franks, ouvrait le plaid, au milieu de la multitude qui vociférait contre les coupables et dictait sa sentence au juge. Un tel état de choses ne pouvait convenir au judicieux empereur ; sur son ordre, les hommes du peuple évacuent le prétoire et laissent leurs places aux délégués du prince. Aux jurés, ou rachimbourgs qui composaient le mail, succèdent des magistrats royaux constitués en assemblée populaire par le représentant du pouvoir central.

Une réforme aussi salutaire allait insensiblement propager des idées plus correctes en matière de droit. Malheureusement, la mort de Charlemagne vint remettre tout en question et renverser l'édifice qu'il avait si laborieusement construit. De royale, la justice devient domaniale ; au lieu d'être une émanation de l'autorité souveraine, elle n'est plus qu'une charge héréditaire attachée à la possession du sol.

 

Expliquons en quelques mots cette évolution.

Deux sortes de propriétaires se partageaient alors le territoire : les propriétaires bénéficiaires et les propriétaires allodiaux. Les premiers avaient seulement la jouissance viagère du sol que la couronne leur avait concédé ; tels étaient les comtes, les ducs, les antrustions, les gouverneurs des provinces, les marquis ou margraves commis à la garde des frontières, etc. Les terres des seconds, au contraire, — soit qu'elles fussent acquises par le travail ou transmises par la voie héréditaire, — étaient la propriété absolue de leurs détenteurs : on les appelait francs-alleux. Pendant le règne de Charlemagne, les propriétaires des terres allodiales avaient fait la force de la nation. Sous l'impulsion des moines, ils avaient défriché les forêts et fécondé les latifundia laissés par la conquête romaine. Plus de guerres intestines, plus de brigandages ; les routes étaient sûres, l'ordre régnait dans toutes les provinces, le laboureur vaquait librement à ses travaux.

Hélas ! cette situation dura peu.

A peine le sceptre du grand Karl est-il tombé dans les débiles mains de Charles le Chauve, que les guerres privées recommencent de plus belle. Les habitants des campagnes, isolés et sans défense, constamment harcelés par des ennemis implacables, se voient forcés de sacrifier leur indépendance à leur sécurité. Les fonctionnaires royaux, comtes et ducs, les protégeaient peu ou point : afin d'obtenir un appui plus efficace, les propriétaires agricoles n'ont bientôt d'autre ressource que d'implorer la tutelle des seigneurs et de se ranger parmi leurs vassaux.

Les gouverneurs des provinces se gardèrent bien d'opposer une fin de non-recevoir à ces ouvertures. Vassaux eux-mêmes du roi, ils cherchaient depuis longtemps à placer les propriétaires d'alleux dans les mêmes conditions de dépendance. La couronne possédait en propre les biens attribués à l'exercice de leur charge ; tous les efforts des comtes tendirent à s'attacher les propriétaires allodiaux par les liens d'une subordination similaire. Sous Pépin le Bref, ils avaient déjà commencé l'exécution de leurs projets, et la plupart avaient même usurpé la gestion de presque toutes les affaires publiques. Justement alarmé de ces tendances, et ne pressentant que trop bien l'anarchie qui allait naître, Charlemagne dirige toutes les ressources de son puissant génie contre les ambitieuses menées de ses délégués. C'est pour les combattre qu'on le voit successivement supprimer par voie d'extinction la plupart des duchés, refuser aux magistrats la faculté de léguer leur charge, transférer l'administration de la justice de la main des comtes dans celle des missi, et enfin opposer à l'influence des leudes l'autorité des clercs. Les capitulaires du grand empereur parlent à chaque page des fautes des comtes, de leur négligence, de leur oppression, et de leurs criminelles entreprises contre les terres allodiales[8]. Malheureusement, les réformes de Karl échouèrent. Voyant, vers la fin de sa vie, qu'il était impossible d'arrêter les empiétements des comtes, empiétements qui n'allaient à rien moins qu'à détruire l'unité monarchique de l'empire, Charlemagne prit sous sa protection spéciale les détenteurs des francs-alleux, les dispensa des obligations administratives, et leur défendit d'accepter une autre suzeraineté que la sienne.

Ces mesures étaient inspirées par un esprit profondément politique ; mais l'heure était venue où défenses et précautions, tout devait être inutile. Voici que les Normands débarquent, et que les comtes, bénéficiant des terreurs de l'invasion, déterminent un mouvement sécessionniste auquel ne se prête que trop l'impuissante royauté carlovingienne. L'empire se disloque, et sur ses ruines la féodalité surgit.

En se recommandant aux gouverneurs des provinces, les propriétaires d'alleux se déclarent leurs hommes ou vassaux, et reconnaissent de la sorte une donation primitive qui n'avait jamais existé. De propriétaires allodiaux ils deviennent propriétaires bénéficiaires, et par là même confèrent à leurs nouveaux seigneurs les mêmes droits dont le souverain est investi sur les terres des comtes. Obligés du roi, et tenant leurs biens de sa munificence, les leudes devaient mettre à son service leur vie, leurs bras et leur honneur : la recommandation impose les mêmes charges aux possesseurs des francs-alleux, et leur crée les mêmes devoirs.

Mais là ne se borne pas la transformation sociale suscitée par l'ambition des comtes. Afin d'assimiler plus complètement leur situation à celle du roi, les leudes convertissent leurs bénéfices en alleux. Au moment même où, en échange d'une protection aléatoire, le propriétaire allodial se plaçait sous la dépendance des comtes, ceux-ci coupent les derniers liens qui les attachaient eux-mêmes au roi.

Alors, qu'arrive-t-il ? De personnel et de révocable qu'il était à l'origine, le bénéfice devient inamovible et héréditaire. C'est Charles le Chauve lui-même qui, en proie à nous ne savons quelle démence, ouvre cette fatale brèche dans la constitution carlovingienne[9]. Le souverain seul battait monnaie, levait des troupes, etc. ; à partir de Charles le Chauve, le comte s'adjuge tous ces privilèges, et ne reconnaît plus au roi que l'autorité d'un supérieur féodal. Ce n'est pas tout. La coupable imprévoyance des fils du grand Karl favorise d'autres usurpations plus funestes encore à l'unité nationale. Peu à peu les successions ou les mariages réunissent plusieurs comtés ans la même main, et l'on voit bientôt de grandes provinces non-seulement présider elles-mêmes à leurs destinées, mais se détacher insensiblement de la couronne. Ainsi s'élèvent les duchés de Normandie, d'Aquitaine et de Gascogne ; ainsi grandissent les comtés de Flandre, de Toulouse, de Barcelone, de Vermandois, et le duché de Bourgogne, désignés dans l'histoire sous le nom de grands fiefs, et dont les titulaires, appelés grands vassaux, donneront souvent dans leur domaine le spectacle des plus hautes vertus, mais se coaliseront tant de fois contre le pouvoir royal, et ensanglanteront la France de leurs rivalités et de leurs ligues.

 

II. — LA JUSTICE FÉODALE

 

La formation des grands fiefs eut pour première conséquence de porter un coup mortel à l'organisation judiciaire. Le caractère dominant du XIe siècle, dit avec raison un historien, consiste d'abord dans la dissolution du corps des juges, qu'on peut déjà nommer échevins, puis dans le remplacement de ces juges par les vassaux du comte, pairs de la cour seigneuriale, et enfin dans l'inféodation des offices, soit administratifs, soit judiciaires.

Attachée à chaque fief, la justice fit partie des droits et des devoirs, des charges et des profits de chaque seigneur. Le principe universellement admis était celui-ci : Tout homme qui a terre a aussi, dans l'étendue de sa terre, la fonction de vider les procès et de punir les crimes.

Les historiens se sont livrés à de longues controverses sur l'origine de ce principe. Mais il semble que l'évolution politique dont nous venons d'exposer les phases suffit, à elle seule, pour expliquer l'inhérence de la justice aux fiefs. Investis de la même autonomie que le roi[10], les seigneurs durent inévitablement jouir des droits attachés à cette autonomie. Or, parmi ces droits, ne voyons-nous pas figurer les droits de justice ? Il était donc naturel que les ducs et les comtes couronnassent leurs empiétements par l'usurpation des droits de justice et des autres droits régaliens, disséminés et dispersés dans les mains des missi, des sacebarones, et des scabins. Les sacebavones percevaient, comme nous l'avons dit, les taxes et les amendes dues au fisc ; les missi et les scabini jugeaient les procès et connaissaient des crimes ; les comtes s'approprièrent toutes ces fonctions, et, comme leur suzerain, ils en confièrent l'exercice à des officiers qui relevèrent, non plus du roi, mais du seigneur. En un mot, l'organisation politique, administrative et judiciaire fut, du domaine royal, transportée dans chaque comté.

Les justices seigneuriales étaient très-diversement constituées. On les distinguait, ici. par la qualité des justiciables ; là, par la mesure des peines et le taux des amendes ; ailleurs, par leur caractère ambulatoire ou sédentaire ; enfin, elles se divisaient en hautes, moyennes et basses justices.

Leur caractère commun sous le régime féodal, c'était d'être à la fois patrimoniales et indivisibles. Du caractère patrimonial et héréditaire de la justice seigneuriale dérivèrent les droits utiles prélevés par le seigneur haut-justicier, sur les personnes et sur les choses, pour l'indemniser de ses frais et de ses charges. Sur les personnes, les droits perçus sont les corvées, le service militaire, les tailles, les droits de gîte, de past, de logement, les amendes, les condamnations personnelles, les droits de passage, de hallage, d'habitation, etc. ; sur les choses : les droits de mutation, d'épaves, de vacance, de déshérence, d'aubaine, de confiscation, de banalités, les censives et redevances de certaines espèces, les droits de chasse, de pêche, les droits honorifiques et divers privilèges.

On comprenait sous le nom générique de coutumes l'ensemble de ces droits, et les juristes appelaient coutumiers les contribuables qui les acquittaient.

Avec cette organisation nouvelle s'écroulèrent complètement les institutions carlovingiennes. Depuis, il ne fut plus question de plaids nationaux ni de mâlls. Comme l'empire, la justice fut démembrée, et l'autorité des grands vassaux substituée à l'autorité du roi. Au milieu de cette universelle ruine, un principe reste néanmoins debout : c'est celui du jugement par les pairs. Nous avons vu précédemment que les mâlls étaient plutôt un jury qu'un tribunal, et que les membres de ce jury, nommés rachimbourgs, étaient les habitants notables du district. Cette institution du jury s'était tellement enracinée dans les mœurs, que la réorganisation judiciaire ne l'ébranla point. Plusieurs lois antérieures en avaient, du reste, consacré l'usage, et réglementé l'exercice. Dès 560, un édit de Clotaire, fils de Clovis, dispose que chacun sera jugé suivant sa loi, et que, pour juger un leude, on assemblera les égaux du prévenu, ses pares. Renchérissant sur cet édit, Charlemagne décrète des pénalités sévères contre les jurés récalcitrants. Si quelqu'un de nos fidèles, dit le capitulaire de 813, invoque le secours d'un de ses pairs, et que son pair refuse de le secourir, que ce dernier soit privé des bénéfices qu'il possède.

Enfin, un traité conclu en 856, entre Charles le Chauve et les grands de son royaume, stipule (art. X) que les comtes seront exclusivement jugés par leurs pairs, et que si le roi veut commettre une injustice, les pairs pourront lui résister. Les termes mêmes de ce traité méritent d'être rappelés : Nous avons tous, évêques, laïques et abbés, obtenu de la volonté et du consentement de l'empereur qu'aucun de nous n'abandonne son pairut nullus parem situm dimittat, de telle sorte que le souverain, lors même qu'il le voudrait — ce dont Dieu nous préserve ! —, ne pourrait traiter personne contrairement à la loi et à la juste raison.

 

De même que les premiers Franks siégeaient dans leurs mâlls primitifs sous la direction de leurs grafs ou comtes, de même chaque baron présidait, soit en personne, soit par l'intermédiaire de ses vassaux ou de ses délégués, les différentes juridictions attachées à son fief.

 

Trois Cours s'échelonnaient dans la terre seigneuriale : la Cour des Barons, la Cour des Gentilshommes et la Cour des Hommes.

Tous les hommes libres reconnus et se reconnaissant eux-mêmes comme dépendants de la baronnie étaient appelés à se réunir périodiquement dans la cour du suzerain, et cette réunion, présidée par lui, s'appelait la Cour du Baron. Dans cette Cour se discutaient toutes les affaires administratives et judiciaires intéressant la terre baronniale ; les décisions étaient exécutoires dans toute l'étendue de la baronnie, comme, de nos jours, les verdicts qui émanent d'un Grand-Jury anglais concernent tout le comté. Certaines séances étaient seulement consacrées à la connaissance des délits et des crimes.

Il ne faudrait pas confondre la Cour baronniale avec les simples assemblées de nobles dont nous parlent quelques jurisconsultes du moyen âge. Si, dans ces assemblées, le service de la justice était facultatif, il en était autrement de la Cour baronniale, à laquelle personne ne pouvait refuser son ministère. La plupart des coutumes locales autorisent le baron à requérir l'assistance des hauts feudataires. Ces derniers résistaient-ils aux injonctions du baron', ou bien négligeaient-ils de présenter de légitimes excuses, une forte amende et quelquefois même une pénalité qui allait jusqu'à la confiscation du fief, frappait les jurés indociles.

Pour avoir le droit de juger, la cour de justice devait être garnie de cinq ou de quatre pairs au moins, suivant Pierre de Fontaines, de trois, suivant d'autres feudistes. C'est à ces assises qu'étaient réservés, à l'exclusion des juridictions inférieures, le jugement et la condamnation des crimes dits de haute-justice. Ainsi que le dit Beaumanoir : Toutes les cozes qui doivent estre fetes en la condanpnation, ou en ce qu'il soit assous — absous —, appartiennent à fere à celui qui a le haute justice par le jugement de se cort[11]. C'est aussi dans ces assises que les amendes et confiscations pour meffès capitaux étaient adjugées au suzerain, dans le cas toutefois où les biens des malfaiteurs se trouvaient situés dans le ressort de la baronnie. C'était encore à ces assises qu'on examinait la conduite des officiers de justice, tels que les sergents et les recors, et qu'on les punissait ou même qu'on les destituait, s'ils avaient instrumenté de leur propre chef, ou procédé sans un mandat spécial à des arrestations arbitraires. Enfin, l'exécution des arrêts appartenait au baron, et devait s'accomplir sous la haute responsabilité de ce dignitaire.

 

Passons maintenant à la Cour des Gentilshommes.

Il arriva parfois que les simples hommes libres, au lieu de se recommander directement au seigneur et de se mettre sous sa suzeraineté immédiate, allèrent se placer, avec leurs biens et leurs droits, sous la domination d'un simple noble, homme lui-même du seigneur. Peut-être espéraient-ils obtenir d'un gentil-hons[12] un patronage plus paternel, ou du moins pensaient-ils entretenir avec lui des relations moins hautaines et plus cordiales. Quoi qu'il en soit, ce genre de rapports féodaux s'établit dans beaucoup de baronnies ; il s'y forma de cette manière de petites Cours de justice subalternes, mais libres. Aussi Beaumanoir témoigne-t-il expressément que ce n'est pas seulement dans les Cours des Barons que l'on vide les procès, mais que la justice se rend aussi dans les Cours de leurs sujets, qui ont dans leurs terres hommes, justices et seigneuries. Si Beaumanoir ne donne pas de grands détails sur la Cour du Gentil-hons, c'est que ce tribunal est la reproduction exacte du for baronnial. Dans la Cour du Gentil-hons, les hons-coutumiers[13] remplissent le même rôle que les gentils-hons dans la Cour du Baron. A l'égard de leurs égaux, ils siègent comme pairs dans le tribunal du gentil-hons qui les préside. Aucun autre gentilhomme n'y siège avec eux, puisque le gentilhomme, en vertu de son titre même, est membre de la Cour supérieure. C'est à ce genre de justice que Beaumanoir fait allusion, quand il dit : Li home — ou assistants — ne doivent pas jugier lor segneur, mais ils doivent jugier l'un l'autre et les quereles du commun pueple.

 

Enfin, au-dessous de la Cour des Gentilshommes, siège la Cour des Hommes. Les Cours des Hommes prirent naissance au sein des agglomérations rurales, où la masse des gens libres ou quasi libres fut assez grande et assez puissante pour garder vis-à-vis du seigneur une attitude à peu près indépendante. Là, par suite de l'association des cultivateurs, il se forma une justice presque libre, et cette justice adopta les vieilles formes du mâll. L'ancien Coutumier du Ponthieu nous en offre des exemples très-significatifs. Les premières Coutumes Notoires font mention de jugements rendus par les hommes des divers villages du Ponthieu — li homme d'Aisenviller, — li homme de Gaspane, — li homme d'Ally. Ce n'était pas sans raison qu'on donnait ce nom collectif aux justices rurales ; si les jugements étaient cassés par la Cour baronniale, le village tout entier devait concourir au paiement de l'amende.

C'est ici le lieu de citer le premier de ces jugements ; il jette beaucoup de lumière sur la diversité des juridictions féodales, et en particulier sur une partie du rôle que remplissaient parfois les assises de la baronnie.

En voici la teneur : En l'an de grâce mil trois cents, et au mois de février, fut rendu en le court de Boubrec — cour du baron de B. — par XXXVI hommes-liges, lequel s'estoient consillié par grant délivrance en le assise d'Abbeville, d'Amiéns et d'ailleurs, qui li homme d'Ally — les hommes libres du village d'Ally — qui avoient fait maulvai jugement se passeroient tous ensemble par XL libres au signeur de Boubrec, en quel court le jugement avoit été corrigié. Un second arrêt de la Cour du Baron réforme aussi presque dans les mêmes termes un jugement des hommes d'Aisenviller ; mais il porte l'amende à LX sols, pourche qu'il étoient homme de poesté.

Ces divers exemples prouvent que les Cours des Hommes pouvaient aussi se composer de gens moyennement libres.

 

Passons maintenant aux justices des villes et des campagnes.

Les rapports des comtes avec les libres tenanciers comprenaient, comme on le sait, la police, la justice et le service militaire. Ces relations reçurent, dans la suite, une telle extension, que les comtes, obligés d'ailleurs de s'absenter souvent pour conduire à la guerre leur contingent d'hommes d'armes, furent bientôt dans l'impossibilité de régir personnellement la cité ou le comitat urbain. Ils se décidèrent donc à déléguer leurs pouvoirs à un magistrat spécial, qui reçut le nom de vicomte, vicecomes.

Le vicomte n'avait ni Cour de Baron, ni tribunal de medii liberi ; mais il exerçait la justice et tous les droits seigneuriaux sur les habitants non libres des villes et des terres soumises à la juridiction de son suzerain. Les petites communautés rurales dépendant des villes étaient régies par des employés inférieurs, nommés prévôts, præpositi, subordonnés hiérarchiquement au vicomte. Dans les villes mêmes, à côté du vicomte siégeait un prévôt ; mais sa compétence était circonscrite, - sous le rapport du lieu, ratione loci, par l'enceinte même de la ville ou du bourg, et, — sous le rapport de la matière, ratione materiœ, — par le blubtann ou jugement des affaires de sang, dont la connaissance revenait de droit au vicomte, comme représentant du suzerain.

L'exemple le plus connu de ces rapports hiérarchiques se trouve dans la vicomté et la prévôté de Paris. Là, comme partout ailleurs, la prévôté est circonscrite dans la vicomté et lui est subordonnée ; et ces deux institutions, juxtaposées aux Cours seigneuriales, forment une organisation judiciaire complète à l'égard des habitants non libres ou non nobles ; la justice prévôtale se meut parallèlement à la justice de la Cour de Baronnie du roi, considéré comme duc de France, et ne se confond pas avec les autres cours féodales. L'histoire des vicomtés se lie donc à celle des villes. Mais là encore, il était ordonné, ou plutôt conseillé au vicomte et au bailli, de choisir ses assesseurs parmi les notables bourgeois, et de faire concourir les plus experts à l'administration de la cité. C'est ce qui résulte de ce passage de Beaumanoir : Es liex où les baillis font les jugements, quand li baillis a les paroles receues et elles sont apoiés à jugement, il doit apeler à son conseil des plus sages et fere le jugement par lor conseil ; car s'on appel du jugement et li jugement est trovés malvès, li baillis est escusés de blasme quand on set qu'il le fist par conseil de bones gens et sages.

 

Quant à la dernière classe du peuple, elle ne possède aucune institution judiciaire analogue à celle de la pairie. Les serfs sont jugés par un délégué du seigneur, investi d'un pouvoir discrétionnaire. Au surplus, ce délégué, anobli par les fonctions qu'il exerce, ne siège pas au-dessous de la Cour du Baron, mais il en fait partie et prend place parmi les hommes libres ou vassaux qui la composent.

 

Les détracteurs du moyen âge ont souvent fulminé contre les violences des temps féodaux et présenté les barons comme des oppresseurs du peuple. C'est là un reproche contre lequel on ne saurait trop s'inscrire, surtout quand on fait une étude attentive et réfléchie des institutions juridiques du moyen âge. Les écrivains de l'école radicale enseignent communément, par exemple, que, pendant la période féodale, le seigneur peut impunément refuser justice à son vassal, et trancher tous les différends avec son épée. Rien de moins exact. L'une des plus grandes obligations du seigneur est de faire bonne justice, et s'il se montre réfractaire à ce devoir, il donne par cela même au vassal le droit d'en appeler devant le suzerain contre son seigneur direct. Il y a plus : en France, le droit féodal autorise le vassal à se révolter contre son suzerain supérieur, même contre le roi, si ce dernier lui refuse justice en sa Cour. Ainsi, en 1220, Thibaut, comte de Champagne, promet de bien et fidèlement servir Philippe-Auguste, roi de France, pendant tout le temps, dit-il[14], que lui-même me fera droit dans sa Cour par le jugement de ceux qui peuvent et doivent me juger. Une ordonnance royale de 1270 reconnaît que le droit de guerre privée peut être exercé contre le roi lui-même, si le roy a véé — refusé — sa cort à un sien vassal.

 

Lorsque le baron rend justice ; il ne faudrait pas croire qu'il peut alors prononcer une décision arbitraire et dicter à ses assesseurs l'arrêt qui flatte le plus ses passions ou ses caprices. Le seigneur, il est vrai, convoque et constitue la Cour ; mais dès que les juges ont pris possession de leur siège, le rôle du suzerain devient purement passif[15]. La présence des assesseurs est tellement essentielle à toute juridiction territoriale, qu'aucun seigneur, — quels que soient les droits de justice inhérents à son fief, — ne peut prononcer un verdict, si deux vassaux au moins ne siègent à ses côtés comme pairs. Dans l'ancienne Coutume de Touraine, l'autorité des jurés est encore plus grande : il suffit de l'opposition d'un seul d'entre eux pour empêcher une condamnation. La Coutume de Normandie exige que tous seigneurs ne jugent que par advis de l'assistance. Le jurisconsulte Pierre de Fontaines mentionne les jugeurs où assesseurs, et déclare que la sentence doit être rendue conformément à l'avis de la majorité. La Coutume de Paris ne reconnaît pas d'autres principes.

C'est dans le parloir aux bourgeois que le prévôt de Paris arbitre les litiges ; les diplômes du moyen âge nous le montrent entouré, dès le XIIe siècle, de jurés et d'assesseurs choisis parmi les notables commerçants de la cité. L'article 16 de la charte d'Abbeville s'étend avec complaisance sur les privilèges conférés à ces malheureux bourgeois, dont on nous peint aujourd'hui la situation sous des couleurs à la fois si sombres et si fausses ; même lorsqu'il est accusé d'un outrage personnel contre le comte ou le vicomte, le bourgeois, dit la charte d'Abbeville[16], conserve la prérogative de n'être jugé que par ses pairs ; au tribunal de la commune, et, non à celui du seigneur, revient seul la connaissance de ce délit.

Telle est la hiérarchie des cours devant lesquelles comparaissent les vassaux et les justiciables du baron. Mais devant quel tribunal comparaît le baron lui-même ?

Comme tous les membres de la société féodale, le baron estait devant le tribunal de ses égaux. Jury supérieur, ce tribunal est présidé tantôt par les ducs de Normandie, de Bourgogne, d'Aquitaine, tantôt par les comtes de Champagne, de Flandre. Chaque prince est tour à tour justiciable et membre de la Cour du Roi.

Si fièrement qu'ils soient assis sur leur trône féodal, les barons sont, à l'égard du prince, ce que le prince lui-même est à l'égard du roi. L'indépendance personnelle dont ils jouissent garantit leur indépendance politique, mais ne les dégage pas de toute subordination hiérarchique. Membres de droit de la Cour Royale et devant à ce privilège le titre et la qualité de pairs, ils sont tenus de déférer leurs litiges à ces hautes assises, dont ils ne cessent d'être les juges que pour en devenir les justiciables. De là, deux catégories de pairs : ceux qui forment la Cour princière ou Cour de Baronnie, et ceux qui composent la Cour même du Roi. La Cour de Baronnie est, à l'égard du prince, dans le même rapport de subordination que la Cour du Baron l'est à l'égard du baron lui-même. Ce tribunal de pairs, ou Cour de Baronnie, peut, dans trois cas principaux, traduire le baron à sa barre. La forfaiture est le premier cas. Alors le prince a la faculté d'opter entre un de ces trois partis : ou déclarer la guerre privée au vassal félon et lui confisquer son fief ; ou le citer devant la cour des pairs de sa principauté ; ou enfin, s'il se croit trop faible pour le forcer à y comparaître, l'assigner par devant la cour du roi de France, dont le pouvoir, joint au sien, doit triompher de toutes les résistances[17].

Le deuxième cas de compétence est celui de la lutte ou du procès de deux barons. Deux voies leur sont ouvertes. La première est la fehde ou guerre privée ; après avoir énergiquement milité l'une contre l'autre, les parties contendantes finissent par recourir à un arbitrage, sans comparaître devant la Cour du Prince. La seconde manière d'agir dans une affaire de cette nature, c'est, pour l'un des deux adversaires, l'évocation des procès devant la Cour. Mais les mœurs féodales, en faisant de la force la tutrice du droit, interdisaient presque absolument ce recours. Une sorte de flétrissure eût atteint tout seigneur et tout noble chevalier qui se fût abrité sous une pareille procédure. Aussi ne la trouve-t-on guère usitée, notamment au Xe et au XIe siècle, que dans les contestations où l'une des parties relève de l'Église.

 

Le troisième et dernier cas de la compétence de ces cours est l'appel ou l'appellation. Bien qu'introduit beaucoup plus tard dans les mœurs judiciaires, il est incontestable que l'appel fut, dès le principe, considéré comme le suprême recours du seigneur contre le jury baronnial qui lui refusait justice.

Malheureusement, la procédure féodale n'offre point aux arbitres des moyens suffisants de contrainte légale. Lorsqu'un vassal se croit assez puissant, il se moque de l'assignation qu'il a reçue, et se dispense de comparaître. Quelquefois même, après avoir comparu, le prévenu quitte l'audience sans attendre la fin du procès, et, retranché derrière les murailles de son château fort, il nargue les juges et la justice. Alors, à défaut d'armes temporelles, le haut jury recourt aux armes spirituelles ; le baron rebelle est excommunié, et l'anathème reste suspendu sur la tête du coupable tant que ce dernier refuse de se soumettre aux arrêts de la Cour.

 

De même que le haut feudataire, le souverain eut naturellement ses pairs. Autour de lui se rangent d'abord les vassaux immédiats du duché de France ; ainsi s'explique la présence à la cour des évêques de Noyon, Châlons, Beauvais, Laon, etc. Bien qu'inférieurs dans la hiérarchie ecclésiastique aux métropolitains de Lyon, de Bourges, de Toulouse, de Bordeaux, etc., ces prélats les précèdent néanmoins comme vassaux directs de la Couronne. Lorsque les conquêtes de Philippe-Auguste reculent les limites du royaume, les grands vassaux forment une cour ou juridiction spéciale.

Mais, comment est composée cette cour ? quel est le nombre des pairs qui la composent ? Là-dessus, règne la plus grande incertitude. Suivant l'opinion générale, lors de la chute des Carlovingiens, sept princes se partageaient l'empire. L'un d'eux, le duc des Franks, reçoit la succession de Charles le Chauve ; mais les six autres, en prêtant le serment de fidélité féodale au nouveau monarque, réservent expressément leur inviolabilité personnelle et leur indépendance individuelle ; ils ne reconnaissent au due aucune suprématie judiciaire, et dans leurs différends, soit qu'il s'agisse de crimes privés ou de .félonie féodale, ils n'acceptent que la juridiction de leurs égaux. Ces six grands vassaux sont : le duc d'Aquitaine et le comte de Toulouse, le duc de Bourgogne et le duc de Normandie, le comte de Flandre et le comte de Vermandois[18].

Les procédés judiciaires sont en harmonie avec le nouvel état social inauguré par la révolution de 987. Le roi, dit un chroniqueur de l'époque, n'a plus du roi que le nom et la couronne. Il a été choisi et reconnu par les hauts barons, comme une espèce de président suprême, auquel ils obéissent comme à un roi, du moment que tous les princes ou grands vassaux ont mis leurs mains dans la sienne. C'est à ce titre seulement qu'il domine parmi eux ; car on ne voudrait pas qu'il surgît une royauté nouvelle qui modifiât ces rapports ou affaiblît ces prérogatives politiques. Le comte Guillaume est de nom le soldat du roi, et de fait le seigneur de la terre ; on ne donne ici le nom de comte qu'à celui qui possède les honneurs du commandementqui honorem ducis possidet.

Ainsi, les rois fondateurs de la seconde race ne sont que les présidents d'une fédération de principautés, et les chefs de ces principautés ne sont justiciables que du tribunal fédéral dont ils sont eux-mêmes les membres.

La Cour des Pairs ne se réunit que dans des circonstances exceptionnelles et graves : quand, par exemple, les grands vassaux ont des vues ambitieuses à satisfaire, ou lorsque le roi veut contrarier leurs projets. Ces deux conditions se rencontrent sous le règne de Philippe-Auguste, lors du procès de Jean sans Terre. C'est à cette époque également qu'il est question pour la première fois des douze pairs de France constitués en cour criminelle et jugeant solennellement un grand vassal.

 

III. — HAUTE, MOYENNE ET BASSE JUSTICE

 

Une fois mis en possession des droits de justice, les barons évoquèrent à leurs tribunaux toutes les causes, et statuèrent en dernier ressort sur la vie et les biens de leurs vassaux.

Sous la première race, un édit de 555 avait déjà donné droit de vie et de mort au comte sur les colons, et n'avait réservé que pour le Frank la juridiction du palais, ou juridiction royale. Au Xe siècle, le haut baron hérite les pouvoirs du comte sur les larrons et les malfaiteurs subalternes, et l'exercice de ce droit de mort sans appel constitue ce que les juristes nomment la haute justice. Le vieux jurisconsulte Jean Desmares, fidèle écho des traditions antérieures, énumère comme il suit les attributs de cette juridiction souveraine. Cas de haute justice, dit-il[19], et desquels la connoissance appartient tant seulement as haux justiciers, sont rapt, traisner, pendre, ardoir, enfouir, testes tailler, et tous autres par lesquels mort naturelle s'en suit. Item, couper oreilles ou autres membres, "bannir, prendre épaves, lever morts trouvés, à aubenage succéder. Item, connoistre des fausses mesures et denrées de petit pain, despecier mesures, ou autres fausses denrées, des voiries, des ormes et des autres arbres qui sont ès chemins et abonnements des chemins, des chemins, des quarrefors et places communes, de port d'armes et ôter les débats de guet appensé, et faire battre, pour denier mettre à question et à tuurment, fustiguier et battre de verges pour délits publiquement, avoir forches à un ou deux ou trois pilloris, faire dédire devant le peuple, mettre en spécial garde et protection, donner assurément, connoistre d'avoir appelé homme larron ou meurtrier, et semblables et plus grands injures, faire vendre héritage par cri solennel et mettre décret par espécial, quand chouses et biens immeubles de meneurs se vendent, avoir ressort, etc.

Un droit que ne mentionne pas Desmares, et qui, sous Charles V, commençait à tomber en désuétude dans les seigneuries souveraines, c'est le droit de grâce. Les Capitulaires avaient formellement interdit l'exercice de ce droit non-seulement aux vicaires[20], mais aux comtes. Néanmoins, dès le xie siècle, l'histoire nous le montre usurpé par tous les hauts seigneurs qui jouissent des droits régaliens. C'était, au surplus, une conséquence du droit de dernier ressort qui leur était dévolu. Puisqu'ils pouvaient prononcer un arrêt de mort, pourquoi n'auraient-ils pas eu le privilège de rendre un arrêt de grâce ? Les deux prérogatives sont connexes.

 

Comme juridiction criminelle directe, la basse justice ne donne droit qu'à la connaissance des petits délits, tels que les injures légères, les dégâts causés par les animaux, et autres contraventions qui ne pouvaient être punies d'une amende de plus de dix sous parisis. Mais, au civil, le seigneur bas justicier juge les procès de ses vassaux jusqu'à la somme de soixante sous parisis. Relèvent aussi de son tribunal tous les litiges relatifs aux cens, rentes et échanges d'héritages situés sur ses terres. Arbitre naturel de ses vassaux, il fixe les limites de leurs propriétés et dénoue pacifiquement leurs conflits. Enfin, réunissant dans ses mains le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, le bas justicier peut avoir à sa disposition des sergents, des geôliers et une prison, pour faire arrêter et détenir tous les délinquants qui se réfugient sur son territoire. Si nous voulions trouver de nos jours une magistrature analogue à la sienne, c'est la justice de paix qui nous fournirait, ce semble, les plus nombreux points de similitude.

Dans les premiers temps de la féodalité, on ne connaissait que la haute et la basse justice. L'une et l'autre n'étaient pas toujours séparées. Quand on voulait faire entendre qu'un seigneur jouissait de tous les droits de justice, depuis le haut jusqu'au bas de l'échelle, on disait qu'il exerçait l'alta, et la bassa justicia. Toutefois les hauts seigneurs déléguèrent souvent à leurs officiers supérieurs les prérogatives de la basse justice, et même quelques-unes des immunités de la haute, qui, par suite de ce transfert, s'appela media justicia, moyenne justice.

Le haut justicier, d'après le langage emprunté au droit romain et mal appliqué aux institutions féodales, était censé posséder le merum imperium. Ce pouvoir entraînait le droit de glaive. La moyenne justice était aussi variée que les inféodations qui l'avaient aliénée et morcelée. Le seigneur moyen justicier, dit Jacquet[21], peut, dans quelques coutumes, avoir des fourches patibulaires à deux piliers, et son juge connaît du simple homicide sans guet-apens, et des cas qui en dépendent ; dans d'autres, il connaît du crime de larcin jusqu'à la peine de mort inclusivement ; dans d'autres, il a la punition du sang jusqu'à soixante-quinze sols d'amende envers la justice, et du larron jusqu'à la mort ; dans d'autres, il connaît en ses assises, qu'il peut tenir quatre fois l'an, du simple furt (vol) ; peut avoir ceps et anneaux de fer, et une prison pour garder les malfaiteurs et les punir jusqu'au supplice de la mort exclusivement ; mais, dans d'autres, il ne peut user de fers, ceps, grues, grilles ; dans d'autres, au contraire, il peut avoir prison fermée, ceps et anneaux, et détenir les délinquants ou les punir, s'il y a lieu.

 

IV. — LA JUSTICE ECCLÉSIASTIQUE

 

En vertu même de sa mission surnaturelle, l'Église a le droit d'intervenir comme arbitre entre les parties contendantes et de juger leurs différends. Ouvrons l'Évangile : l'Apôtre ordonne aux chrétiens de ne pas soumettre leurs procès aux autorités séculières, mais de les régler par de pacifiques conventions ou par le jugement d'un membre de la communauté chrétienne. Sous l'empire de ces conseils, les chrétiens s'accoutumèrent bien vite à confier l'examen de leurs débats à l'institution que préoccupait le souci de leurs intérêts éternels. Lorsque le christianisme fut proclamé religion de l'État, les fidèles n'eurent plus de raison pour se soustraire à la compétence des tribunaux laïques, mais le tribunal ecclésiastique subsista ; bien plus, il fut légalement reconnu. A peine Constantin a-t-il entrevu la croix du labarum, que non-seulement il proclame irrévocables toutes les sentences des évêques, mais il permet qu'un procès commencé devant les juges laïques soit déféré par les parties au tribunal épiscopal. Une autre constitution du même empereur va plus loin : elle stipule que, sur la demande d'un seul des ayants cause, le tribunal épiscopal a le droit d'évoquer le procès et de prononcer un arrêt en dernier ressort. Toutefois, lorsque les deux contradicteurs sont laïques, leur assentiment est nécessaire ; mais, en aucune circonstance, les prêtres ne peuvent se soustraire à la juridiction des évêques, et ceux-ci à celle des synodes. Plus tard, cette juridiction fut restreinte aux cas où les parties laïques s'accordaient pour solliciter l'intervention du for épiscopal. L'Église fit respecter ce privilège, et nous savons par saint Augustin que les évêques furent pendant longtemps les seuls justiciers de la société chrétienne.

Dans les audiences épiscopales, l'évêque était assis au milieu des prêtres, comme un magistrat assisté de ses conseillers : les diacres étaient debout, servant d'appariteurs ou ministres de justice ; les parties se présentaient en personne, et s'expliquaient elles-mêmes. L'affaire était examinée simplement et de bonne foi, sans formalités rigoureuses, et décidée suivant la loi de Dieu, c'est-à-dire conformément aux saintes Ecritures. Le juge avait égard à la qualité des parties, principalement à leurs mœurs ; et non-seulement il jugeait affaire à fond, en déclarant ce qui était juste, mais il s'efforçait de faire acquiescer le demandeur et le défendeur à son verdict, et de guérir les adversaires de toute animosité et de toute aigreur. Aussi l'audience de l'évêque se tenait-elle le lundi ; on avait fixé ce jour afin de donner aux parties le temps de calmer leurs passions, et pour leur permettre, le dimanche suivant, de lever vers Dieu, comme dit l'Apôtre, des mains pures. Les affaires plus importantes, telles que les plaintes contre les évêques, se jugeaient devant le conseil provincial, tribunal suprême, dont les arrêts pouvaient être cassés par le pape, et devant lesquels l'État devait incliner sa puissance.

Les empereurs chrétiens ne se contentèrent pas de favoriser l'autorité arbitrale des évêques ; ils leur donnèrent le droit de surveiller les mœurs et de veiller à l'honnêteté publique. Si les pères ou les maîtres ne prennent pas soin de leurs filles et de leurs esclaves ; si, par une négligence coupable, ils mettent la vertu de ces jeunes filles en péril, l'évêque a le droit d'intervenir et de protéger efficacement l'innocence de ces jeunes âmes. A l'exemple du magistrat, il peut, lui aussi, couvrir de sa protection la femme libre ou l'esclave qui refuse de monter sur le théâtre ou de prendre part à des représentations scéniques. L'évêque assiste encore a la prestation de serment des curateurs chargés de la tutelle des insensés ou des mineurs. Une fois par semaine, le mercredi ou le vendredi, il visite les prisons, interroge les prisonniers libres ou esclaves sur les motifs de leur détention et reçoit leurs plaintes ; il engage les magistrats à faire leur devoir, et, s'il constate une infraction aux règlements, il avertit l'empereur. Enfin, l'évêque exerce un droit de surveillance et de contrôle sur l'administration municipale, sur l'emploi des revenus et des deniers communs des cités, sur la construction ou la restauration des édifices civils.

Telle est la magistrature des évêques.

Au moyen âge, l'Église conserva la plupart de ces privilèges.

Chargée par Dieu même d'introduire le christianisme dans toutes les relations sociales, les évêques devaient nécessairement se mêler à la justice et en réformer la procédure. L'Église, pénétrée de cette mission, christianisa donc, autant qu'il dépendait d'elle, l'organisation judiciaire et les principes du droit. Au droit du plus fort elle s'efforça de substituer le droit du plus juste, et du duel elle fit une procédure judiciaire aussi correcte qu'il était possible de le faire dans une société encore barbare et plus docile aux décisions de la force qu'aux arrêts de l'équité.

Nous avons vu précédemment que seuls les serfs ne jouissaient pas, au moyen âge, d'une juridiction normale. Aussitôt que l'Église prend place dans le conseil des rois, son premier soin est de combler cette lacune ; non-seulement elle prend sous sa sauvegarde les attachés à la glèbe, mais elle consacre ses soins aux membres de toutes les classes souffrantes, aux pauvres, aux orphelins, aux veuves, aux lépreux et aux pèlerins. Elle leur donne des mandataires ou des défenseurs, les recommande aux comtes, et finit par obtenir la juridiction exclusive de tous ceux que le travail enchaîne ou que la détresse opprime. En même temps, la compétence de l'Église s'étend sur tous les individus qui spolient le pauvre, comme les usuriers, et sur ceux qui pressurent le peuple, comme certaines sommités de l'oligarchie féodale. En 567, un concile de Tours excommunie les comtes qui, réfractaires aux remontrances des évêques, tyrannisent les misérables et outragent en eux l'image de Dieu. Le concile de Mâcon (585) menace de l'anathème les magistrats laïques qui jugent les causes des orphelins et des veuves sans l'assistance de l'évêque ou de son archidiacre. En 633, le cinquième concile de Tolède impose aux évêques le devoir de réprimander les juges prévaricateurs, et, si ces magistrats avertis ne se corrigent point, il enjoint aux prélats de les dénoncer au roi. Enfin, le vingt-troisième canon du concile de Verneuil dispose que les causes des veuves et des orphelins seront expédiées les premières, et le vingt-cinquième canon interdit la vénalité des arrêts.

Alphonse de Castille, saint Louis et tous les princes chrétiens, loin de voir d'un œil jaloux le pouvoir judiciaire des évêques, en encouragèrent, au contraire, l'extension. Ils croyaient en cela concourir au bonheur de leurs peuples, plus portés à comparaître devant le tribunal des clercs que devant celui des barons. Il est incontestable, en effet, et c'est l'avis de M. Faustin Hélie, que les laïques préféraient aux juges séculiers les magistrats épiscopaux, chez lesquels ils étaient sûrs de rencontrer un esprit plus imprégné des principes du droit et moins enclin aux mesures rigoureuses. Autant l'Église apportait d'impartialité et de soin dans l'instruction des causes et dans l'interrogatoire des accusés, autant les magistrats laïques montraient trop souvent un esprit affranchi de scrupules et un cœur dépourvu de miséricorde. Le vingt-troisième canon du concile de Narbonne (1235) exige que l'on ne condamne personne sans qu'il soit convaincu par des preuves évidentes ou par son propre aveu, parce qu'il vaut mieux laisser un coupable impuni que de frapper un innocent. Le concile de Toulouse (1229) ordonne que les juges rendent la justice gratuitement, donnent des avocats aux pauvres, et ne laissent voir dans leurs jugements ni passion, ni cruauté, ni complaisance. Celui de Château-Gontier (1231) oblige les juges à prêter serment de ne point recevoir de présents, et de juger selon la justice. Il prescrit, en outre, aux avocats de jurer qu'ils ne défendront point de mauvaises causes, et qu'ils n'emploieront ni la fraude, ni le mensonge, ni la médisance, etc. Une pareille sollicitude était bien faite pour recommander la juridiction ecclésiastique, et la désigner à l'estime des rois et des peuples. Nous venons de citer saint Alphonse de Castille et saint Louis ; mais dès le VIe siècle, Reccarède, roi des Visigoths d'Espagne, avait statué que les juges paraîtraient devant les synodes des évêques pour y être instruits de leurs devoirs et des principes qui devaient les diriger dans leurs arrêts.

Les évêques furent chargés de surveiller eux-mêmes l'administration de la justice, d'en soumettre les abus aux princes, et d'excommunier les juges prévaricateurs. Quelquefois trop faible pour atteindre des magistrats iniques et souvent incapables, l'autorité royale avait besoin du concours de l'Église. Plusieurs fois, les rois de France invitèrent expressément les évêques à protéger les pauvres, les innocents et les orphelins, contre l'oppression des seigneurs. Nous avons de Clotaire II une constitution où ce prince déclare que, pendant son absence, les sentences définitives seront réservées aux évêques. Bref, les pontifes tiennent la place du roi. Nouveau Constantin, Charlemagne ordonne, par un édit, que toute affaire civile, même quand elle est déjà pendante devant les tribunaux laïques, soit soumise au jugement de l'évêque. L'évêque craint-il la partialité des assesseurs, il a le droit d'évoquer l'affaire devant son tribunal. Alors il choisit ses assesseurs parmi les ecclésiastiques et autres personnes compétentes, et, la sentence rendue, il la transmet au roi, qui la confirme ou l'annule.

C'est ici le lieu de bien faire ressortir la pensée dont s'inspiraient les évêques dans leurs procédures, et le mobile qui dictait leurs décisions.

Jusqu'à l'introduction du christianisme dans le monde, la juridiction pénale de l'État n'avait d'autre but que l'expiation rigoureuse et inexorable de la faute. Le châtiment n'était que la réaction nécessaire de la justice qui fait plier le coupable sous la loi qu'il a violée. A peine l'Église est-elle fondée, qu'elle donne au châtiment une portée supérieure : non-seulement elle le considère comme une expiation nécessaire, mais comme une expiation salutaire de la perturbation apportée par le délit à l'ordre établi de Dieu dans la société humaine. De vengeresse, la peine se fait médicinale[22]. Améliorer le coupable, le reconquérir à la vie sociale par le changement de ses dispositions morales, devient le motif qui dirige l'application du châtiment. On voit alors l'Église intercéder en faveur du coupable, que le bras vengeur de la justice menace de la mutilation ou de la mort. Témoins des résultats que l'influence de l'Église produit sur les criminels, les rois partagent avec elle la surveillance des prisons. L'Église profite aussitôt de cette faveur pour obtenir d'abord, qu'aux jours de fêtes solennelles, les rois n'oublient pas les malheureux dans leurs cachots, puis elle fait admettre le principe, aujourd'hui remis en honneur par l'Angleterre, que de la conduite du prisonnier dépendraient et la durée et l'intensité de la peine. Le droit d'asile devient le moyen le plus efficace dont se sert l'Église pour protéger les fugitifs désarmés contre leurs persécuteurs, pour combattre la coutume germanique autorisant la vengeance du sang versé, et enfin pour adoucir la rigueur de la législation pénale.

Un mot ici sur le droit d'asile.

Un grand nombre de conciles promulguèrent et sanctionnèrent le droit d'asile. Citons d'abord, entre beaucoup d'autres, deux canons, l'un du VIe siècle, l'autre du IXe. Voici le premier, tiré du concile d'Orléans, tenu en l'année 511 :

Nous décidons qu'on observera ce qu'ont décrété les canons ecclésiastiques et la loi romaine, à savoir qu'il ne soit permis à personne d'enlever les accusés ou criminels des sanctuaires et vestibules des églises, non plus que de la maison des évêques où ils auront cherché un asile : on ne doit pas non plus les remettre aux mains d'un magistrat, à moins que celui-ci ne jure sur l'Évangile d'épargner la vie et le corps de ce malheureux et de ne lui infliger aucun châtiment corporel ; on doit cependant veiller à ce que le criminel qui aura profité de l'asile donne une satisfaction convenable à celui qu'il aura lésé.

Trois siècles après, en 813, un concile de Mayence s'exprime à peu près dans les mêmes termes : Que personne, dit-il, ne puisse enlever par force un accusé qui se sera réfugié dans une église, et ne le livre à la mort ou à une peine grave, afin de conserver l'honneur qui est dû à Dieu et à ses saints ; mais que les recteurs ou desservants de l'Église s'efforcent de sauver la vie et les membres de ce malheureux, et d'obtenir qu'on lui accorde la paix ; sans préjudice, néanmoins, d'une composition légitime pour ce qu'il aura fait d'injuste.

On ne pouvait livrer le criminel qui s'était réfugié dans un asile que dans le cas où ses juges naturels juraient sur l'Évangile de ne lui faire subir ni la mutilation ni la mort. Gontran, roi de Burgondie, voulant interroger des conspirateurs qui s'étaient réfugiés dans un asile, leur promet la vie sauve s'ils sortent. Après les avoir interrogés et reconnus coupables, il leur permet de retourner dans leur asile. L'esclave, même accusé d'un crime atroce, est affranchi de toute peine corporelle, lorsqu'il s'est placé sous la protection d'un asile. Il n'est rendu à son maître que si celui-ci promet le pardon par serment.

Le suppliant se réfugiait quelquefois jusque dans le sanctuaire, et saisissait la nappe de l'autel. Les Capitulaires de Charlemagne maintinrent l'immunité : Si quelqu'un ose arracher un suppliant des portiques, des parvis, des jardins, des bains, et autres lieux attenant à l'église, qu'il soit puni de mort. Les croix élevées sur les chemins sauvegardaient également ceux qui s'abritaient sous leur ombre. Le concile de Clermont (1095) défend formellement de mutiler le criminel qui les embrasse. Les chroniques du XIe siècle nous apprennent que les murs des églises étaient quelquefois garnis d'un anneau de salut qu'il suffisait de saisir pour être exonéré de toute poursuite. Dans ces temps barbares, dit Guérard, où l'offensé se faisait lui-même justice, où souvent une vengeance terrible et prompte suivait un tort assez léger, où la force était la loi de tous, et les sentiments d'humanité affaiblis ou même éteints dans le cœur du plus grand nombre, il était bon que l'Église pût accueillir et protéger le malheureux qui venait lui demander un refuge, afin de donner à la colère le temps de s'amortir, et aux sentiments chrétiens le temps de se réveiller.

Faisons remarquer que l'asile n'abritait pas indéfiniment ceux qui l'utilisaient ; le neuvième jour les clercs mettaient le coupable en demeure d'abjurer l'asile ou de comparaître devant les tribunaux. Dans le cas où le criminel préférait l'exil, on lui laissait quarante jours pour quitter le royaume.

Afin de mieux faire comprendre encore le véritable esprit dans lequel l'Église entendait le droit d'asile, nous allons rapporter un trait de la vie de saint Bernard, qui jettera sur cette question la plus vive lumière.

Saint Bernard, étant abbé de Clairvaux, fait un jour la rencontre d'un brigand de grand chemin que les sergents du comte de Champagne conduisaient à la potence. Le saint abbé s'empresse de soustraire le malfaiteur au supplice qui l'attend, et le fait diriger vers son monastère. Le comte Thibaut, assez décontenancé, tâche de faire revenir Bernard sur cette décision ; il lui représente que le criminel qu'il vient d'arracher au supplice terrorise le pays depuis de longues années, et donne le scandale des plus abominables forfaits. Que répond alors au comte l'illustre moine ? Bien loin d'accorder un pardon complet à ce misérable, je compte bien lui infliger les plus cruelles tortures. Je veux, dit Bernard, l'attacher pendant plusieurs années à une croix, et le faire mourir dans les tourments d'une longue pénitence.

C'est ce qui arriva. Le brigand, délivré du supplice et conduit à l'abbaye de Clairvaux, revêtit l'habit monastique, se soumit aux épreuves de la pénitence la plus rigoureuse, et s'éteignit, heureux et pardonné, après trente années d'une vie mortifiée[23].

N'est-ce pas là la mise en œuvre du système pénitentiaire qu'une fausse école représente comme une institution moderne, et dont les principes ont été pendant plusieurs siècles appliqués par l'Église ?

 

Aujourd'hui les tribunaux ne prodiguent pas les condamnations à mort. Avant de prononcer leur verdict, les jurés réfléchissent longuement, et leur conscience est, sur ce chapitre, travaillée de tels scrupules, qu'on les accuse, souvent avec raison, plutôt de faiblesse que de sévérité[24]. Il n'en était pas de même dans les temps féodaux, où les juges se montraient bien moins ménagers de la peine capitale. En Souabe, nous dit Hurter, l'usage ajoutait encore à la sévérité de la peine, en obligeant l'incendiaire à porter, en marque d'ignominie, s'il était un homme libre, un chien, et s'il était un serf, une selle d'un comté dans le comté voisin. Il est plus difficile de justifier la peine du talion, lorsqu'il s'agissait de quelque mutilation, et moins encore quand la cruauté souillait les arrêts de la justice.

En s'efforçant d'adoucir les mœurs, l'Église contribuait par là même à mitiger les pénalités. D'ailleurs, plus d'une fois, on la vit implorer la grâce des condamnés à mort, et, cette grâce obtenue, travailler à leur rédemption morale. C'est peut-être là l'origine du droit que possédaient dans quelques pays les dignitaires de l'Église, de délivrer des mains de l'exécuteur les criminels qu'ils rencontraient sur le chemin du supplice.

Ce n'était pas le seul cas où l'Église substituait la miséricorde à la justice. Dans un certain nombre de diocèses, les évêques, en prenant possession de leur siège, avaient le droit d'élargir les prisonniers, ou même d'arracher un ou plusieurs malfaiteurs à la mort. Les archevêques de Paris et les évêques d'Orléans jouissaient notamment de cette prérogative, de même, du reste, que les archevêques de Reims, lorsque le roi de France traversait leur ville. Quelques chapitres étaient aussi sur ce point non moins privilégiés que les prélats ; tel était, par exemple, le chapitre de Saint-Romain, à Rouen[25].

La vie des saints nous offre des exemples touchants de la sollicitude maternelle de l'Église envers les coupables, et nous éclaire sur les motifs qui lui faisaient préférer la clémence à la rigueur. Nous ne pouvons résister au plaisir d'en citer quelques témoignages.

Saint Colomban, fondateur du monastère de Luxeuil en Bourgogne, avait été relégué par le roi Thierry dans un village, près de Besançon. Un jour, on lui annonce que la prison de cette cité regorge de criminels, et que les magistrats s'apprêtent à les livrer aux exécuteurs. Aussitôt Colomban gagne Besançon, et s'introduit auprès des détenus : — Êtes-vous coupables ? leur dit le saint moine, et si vous l'êtes, quel crime a motivé votre condamnation ? Surpris de cette demande, les prisonniers avouent franchement leurs méfaits, sans se donner la peine d'en dissimuler l'horreur, mais terminent leur récit par une promesse solennelle de faire pénitence, s'ils recouvrent la liberté. Le saint, attendri, leur recommande de ne pas oublier l'engagement spontané qu'ils viennent de prendre ; puis, sur son ordre, Domoald, un de ses disciples, leur ôte les fers, ce dont il s'acquitta, dit le biographe, avec autant de facilité que s'ils eussent été d'étoupes. Cela fait, Colomban ouvre aux criminels les portes de la prison, leur lave les pieds, puis leur enjoint d'aller à l'église remercier Dieu de la grâce insigne qu'ils viennent d'obtenir. Les protégés du moine se rendent en toute hâte vers le temple ; mais, les portes se trouvant malheureusement fermées, ils allaient retomber entre les mains des soldats que le geôlier avait dépêchés à leur poursuite, quand, sur les prières de saint Colomban, les portes de l'église s'ouvrent d'elles-mêmes, et n'y laissent entrer que les prisonniers, qui n'ont plus rien à craindre du geôlier ni de ses auxiliaires.

Dans son livre intitulé les Belles Prisons, le chanoine Morcau raconte deux histoires analogues, et dont saint Aubin et saint Germain auraient été les héros.

Saint Aubin, évêque d'Angers, passant devant la prison, il entendit un grand bruit meslé de gémissements et de plainte, que faisoient ceux qu'on y tenoit renfermez. Touché de compassion, il y entra, et pria le juge qui y estoit de leur donner la liberté. Mais comme il ne témoigna pas d'estre disposé à luy accorder cette grâce, il se mit à prier Dieu avec ferveur de faire ce que le juge luy refusoit, et à l'instant une grosse pierre quarrée tombant du mur, leur fit une ouverture par où tous ces prisonniers sortirent de cette prison comme d'un sepulchre.

La mesme chose arriva à saint Germain, evesque d'Auxerre, lorsqu'il estoit à Ravenne en Italie. Allant par la ville, il passa devant la prison sans le sçavoir ; mais la voix des criminels, qui le prioient d'avoir pitié d'eux, luy fit tourner la teste et demander ce que vouloient ces personnes. On luy dit que c'estoient les prisonniers qui le conjuroient de leur procurer la liberté, ce qui obligea le saint de faire appeller les geôliers ; mais ils n'osèrent se présenter, sçachant bien qu'il n'estoit pas en leur puissance de luy accorder ce qu'il demanderoit, ces criminels estant emprisonnez par ordre des juges. Quand le saint vit qu'il n'y avoit rien à espérer de ce costé-là, il s'adressa à Dieu, prosterné en terre, le pria de rompre les fers de ces malheureux et de leur ouvrir la porte, et dans ce moment tous les gonds, toutes les serrures se brisèrent, aussi bien que les ceps et les menotes des prisonniers : si bien que, profitant de ce bonheur, ils sortirent ensemble et vinrent se jeter aux pieds de leur libérateur.

 

Cette horreur du sang non-seulement se révèle dans la conduite des papes et des saints, mais s'affirme dans la législation conciliaire. C'est ainsi que le trente et unième canon du quatrième concile de Tolède (633) interdit aux évêques d'accepter la commission d'examiner les criminels de lèse-majesté, si préalablement on ne leur a promis, par serment, la grâce de ces criminels ; si les évêques, ajoute le décret, ont pris part à l'effusion du sang, ils seront déposés. Dans un autre concile, celui d'Auxerre (585), l'Église interdit aux clercs d'assister au jugement et à l'exécution des criminels. Enfin, chez nos voisins, en Angleterre, le clergé catholique, témoignant à la fois de son amour pour la science, et de son éloignement pour les rigueurs de la justice, avait fait admettre dans la législation civile une loi qui exemptait de la peine capitale les criminels lettrés, et c'est seulement de nos jours que le parlement a, sur l'initiative de lord Campbell, abrogé ce curieux privilège.

Mais si les châtiments inspirent une telle répugnance à l'Église, si les peines temporelles lui sont si peu sympathiques, en revanche, elle n'hésite pas, lorsqu'elle le croit utile, à lancer ses foudres contre tous ceux qui bravent la loi de Dieu. Convaincue qu'il est de son devoir de faire respecter les préceptes de la morale et les vrais droits de la société, le pape Célestin III autorise l'archevêque Humbert de Cantorbéry à excommunier les seigneurs qui augmentent les impôts et rendent les routes dangereuses pour la sûreté des voyageurs. Dans le même ordre d'idées, le concile d'Arles (1234) prohibe la création de nouveaux impôts, et celui d'Avignon (1209) défend aux seigneurs, sous peine d'anathème et d'interdit sur leurs terres, d'y établir des péages et des redevances injustes ; un autre canon condamne comme hérétiques les Aragonais, les Brabançons et leurs protecteurs qui troublent l'ordre social. En vertu du quarante-quatrième canon du concile de Montpellier (1215) les barons reçoivent mission de veiller à la sûreté des chemins et d'en bannir les brigandages et les vols. D'autres canons du même concile renouvellent et confirment toutes les mesures prises par l'Église pour assurer la sécurité publique, et décrète les peines les plus sévères contre ceux qui violeraient la paix. Mentionnons encore le troisième canon du concile d'Auxerre (585), en vertu duquel l'anathème frappe les seigneurs et les courtisans qui s'emparent par force des biens des particuliers, ou qui les obtiennent des princes par flatterie et le concile d'Avignon, dont le neuvième canon enjoint de démolir les châteaux et les fortifications que l'on avait, en quelques endroits, joints aux églises, et qui, vers cette époque, étaient devenus des repaires de voleurs.

Non moins sévère à l'égard des brigandages maritimes, l'Église s'efforce de purger les mers du fléau de la piraterie. Bien avant les gouvernements modernes et le traité de Paris, elle considère le métier de pirate, en d'autres termes la course, comme une profession déshonorante, et porte contre les corsaires les premières lois pénales. Les mêmes motifs déterminent Grégoire VII et ses successeurs à poursuivre la suppression de cet odieux droit d'épave qui conférait aux riverains de la Baltique le droit de s'emparer des naufragés et de les réduire en esclavage.

Lorsque les ordonnances des rois venaient se surajouter aux censures de l'Église, l'effet n'en était que plus certain. Ajoutons que l'Église excommuniait solennellement chaque année les magiciens, les incendiaires, les voleurs et les pillards. Non point qu'elle cherchât à venir au secours de la police ou de la justice criminelle ; mais elle avait à cœur de protester contre toutes les dérogations à la loi morale. La punition temporelle des crimes ne tenant qu'une place secondaire dans ses hautes préoccupations, elle l'abandonnait au pouvoir séculier, et quand l'État oubliait sur ce point ses devoirs, elle les lui rappelait avec énergie.

Telle fut l'influence qu'exerça l'Église dans le système juridique ; voilà comment les papes et les conciles réformèrent la notion du juste, et au droit de la forcé opposèrent la force du droit.

 

V. — LE JUGEMENT DE DIEU

 

Si la justice pénale dut à l'Église la majeure partie de ses améliorations, on peut dire hardiment que la procédure criminelle ne lui fut pas moins redevable. Grâce à l'exemple donné par les conciles, elle adopta les principes d'une justice plus clémente et plus humaine. Ainsi l'absent ne devait pas être jugé, le parjure ou tout autre criminel ne pouvait être accusateur, et le juge ne pouvait être témoin. La déposition d'un seul témoin, quel qu'il fût, ne suffisait pas pour provoquer une condamnation.

L'Église eut surtout le mérite d'abolir peu à peu les jugements de Dieu, dans lesquels la superstition voulait voir une action régulière de la Providence. Aucun pouvoir séculier ne combattit avec plus de vigueur l'usage barbare des duels judiciaires, et ne contribua davantage à l'abolition des serments, qui, en affranchissant les parties des désagréments d'une enquête, leur permettaient de se dégager de tout ce qui n'était pas judiciairement établi.

Les jugements de Dieu ou ordalies étaient, comme on le sait, des épreuves que les magistrats imposaient aux accusés, et dans l'issue desquelles on croyait reconnaître une intervention directe de la volonté divine. Il serait oiseux de rechercher ici l'origine de ces épreuves. Les ordalies naquirent de la foi naïve des peuples. Elles supposent dans l'esprit de ceux qui les imposent cette fausse croyance que Dieu peut consentir à faire un miracle pour déterminer la réalité d'un fait judiciaire. Après avoir été reléguées au second plan par Charlemagne, les ordalies jouirent, après la mort de ce grand homme, d'une vogue et d'une autorité qui ne firent que s'accroître jusqu'à l'avènement de saint Louis.

Afin de bien faire comprendre l'action de l'Église sur la marche de cette déplorable institution, nous allons essayer d'en décrire les phases. D'après le système juridique des barbares, l'accusateur n'était pas tenu de prouver la culpabilité de l'accusé, mais celui-ci devait démontrer lui-même son innocence, et s'il n'en administrait pas des preuves péremptoires, le magistrat le condamnait ipso facto. Mais comment fournir ces preuves ? Deux voies s'ouvraient à l'accusé : le serment et l'ordalie. Il jure solennellement qu'il est un homme irréprochable, et, ce cérémonial accompli, des auxiliaires, des champions, dont le nombre varie suivant l'importance de l'accusation, viennent confirmer le serment. Choisis d'ordinaire dans la famille du prévenu, le rôle de ces co-assermentés n'est point de déposer sur le fond du débat ; connaître l'affaire leur est même inutile : ils doivent seulement attester la véracité de leur parent. Si les co-assermentés sont suspects, ou si l'accusé ne peut trouver le nombre de témoins nécessaire, ou si, comme c'était le cas des serfs ou des gens mal famés, son serment n'est pas recevable, alors c'est à la Divinité elle-même que les juges confient la solution du procès. L'accusé est-il de condition libre, le tribunal recourt au jugement de Dieu, au duel. Dans le cas contraire, ou s'il s'agit d'une femme, une autre ordalie, déterminée par la loi, fait appel à la volonté divine. Les principales ordalies sont les épreuves de l'eau froide et de l'eau bouillante, de la croix, du feu, du fer chaud, etc. L'épreuve de la croix consiste à tenir les bras étendus pendant le service divin. Celui qui reste le plus longtemps immobile dans cette posture l'emporte sur son adversaire. Avant de mourir, Charlemagne ordonna l'épreuve de la croix pour terminer les différends que susciterait le partage de ses États. Mais Louis le Débonnaire s'y opposa, de peur, dit-il, que l'instrument glorifié par la passion du Sauveur ne fût profané par la témérité d'un témoin.

Lorsque Louis le Germanique, se prétendant lésé par Charles le Chauve, lui disputa la possession d'une partie des États légués par Lothaire, l'arbitrage de Dieu fut invoqué. Dix hommes furent soumis à l'épreuve de l'eau bouillante, dix à l'épreuve de l'eau froide, dix à l'épreuve du fer chaud. Cette dernière épreuve consistait, soit à prendre avec la main nue un fer rougi au feu, soit à marcher pieds nus sur du fer brûlant.

L'épreuve la plus solennelle est celle du feu. Les exécuteurs élèvent deux bûchers, dont les flammes se confondent. L'accusé, l'hostie entre les doigts, traverse rapidement les flammes, et s'il n'en reçoit pas d'atteinte, son innocence est par là même proclamée. L'histoire contient plusieurs exemples célèbres de l'épreuve du feu. Lors de la première croisade, quand le prêtre Barthélemy découvrit, à la suite d'une révélation, le fer de la sainte lance, on lui imposa l'ordalie des deux bûchers. Barthélémy traversa les flammes, l'hostie à la main, et les chroniqueurs assurent qu'il en sortit sain et sauf.

L'épreuve du pain bénit, judicium offœ, judicium panis adjurati, se trouve de bonne heure chez les Anglo-Saxons, les Frisons, et dans le royaume frank, comme le prouvent les rituels conservés dans nos archives. Le prêtre offre à l'accusé, pendant la messe, un morceau de pain bénit ; si celui-ci ne peut l'avaler facilement, si le pain demeure arrêté dans son gosier, et s'il est obligé de le rejeter de la bouche, c'est une preuve de culpabilité ; le coupable avale-t-il, au contraire, le pain bénit sans aucune peine, selon les idées générales, une mort prochaine doit suivre cette manducation. Fresne raconte qu'un comte Godwin mourut subitement après avoir avalé le pain bénit. Un reste de cette ordalie se trouve dans l'adjuration suivante, encore usitée de nos jours : Que ce morceau me reste dans la gorge, si !...

L'épreuve de la civière offre un caractère plus solennel. Lorsqu'un meurtre est commis, et que le coupable ne peut être découvert, on place le cadavre nu de la victime sur une civière ; les personnes sur lesquelles le soupçon s'est porté doivent toucher le mort en prononçant certaines formules prescrites. Si le mort saigne, s'agite, écume ou change de couleur, l'accusé cesse d'être un prévenu pour devenir un coupable.

L'ordalie la plus imposante est le duel, réservé, comme nous l'avons dit, aux hommes libres. Un savant a publié de nos jours un manuscrit de la Bibliothèque Nationale qui représente, dans ses curieuses vignettes, les différentes phases du combat judiciaire ; c'est une espèce de commentaire vivant de l'ordonnance de 1306, dont il reproduit le texte. Dans ces tableaux expressifs et fidèles, on reconnaît les solennités brillantes des tournois chevaleresques. Seulement, la gravité d'une procédure criminelle se manifeste dans le soin avec lequel sont stipulées certaines formalités judiciaires.

L'appelant, dit l'ordonnance en question, se doit présenter en champ premier et devant l'eure de mydi, et le deffenseur devant l'eure de nonne (trois heures) ; et quiconque defrault de l'eure, il est tenu et jugié pour convaincu.

Après s'être ainsi présentées séparément, les parties, le jour assigné, comparaissent toutes les deux à cheval, à l'entrée du champ clos, devant le roi, ou devant son connétable ou maréchal. Puis l'appelant formule son défi en ces termes : Sire — ou bien en l'absence du roi : mon très-honoré seigneur monseigneur le connestable, ou monseigneur le mareschal du champ, je suis tel, ou véez cy tel, lequel pardevant vous comme celui qui estes ordonné de par nostre sire le roy, qui se vient présenter armé pour combattre contre tel, sur telle querelle, comme faulx et mauvois traytre ou meurtrier comme il est. Et de ce que je prens Notre Seigneur, Notre Dame et monseigneur saint Georges le bon chevalier, à tesmoing à ceste journée à eulx par le roy nostre sire assignée.

Et pour ce accomplir est venu, et se présente pour faire son vray devoir ; et vous requiert que lui livrez et départez sa portion du champ, du vent, du soleil, et de tout ce qui est nécessaire, prouffitable, et convenable à tel cas. Et ce fait, il fera son vray devoir à l'ayde de Dieu, de Nostre Dame et de monseigneur saint Georges, le bon chevalier, comme dit est ; et proteste qu'il puisse combatre à cheval ou à pié, ainsi que mieulx lui semblera ; et de soy armé de ses armes ou désarmé, et pourter telles qu'il vouldra tant pour offendre que pour deffendre à son plaisir, avant combattre ou en combattant, se Dieu lui donne loisir et puissance de ce faire.

Au troisième acte de ce drame judiciaire, chacun des combattants arbore son pavillon des deux côtés du pavillon royal, près de la lice ; il est entouré de ses écuyers, de ses avocats et hérauts. L'appelant sort de sa tente et vient, sa visière relevée, tout à pyé, partant de son paveillon avec les gardes et conseil, armé de toutes ses armes ; et quand il est saubs l'eschaffault, où leur juge est, il se mettra à genouls devant un siège richement paré, où sera la figure de nostre rédempteur Jésus-Christ en croix, concilie dessus un Te igitur, et à sa dextre sera un prestre ou religieux qui lui dira par la manière qui s'ensuit :Sire chevalier qui estes ici présent, vous vécz icy la remembrance de Nostre-Seigneur Jésus-Christ, laquelle est très-vraie, qui voulut livrer son précieux corps pour nous sauver. Or, lui requérez merci, et priez-le que à ce jour vous veuille ayder, si bon droit avez, car il est le souverain juge. Souviegne vous des serments que vous ferez, ou autrement vostre âme, vostre honneur et vous êtes en péril.

Puis le maréchal prend l'appelant par les deux mains, met la dextre sur celle croix, et la senestre sur le Te igitur, et puis lui dit :Je jure sur la remembrance de nostre benoist Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ, et sur les saints Évangiles qui ici sont, et la foy de vrai chrestien et du saint baptesme que je tiens de Dieu, que j'ai certainement juste et bonne querelle et bon droit d'avoir en ce gaige de bataille appelé N., comme faux et mauvais traistre, ou murtrier, ou foy mentie, selon le cas gu'il est, lequel a très faulse et mauvaise querelle de soy en deffendre, et ce je monstrerai aujourdui par mon corps contre le sien, à l'ayde de Dieu, de Nostre Dame et de monseigneur saint Georges le bon chevalier.

Le défendeur est ensuite appelé de la même manière devant le maréchal. Le prestre l'amoneste à son tour, et ensuite il prête un serment dans un sens contraire à celui de l'appelant, mais dans une forme à peu près semblable. Une dernière fois, les deux adversaires s'avancent ensemble pas à pas, et quand ils sont agenouillés devant la croix, le maréchal leur pose les mains l'une après l'autre sur le crucifix ; alors doit être le prestre présent pour leur remantevoir la vraie passion de Nostre Seigneur Jésus-Christ, la perdition de celuy qui aura tort en âme et en corps, aux grans serements qu'ils ont faits, et seront jugés par la sentence de Dieu, qui est de ayder à bon droit ; les confortant de se mettre plutost à la mercy du prince que en la vie et indignation de Dieu et povoir de l'ennemy.

Le maréchal leur demande s'ils veulent de nouveau prêter serment ; et si l'un deux se repent et fait conscience comme chrestien, le roy le reçoit à la mercy pour lui donner pénitence ; sinon ils prêtent le serment dont voici l'effrayante formule : Je jure sur cette vraye figure de la passion de notre vray rédempteur Jésus-Christ, et sur les sainctes évangiles qui y sont, sur la foi de baptesme, sur les très-souveraines joyes du paradis, auxquelles je renonce pour les très-angoisseuses peines d'enfer si je dis faux, sur ma vie et sur mon honneur, que j'ay bonne, saincte et juste querelle, et sur ce, je baise cette vraye croix, et les sainctes évangiles, et me tais. — Et le prestre prend alors sa croix, son Te igitur, et le siège sur quoy ils estoient, se boute hors et puis s'en va.

Quand le prêtre a fini son office, le roi d'armes s'avance dans l'enceinte, et, au nom du roi, lit la proclamation suivante : Or oez, or oez, seigneurs, chevaliers, escuyers et toutes manières de gens, que notre souverain seigneur, par la grâce de Dieu roy de France, vous commande et défend, sous peine de perdre votre corps et avoir, que nul ne soit armé, ne porte espée ou autres harnois quelconque, si ce ne sont les gardes du champ, et ceux qui, de par le roy nostre sire, en auront congié. Ainçois le roi vous deffend et commande que nul, de quelconque condition qu'il soit, durant la bataille, ne soit à cheval, et ce aux gentils hommes sur peine de perdre le cheval, et aux serviteurs et roturiers sur peine de l'oreille. Ainçois le roy nostre sire commande à toutes personnes, de quelques conditions, qu'ils se assient sur banc ou sur terre, afin que chacun puisse voir les parties combattre, et ce, sur peine du poing.

Après cette proclamation du roi d'armes, chacun s'assied en silence ; puis les parties étant prestes, alors, par le commandement du mareschal, vient le roi d'armes par trois fois crier : Faites vos devoirs ! faites vos devoirs ! faites vos devoirs ! Et, après ces paroles, les deux champions sauldront de leurs pavillons pour monter sur leurs chevaulx qui seront là tout prest, et, leurs bâtons à l'entour de eux, de quoy ils sa doivent ayder, environnez de leurs conseillers. Adonc subitement leurs pavillons seront jetez hors du champ. Et quand tout sera en poinct, lors le mareschal part en criant trois fois : Laissez-les aller ! et ces paroles dites, jette le gant, et alors qui veut se monte prestement à cheval, et qui ne veut en gaige de querelle à son bon plaisir, et, fasse chacun le mieux qu'il pourra.

Le combat pouvait donc avoir lieu soit à cheval, soit à pied. Entre les seigneurs ou nobles de haut parage, le duel à cheval prévaut ; c'est celui, en effet, qui permet aux seigneurs de déployer de la manière la plus complète la science des armes et le faste de leur équipage. Le duel, une fois engagé, continuait sans relâche, jusqu'à ce que l'un des combattants eût été terrassé sur l'arène, et jeté, vif ou mort, en dehors de la lice. Quelquefois, cependant, le roi jetait son bâton dans le champ clos ; à ce signe, les combattants devaient s'arrêter, et le vainqueur suspendre son dernier coup.

 

Telles étaient les différentes formes de la procédure féodale. Nous n'avons pas besoin d'en faire ressortir les inconvénients ; l'Église milita pendant tout le moyen âge, pour en débarrasser les institutions judiciaires. Trouvant les ordalies accréditées chez tous les peuples d'origine germanique, elle s'efforça d'abord de les adoucir et de les christianiser puis, lorsque les barbares furent moins opiniâtrement attachés à leurs traditions, elle les abrogea tout à fait.

Une suppression radicale n'eût pas été possible à l'origine. Le moyen légal de prouver la vérité d'une assertion était alors le serment. L'entourer de respect et maintenir les ordalies qui l'accompagnaient, était assurément le meilleur moyen d'empêcher des abus sacrilèges. Mais, abstraction faite des déplorables conséquences du parjure, il ne faut pas oublier que le serment n'était accordé, comme moyen de preuve, qu'à l'homme libre : il était interdit au serf, qui se trouvait ainsi désarmé devant l'accusation. En conservant l'appel direct fait à la décision divine, les missionnaires de la foi chrétienne offrirent par là même un dernier refuge à l'innocence des serfs, et rompirent une partie de leurs liens. Toutefois l'Église n'accepta pas les ordalies sans les modifier. Placées sous la surveillance des évêques, les épreuves s'accomplissaient dans les temples. Selon qu'il le jugeait convenable, le clergé pouvait les autoriser ou les interdire, et, si nous consultons l'histoire, nous y voyons que très-souvent les dignitaires ecclésiastiques refusèrent leur concours et prohibèrent l'épreuve. Un cérémonial circonstancié réglait d'ailleurs l'accomplissement des ordalies et lui imprimait un caractère chrétien. Le patient devait passer dans la prière et dans le jeûne la semaine qui précédait le jugement de Dieu. Le jour arrivé, le peuple ne pouvait entrer dans l'église, où n'étaient reçus qu'un nombre déterminé de témoins. Pendant les préparatifs, les accusés, à genoux, sondaient leur conscience et invoquaient l'assistance divine ; à côté d'eux, le prêtre priait Dieu de protéger l'innocence et de démasquer le crime. Après la messe, l'officiant adjurait encore une fois l'accusé de ne pas tenter Dieu et le sommait de s'éloigner de l'autel, dans le cas où sa conscience serait souillée d'un attentat. Si l'accusé gardait le silence, le prêtre lui donnait la sainte communion ; les assistants étaient aspergés d'eau bénite et baisaient l'Évangile et la croix. Pendant que les officiers de l'Église revêtaient le patient du costume destiné à cette cérémonie, le célébrant récitait quelques prières et prononçait l'exorcisme sur la matière destinée à l'ordalie. On procédait alors à l'épreuve, sans négliger les règles de prudence prescrites pour éviter toute espèce de supercherie. Les témoins pouvaient s'informer de l'issue de l'épreuve ; la décision définitive était, soit immédiatement, soit au bout de trois jours, proclamée par le prêtre.

 

C'est ainsi que l'Église surveilla l'emploi des ordalies. Si le clergé y prit part, ce fut sous l'empire de la contrainte ; mais l'histoire doit lui rendre cette justice, qu'il en corrigea, dès le principe, les inconvénients et les abus. Ici, nous pourrions invoquer le témoignage de plusieurs pontifes, tels qu'Agobard, archevêque de Lyon (841), qui tâcha d'obtenir de Louis le Débonnaire la prohibition des ordalies ; et les Pères du synode de Valence (825), qui traitèrent le duel judiciaire d'institution inique et odieuse, iniquissimam et detestabilem ; mais nous aimons mieux appeler à l'appui de notre thèse la parole même des papes. Dès 603, Grégoire le Grand déclare que nulle disposition conciliaire n'autorise l'épreuve du feu, et par conséquent il l'interdit. En 888, Étienne V enjoint à Luitbert, évêque de Mayence, de poursuivre ces mêmes ordalies comme des inventions superstitieuses. En 1025, Honorius fonde sa désapprobation sur le but que les barbares assignent aux épreuves judiciaires, qui est de tenter Dieu, et il allègue, comme un puissant motif de blâme, que mainte fois — mulloties — les ordalies ont eu pour résultat d'immoler l'innocence. Trente ans plus tard, Alexandre IV prend les Hambourgeois sous sa protection, et leur permet de ne point se conformer aux arrêts de l'épreuve du feu. Il nous serait facile de citer d'autres souverains pontifes, Alexandre II, Alexandre III, Innocent III, etc. ; mais les exemples que nous avons pris au hasard dans l'histoire ne suffisent-ils pas pour innocenter les papes et les défendre contre tout soupçon de barbarie ?

 

VI. — GUERRES PRIVÉES

 

Si les papes avaient été vigoureusement secondés par les rois, nul doute que le moyen âge n'eût divorcé de bonne heure avec les ordalies. Malheureusement, cet appui fit défaut aux chefs de l'Église, et leur bonne volonté vint se heurter contre la faiblesse ou les préjugés des souverains. Seul, de tous les monarques jusqu'à l'avènement de saint Louis, Charlemagne combattit résolument les traditions judiciaires de la race franque, et prit contre elles des mesures dont l'efficacité se serait bientôt fait sentir, si les fils do l'illustre empereur avaient continué l'œuvre de leur père. Nous ne savons que trop, hélas ! qu'il n'en fut pas ainsi. Le régime féodal, en supprimant l'institution des missi dominici et des scabini, bouleversa de fond en comble le système judiciaire inauguré par Charlemagne, et rendit la vogue aux abus contre lesquels le fils de Pépin avait lutté. L'arbitrage des envoyés royaux avait, en quelque sorte, contrebalancé, sinon même remplacé les jugements de Dieu. Dès que la justice cessa d'émaner du pouvoir central, les comtes, pour combler cette lacune et rendre à la justice le prestige et l'autorité qu'elle venait de perdre, se virent naturellement obligés de faire appel à l'intervention divine. Aussi, tant que l'axe du gouvernement fut déplacé, les ordalies occupèrent-elles le premier rang dans la législation pénale ; en revanche, dès que la royauté ressaisit les rênes du pouvoir, la ruine de la féodalité précipita leur décadence.

Cette chute s'explique facilement. Et d'abord l'Église put exercer plus aisément son influence sur un seul souverain que sur vingt ou cent hauts barons, presque toujours en lutte les uns contre les autres, et plus préoccupés de fortifier leur pouvoir que de réformer la procédure. Ensuite le roi, par son caractère même, eut une tendance naturelle à faire dominer, dans l'administration de la justice, son autorité personnelle, et à la substituer insensiblement au régime judiciaire que favorisait la politique intéressée des seigneuries rivales.

Néanmoins, malgré les efforts ininterrompus de l'Église et le travail souterrain des rois, ce retour aux principes de la justice se fit longtemps attendre. Il fallut que la société féodale traversât deux siècles de conflits, de guerres et de troubles, pour qu'une réforme sortît de la réaction suscitée par cet état de violence.

A l'origine, comme nous l'avons dit, les magistratures créées parle grand Karl furent abolies ; le même discrédit, ou plutôt la même désuétude, atteignit bientôt les autres institutions empruntées à la loi salique, les thungani et les rachimbourgs.

Le rôle de ces derniers était d'abord très-simple. Jurés plutôt que juges, ils évaluaient les dommages causés par un crime ou un délit, et fixaient le prix que l'offensé devait exiger de l'offenseur. Une fois les mis si écartés et le combat judiciaire remis en honneur, le cercle de leurs attributions s'élargit. Les rachimbourgs ne sont plus des arbitres irresponsables, mais des témoins qui doivent rendre un compte sévère de leur déposition. Un vieux capitulaire de Charles le Chauve enjoint à tous les hommes libres de se rendre aux plaids munis et garnis de toutes choses comme s'ils allaient en guerre.

La recommandation, — disons-le en passant, — n'était pas superflue ; l'accusé qui perdait sa cause pouvait, en effet, prendre à partie un des juges pour l'avoir faussement jugé. Un nouveau procès s'engageait alors, non au mâll, ni devant la cour du baron, mais en champ clos et l'épée à la main : mis en présence, le juge et le condamné soulignaient, à coups d'estoc et de taille, l'un son arrêt, et l'autre son appel. Dans ces conditions, les fonctions de juge devaient être, on le comprend, fort peu recherchées. Gentilshommes et paysans y voyaient plutôt une charge qu'un droit. Ils l'appelaient le service du plaid, et le considéraient comme une des plus lourdes charges de la vie sociale de leur temps. Aussi fallait-il une pénalité pour forcer les hommes à remplir ce devoir de justice. Les récalcitrants s'ingéniaient pour trouver une excuse, et, lorsqu'ils étaient les vassaux d'un indulgent seigneur, sollicitaient l'exemption comme une grâce, afin d'obtenir plus de succès. On les voit même s'adresser à l'Église pour faire parvenir leurs vœux jusqu'au roi. Un concile du IXe siècle se fit l'interprète de ces doléances : un de ses canons réclame contre le service du plaid, et lui reproche de distraire les pauvres de leurs travaux. Au siècle précédent, Charlemagne avait dû décider que les pauvres ne seraient plus contrints de se rendre aux plaids ; les plaintes, toutefois, n'en continuèrent pas moins. Les documents du XIe siècle attestent les répugnances qu'inspire aux populations l'exercice des fonctions judiciaires.

La classe des nobles ne mettait pas plus d'empressement à juger que la classe des bourgeois et celle des vilains. On voit bien dans les documents que le gentilhomme qui se trouvait accusé tenait fort à être jugé par ses pairs, c'est-à-dire par un jury ; mais on voit aussi que les pairs ou jurés mettaient peu de, zèle à se rendre aux assises. La difficulté de réunir les jurés était si grande, qu'un jury de quatre hommes, même de deux et quelquefois d'un seul, fut, en maintes circonstances, regardé comme suffisant. Il fallait bien que la règle se relâchât devant la négligence et le mauvais vouloir de tous. La cour du roi, par exemple, aurait dû être composée de tous les vassaux immédiats du duché de France ; mais le plus souvent il était presque impossible d'obtenir leur présence. Le roi ne convoquait donc pour chaque procès que quatre ou cinq d'entre les pairs. Il prenait les grands feudataires qu'il rencontrait, ceux qui voulaient bien venir, ou ceux qui, venus auprès de lui pour quelque affaire ou quelque * réclamation, ne pouvaient pas refuser de l'aider en sa cour. Dès le XIIe siècle, il ne siégeait plus dans la cour du roi qu'un très-petit nombre de barons ; les officiers royaux, tels que le boutillier, le chambellan, le chancelier, les remplaçaient. En vain frappait-on les absents d'une amendé ; on se résignait plus facilement à la payer qu'à délaisser ses affaires ou ses plaisirs pour le fastidieux labeur des assises. Le paiement de l'amende devint l'usage, et la présence aux assises fut l'exception. On en vint même à ce point que, peu à peu, le service du plaid se convertit en une amende régulièrement payée. Un registre de comptes du bailliage de Tours, à l'année 1307, porte parmi les recettes les cinq sols que les hommes nobles du bailliage ont accoutumé de payer pour chaque manquement aux assises[26].

La justice fait-elle, pour cela, défaut ? Non ; seulement elle se transforme. De pacifique, elle devient belliqueuse ; on cesse de recourir au droit pour en appeler au glaive. Pendant un certain nombre d'années, les tribunaux ecclésiastiques fonctionnèrent presque seuls au milieu de la société féodale, et seuls laissèrent ouverte la voie pacifique du droit. Partout ailleurs, hors du domaine des seigneuries ecclésiastiques, c'est l'arbitrage de l'épée qui prévaut. Deux seigneurs sont-ils en désaccord sur une question de propriété, d'héritage ou de subordination féodale, ils entrent en guerre, et chacun d'eux, escorté de ses vassaux et de ses hommes d'armes, tue, pille, brûle.

Se livrer à ces pratiques meurtrières, c'était là ce qu'on appelait alors exercer le droit de fehde ou de guerre privée. Il ne faudrait pas croire pourtant que ce droit fut, dès l'origine, affranchi de toute mesure et supérieur à toute loi. Apanage d'abord de chaque chef de tribu, puis à peu près aboli par Charlemagne et les évêques, il ne reprit vigueur et ne devint le privilège incontesté des hauts barons que lorsque les comtés se transformèrent en fiefs, et les officiers de la couronne en seigneurs héréditaires et autonomes.

Maîtres absolus du territoire dont la gestion leur avait été primitivement commise, les comtes, cette usurpation accomplie, durent naturellement bénéficier des prérogatives reconnues au souverain, et, pour défendre leur nouveau domaine, s'arroger ses armes et s'attribuer ses droits. Cette influence du régime féodal sur l'application de la fehde est tellement sensible que, dès le règne de Charlemagne, nous voyons le droit de guerre subir les mêmes fluctuations et suivre les mêmes phases que l'autorité du grand empereur. Lorsque le chef de la deuxième race, entouré de ses paladins et de ses clercs, subjugue les barbares et les soumet au baptême, lorsqu'il envoie ses missi dans toutes les provinces, et y propage la notion du juste, la fehde se discrédite et se démonétise ; et, pour l'achever, Karl le Grand lance contre elle les foudres d'un de ses capitulaires. Il défend d'abord à qui que ce soit de porter en temps de paix, dans l'intérieur du pays, des armes offensives ou défensives, lances, cuirasses ou boucliers. Quand une querelle s'est élevée, il faut examiner quel en est le motif, et savoir si les deux parties, ou seulement l'une d'elles, sont contraires au rétablissement de la paix ; dans tous les cas, il faut amener les récalcitrants à une réconciliation, de gré ou de force ; et, si on ne peut pas y parvenir, Charlemagne veut qu'on les conduise devant lui, dans la pensée qu'ils ne résisteront pas à son autorité suprême, Que si l'une des parties, après cette paix volontaire ou contrainte, vient à assaillir ou à tuer l'autre, elle perd la main, comme ayant manqué à la foi jurée ; de plus, elle paie une forte composition à la famille de la victime, sans préjudice du fredum dû au fisc[27].

Voilà ce que fait Charlemagne pendant la période ascendante de son règne. Mais, à peine les Northmanns ont-ils débarqué dans les havres de la Neustrie, que le magnanime empereur, impuissant à lutter contre la décadence qui s'approche, affaibli par la vieillesse et sentant déjà les affres de la mort, non-seulement autorise les guerres privées, mais enjoint à tout fidèle d'escorter son chef féodal dans ses guerres, combats et batailles.

Après lui, c'est bien pis. Le feu que Charlemagne avait à peine étouffé quelque temps sous la cendre se rallume avec une violence inouïe, et bientôt un nouveau droit public émerge et domine : la guerre privée n'est plus l'arme de l'individu ou de l'homme libre, mais le privilège du bénéfice ou du fief. Déjà ces dissensions armées menaçaient de désoler l'empire quand, dans le synode de Pistes, Charles le Chauve promulguait l'édit célèbre où se lisent ces remarquables paroles : Nous ne pouvons tous être rois, et cependant nous souffrons avec impatience celui que Dieu a placé au-dessus de nos têtes[28]. Ces plaintes ne firent que constater les progrès de l'usurpation, sans les arrêter. Le droit divin était vainement invoqué contre un droit nouveau, le droit féodal, qui tendait à se former et à prévaloir. A la faveur du démembrement de l'empire carlovingien, les droits régaliens se dispersaient entre les seigneurs eux-mêmes qui ne reconnaissaient au roi de France qu'une souveraineté nominale. Les règlements de paix tombaient en désuétude ; aucun tribunal n'en surveillait l'obligation, et d'ailleurs, n'étaient-ils incompatibles avec les formes nouvelles sous lesquelles se manifestait le pouvoir royal ?

 

Une remarque en passant.

Si, par suite du démembrement de l'empire, la fehde passa dans la législation féodale, si elle exista en fait, il ne faudrait par croire cependant qu'au point de vue du droit strict, un grand feudataire pouvait, sans raison suffisante, entreprendre une guerre privée. Ainsi que l'a très-bien dit M. Albert du Boys, une invasion, un pillage, et des meurtres exercés sans motifs, ne peuvent être de droit nulle part ; ce serait la barbarie organisée. Jamais aucun État de l'Europe n'a reconnu ni validé une pareille jurisprudence. La fehde n'était admise, — nous ne disons pas légitimée, — que dans le cas où le crime qui la motivait était atroce, capital et public, et quand nul tribunal ne voulait ou ne pouvait le poursuivre. Promouvoir la fehde, avant d'avoir cherché les juges, était considéré comme une dérogation des plus graves à la coutume, et le délinquant subissait pour ce fait une peine adéquate à sa faute. Preuve évidente que les guerres privées jouèrent en quelque sorte le rôle d'une véritable institution judiciaire, destinée, dans l'esprit de l'époque, à remplacer les tribunaux carlovingiens, désarmés ou dissous. C'est là, du reste, ce que saint Grégoire VII fait bien entendre, lorsqu'il dit dans une lettre aux évêques de France : Les lois sont méprisées, toute justice foulée aux pieds. Depuis que la puissance royale est affaiblie, les agressions injustes ne sont plus ni prévenues, ni punies par aucune loi, par aucun pouvoir ; les hommes ennemis, en vertu d'un certain droit des gens qu'ils se sont fait entre eux, se combattent avec les forces qu'ils peuvent se procurer, et amassent des armes et-des troupes pour venger eux-mêmes leurs injures. Tous, atteints d'une contagion de méchanceté, commettent sans nécessité des crimes exécrables ; ils ne se soucient d'aucun droit humain ni divin, comptant pour rien les parjures, les sacrilèges, les trahisons. Et, ce qu'on ne voit nulle part ailleurs, des concitoyens, des parents, des frères même s'attaquent par cupidité, s'emprisonnent, s'extorquent leurs biens, et se font mourir dans l'extrême misère. En faisant cette peinture des guerres privées, le grand pontife n'accumulait pas à plaisir les couleurs sombres. Les résolutions prises dans les conciles particuliers et dans les synodes nous édifient suffisamment sur la grandeur du mal.

Mais ce fut en Allemagne que cette désorganisation de la justice provoqua les plus grands scandales. Pour les seigneurs germains une prise d'armes était, dès cette époque, un passe-temps aussi lucratif qu'agréable. Les Allemands, écrivait un Italien contemporain[29], appellent nobles ceux qui sont retranchés dans des châteaux forts, et se livrent, pour la plupart, au brigandage.

Le promoteur d'une guerre, sûr de son adresse et de sa force, cédait à la tentation de transgresser les limites permises, de ne respecter aucune paix particulière, et d'infester les grandes routes, sous prétexte de poursuivre ses ennemis personnels. On trouve, dans une vieille chronique du XIIe siècle, le passage suivant qui peut servir à nous éclairer sur les mœurs de l'Allemagne féodale : Le duc de Bavière vivait en bonne intelligence avec tout le monde, et il ne faisait point de cavalcadeLeuterei, ou, comme disent les marchands, de brigandagesRauberei[30]. Donc, appeler brigandages ces nobles passe-temps des seigneurs, c'était parler comme un vilain. Que penser d'une nation chez laquelle on disait, à la cour de l'empereur, en parlant d'un brigand puissant : Un tel s'occupe-t-il du défrichement de ses terres, ou bien vit-il de la selle et des étriers ? C'était là une question banale. Parmi les ducs et les souverains de l'Allemagne, plusieurs exploitaient les grands chemins, ou chargeaient de ce soin leurs feudataires, dont ils partageaient les bénéfices. Ainsi, nous voyons un noble châtelain se plaindre à son suzerain de Cologne de commander une forteresse, dont la garde ne lui rapporte aucun revenu. Que lui répond alors ce haut baron : Quatre routes se rejoignent sous les murs de notre forteresse[31]. Le vassal comprend aussitôt et cesse de se plaindre.

La plupart des empereurs, dont l'autorité était ordinairement précaire et mal assise, ne pouvaient guère user des dernières rigueurs contre leurs électeurs et leurs égaux de la veille, contre ces princes puissants qui revendiquaient pour eux-mêmes, ou au moins pour leurs arrière-vassaux, la liberté du pillage. Cependant, vers la fin du XIIIe siècle, Rodolphe de Hapsbourg, qui avait fait dans sa jeunesse, quand il était simple chevalier, plus d'une cavalcade suspecte, devint, en montant sur le trône, un ardent défenseur de l'ordre public. En Souabe, il extermine cinq seigneurs brigands ; dans la Thuringe, il détruit soixante-dix châteaux forts, et condamne à la potence la plupart de leurs possesseurs[32].

Vers le même temps, le duc de Brunswick fait pendre par la jambe, comme un brigand ordinaire, le comte d'Eberstein, ce qui ne l'empêche pas, du reste, de faire célébrer les funérailles de ce criminel avec tous les honneurs dus à un comte[33]. D'aussi rigoureuses exécutions ne mirent pas complètement fin à l'anarchie, puisque, vers la fin du XVe siècle, un cardinal romain disait encore : La Germanie tout entière n'est qu'un vaste théâtre de brigandage, et parmi les nobles, le plus déprédateur est précisément le plus honoré[34].

Il faut bien dire que, même quand il n'était exercé que dans les limites de la loi, le droit de fehde conduisait aux plus horribles excès. La fehde commençait par les ravages, qui sont une suite même de l'état de guerre. Cet état autorisait le pillage et les violences exercées sur la personne ou sur les biens des vassaux d'un ennemi. Après l'agression de l'un, venaient les représailles de l'autre. En somme, c'étaient toujours les malheureux paysans qui payaient les fautes de leurs maîtres. Un de ces seigneurs sans cesse guerroyants, le margrave de Brandebourg, le digne ancêtre des rois de Prusse, se glorifiait d'avoir fait brûler dans sa vie cent soixante-dix villages. On ne peut ouvrir une chronique de ce temps sans trouver mentionnés partout des spoliations, des incendies d'habitations, des dévastations de récoltes, — tous crimes autorisés par le droit allemand[35].

Que pouvait-on faire dans d'aussi tristes conjonctures ? Aucune force matérielle n'était en état de lutter contre cette anarchie. Toute la puissance publique était pulvérisée, les grands feudataires guerroyaient les uns contre les autres ; les vassaux de la couronne, loin de prêter main-forte au roi, s'unissaient à ses ennemis ; les campagnes ne renfermaient que des serfs impuissants et misérables ; les bourgs n'étaient pas encore des communes ; bref, vassaux, rois, seigneurs, communes, toutes les autorités et tous les pouvoirs en lutte les uns contre les autres, ne pouvaient, soit isolés, soit réunis, mettre un terme à cette situation violenté et proclamer la paix. Il fallait qu'une autorité supérieure, puisant sa force dans le sentiment moral, tentât de reconquérir l'homme sur lui-même, et l'arrachât aux passions qui bouillonnaient dans son âme. Ce fut là justement ce que fit l'Église. Déchirée par la guerre et en proie à toutes les misères, à toutes les calamités que le désordre engendre, la société n'avait peut-être jamais eu plus besoin qu'alors de l'assistance sacerdotale. Le mal menaçait de gagner toutes les classes et d'envahir toutes les consciences ; les évêques et les prêtres, fidèles à leur mission la plus sainte, lui déclarèrent alors une guerre opiniâtre, acharnée, sans merci. Plus les hauts barons leur fournissaient de crimes à réprimer et d'oppressions à combattre, plus leur courage et leur dévouement furent héroïques. Pendant que la royauté capétienne, pouvoir encore nominal, avait assez à faire de batailler contre les vassaux rebelles, l'Église, plus puissante et plus libre, s'attaquait au principe même des insurrections et des révoltes, et refoulait les derniers instincts barbares que le paganisme avait conservés dans les cœurs.

 

Nous nous sommes étendus trop longuement dans le premier chapitre sur la paix et la Trêve de Dieu pour avoir besoin d'en rappeler ici l'histoire. Disons seulement que ce long effort de pacification qui, pendant deux siècles, tint tête à l'anarchie, fut le point de départ de tous les progrès de l'époque, et donna le branle à toutes les initiatives généreuses. La Trêve de Dieu se rattache à la réforme de la féodalité, à l'affranchissement des communes, à l'extension de l'autorité royale, à la prépondérance de la souveraineté pontificale, à l'épopée des croisades. Elle fut l'étincelle qui communiqua sa flamme à tous ceux dont l'âme, affamée de repos, invoquait une intervention rédemptrice. Devant les victimes de la guerre, elle fit luire l'espérance de la paix et de la justice, et débrouilla le chaos où s'agitaient, dans une convulsive étreinte, les hommes, les institutions et les choses.

Voilà ce que fut la Trêve de Dieu[36]. Si l'on en pénètre bien le sens et la portée, on peut la considérer comme le cri de la conscience chrétienne contre la violation audacieuse et permanente du droit ; comme la protestation indignée de l'Église contre les procédés barbares du système judiciaire en vigueur, et enfin comme un appel suprême à une procédure normale, régulière et pacifique. C'est là surtout la signification et le caractère de la Trêve de Dieu. En étudiant de près les phases qu'elle parcourt, on est obligé de conclure qu'elle eut surtout pour but de relever les tribunaux détruits, et de substituer au jugement du glaive celui du Droit.

 

Dans la première phase, comment procède, en effet, l'Église ? Elle emploie exclusivement, il est vrai, les moyens de coaction spirituelle dont elle a usé dans les âges antérieurs ; mais déjà pourtant elle cherche à fortifier ses anathèmes du concours actif des masses. Dans la seconde phase, les populations se lèvent à la voix des conciles, des évêques et des moines, et se coalisent contre les seigneurs rebelles. Dans la troisième, l'Église, victorieuse, transmet à la magistrature et à la royauté naissantes les fonctions dont elle s'était emparée en leur absence, et leur confie les tribunaux qu'elle a rétablis ou fondés. Mais, avant d'abdiquer, avec quel soin et quel art ne s'applique-t-elle pas à ménager la transition ! Elle institue d'abord un jury pour réprimer les infracteurs de la paix, puis elle appelle les barons laïques à ses assises. Seulement, pour ne pas altérer les principes de la trêve, qu'il eût été peu prudent de livrer à des juges bardés de fer, les tribunaux restent essentiellement ecclésiastiques ; les causes d'infraction à la trêve sont de la compétence de l'évêque, et les barons n'assistent le juge que pour donner à ses arrêts le prestige de leur adhésion, et, s'il le faut, l'appui de leurs armes.

Les écrivains du moyen âge appellent les membres de ce tribunal d'un nouveau genre judices pacis, juges de la paix ; paciarii, paiseurs ; la maison où ils délibèrent est la maison de la paix ; le corps des officiers de la commune s'appelle pax, paix, ou amicitia, amitié. Pax, dit le glossaire de Du Cange, c'est-à-dire le corps des édiles ou des scabins. Ce dernier mot ne justifie-t-il pas notre thèse, et ne jette-t-il pas une vive lumière sur l'œuvre de la trêve, sur ses origines et sur ses conséquences ? Inspirés par le souvenir des institutions carlovingiennes, on dirait que les évêques voulurent en faire revivre non-seulement les bienfaits, mais le nom même.

Les tribunaux de la paix acquirent bientôt une telle autorité, qu'ils remplacèrent, du consentement des conciles, les tribunaux ecclésiastiques. Nous voyons, par exemple, Yves de Chartres, appuyer la demande du comte Thibaut, qui priait le roi de le soustraire à la juridiction de l'official et de le renvoyer devant les juges de la paix. Un concile de Montpellier fulmine l'anathème contre ceux qui refusent de comparaître devant ces magistrats.

C'est ainsi que l'Église présidait elle-même à la restauration de la procédure, et obligeait la société civile à constituer un système judiciaire régulier et indépendant. Elle avait proclamé les droits des humbles et des petits, muselé les plus belliqueux seigneurs, affranchi les communes, battu en brèche l'autorité des grands feudataires, en faisant prêter à leurs vassaux un serment qui modifiait le serment féodal[37] ; il ne restait plus à la royauté qu'à faire pénétrer dans la législation séculière les principes dont l'Église, après deux siècles de luttes, venait d'assurer le triomphe.

 

Les rois ne faillirent pas à cette tâche. Et d'abord, sur la question de la trêve, nous les voyons se mettre au pas du mouvement épiscopal, et travailler avec la même ardeur à l'extinction des querelles et des guerres. Louis VII, en 1155, trois ans après la mort de Suger, s'empare de la trêve et la proclame en son propre nom, pour dix ans, et pour tout le royaume, toto regno. Après lui, Philippe-Auguste prend l'initiative d'une réforme non moins salutaire. Il attaque le principe de la solidarité des familles dans les querelles de leurs membres, et, du coup, il atteint l'ennemi au cœur même de la place. Cette solidarité, consacrée dans les forêts de la Germanie, suscipere inimicitias patris, seu propinqui, était, en effet, toute l'institution ; elle était le palladium de cette vieille religion sanglante. Pour la détruire, Philippe-Auguste ordonne que les hommes du lignage n'entreront en guerre que quarante jours après le défi : c'est la quarantaine le roy confirmée depuis par saint Louis. Ceux qui, violant cet armistice, attaquent les hommes du parti contraire, sont considérés comme traîtres. Ont-ils tué, on les traîne sur la claie, et à ce supplice s'ajoute la confiscation de leurs biens.

Plus tard, l'asseurement établi par saint Louis rendit plus difficile encore la procédure de la fehde. Du moment où le plus faible n'eut qu'à réclamer l'asseurement, soit de son adversaire, soit de son suzerain, pour que la cause fût portée devant un tribunal, le droit de guerre n'exista plus, et la féodalité reçut la plus profonde atteinte.

Même réforme en ce qui concerne le duel judiciaire ; saint Louis le prohibe, et le jugement de Dieu fait place à des informations juridiques qui portent sur des témoignages oraux ou des preuves scripturaires. Afin de sanctifier l'idée de justice, les magistrats, les juges et les témoins eurent sous les yeux l'image du Christ : le crucifix, placé dès cette époque dans le sanctuaire même du droit, rend plus présente la pensée du souverain Juge. Pierre de Fontaines, contemporain de saint Louis, parle de cet usage dans son Conseil à un ami. Le juge, dit-il, doit avoir devant soi l'image de Notre-Seigneur, suivant l'usaige de Rome, et doit donner attention aux causes qu'il juge sans se laisser prévenir de passions.

 

La juridiction seigneuriale jouissait, comme nos lecteurs le savent, de droits illimités ; les seigneurs pouvaient juger et condamner tous les criminels. Après le mouvement de la Trêve, les tribunaux royaux, réorganisés, enlevèrent aux justices territoriales une grande partie de leur autorité. En 1190, Philippe-Auguste règle l'administration du domaine royal dans un acte qu'il appelle son testament. Il y parle des baillis qui doivent tenir leurs assises une fois par mois, et juger spécialement les crimes de meurtre, rapt, homicide et trahison. Louis IX achève d'absorber la justice seigneuriale par la justice royale, non-seulement en fait, mais encore en droit ; les baillis mandataires directs du pouvoir souverain sont investis d'une autorité devant laquelle le seigneur féodal doit s'incliner avec d'autant plus de respect que, derrière les baillis, il voit le peuple, organisé en corporations, et les corporations agrégées en communes.

Quatre grands baillis, institués à Saint-Quentin pour le Vermandois, à Sens pour la Champagne, à Mâcon pour la Bourgogne, et à Saint-Pierre-le-Moutier pour l'Auvergne, reçurent mission de connaître en dernier ressort des appels de justice seigneuriale. Chargés, en outre, de l'administration financière et militaire, les baillis pouvaient, comme l'avaient fait autrefois les comtes, usurper l'autorité souveraine. Afin d'écarter ce péril, saint Louis multiplie les précautions. Deux ordonnances, l'une rendue en 1254, et l'autre en 1256, astreignent les baillis à venir en personne, au parlement royal, présenter les comptes de leur administration judiciaire et financière. Enfin, saint Louis institue des enquêteurs royaux, sur le modèle des missi dominici de Charlemagne, et les envoie dans les provinces surveiller la conduite des officiers royaux.

Au-dessus des baillis et des enquêteurs dominait naturellement la Cour du Roi. La Cour était, dans l'origine, composée, comme on le sait, des grands feudataires de la couronne, et des officiers de la maison du roi. Mais quand les tribunaux des baillis vinrent créer de nouvelles occupations à cette Cour, les barons n'eurent plus ni le loisir ni les connaissances nécessaires pour vider tous les procès soumis à leur compétence. Ils délaissèrent bien vite le tribunal du bailliage, et ne réservèrent leur intervention que dans les affaires criminelles où quelqu'un de leurs pairs était compromis.

Une autre innovation importante de saint Louis fut d'introduire dans la cour un certain nombre de conseillers ecclésiastiques. Qui pouvait, en effet, mieux connaître le droit que les évêques et les clercs ? Sur ce terrain encore les prêtres avaient devancé les laïques, et s'étaient les premiers familiarisés avec les prescriptions du droit écrit et du droit coutumier. Durant tout le moyen âge, le clergé s'étudie non-seulement à rédiger ses propres lois, mais à connaître les lois féodales. Il applique tour à tour les unes et les autres dans ses cours de chrétienté et dans ses cours séculières. Aussi, parmi les plus anciens jurisconsultes, voit-on figurer au premier rang l'archevêque de Reims, Hincmar, le moine Abbon de Fleury, et ce Lanfranc, abbé du Bec en Normandie, dont un vieux chroniqueur nous parle en ces termes : Il était instruit dans les lois ecclésiastiques et séculières, et les juges des cités acceptaient ses décisions avec applaudissement. Signalons encore, et parmi les plus fameux, Yves, évêque de Chartres, Jean de Salisbury, puis un cardinal nommé Matthieu d'Angers, et enfin le pape Innocent III lui-même, très-renommé comme légiste.

Il est bon de rappeler aussi que les écoles de droit furent fondées par le clergé, ou durent leur maintien à la protection de l'Église. L'école d'Orléans était une des plus fameuses ; beaucoup de ses maîtres étaient évêques ou le devinrent. Ln assez grand nombre de cardinaux et plus d'un pape avaient, à l'exemple de Clément IV, débuté comme professeurs de droit ou comme maîtres au parlement. Quelques clercs siégeaient dans les tribunaux ecclésiastiques ; mais la plupart remplissaient les cours seigneuriales ou royales.

Les clercs avaient donc toutes sortes de titres à faire partie de la cour du roi, ou plutôt du parlement, nom nouveau qui commençait, dès cette époque, à désigner le tribunal suprême. Bientôt les clercs formèrent la majorité des juges, et parmi eux on vit figurer, non-seulement des évêques et des archidiacres, mais des Frères prêcheurs et des Frères mineurs. Ce n'était plus le temps, comme on le voit, où les grands feudataires composaient exclusivement le tribunal du roi. Si le parlement comptait parmi ses membres deux ou trois seigneurs, du rang de l'accusé, celui-ci n'avait pas le droit de se plaindre, et la cour, ainsi que le dit M. Fustel de Coulanges, passait pour suffisamment féodale. La justice ne se rendait-elle pas, d'ailleurs, au nom du souverain, et le parlement n'était-il pas lui-même une délégation royale ? Il ne faut donc point s'étonner si parmi les signatures qui figurent au bas des arrêts, les noms des simples clercs sont beaucoup plus nombreux que ceux des seigneurs. Les barons n'étaient plus guère que des comparses, les clercs étaient les vrais magistrats. Aucun écrivain du temps ne signale cette modification profonde de l'organisation judiciaire. Une pareille inconscience prouve justement que la réforme opérée par saint Louis fut plus encore l'œuvre du temps que celle de l'illustre monarque. Elle surgit du nouvel état social créé par les luttes épiques des évêques en faveur de la paix ; saint Louis, et ce ne fut pas là sa moindre gloire, eut le mérite de rassembler les éléments épars de l'édifice dont l'Église avait tracé le plan, et sous lequel la société chrétienne s'abrite encore aujourd'hui.

 

 

 



[1] Ejusdem sanguinis, dit Tacite, German., c. XXIX.

[2] Concilium, Tacite, German., c. XII, etc.

[3] Princeps, Tacite, German., c. XIII.

[4] On désignait ainsi les grands vassaux du roi, ses compagnons d'armes, les chefs des tribus guerrières. Ils étaient également connus sous le nom de leudes et de fidèles.

[5] Voir l'Etude sur l'organisation de la justice dans le monde féodal, par M. Fustel de Coulanges.

[6] Nous n'avons pas besoin d'expliquer le mot de juridiction contentieuse, il se comprend de reste ; mais celui de juridiction volontaire est moins connu. On désigne sous ce nom les dépôts et ouvertures des testaments, les insinuations de donations, les affranchissements, séparations matrimoniales, partages et autres actes de la vie civile.

[7] Revue critique, 1872, p. 103 et 393.

[8] Capitulaires de Charlemagne, passim.

[9] V. le capitulaire de 877.

[10] En droit, les seigneurs ne jouissaient pas de la même autonomie que le roi ; mais, en fait, leur indépendance n'était pas moindre.

[11] Beaumanoir, LVIII, 9.

[12] Gentilhomme, homme de race libre.

[13] Les hons-coutumiers composaient cette masse intermédiaire d'hommes jouissant d'une demi-liberté, dont l'origine se rattachait aux locti, aux inquilini, aux coloni, aux hospites. Plus tard on les appela vilains ou roturiers.

[14] Traité des fiefs de Chantereau. Lefebvre, Preuves, p. 128.

[15] Voir les Assises de Jérusalem. — La Clef des Assises, t. I, p. 599, n° CCLXXIV, édit. Victor Foucher.

[16] Recueil des Olim, t. II, p. 100.

[17] V. Du droit criminel chez les peuples modernes, par M. Alb. du Boys, passim.

[18] Le comte de Champagne succéda, quelque temps après, à ce dernier.

[19] Décisions de Jean Desmares, art. 295. Ce jurisconsulte vivait sous Charles V et Charles VI. Voir aussi le Droit public de France, par Bouquet, avocat au parlement, p. 279 ; Paris, 1756. — Voir aussi le beau livre de M. Albert Desjardins.

[20] Lieutenants des comtes.

[21] Des justices des seigneurs, liv. II, ch. III, n° 21. Voir Albert du Boys, ouv. cit., t. II, ch. III, § 3.

[22] C'est le mot de saint Thomas d'Aquin : Pœna sit medicinalis. Toute la réforme pénitentiaire est contenue dans ces trois mots.

[23] Le droit d'asile subit d'autres modifications non moins importantes lorsque la législation pénale se fixa et s'améliora, et que l'autorité de l'Église n'eut plus besoin, pour obtenir la considération qui lui est due, du privilège de la franchise. Ainsi, dès le XIIe siècle, le droit canon et le droit civil tendent à restreindre de plus en plus le droit d'asile ecclésiastique, et une série de décrets des papes, depuis Innocent III, excepta un grand nombre de délits et de crimes du droit d'asile. Enfin, lorsque l'esprit de douceur et d'humanité qui s'était fait jour par le droit d'asile pénètre dans le droit criminel, l'institution du droit d'asile, ayant accompli sa destinée, fut, dans la plupart des États, expressément ou tacitement abrogée. Il est évident, quoiqu'il n'y ait plus d'asile aujourd'hui, qu'il faut avoir égard à la sainteté du lieu et s'entendre avec l'autorité ecclésiastique pour faire arrêter un coupable qui s'est réfugié dans une église. Dans les États du pape, il y avait encore des restes du droit d'asile.

[24] On pourrait leur reprocher même de se préoccuper plutôt de la pénalité que de la culpabilité. Dans l'hypothèse d'une loi pénale absolument immorale, les scrupules des jurés devraient les pousser, non à répondre contre leur conscience qu'un coupable est innocent, mais à refuser de siéger, quoi qu'ils dussent en souffrir.

[25] La Révolution a, bien entendu, fait table rase de ces salutaires coutumes ; toutefois, en 1873, nous avons vu Mgr Guibert, archevêque de Paris, obtenir du pouvoir exécutif la grâce d'un condamné à mort, en vertu du droit, plusieurs fois séculaire, dont ses prédécesseurs étaient investis.

[26] Voir l'Organisation judiciaire, par M. Fustel de Coulanges.

[27] Karoli M. Capit. aquisgran., ann. 813, § XX.

[28] Karoli M. Capit. ad Theodonis villam, ann. 805, § XIV.

[29] Germani et Alemani... hos qui procul urbibus, et qui castellis et oppidulis dominantur ; quorum pars magna latrocinio deditur, nobiles censent. (Petr. de Andlo, cité par Schmidt, History of Germany, t. V, p. 490.)

[30] Traditions historiques de Grimon, traduites par M. Theil, t. II, p. 242.

[31] Dicitur respondisse : Quatuor viæ sunt trans castrum situatæ. (Cité par Schmidt, p. 492.)

[32] Pfeffel, Histoire d'Allemagne.

[33] Wachter, p. 50 : Bertrage zur Deutschen Geschichte insbesondere zur Geschichte des Deutschen Strafrechts.

[34] Germania tota magnum latrocinium est, et ille inter nobiles gloriosior, qui rapacior. (Voir Wachter.)

[35] Voir, par exemple, la Chronica Findelfingensis, par le chanoine de Wurmlinger ; il raconte que, dans ses propres terres, le comte Ebrard de Wurtemberg lui a brûlé ou détruit six greniers, avec leur mobilier et les instruments d'agriculture qui en dépendaient. — Voir aussi la savante Histoire du droit criminel, par M. Albert du Boys, histoire à laquelle nous avons fait de nombreux emprunts.

[36] Voir la Trêve de Dieu, par M. L. Binaut (Revue des Deux-Mondes) ; le savant ouvrage de A. Kluckhohn, Geschichte des Gottesfrieden (Histoire de la paix de Dieu), Lepzig, 1857, et la Trêve de Dieu, par Sémichon, 2. vol.

[37] Les conciles ordonnèrent de faire jurer aux enfants, dès l'âge de quatorze ans, d'observer la paix ; d'autres conciles étendirent cette prescription aux enfants âgés de sept ans. Le serment d'observer la paix imposait naturellement aux vassaux l'obligation de résister à leurs seigneurs.